Barnabé Rudge/57

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Hachette (p. 134-143).
CHAPITRE XV.

Barnabé, armé comme nous l’avons vu, continuait de se promener de long en large devant la porte de l’écurie, enchanté de se retrouver seul, et savourant avec plaisir le silence et la tranquillité dont il avait perdu l’habitude. Après le tourbillon de bruit et de tapage où il avait passé les jours derniers, il n’en sentait que mieux mille fois la douceur de la solitude et de la paix. Il se sentait heureux : appuyé sur le manche du drapeau, plongé dans ses rêveries, il avait sur toute sa figure un sourire radieux, et son cerveau ne nourrissait que des visions joyeuses.

Croyez-vous qu’il ne pensait pas à Elle, à celle dont il était le seul bonheur, et qu’il avait, sans le savoir, plongée dans cet abîme d’affliction amère ? Oh ! que si : c’était elle qui était au cœur de ses plus brillantes espérances, de ses réflexions les plus orgueilleuses ; c’était elle qui allait jouir de tout cet honneur, de toute cette distinction de son fils : la joie et le profit, tout pour elle. Quelle félicité pour elle d’entendre faire l’éloge des prouesses de son pauvre garçon ! Ah ! Hugh n’avait pas besoin de le lui dire, il l’aurait bien deviné de lui-même. Et puis, comme il était heureux encore de savoir qu’elle nageait dans l’aisance et qu’elle se rengorgeait (il se figurait son air digne et fier dans ces moments là) en entendant la haute estime qu’on faisait de lui, le brave des braves, honoré du premier poste de confiance. Une fois, d’ailleurs, que tout ce bruit-là allait être fini, et que le bon lord aurait vaincu ses ennemis, quand la paix allait revenir, qu’elle serait riche et lui aussi, comme ils seraient heureux de parler ensemble de ces temps de trouble et de peine où il avait été un héros ! Quand ils seraient là, assis ensemble tous les deux, en tête-à-tête, à la lueur d’un crépuscule tranquille et serein, qu’elle n’aurait plus à s’inquiéter du lendemain, quel plaisir de pouvoir se dire que c’était l’œuvre de son pauvre nigaud de Barnabé ! comme il lui donnerait une petite tape sur la joue en riant de grand cœur ! « Eh bien ! mère, suis-je toujours un imbécile ?… Voyons ! suis-je toujours un imbécile ? »

Là-dessus, d’un cœur plus léger, d’un pas plus glorieux, d’un œil plus triomphant au travers de ses larmes, Barnabé reprit sa promenade militaire, et, chantonnant tout bas, se mit à garder son poste paisible.

Son camarade Grip, qui partageait avec lui sa faction, ordinairement si avide de soleil, au lieu de s’y pavaner aujourd’hui, aimait mieux rôder dans l’écurie. Il y était très affairé à fouiller dans la paille pour y cacher tous les menus objets qu’il pouvait ramasser près de là, et à visiter de préférence le lit de Hugh, auquel il semblait prendre un intérêt tout particulier. Quelquefois Barnabé, passant la tête par la porte, venait l’appeler, et alors il sortait en sautillant ; mais on voyait que c’était une simple concession qu’il croyait devoir, par pitié, à l’imbécillité de son maître, et il retournait tout de suite à ses occupations sérieuses. Il fourrait son bec dans la paille, regardait, recouvrait la place, comme si, nouveau Midas, il murmurait à la terre ses secrets pour les ensevelir dans son sein : tout cela d’un air sournois, affectant, chaque fois que Barnabé passait, de regarder les nuages au firmament, sans avoir l’air d’y toucher ; en un mot, prenant, à tous égards, un air plus grave, plus profond, plus mystérieux qu’à l’ordinaire.

Le jour avançait. Barnabé, à qui sa consigne ne défendait pas de boire et de manger sur place, mais auquel on avait, au contraire, laissé pour ses besoins une bouteille de bière et un panier de provisions, se décida à déjeuner, car il n’avait rien pris depuis le matin. Pour ce faire, il s’assit par terre devant la porte, et mettant son drapeau sur ses genoux, pour ne pas le perdre en cas d’alarme ou de surprise, il invita Grip à venir dîner.

L’oiseau intelligent ne se le fit pas dire deux fois, et, sautant de côté vers son maître, se mit à crier en même temps : « Je suis un diable, je suis un Polly, je suis une bouilloire, je suis protestant : pas de papisme ! » Il avait appris cette dernière ritournelle des braves messieurs avec lesquels il faisait société depuis peu : aussi la prononçait-il avec une énergie peu commune.

« Bien dit, Grip ! cria son maître en lui choisissant les meilleurs morceaux pour sa part ; bien dit, mon vieux !

— N’aie pas peur, mon garçon, coa, coa, coa, bon courage ! Grip ! Grip ! Grip ! Holà ! il nous faut du thé ! je suis une bouilloire protestante, pas de papisme ! criait le corbeau.

— Grip, vive Gordon ! » criait de son côté Barnabé.

Le corbeau, mettant sa tête par terre, regardait son maître de côté, comme pour lui dire : « Redis-moi ça. »

Barnabé, comprenant parfaitement son désir, lui répéta la phrase bien des fois. L’oiseau l’écouta avec une profonde attention, répétant quelquefois ce cri populaire à voix basse, comme pour comparer les deux manières et pour s’essayer dans ce nouvel exercice ; quelquefois battant des ailes ou aboyant ; quelquefois enfin, dans une espèce de désespoir, tirant une multitude infinie de bouchons retentissants, avec une obstination extraordinaire.

Barnabé était si occupé de son oiseau favori, qu’il ne s’aperçut pas d’abord de l’approche de deux cavaliers qui venaient au pas, juste dans la direction du poste qu’il avait à garder. Cependant, quand ils furent à une portée de fusil, il les vit, sauta vivement sur ses pieds, commanda à Grip de rentrer, prit son drapeau à deux mains, et resta tout droit à attendre qu’il pût reconnaître si c’étaient des amis ou des ennemis.

Presque au même instant, il vit que, de ces deux cavaliers, l’un était le maître et l’autre le domestique ; le maître était précisément lord Georges Gordon, devant lequel il se tint la tête découverte, les yeux fixés en terre.

Bonjour, lui dit lord Georges sans arrêter son cheval avant d’être arrivé tout près de lui ; tout va bien ?

— Tout est tranquille, monsieur, tout va bien, cria Barnabé. Les autres sont partis : ils ont pris par là ; voyez-vous ce sentier-là. Ils étaient beaucoup ?

— Ah ! dit lord Georges en le regardant d’un air sérieux, et vous ?

— Oh ! ils m’ont laissé ici en sentinelle…. pour monter la garde…. pour veiller à la sûreté du poste jusqu’à leur retour, ce que je ferai, monsieur, pour l’amour de vous. Vous êtes un bon gentilhomme, un excellent gentilhomme…. ça, c’est sûr. Vous avez bien du monde contre vous ; mais vous leur ferez voir leur maître. N’ayez pas peur.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit lord Georges, en montrant le corbeau qui regardait du coin de l’œil à la porte de l’écurie ; mais en faisant cette question, il regardait toujours Barnabé d’un air pensif, et, à ce qu’il semblait, avec une certaine inquiétude.

— Comment, vous ne savez pas ? répondit Barnabé, éclatant de rire ; ne pas savoir ce que c’est ! c’est un oiseau d’abord, mon oiseau, mon ami Grip.

— Un diable, une bouilloire, Grip ; Polly, un protestant, pas de papisme ! cria le corbeau.

— Ce n’est pas l’embarras, ajouta Barnabé, passant la main sur le col du cheval de lord Georges, et parlant doucement ; vous n’aviez pas tort de me demander ce que c’est : car souvent je n’en sais rien moi-même, et il faut que je sois familiarisé avec lui comme je le suis, pour croire que ce n’est qu’un oiseau. C’est plutôt un frère pour moi, que Grip…. il est toujours avec moi, toujours jasant…. toujours content…. n’est-ce pas, Grip ? »

L’oiseau répondit par un croassement amical, et sautant sur le bras de son maître, que Barnabé lui avait tendu pour cela, se laissa caresser d’un air de parfaite indifférence, tournant son œil mobile et curieux, tantôt vers lord Georges, tantôt vers son domestique.

Lord Georges, se mordant les ongles d’un air un peu déconfit, regarda Barnabé quelque temps en silence, puis il fit signe à son domestique de venir plus près de lui.

John Grueby toucha le bord de son chapeau par respect et s’approcha.

« Aviez-vous déjà vu ce jeune homme ? lui demanda son maître à voix basse.

— Deux fois, milord, dit John. Je l’ai vu dans la foule hier au soir et samedi.

— Est-ce que…. est-ce que vous lui avez trouvé l’air aussi singulier, aussi étrange ? continua lord Georges d’une voix faible.

— Fou ! répondit John avec une concision énergique.

— Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’il est fou, monsieur ? lui dit son maître d’un ton de dépit. Je vous trouve bien prompt à lâcher ce mot-là. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il est fou ?

— Milord, vous n’avez qu’à voir son costume, ses yeux, son agitation nerveuse ; vous n’avez qu’à l’entendre crier : « Pas de papisme ! » Fou, milord.

— Ainsi, parce qu’un homme s’habille autrement que les autres, répliqua son maître avec colère, en jetant un coup d’œil sur son propre habillement ; parce qu’il n’est pas dans son port et dans ses manières exactement comme les autres, et qu’il épouse avec chaleur une cause qu’abandonnent les gens corrompus et irréligieux, c’est une raison pour qu’il soit fou, à votre avis ?

— Un vrai fou, tout ce qu’il y a de plus fou, un fou à lier, repartit l’inébranlable John.

— Comment osez-vous me dire cela en face ? cria son maître en se tournant vivement de son côté.

— Je le dirais à n’importe qui, s’il me faisait la même question.

— Je vois, dit lord Georges, que M. Gahsford avait raison. Je croyais que c’était un effet de ses préventions, et je me le reproche ; j’aurais bien dû savoir qu’un homme comme lui était au-dessus de cela.

— Je sais bien que M. Gashford ne parlera jamais en bien de moi, répliqua John en touchant respectueusement son chapeau, et je n’y tiens pas.

— Vous êtes une mauvaise tête, un ingrat, dit lord Georges, un mouchard, peut-être. M. Gashford a parfaitement raison, j’en ai la preuve. J’ai tort de vous garder à mon service. C’est une insulte indirecte que j’ai faite à un ami digne de mon affection et de toute ma confiance, quand je songe à la cause pour laquelle vous avez pris parti, le jour où on l’a maltraité à Westminster. Vous quitterez ma maison dès ce soir…. ou plutôt dès notre retour. Le plus tôt sera le mieux. — Puisqu’il faut en venir là, je suis de votre avis, milord. Que M. Gashford triomphe, à la bonne heure ! Mais, quant à me traiter de mouchard, milord, vous savez bien que vous ne le croyez pas. Je ne sais pas ce que vous entendez par vos causes ; mais la cause pour laquelle j’ai pris parti, c’est celle d’un homme que je voyais contre deux cents, et je vous avoue que je me rangerai toujours du côte de cette cause-là.

— En voilà assez, répondit lord Georges en lui faisant signe de retourner à sa place. Je ne veux pas en entendre davantage.

— Si vous voulez me permettre d’ajouter un mot, milord, je voudrais donner un bon avis à ce pauvre imbécile : c’est de ne pas rester ici tout seul. La proclamation a déjà circulé dans beaucoup de mains, et tout le monde sait qu’il est intéressé dans l’affaire. Il fera bien, le pauvre malheureux, de se cacher en lieu sûr.

— Vous entendez ce qu’il dit, cria lord Georges à Barnabé, qui les avait regardés avec étonnement pendant ce dialogue. Il pense que vous pourriez bien avoir peur de rester à votre poste, et qu’on vous retient peut-être ici contre votre gré. Qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Ce que je pense, jeune homme, dit John pour expliquer son conseil, c’est que les soldats pourraient bien venir vous prendre, et que certainement, dans ce cas, vous serez pendu par votre col jusqu’à ce que vous soyez mort…. mort… mort, vous m’entendez ? Et ce que je pense, c’est que vous ferez bien de vous en aller d’ici, et au plus tôt. Voilà ce que je pense !

— C’est un poltron, Grip, un poltron ! cria Barnabé à son corbeau, en le mettant à terre et en posant son drapeau sur son épaule. Qu’ils y viennent ! Vive Gordon ! Qu’ils y viennent !

— Oui, dit lord Georges, qu’ils y viennent. Qu’ils se risquent à venir attaquer un pouvoir comme le nôtre, la sainte ligue d’un peuple tout entier ! Ah ! c’est un fol ! C’est bon, c’est bon. Je suis fier d’avoir à commander de tels hommes. »

En entendant ces mots, Barnabé sentit son cœur se gonfler d’orgueil dans sa poitrine. Il prit la main de lord Georges et la porta à ses lèvres, caressa la crinière de son coursier, comme si l’affection et l’amour qu’il portait au maître s’étendaient jusqu’à sa monture, déploya son drapeau, le fit flotter fièrement, et se remit à marcher de long en large.

Lord Georges, l’œil brillant et la figure animée, ôta son chapeau, le fit tourner autour de sa tête, et lui dit adieu avec enthousiasme ; puis il se remit au petit trot, après avoir jeté derrière lui un regard de colère, pour voir si son domestique le suivait. L’honnête John donna un coup d’éperon pour courir après son maître, après avoir commencé par inviter encore Barnabé à se retirer, par des signes répétés, qui n’étaient pas équivoques, mais auxquels celui-ci résista résolûment jusqu’à ce que le détour de la route les empêchât de se voir.

Se trouvant seul encore une fois, et plus fier que jamais de l’importance du poste qui lui était confié, plein d’enthousiasme, d’ailleurs, en songeant à l’estime particulière et aux encouragements de son chef, Barnabé se promenait de long en large, dans le ravissement d’un songe délicieux, où il était plongé tout éveillé. Les rayons du soleil couchant qu’il avait en face de lui avaient passé dans son âme. Il ne manquait qu’une chose à son bonheur. Ah ! si Elle pouvait seulement le voir en ce moment !

Le jour était sur son déclin ; la chaleur commençait à faire place à la fraîcheur du soir. Le vent léger qui se levait se jouait dans sa chevelure et faisait frissonner doucement le drapeau au-dessus de sa tête. Il y avait, dans ce bruit glorieux et dans le calme d’alentour, comme un souffle frais et libre qui répondait à ses sentiments. Il n’avait jamais été si heureux.

Il était donc appuyé sur sa hampe, regardant le soleil couchant, et songeant avec un sourire qu’il était en sentinelle pour garder l’or enterré près de là, lorsqu’il vit de loin trois ou quatre hommes qui s’avançaient d’un pas rapide vers la maison, et qui faisaient signe de la main aux gens de l’intérieur de se retirer pour ne pas se trouver au milieu d’un danger prochain. À mesure qu’ils s’approchaient, leurs gestes devenaient de plus en plus expressifs, et ils ne furent pas plus tôt à portée de la voix, que les premiers crièrent que les soldats arrivaient.

À ces mots Barnabé plia son drapeau, et l’attacha autour de la lance. Son cœur battait bien fort, mais il ne songeait pas plus à avoir peur, ni à se retirer, que sa lance elle-même. Les passants officieux qui l’avaient averti se hâtèrent, après l’avoir prévenu du danger qu’il courait, d’entrer dans la maison, où ils jetèrent par leur arrivée le trouble et l’alarme. Les gens se mirent aussitôt à fermer les portes et les fenêtres, en lui faisant signe avec instance de fuir sans perdre de temps, et répétèrent à plusieurs reprises cet avis : mais pour toute réponse il branla la tête d’un air indigné, et n’en resta que plus ferme à son poste. Voyant alors qu’il n’y avait pas moyen de le persuader, ils ne songèrent plus qu’à leur propre sûreté, et quittant la place, où ils ne laissèrent qu’une bonne vieille, ils se sauvèrent à toutes jambes.

Jusque-là, rien n’annonçait que la crainte produite par cette nouvelle ne fût pas imaginaire ; mais la Botte n’était pas évacuée depuis cinq minutes, qu’on vit apparaître, à travers champs, une troupe d’hommes en mouvement, et, à l’éclat de leurs armes et de leur équipement qui brillaient au soleil, à leur marche régulière et soutenue (car ils avançaient comme un seul homme), il était facile de reconnaître que c’étaient…. des soldats. En un moment Barnabé s’aperçut bien que c’était un fort détachement de gardes à pied, avec deux messieurs en habit bourgeois dans leurs rangs, et un petit peloton de cavalerie ; ces derniers étaient à l’arrière-garde et pas plus d’une demi-douzaine.

Ils avançaient résolûment, sans accélérer le pas en approchant, sans pousser un cri, sans montrer la moindre émotion ni la moindre inquiétude. Barnabé lui-même savait bien que cela n’avait rien d’extraordinaire dans la troupe ; cependant cet ordre invariable avait quelque chose de singulièrement imposant pour un homme accoutumé au bruit et au tumulte d’une populace indisciplinée. Avec tout cela, il n’en resta pas moins décidé à garder son poste, et fit bonne contenance.

Ils étaient déjà arrivés dans la cour, où ils firent halte. L’officier qui les commandait dépêcha une ordonnance aux cavaliers, qui envoyèrent immédiatement un des leurs. L’officier échangea avec lui quelques mots, et ils jetèrent un coup d’œil à Barnabé, qui reconnut dans le cavalier celui qu’il avait démonté à Westminster, bien étonné de le revoir en face de lui. L’autre, renvoyé en toute hâte, fit le salut militaire au commandant et retourna vers ses camarades, rangés à quelques pas de là.

L’officier ayant alors commandé : « amorcez… chargez, etc., » Barnabé, malgré la cruelle assurance que c’était pour lui que se faisaient ces préparatifs, ne put se défendre d’un certain plaisir en entendant sonner la crosse des fusils à terre et retentir la baguette dans le canon de l’arme. Puis après quelques autres commandements, les soldats se mirent immédiatement sur une file et cernèrent entièrement les bâtiments, à la distance d’une dizaine de pas ; du moins Barnabé n’en compta pas davantage entre lui elles soldats qui lui faisaient face. Les cavaliers restèrent à part, à leur place.

Les deux messieurs en habit bourgeois qui s’étaient mis à l’écart avancèrent à cheval avec l’officier au milieu d’eux ; il y en eut un qui tira de sa poche la proclamation et la lut : l’officier somma alors Barnabé de se rendre.

Au lieu de répondre, il alla se placer dans l’embrasure de la porte devant laquelle il montait la garde, et croisa la lance pour se défendre. Après un moment d’un profond silence eut lieu la seconde sommation.

Il n’y répondit pas davantage ; et alors il eut fort à faire de promener ses yeux de tous côtés sur une demi-douzaine d’adversaires qui vinrent immédiatement se poster en face de lui, avant de jeter son dévolu sur celui qu’il devait frapper le premier quand ils allaient se jeter sur lui. Il rencontra les yeux de l’un d’eux dans le centre de la petite troupe, et c’est celui-là qu’il résolut d’abattre, dût-il y perdre la vie.

Encore un silence de mort, puis la troisième sommation.

Le moment d’après il reculait dans l’écurie, distribuant des coups à droite et à gauche comme un enragé. Deux de ses ennemis étaient étendus à ses pieds. Celui qu’il avait choisi pour première victime était tombé d’abord en effet : Barnabé n’avait pas perdu la tête, car il en fit la remarque au milieu du trouble et de l’animation de la lutte. Encore un coup…. encore un homme à bas ! puis à bas à son tour, terrassé, blessé à la poitrine d’un coup de crosse (il l’avait vue tomber sur lui), inanimé…. prisonnier….

Il fut rappelé à lui par un cri de surprise que poussa l’officier. Il se retourna. Grip, après avoir travaillé en secret toute l’après-midi avec un redoublement d’ardeur, pendant que tout le monde était occupé d’autre chose, avait écarté la paille du lit de Hugh, et retourné de son bec de fer la terre fraîchement remuée. Il y avait là un trou qu’on avait négligemment rempli jusqu’au bord, et qu’on avait seulement recouvert d’une couche de terre. Des gobelets d’or, des cuillers d’or, des flambeaux d’or, des guinées…. quel trésor fut mis tout à coup à découvert !

Ils apportèrent un sac et des pelles, déterrèrent tout ce qu’on avait caché là, et en retirèrent la charge de deux hommes au moins. Quant à Barnabé, on lui mit les menottes, on lui lia les bras, on le fouilla, on lui prit tout ce qu’il avait. Personne ne lui adressa ni une question ni un reproche, personne ne lui témoigna la moindre curiosité. Les deux soldats qu’il avait étourdis furent emportés par leurs compagnons avec le même ordre insouciant qui avait présidé à tout le reste. Finalement, on le laissa sous la garde de quatre soldats, la baïonnette au bout du fusil, pendant que l’officier dirigea en personne une perquisition générale dans la maison et dans les bâtiments qui en dépendaient.

Ce fut bientôt fait. Les soldats se reformèrent en rangs dans la cour. « En avant, marche ! » Barnabé est emmené sous escorte ; on lui fait une place. « Serrez les rangs. » Et les voilà partis avec leur prisonnier au centre.

Quand une fois ils furent dans les rues, il s’aperçut qu’il était en spectacle, et dans leur marche rapide il pouvait voir tout le monde venir aux fenêtres quand il était passé, et relever la croisée pour le regarder. De temps en temps il apercevait une figure de curieux par-dessus la tête des gardes qui l’entouraient, ou par-dessous leurs bras, ou sur le haut d’une charrette, ou sur le siége d’un cocher ; mais c’est tout ce qu’il pouvait distinguer au milieu de sa nombreuse escorte. Le bruit même de la rue semblait dompté et garrotté comme lui, et l’air qu’il respirait était fétide et chaud comme les bouffées malsaines qui s’exhalent d’un four.

« Une, deux ! une, deux ! la tête droite ! les épaules effacées ! emboîtez le pas ! » Tout cela avec tant d’ordre et de régularité, sans que pas un d’eux le regardât ou parût se douter de sa présence ! Il ne pouvait croire qu’il fût prisonnier, mais il ne l’était que trop bien, il n’avait pas besoin qu’on le lui dit : il sentait les menottes lui serrer les poignets, la corde lui lier les bras au flanc, les fusils chargés à hauteur de sa tête, avec ces pointes froides, brillantes, affilées, tournées de son côté. Rien que de les regarder, lié et retenu comme il était maintenant, c’en était assez pour lui glacer le sang dans les veines.