Barnabé Rudge/60

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Hachette (p. 165-170).
CHAPITRE XVIII.

Les trois honorables compagnons se dirigèrent du côté de la Botte avec l’intention de passer la nuit dans ce lieu de rendez-vous, et de chercher, à l’abri de leur antique repaire, le repos dont ils avaient tant besoin : car, maintenant que l’œuvre de destruction qu’ils avaient méditée se trouvait accomplie, et qu’ils avaient mis, pour la nuit, leurs prisonnières en lieu de sûreté, ils commençaient à se sentir épuisés, et à éprouver les effets énervants du transport de folie qui les avait entraînés à de si déplorables résultats.

Malgré la fatigue et la lassitude à laquelle il succombait alors, comme ses deux camarades, et, on peut dire, comme tous ceux qui avaient pris une part active à l’incendie de la Garenne, Hugh retrouvait encore toute sa verve de tapageuse gaieté, chaque fois qu’il regardait Simon, et, à la grande colère du petit capitaine, il la manifestait par de tels éclats de rire qu’il s’exposait à attirer sur eux l’attention de la police, et à se mettre sur les bras quelque affaire dans laquelle leur état de faiblesse et d’épuisement ne leur aurait pas fait jouer un rôle brillant. M. Dennis lui-même, qui n’était pas très-sensible à l’endroit de la dignité personnelle et de la gravité, et qui avait de plus un extrême plaisir à voit les excès d’humeur bouffonne de son jeune ami, crut devoir lui faire des remontrances sur l’imprudence d’une telle conduite, qu’il considérait comme une espèce de suicide ; or le suicide étant une anticipation volontaire sur l’action de la loi par la main du bourreau, il ne trouvait rien de plus sot ni de plus ridicule.

En dépit de ces remontrances, Hugh, sans rabattre un iota de son humeur folâtre et bruyante, s’en allait se balançant entre eux deux, en leur donnant le bras, jusqu’au moment où ils se trouvèrent en vue de la Botte, à quelque cent pas de cette honnête taverne. Heureusement pour eux qu’il avait cessé de rire avec sa grosse voix en approchant du but de leur course. Ils continuaient donc leur marche sans bruit, lorsqu’ils virent sortir avec précaution de sa cachette un ami qu’on avait chargé de faire le guet toute la nuit dans les fossés du voisinage pour avertir les traînards qu’il y avait du danger à venir se faire prendre dans cette souricière : « Arrêtez, leur cria-t-il.

— Arrêtez ! et pourquoi ? dit Hugh.

— Parce que la maison est pleine de constables et de soldats, depuis qu’elle a été envahie hier au soir. Les habitants sont en fuite ou en prison, je ne sais pas lequel des deux. J’ai déjà empêché bien des gens de venir s’y faire prendre, et je crois qu’ils sont allés dans les marchés et les places pour y passer la nuit. J’ai vu de loin la lueur des incendies, mais ils sont éteints maintenant. D’après tout ce que j’ai entendu dire aux gens qui passaient et repassaient, ils ne sont pas tranquilles et se montrent inquiets. Quant à Barnabé, dont vous me demandez des nouvelles, je n’en ai pas entendu parler : je ne le connais pas même de nom, mais, par exemple, il paraît qu’on a pris ici un homme qu’on a emmené à Newgate. Est-ce vrai, est-ce faux ? je ne saurais l’affirmer. »

Le trio d’amis, à cette nouvelle, délibéra sur ce qu’ils devaient faire. Hugh, supposant que Barnabé pouvait bien être entre les mains des soldats, et détenu en ce moment sous leur garde à l’auberge de la Botte, voulait qu’on s’avançât furtivement et qu’on mît le feu à la maison ; mais ses compagnons, qui n’avaient pas envie de se lancer dans ces entreprises téméraires tant qu’ils n’avaient pas un peuple d’insurgés derrière eux, lui représentèrent que, s’il était vrai qu’ils eussent attrapé Barnabé, ils n’avaient pas manqué de le faire passer dans une prison plus sûre ; qu’ils n’auraient pas été assez simples pour le garder toute la nuit dans un lieu si faible et si isolé. Cédant à ces raisons et docile à leurs conseils, Hugh consentit à revenir sur ses pas et à prendre le chemin de Fleet-Market, où ils retrouveraient, selon toute apparence, quelques-uns de leurs plus intrépides camarades, qui s’étaient dirigés de ce côté-là en recevant le même avis.

La nécessité d’agir leur rendit une force nouvelle et rafraîchit leur ardeur : ils pressèrent donc le pas sans songer à la fatigue qui les accablait cinq minutes auparavant, et furent bientôt arrivés à destination.

Fleet-Market, à cette époque, était une longue file irrégulière de hangars et d’appentis en bois qui occupaient le centre de ce qu’on appelle aujourd’hui Farringdon-Street. Ces constructions grossières, adossées malproprement l’une à l’autre, empiétaient jusque sur le milieu de la route, au risque d’encombrer la chaussée et de gêner les passants, qui se dépêchaient de se tirer de là comme ils pouvaient, à travers les charrettes, les paniers, les brouettes, les diables, les tonneaux, les bancs et les bornes, coudoyés par les portefaix, les marchands ambulants, les charretiers, par la foule bigarrée d’acheteurs, de vendeurs, de voleurs, de coureurs, de flâneurs. L’air était parfumé de la puanteur des herbes pourries et des fruits moisis, des rebuts de la boucherie, des boyaux et des tripailles jetés sur le chemin. On croyait alors qu’il fallait acheter par ces incommodités publiques l’avantage d’avoir dans les villes certains commerces utiles, et Fleet-Market exagérait encore la chose.

C’est en cet endroit, peut-être parce que ses hangars et ses paniers pouvaient remplacer passablement un lit pour ceux qui n’en avaient pas, peut-être aussi parce qu’il offrait les moyens de faire, en cas de besoin, des barricades improvisées, que les émeutiers étaient venus en nombre, non-seulement cette nuit-là, mais depuis déjà deux ou trois nuits. Il faisait alors grand jour ; mais, comme la matinée était fraîche, il y avait un groupe de ces vagabonds autour de l’âtre du cabaret, buvant des grogs bouillants d’absinthe, fumant leur pipe et concertant de nouvelles expéditions pour le lendemain. Comme Hugh et ses deux amis étaient bien connus de la plupart de ces buveurs, ils furent reçus avec des marques d’approbation distinguées, et on leur laissa la place d’honneur pour s’asseoir. La chambre fut fermée et barricadée pour éloigner les fâcheux, et on commença à se communiquer les nouvelles qu’on pouvait avoir.

« Il paraît, dit Hugh, que les soldats ont pris possession de la Botte. Y a-t-il quelqu’un ici qui puisse nous dire ce qui en est ?

— Certainement, » s’écrièrent ensemble plusieurs voix. Mais, comme la plupart de ceux qui étaient là avaient pris part à l’assaut de la Garenne, et que le reste avait fait partie de quelque autre expédition nocturne, il se trouva que personne n’en savait là-dessus plus que Hugh lui-même. Ils avaient tous été avertis l’un par l’autre, ou par l’ami caché sur la route, mais ils ne savaient rien personnellement.

« C’est que, dit Hugh, nous avons laissé là hier en faction un homme qui n’y est plus. Vous savez bien qui je veux dire…. Barnabé, celui qui a renversé le cavalier à Westminster. Y a-t-il quelqu’un qui l’ait revu ou qui ait entendu parler de lui ? »

Ils secouaient la tête et murmuraient tous que non, en se regardant à la ronde pour se questionner les uns les autres, quand on entendit du bruit à la porte : c’était un homme qui demandait à parler à Hugh…. il fallait absolument qu’il vît Hugh.

« Ce n’est qu’un homme seul ? cria Hugh à ceux qui gardaient la porte ; laissez-le entrer.

— Oui, oui, répétèrent les autres ; qu’il entre, qu’il entre. » En conséquence on débarre la porte ; elle s’ouvre, et l’on voit paraître un manchot, la tête et la figure enveloppées d’un linge sanglant, comme un homme qui a reçu de sérieuses blessures. Ses habits étaient déchirés, et sa main unique pressait un bon gourdin. Il se précipite au milieu d’eux tout haletant, demandant après Hugh.

« Présent ! lui répondit celui à qui il s’était adressé ; c’est moi qui suis Hugh. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— J’ai une commission pour vous, dit l’homme. Vous connaissez un certain Barnabé ?

— Qu’est-ce qu’il est devenu ? Est-ce de sa part que vous venez ?

— Oui, il est arrêté. Il est dans un des plus forts cachots de Newgate. Il s’est défendu de son mieux, mais il a été accablé par le nombre. Voilà ma commission faite.

— Quand donc l’avez-vous vu ? demanda Hugh avec empressement.

— Pendant qu’on l’emmenait en prison sous escorte nombreuse. Ils ont pris une rue détournée où nous avions cru qu’ils ne passeraient pas. J’étais un de ceux qui ont essayé de le délivrer. Il m’a chargé de vous dire où il était. Nous n’avons pas réussi ; mais c’est égal, l’affaire a été chaude : regardez plutôt. »

Il montrait du doigt ses habits et le bandeau sanglant qui ceignait sa tête : il paraissait encore tout essoufflé de sa course, en regardant la compagnie à la ronde. Enfin, se retournant de nouveau vers Hugh :

« Je vous connaissais bien de vue, dit-il, car j’étais des vôtres vendredi, samedi et hier, mais je ne savais pas votre nom. Je vous reconnais maintenant. Vous êtes un fameux gaillard, et lui aussi. Il s’est battu le soir comme un lion, quoique ça ne lui ait pas servi à grand’chose. Moi aussi, j’ai fait de mon mieux, surtout pour un manchot. »

Il jeta de nouveau un regard curieux autour de la chambre : du moins il en eut l’air, car il était difficile de distinguer ses traits sous le bandeau qui lui couvrait le visage ; puis, regardant encore fixement du côté de Hugh, il empoigna son bâton, comme s’il s’attendait à une attaque et qu’il se mît sur la défensive.

Au reste, s’il en eut un moment la peur, elle ne dura pas longtemps, en présence de la tranquillité de tous les assistants. Personne ne songea plus à s’occuper du porteur de nouvelles ; tous s’occupèrent des nouvelles elles-mêmes. On n’entendait de tous côtés que des jurons, des menaces, des malédictions. Les uns criaient que, si on souffrait ça, ce serait bientôt leur tour à se voir tous emmenés à la geôle ; les autres, que c’était bien fait, que, s’ils avaient délivré d’abord les autres prisonniers, cela ne serait pas arrivé. Un homme se mit à crier de toutes ses forces : « Qui est-ce qui veut me suivre à Newgate ? » Tout le monde lui répondit par une acclamation bruyante, en se précipitant vers la porte.

Mais Hugh et Dennis s’adossèrent contre elle pour les empêcher de sortir, attendant que la clameur confuse de leurs voix se fût apaisée et permît de faire entendre des observations raisonnables. Ils leur représentèrent que de vouloir s’en aller faire ce beau coup en plein jour à présent, ce serait un trait de folie ; tandis que, s’ils attendaient la nuit, et qu’ils combinassent auparavant un plan d’attaque, non-seulement ils pourraient reprendre tous leurs camarades, mais encore délivrer les prisonniers, et mettre le feu à la prison par-dessus le marché.

« Et encore pas à la prison de Newgate seule, leur cria Hugh, mais à toutes les prisons de Londres, pour qu’ils n’aient plus d’endroits où mettre les prisonniers qu’ils pourraient nous faire. Nous les brûlerons toutes, nous en ferons des feux de joie. Tenez, dit-il en saisissant la main du bourreau, s’il y a des hommes ici, qu’ils viennent croiser leurs mains avec les nôtres, en gage d’alliance. Barnabé en liberté, et à bas les prisons ! Qui est-ce qui le jure avec nous ? »

Tous, jusqu’au dernier, vinrent tendre leurs mains. Tous jurèrent avec des serments effroyables d’arracher, la nuit suivante, leurs amis, à Newgate, d’enfoncer les portes, de mettre le feu à la geôle, ou de périr eux-mêmes dans les flammes.