Barnabé Rudge/80

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Hachette (p. 357-366).
CHAPITRE XXXVIII.

Cette après-midi, après avoir fait un somme pour se reposer de ses fatigues ; après s’être rasé, habillé, rafraîchi des pieds à la tête ; après avoir dîné et s’être régalé d’une pipe, d’un petit extra de Toby, d’une sieste dans le grand fauteuil, et d’une causerie familière avec Mme Varden sur tout ce qui venait de se passer, sur tout ce qui se passait, sur tout ce qui allait se passer, dans la sphère de leurs intérêts domestiques, le serrurier s’assit à la table de thé dans le petit parloir de derrière, l’homme le plus vermeil, le plus à son aise, le plus gai, le plus cordial, le plus satisfait de tous les bons vieux gaillards d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse.

Il était là assis, avec son œil rayonnant fixé sur Mme Varden ; sa figure respirait la joie, et son vaste gilet semblait sourire dans chaque pli : je vous assure que son humeur joviale lui perçait par tous les pores et lui montait sous latable tout le long de ses gros mollets : c’était un spectacle à faire tourner en douce crème de bienveillante satisfaction jusqu’au vinaigre même de la misanthropie. Il était là assis, à suivre des yeux sa femme qui décorait la salle de fleurs pour faire plus d’honneur à Dolly et à Joseph Willet, qui étaient allés se promener ensemble et que la bouilloire appelait depuis plus de vingt minutes de son chant le plus engageant, auprès du feu, en gazouillant comme jamais bouilloire n’a gazouillé. On avait aussi pour eux déployé sur la table, dans toute sa gloire, le beau service de porcelaine, mais de vraie porcelaine de Chine, avec des mandarins joufflus qui tenaient de larges parapluies. On avait encore, pour tenter l’appétit du jeune couple, mis en évidence un jambon clair, transparent, juteux, garni de feuilles de laitue verte toute fraîche et de concombre odorant, le tout posé sur une table dressée dans le demi-jour, et couverte d’une nappe blanche comme de la neige. C’était pour satisfaire leur friandise qu’on avait répandu avec tant de profusion des confitures, des marmelades, des gâteaux frisés et d’autres menues pâtisseries, dont on ne fait qu’une bouchée, avec des petits pains nattés, du pain de ménage, des flûtes de pain bis ou blanc : c’étaient eux dont la jeunesse rajeunissait aussi Mme Varden, qui se tenait là toute droite, avec sa robe à fleurs ponceau sur un fond blanc ; bien tirée à quatre épingles, bien cambrée dans son corset, les lèvres aussi vermeilles que les joues, la cheville bien prise, toute riante et de belle humeur, enfin, à tous égards, délicieuse à voir…. Il était là assis, le serrurier, au milieu de tous ces délices et de bien d’autres, comme le soleil qui leur communiquait leur éclat ; le centre du système, entouré de ses satellites ; la source de la lumière, de la chaleur, de la vie, de la joie vive et franche qui égayaient toute la maison.

Et Dolly donc ! ce n’était plus du tout la Dolly que vous connaissez. Il fallait la voir entrer, bras dessus bras dessous avec Joe ; il fallait voir comme elle se donnait du mal pour ne pas en avoir l’air honteuse du tout, du tout ; comme elle faisait semblant de ne pas tenir le moins du monde à s’asseoir à côté de lui à table ; comme elle câlinait le serrurier en lui disant deux mots à l’oreille, pour lui demander trêve de plaisanteries ; comme ses couleurs allaient et venaient dans une petite agitation de plaisir continuelle, qui lui faisait faire tout de travers, et cela d’une manière si charmante que tout n’en allait que mieux…. vraiment ! je ne suis pas étonné que le serrurier dît à sa femme, quand ils se retirèrent pour aller se coucher, qu’il serait resté là vingt-quatre heures de suite à regarder la chose sans se lasser.

Et les souvenirs encore, dont ils se régalèrent tout le long du thé, jusque bien avant dans la soirée ! L’air jovial dont le serrurier demandait à Joe s’il se rappelait cette nuit d’orage au Maypole, où il commença à courir à la recherche de Dolly !… Les éclats de rire de toute la compagnie, à propos de la nuit où elle était allée en soirée dans la chaise à porteur ! … La malice avec laquelle ils raillaient sans pitié Mme Varden d’avoir mis là, à cette même fenêtre, les fameuses fleurs à la belle étoile ! … La peine que Mme Varden eut d’abord à prendre part au rire général qu’on se permettait à ses dépens, et l’éclatante revanche qu’elle prit par sa belle humeur…. Les déclarations confidentielles de Joe sur le jour précis, l’heure exacte où il s’était aperçu pour la première fois qu’il raffolait de Dolly, et les aveux que Dolîy fit en rougissant, moitié de son propre gré, moitié malgré elle, sur le moment où elle avait découvert qu’elle ne voyait pas Joe de mauvais œil…. Quel fonds inépuisable de conversation animée !

Et puis, il y avait tant à dire de la part de Mme Varden sur ses doutes, sur ses alarmes maternelles, sur ses soupçons prudents ! car il paraît, au dire de Mme Varden, que rien n’avait jamais échappé à sa pénétration et à son extrême sagacité. Comme si elle ne s’était pas tenue au courant tout du long ! Comme si elle n’avait pas vu ça du premier coup ! Comme si elle ne l’avait pas toujours prédit ! Comme si elle n’avait pas été la première à s’en apercevoir, même avant les amoureux ! Elle ne s’était peut-être pas dit en elle-même, car elle se rappelait ses propres expressions : « Le jeune Willet observe trop notre Dolly pour que je ne l’observe pas lui-même ? » Oh ! que si ! elle l’avait joliment observé, et elle avait remarqué une foule de petites circonstances (qu’elle énumérait l’une après l’autre) si excessivement minutieuses, que personne, excepté elle, n’en pouvait tirer aucune induction, même maintenant. En un mot, il paraît que, depuis le commencement jusqu’à la fin, elle avait montré une habileté infinie, auprès de laquelle la tactique du général le plus consommé n’était que de la Saint-Jean.

Naturellement, la nuit où Joe avait monté à cheval pour accompagner leur retour à côté de la carriole, et où Mme Varden avait insisté pour qu’il retournât chez lui, ne fut pas non plus passée sous silence…. pas plus que le soir où Dolly s’était trouvée mal en entendant prononcer le nom du jeune homme…. pas plus que les mille et mille fois où Mme Varden, toujours un modèle de prudence et de vigilance, l’avait trouvée toute triste et toute rêveuse dans sa chambre. Bref, on n’oublia rien, et toujours, d’une manière ou d’une autre, on en revint à cette conclusion, que l’heure d’à présent était l’heure la plus heureuse de leur vie ; que, par conséquent, tout s’était passé pour le mieux, et qu’on ne pouvait rien imaginer qui eût pu ajouter à leur bonheur.

Pendant qu’ils étaient dans le feu de la conversation, ne voilà-t-il pas un coup saisissant qui se fait entendre dans la rue à la porte de la boutique, qu’on avait tenue fermée toute la journée pour n’être pas dérangés ! Joe connaissait trop son devoir pour permettre à personne d’aller ouvrir quand il était là, et se hâta de quitter la chambre pour y aller.

En vérité, il serait par trop étrange que Joe eût oublié le chemin de la porte ; et quand même, elle était ma foi assez grande et tout droit devant lui pour qu’il ne lui fût pas facile de s’y tromper. Cela n’empêcha pas que Dolly, peut-être parce qu’elle était sous l’influence de cette agitation d’esprit à laquelle ils venaient de se livrer tous, ou peut-être parce qu’elle craignait, comme il n’avait qu’un bras, qu’il ne fût pas en état de l’ouvrir (car elle ne pouvait pas avoir d’autres raisons), se précipita derrière lui. Et ils s’arrêtèrent si longtemps dans le corridor…. je suppose que c’était parce que Joe la suppliait de ne pas s’exposer au froid du courant d’air (en juillet) qui allait infailliblement entrer par la porte, quand elle s’ouvrirait…. que le coup fut répété d’une manière plus saisissante encore que la première fois.

« Est-ce que personne ne va ouvrir cette porte ? cria le serrurier. Faut-il que j’y aille moi-même ? » Sur quoi, Dolly accourut bien vite dans le parloir, toute rouge jusque dans le fond de ses fossettes ; et Joe ouvrit avec un bruit terrible et d’autres démonstrations superflues, pour faire voir l’empressement qu’il y mettait.

« Eh bien ! dit le serrurier en le voyant reparaître, qu’est-ce que c’est donc, Joe ? qu’est-ce qui vous fait rire ?

— Rien, monsieur, voilà que ça vient.

— Comment ? ça vient ! Qui est-ce qui vient ? »

Mme Varden, aussi embarrassée que son mari, ne sut que répondre par un mouvement de tête négatif au regard de son mari, qui semblait lui demander une explication. Alors le serrurier fit tourner son fauteuil sur ses roulettes, pour mieux voir la porte, qu’il contempla les yeux tout grands ouverts, avec une espérance mélangée de curiosité et de surprise qui éclata sur sa joviale figure.

Au lieu de voir apparaître immédiatement une ou plusieurs personnes, on ne fit qu’entendre divers sons remarquables, d’abord dans l’atelier, puis après dans le petit corridor qui le séparait du parloir, comme si c’était quelque coffre écrasant ou quelque meuble bien lourd qu’on apportât, avec un déploiement de forces humaines mal proportionné à la pesanteur de la charge. Enfin, après qu’on eut fait bien des efforts, bien heurté, bien meurtri la muraille des deux côtés, la porte fut enfoncée comme d’un coup de bélier ; et le serrurier, regardant fixement ce qui venait derrière, se frappa la cuisse, releva les sourcils, ouvrit la bouche, et s’écria d’une voix profondément consternée :

« Le diable m’emporte si ce n’est pas Miggs qui revient ! »

La jeune demoiselle dont il venait de prononcer le nom n’eut pas plus tôt entendu ces mots, que, laissant là un tout petit garçon et une très-grande caisse dont elle était accompagnée, et s’avançant avec tant de précipitation que son chapeau lui tomba de la tête, elle se rua dans la chambre, joignit les mains, dans lesquelles elle portait une paire de patins, l’un à gauche et l’autre à droite, leva les yeux dévotement vers le plafond, et versa un ruisseau de larmes.

« Toujours la même histoire ! cria le serrurier en la regardant avec un désespoir inexprimable. Cette jeune personne-là était née pour faire un éteignoir, un véritable rabat-joie ; il n’y a pas moyen de lui échapper.

— Oh ! mon maître ! oh ! ma’ame, cria Miggs : je ne peux pas réprimer ici mes sentiments dans ces heureux moments de réconciliation générale. Oh ! monsieur Varden, que de bénédictions dans notre famille ! que de pardons pour les injures ! comme c’est bon et aimable ! »

Le serrurier promenait ses yeux de sa femme à Dolly, de Dolly à Joe, et de Joe à Miggs, avec ses sourcils toujours relevés et sa bouche toujours ouverte. Quand il en vint à les porter sur Miggs, ils y restèrent…. fascinés.

« Quand on pense, cria Miggs dans un accès de joie frénétique, que M. Joe et la chère Mlle Dolly sont réellement revenus bien ensemble, après tout ce qui s’est dit et fait de contraire ! Quand on les voit assis là, auprès l’un de l’autre, lui et elle, si gracieux et tout à fait aimables et avenants ! Et moi qui ne savais pas ça et qui n’étais seulement pas là pour leur préparer leur thé ! Oh ! c’est bien dépitant ; mais c’est égal, ça me donne des sensations bien agréables tout de même. »

Soit en serrant ses mains, soit dans une extase de joie pieuse, Mlle Miggs, en ce moment, fit claquer l’un contre l’autre ses patins, comme une paire de cymbales ; après quoi elle répéta, de son plus doux accent :

« Madame n’a pas pu croire sans doute…. Oh ! Dieu du ciel ! aurait-elle pu le croire ? … que sa bonne Miggs, qui l’a soutenue dans toutes ses épreuves, et qui a si bien compris son caractère, du temps que les autres, avec les meilleures intentions du monde, mais avec des procédés si rudes, donnaient des assauts continuels à sa sensibilité…. Non, elle n’a pas pu croire que Miggs irait la planter là ? Elle n’a pas pu croire que Miggs, toute domestique qu’elle est, car je sais bien que service d’autrui n’est pas un héritage, oubliât jamais qu’elle avait été l’humble instrument qui servait à les raccommoder ensemble dans leurs bisbilles, et que c’était elle qui parlait toujours au bourgeois de la douceur et de la patience d’agneau de sa maîtresse ? Elle n’a pas pu croire que Miggs ne fût pas susceptible d’attachement ? Elle n’a pas pu croire que Miggs ne fût sensible qu’à ses gages ? »

À tous ces interrogatoires adressés avec une éloquence plus pathétique les uns que les autres, Mme Varden ne répondit pas un mot. Mais Miggs, sans se laisser intimider par cette circonstance, se tourna vers le petit garçon qu’elle avait amené pour l’aider (c’était l’aîné de ses neveux et nièces…. le fils de sa propre sœur mariée…. il était né dans la cour du Lion-d’Or, n° 27, et il avait été élevé à l’ombre même du second cordon de sonnette à main droite du chambranle de la porte), et, tout en faisant abus de son mouchoir de poche pour essuyer sa sensibilité, elle s’adressa à lui pour le prier, à son retour chez ses parents, de consoler sa tante de la perte qu’elle faisait de sa nièce, en leur faisant un récit fidèle de l’accueil qu’elle avait reçu au sein de cette famille, avec laquelle iceux et susdits parents n’ignoraient pas qu’elle avait incorporé ses affections les plus chères ; de leur rappeler qu’il ne fallait rien moins que le sentiment impérieux de son devoir et son dévouement à son vieux maître et à madame, comme aussi à Mlle Dolly et au jeune M. Joe, pour refuser l’invitation pressante que ses parents, comme il pouvait en porter témoignage, lui avaient faite de coucher, boire et manger chez eux à perpétuité, sans aucun frais ni redevance ; enfin de l’aider à monter son coffre, puis de s’en retourner chez lui directement avec sa bénédiction et ses injonctions absolues de mêler à ses prières du soir et du matin le vœu exprimé au Tout-Puissant de faire de lui un jour un serrurier, ou un M. Joe, et d’avoir Mme Varden et Mlle Dolly pour parentes et pour amies.

Ayant enfin terminé cette admonition, bien inutile, à vrai dire, car nous sommes obligé d’avouer que le jeune gentleman au profit duquel elle était destinée, n’y fit pas la moindre attention, toutes ses facultés mentales étant, à ce qu’il paraît, pour le moment, absorbées dans la contemplation des friandises étalées sur la table…. Mlle Miggs signifia à la compagnie en général de ne pas se tourmenter, qu’elle allait revenir tout à l’heure ; et, avec l’aide de son neveu, elle se prépara à porter sa garde-robe au haut de l’escalier.

« Ma chère, dit le serrurier à sa femme, est-ce que c’est là votre désir ?

— Mon désir ! répondit-elle. Je suis étonnée…. je suis surprise de son audace. Qu’elle déguerpisse d’ici, et promptement. »

Miggs, en entendant cela, laissa tomber lourdement le bout de sa malle, fit un reniflement bruyant, se croisa les bras, vissa le coin de sa bouche et cria, sur une gamme ascendante : « Ho ! miséricorde ! » trois fois bien distinctes.

« Vous entendez ce que dit votre maîtresse, ma belle enfant, reprit le serrurier. Je crois que vous ferez bien de vous en aller. Tenez ! prenez ça en mémoire de votre ancien service dans la maison. »

Mlle Miggs empoigna le billet de banque qu’il avait pris dans son portefeuille pour le lui donner ; elle le mit en dépôt dans sa petite bourse de cuir rouge, qu’elle enfonça dans sa poche (mettant à découvert, par la même occasion, une portion considérable de quelque vêtement de dessous, en flanelle, et montrant plus de bas de coton noir qu’on n’a l’habitude d’en laisser voir en public), puis elle remua la tête en regardant Mme Varden et en répétant :

« Ho ! miséricorde !

— Voici, ma chère, la seconde fois, si je ne me trompe, que vous nous avez dit ça, fit observer le serrurier.

— Les temps sont changés, à ce qu’il paraît, ma’ame, s’écria Miggs en redressant la tête. Il paraît que vous pouvez vous passer de moi, maintenant. Vous n’avez plus besoin de moi pour les tenir en bride. Il ne vous faut plus personne à gronder, ou à vous servir de souffre-douleur, ma’ame, à ce que je vois. Je suis charmée de vous voir devenue si indépendante. Je vous en fais mon compliment, bien sûr. »

Là-dessus elle fit une belle révérence, et tenant sa tête bien droite, l’oreille tournée du côté de Mme Varden, et l’œil sur le reste de la compagnie, à mesure qu’elle adressait à l’un ou à l’autre quelque allusion spéciale dans ses réflexions, elle continua ainsi :

« Oui, bien sûr, je suis enchantée de vous voir tant d’indépendance pour le quart d’heure, quoique je ne puisse pas m’empêcher en même temps de vous plaindre, ma’ame, d’avoir été réduite à tant de soumission, faute d’avoir là quelqu’un pour vous soutenir…. hé ! hél hé ! vous devez joliment souffrir (surtout quand on pense à tout le mal que vous disiez toujours de M. Joe), de finir par l’avoir pour gendre. Et je m’étonne que Mlle Dolly aussi puisse se remettre avec lui, après toutes ses allées et venues avec le carrossier. Il est vrai que j’ai entendu dire que le carrossier a réfléchi à la chose…. hé ! hé ! hé ! … et qu’il a confié à un jeune homme de ses amis, qu’il n’était pas si bête que de se laisser mettre dedans, malgré les efforts extraordinaires qu’elle et toute sa famille faisaient pour l’attirer. »

Ici elle s’arrêta pour attendre une réplique, et, n’en recevant pas, elle reprit sa course :

« J’ai aussi entendu dire, ma’ame, qu’il y avait des dames dont toutes les maladies n’étaient que des simagrées, et qu’elles savent tomber évanouies, roides comme mortes, toutes les fois que la fantaisie leur en prend. Vous pensez bien que ce n’est pas moi qui ai jamais rien vu de pareil de mes propres yeux…. non, non. Hé ! hé ! hé ! ni les bourgeois non plus…. non, non. Hé ! hé ! hé ! J’ai encore entendu des voisins faire la remarque qu’il y a quelqu’un de leur connaissance, une bonne pâte de pauvre nigaud d’homme, qui est allé un jour à la pêche pour en rapporter une femme, et qui n’a attrapé qu’un pied de nez. Vous pensez bien que moi, personnellement, je n’ai jamais, que je sache, rencontré cette personne-là, ni vous non plus, ma’ame…. non, non ! Je me demande qui ce peut être…. qu’en dites-vous, ma’ame ? Je suis sûre que vous n’en savez pas plus long que moi. Oh ! peut-être que si. Hé ! hé ! hé ! »

Autre pause de Miggs, attendant encore une réplique. La réplique ne vient pas, et alors elle est tellement gonflée de dépit et de douleur qu’elle se sent prête à éclater.

« Cela me fait bien plaisir de voir rire Mlle Dolly, cria-t-elle en riant elle-même du bout des dents. J’aime beaucoup à voir rire les gens…. et vous aussi, n’est-ce pas, ma’ame ? Cela vous a toujours fait plaisir de voir les gens de bonne humeur, n’est-ce pas, ma’ame ? Aussi avez-vous toujours fait tout ce que vous pouviez pour entretenir ces dispositions folâtres, n’est-ce pas, ma’ame ? Ce n’est pourtant pas qu’il y ait tant de quoi rire, au bout du compte qu’en dites-vous, ma’ame ? Ce n’est pas le Pérou, après avoir tant fait sa revêche quand elle n’était encore qu’une poupée, après avoir tant dépensé de toilette et d’affiquets, ce n’est déjà pas le Pérou de gagner à la loterie un pauvre diable de pioupiou, et manchot, encore, n’est-ce pas, ma’ame ? Hé ! hé ! ce n’est pas moi, toujours, qui voudrais d’un mari manchot. Je voudrais, au moins, qu’il eût ses deux bras. Deux bras, ce n’est pas de trop, quand il devrait avoir seulement deux crocs au bout de ses moignons, en guise de mains, comme le balayeur qui est là devant notre porte. »

Mlle Miggs allait ajouter, et avait même déjà commencé, qu’à tout prendre, un balayeur était encore un parti plus sortable qu’un pioupiou, quoique, bien sûr, quand les gens ne peuvent plus choisir, il faille bien qu’ils prennent ce qu’ils trouvent, et encore qu’ils se regardent comme bien heureux ; mais comme ses vexations et son chagrin étaient de cette nature amère qui vous tourne sur le cœur sans pouvoir se soulager par des mots, et qui s’exalte jusqu’à la folie, faute d’être alimentée par la contradiction, elle ne put pas aller plus longtemps comme ça, et éclata en une tempête de larmes et de sanglots.

Réduite à cette extrémité, elle tomba sur l’infortuné neveu, en veux-tu en voilà, et lui dérobant une poignée de cheveux qui lui resta dans la main, elle lui déclara qu’elle voudrait bien savoir s’il voulait la faire encore attendre là longtemps à se faire insulter, s’il avait ou non l’intention de l’aider à remporter sa malle, et s’il trouvait plaisir à entendre vilipender sa famille ; je vous fais grâce d’une foule d’autres questions semblables. Victime de ces provocations humiliantes, le petit garçon qui, tout ce temps-là, avait été, petit à petit, poussé à la révolte par la vue d’un croquet sur lequel il ne pouvait pas mettre la main, s’en alla plein d’indignation, laissant sa tante se démener à son aise avec sa malle pour tâcher de le suivre.

Enfin, tant bien que mal, à force de tirer, de pousser, on réussit à gagner la porte de la rue. Et là, Mlle Miggs, tout essoufflée de cet effort, épuisée d’ailleurs par ses sanglots et ses larmes, s’assit sur sa propriété pour y cuver sa douleur, jusqu’à ce qu’elle pût enjôler quelque autre jeunesse pour l’aider jusque chez elle.

« Il n’y a pas de quoi s’occuper de ça, Marthe, il n’y a que de quoi rire, dit le serrurier à l’oreille de sa femme, en la suivant à la fenêtre et en lui essuyant les yeux avec bonhomie. Qu’est-ce que ça vous fait ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous avez reconnu vos torts. Allons ! encore un petit verre de Toby, ma chère. Dolly va nous chanter une petite chanson, et cette interruption ne fera qu’ajouter à notre gaieté. »