Belle-Rose/IV

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Calman-Lévy (p. 39-51).

La troupe commandée par M. d’Assonville, capitaine aux chevau-légers, était encore à dix minutes de l’abbaye de Saint-Georges, dont les murailles blanches se dessinaient entre des massifs d’arbres sur la droite du chemin, lorsqu’on entendit des coups de fusil pétiller à une petite distance.

Un paysan qui fuyait sur un méchant bidet apprit à M. d’Assonville qu’une vingtaine de maraudeurs s’étaient présentés à l’abbaye, avaient forcé les portes et ordonné aux religieux de préparer des vivres pour toute la troupe, s’ils ne voulaient pas voir leur maison mise à feu et à sang.

– Qu’a fait l’abbé ? demanda le capitaine, dont les yeux s’enflammèrent.

– Dame ! reprit le paysan, il a vidé la cave et fait dresser les tables.

– Bien, nous mangerons le dîner après le bal.

– Hum ! fit l’autre, m’est avis, mon officier, que bien des danseurs manqueront au festin. Les Hongrois sont nombreux.

– Combien ?

– Mais six ou sept cents, tous à cheval et bien armés. Leur chef a fait sonner de la trompette ; les bandes dispersées de toutes parts se sont réunies, et, en attendant que le souper soit prêt, elles pilent Anvin.

Le village était en feu et la fusillade éclatait dans la plaine.

M. d’Assonville se dressa sur ses étriers, l’épée à la main. Ce n’était plus le pâle jeune homme au front décoloré. L’éclair brillait dans ses yeux, le sang brûlait sa joue.

– En avant ! cria-t-il d’une voix tonnante, et du bout de son épée il montra à ses soldats le village flamboyant. Toute la troupe s’ébranla.

À la vue des Français, les clairons sonnèrent et les ennemis se rangèrent en bataille à quelque distance d’Anvin, aux bords de la Ternoise. Leur troupe était nombreuse et bien montée ; mais M. d’Assonville était de ceux qui ne savent pas reculer ; il fit mettre pied à terre aux grenadiers et les divisa par pelotons de vingt à vingt-cinq hommes entre ses cavaliers.

– Jouez du fusil comme nous jouerons du sabre, leur dit-il, et nous ferons passer la rivière sans bateau à ces méchants drôles.

Les grenadiers crièrent : Vive le roi ! et apprêtèrent leurs armes. Au moment où M. d’Assonville allait donner le signal d’attaquer, un vieil officier lui toucha légèrement le bras.

– Monsieur le comte, lui dit-il, ils sont deux contre un et l’avantage de la position est pour eux.

– Quoi ! c’est vous, monsieur du Coudrais, qui comptez l’ennemi !

– Je dois compte au roi, mon maître, de la vie de tous ces braves gens, reprit l’officier en montrant du bout de son épée les soldats impatients. Maintenant ordonnez, et vous verrez si j’hésiterai à me faire tuer.

– Non pas, monsieur, vous triompherez avec vos grenadiers. Ils sont un contre deux ! eh bien, nous avons pour nous la vue de ce village qui brûle ! Chaque chaumière qui croule crie vengeance. En avant !

Toute la troupe entendit ces mots. Les soldats électrisés s’élancèrent, et Jacques, emporté le premier, sentit courir dans ses veines le frisson de la guerre. Les Hongrois, après s’être mis en bataille, attendaient les Français en poussant mille cris. Grâce à la supériorité du nombre, ils comptaient sur une facile victoire ; bien éloignés de mettre la rivière entre eux et les assaillants, ce qui aurait doublé leurs forces par l’avantage de leur position, ils coururent à leur rencontre pêle-mêle et sans ordre, aussitôt qu’ils les virent s’ébranler. Le choc fut terrible ; la fusillade éclata sur toute la ligne, et les cavaliers s’abordèrent le sabre et le pistolet au poing. Un instant on put croire que le succès serait douteux. Les combattants ne faisaient qu’une masse mouvante étreinte par la colère et le sauvage amour du sang ; de cette masse confuse montait un bruit de fer mêlé à des hurlements de mort. À toute seconde un homme disparaissait du milieu de cet océan de têtes qu’entouraient mille éclairs, où sonnait le cliquetis des armes, et l’espace se resserrait ; mais les décharges des grenadiers de M. du Coudrais, qui combattaient en bon ordre, avaient éclairci les rangs de l’ennemi ; les Hongrois, écrasés sous une grêle de balles partant de tous les côtés à la fois, pressés par la fougue ardente des cavaliers qu’enflammait l’exemple de M. d’Assonville, mollirent et lâchèrent pied. Un soldat regarda en arrière, un autre tourna bride, un troisième se jeta tout armé dans la Ternoise, dix ou douze décampèrent, un escadron plia tout entier, puis tous enfin reculèrent dans un désordre affreux.

– En avant ! cria de nouveau M. d’Assonville, et poussant son cheval sur les derniers combattants, il précipita toute la troupe dans la rivière. Quand les chevaux enfoncèrent les pieds dans l’eau, ce fut une déroute. Les Hongrois et les Croates partirent au galop, jetant leurs mousquetons, et le sabre hacha les fuyards.

Jacques voyait pour la première fois et de près toutes les horreurs d’un combat. L’émotion faisait trembler ses lèvres ; mais le piaffement des chevaux, l’éclat des armes, le bruit des explosions, l’odeur de la poudre, excitaient son jeune courage ; il brandit son sabre d’une main ferme et se lança tout droit devant lui. Un Croate qu’il heurta dans sa course lui lâcha à bout portant un coup de pistolet ; la balle traversa le chapeau de Jacques à deux pouces du front. Jacques riposta par un coup de pointe furieux. Le Croate tomba sur le dos, les bras étendus ; le sabre lui était entré dans la gorge ; Jacques sentit jaillir sur sa main le sang bouillonnant et chaud ; il regarda le soldat pâlissant qu’emportait le cheval effaré. C’était le premier homme qu’il tuait ; Jacques abaissa la pointe de son sabre et frissonna, mais il était au premier rang, et le tourbillon le poussa en avant. Au milieu de la mêlée, Jacques rencontra M. d’Assonville et se tint dès lors à son côté. Tous deux les premiers firent entrer leurs chevaux dans la rivière rougie, mais quand il n’y eut plus que des fuyards, tous deux remirent leur sabre au fourreau. Le capitaine tendit la main au soldat.

– Tu t’es bien conduit, Jacques, lui dit-il. Mordieu ! tu avais raison de vouloir te mesurer contre ces pillards. Tu leur as payé la monnaie de ta valise !

– Ma foi, monsieur, j’ai fait ce que j’ai pu.

– Eh ! mon camarade, ceux qui courent te diront que tu as trop pu !

Le champ de bataille était encombré de morts et de blessés ; les ennemis avaient laissé trois cents des leurs par terre ; une centaine fort mal accommodés étaient restés aux mains des Français, si bien que les batteurs d’estrade avaient perdu la moitié de leur monde. Cependant les clairons sonnèrent, et les soldats dispersés de toutes parts se réunirent sous leurs guidons.

– Tu n’es pas encore enrégimenté, mon garçon, dit M. d’Assonville à Jacques, ainsi va à tes affaires. Songe que tu as perdu une valise, ne te fais pas faute d’en ramasser deux.

Comme M. d’Assonville allait rejoindre son escadron, deux grenadiers qui portaient un brancard sur lequel gisait un officier vinrent à passer près de lui.

À la vue du capitaine des chevau-légers, l’officier se souleva sur son coude.

– Monsieur le comte, dit-il, vous aviez raison, et je n’avais pas tort. Ils sont battus, mais ils m’ont tué.

– Tué ! s’écria M. d’Assonville. Ah ! j’espère, monsieur du Coudrais, que votre blessure…

– Ma blessure est mortelle, reprit le vieil officier. Un coup de feu m’a traversé le corps. Ma prudence m’est expliquée, à présent : c’était un pressentiment. Au revoir, capitaine !

M. du Coudrais laissa tomber sa tête, où flottaient les ombres du trépas, et les soldats passèrent. Jacques avait le cœur serré. Après l’éclat et les transports de la victoire, il venait d’assister au deuil d’une agonie. Il prit dans la direction de la rivière, la tête penchée et l’esprit malade. Combien déjà la paix de la maisonnette était loin ! Il n’avait pas fallu deux journées pour que Jacques eût tué quatre ou cinq hommes et qu’il en eût blessé sept ou huit autres. Tout en marchant au milieu des cadavres, ses yeux tombèrent sur ses mains : elles étaient humides et rouges encore ; tout son corps frissonna. Quelle route allait-il donc suivre pour arriver jusqu’à Suzanne, et quelles sanglantes prémices son amour venait-il de lui offrir ? Jacques foulait en ce moment l’endroit où la mêlée avait été le plus furieuse, la terre était jonchée de morts ; au milieu des Hongrois étendus, ses regards vagues et distraits rencontrèrent un soldat qui, tombé à vingt pas de la Ternoise, cherchait à se rapprocher du rivage. Le Hongrois rampait sur les mains et les genoux, se traînait l’espace de quelques pieds, puis s’abattait. Jacques courut à lui et le souleva.

– De l’eau ! de l’eau ! dit le Hongrois, dont la face était souillée de sang coagulé ; de l’eau ! je brûle !

Jacques le transporta sur le bord de la Ternoise, et présenta à ses lèvres ardentes un chapeau rempli d’eau.

Le Hongrois trempa son visage dans cette eau froide et but avidement.

– J’ai du feu dans la gorge, et mes lèvres sont comme deux fers rouges, disait-il en léchant les bords humides du chapeau.

Jacques l’adossa contre un tronc d’arbre et lava son visage. Le Hongrois avait reçu un coup de sabre sur la tête et une balle dans le ventre. Quand la boue et le sang effacés laissèrent les traits à découvert, Jacques poussa un cri. Le blessé leva les yeux sur lui.

– Ah ! tu me reconnais à présent, dit-il avec un rire amer. Quand tu m’as soulevé, je n’ai rien dit, j’avais soif… maintenant, achève-moi si ça t’amuse.

– Oh ! fit Jacques avec une expression d’horreur.

– Parbleu ! c’est ton droit.

– Un droit d’assassin !

– Ah ! tu as de ces scrupules-là, toi ! à ton aise. Quant à moi, je n’y regarderai pas de si près, si quelque jour… Mais les tiens m’ont mis dans un trop piteux état pour que je recommence jamais. Diable ! mon drôle, tu t’es bien vengé.

– Non pas ! je me suis battu, voilà tout.

– Oh ! je ne t’en veux pas ! Si je t’avais cassé la tête, tout cela ne serait pas arrivé. C’est une leçon… il est un peu tard pour m’en servir ; qu’elle te profite au moins.

L’officier se retourna sur le flanc.

– Vois-tu, reprit-il, quand on tient un ennemi, le plus court est de lui brûler la cervelle. C’est un principe que j’avais toujours mis en pratique ; pour l’avoir oublié une fois, voilà où j’en suis réduit…

Une convulsion serra le gosier du Hongrois, qui se tordit au pied de l’arbre.

– De l’eau ! de l’eau ! murmura-t-il encore, j’ai des charbons dans les entrailles !

Jacques posa le chapeau plein à son côté, et courut chercher du secours. Il trouva M. d’Assonville inspectant sa troupe, suivi d’un maréchal des logis, qui rayait les noms des morts sur le livre de la compagnie.

– L’officier hongrois, qui voulait me faire pendre aux frontières de l’Artois, se meurt, lui dit Jacques ; ne pourrais-je pas le faire transporter à l’ambulance pour qu’il reçoive les soins que réclame son état ?

M. d’Assonville regarda Jacques.

– Ah ! c’est le capitaine qui voulait te faire pendre aux frontières de l’Artois ! C’est bien, mon garçon, va.

Jacques partit avec deux grenadiers. L’officier hongrois fut placé sur un brancard garni de bottes de paille. Quelques gouttes de sang se figeaient au bord de ses plaies ouvertes, ses dents claquaient de froid. Le fils du fauconnier le couvrit de son habit.

– Quel cœur as-tu donc ? lui dit brusquement l’officier.

– Le cœur de tout le monde.

– Parbleu ! tu es bien le premier habitant de ce monde-là que je rencontre.

Les yeux du Hongrois brillaient et s’éteignaient tour à tour ; quand il les ouvrait, il regardait Jacques.

– Peut-être vaut-il mieux, reprit-il, que ce soit moi qui parte, et toi qui restes. Je ne vaux rien, et tu as l’air d’un brave jeune homme… Le hasard a eu raison…

Le Hongrois se tut quelques minutes ; un tressaillement convulsif l’agita, et ses yeux se voilèrent ; tout à coup il les tourna vers Jacques, tout pleins d’un feu extraordinaire.

– Crois-tu qu’il y ait quelque chose là-haut ? lui dit-il en montrant le ciel du doigt.

– Il y a Dieu.

– Veux-tu me donner la main ?

Jacques tendit sa main au vieux soldat, qui la serra avec plus de vigueur qu’on ne pouvait en attendre d’un homme si cruellement blessé, puis il se renversa sur la paille, et ramena l’habit de Jacques sur lui. Au bout d’un moment, Jacques ne l’entendant plus ni parler ni se plaindre, se pencha vers lui.

– Comment vous trouvez-vous, mon capitaine ? lui dit-il.

– Moi, mon ami ? très bien.

Le regard était vif, le visage doucement coloré, la voix claire. Jacques se tut, pensant que l’officier hongrois voulait dormir. Quand on fut arrivé à l’ambulance, il souleva l’habit : l’officier hongrois était mort. Deux heures après, la troupe était réunie à l’abbaye de Saint-Georges, autour des tables préparées pour les ennemis. On riait de bon cœur et on mangeait de bon appétit. Si l’on plaignait les blessés, on oubliait les morts ; les vivants se félicitaient les uns les autres, et tout allait pour le mieux. M. d’Assonville conduisit Jacques dans une chambre de l’abbaye où une table était dressée.

– Assieds-toi là, lui dit-il.

– Moi ! près de vous ?

– Après le combat, il n’y a plus ni maître ni serviteur, il n’y a que des soldats. Assieds-toi, te dis-je, et conte-moi ton histoire.

M. d’Assonville n’était déjà plus le brillant officier dont les yeux lançaient des éclairs au moment de la bataille ; la tristesse était revenue à son front et la pâleur à ses joues, où la ligne aiguë de ses moustaches se dessinait comme un coup de pinceau sur de l’albâtre ; à l’ardeur généreuse, à la mâle fierté, à l’impatience téméraire dont les flammes coloraient tout à l’heure son beau visage, un doux et mélancolique sourire avait succédé. Jacques se sentait tout à la fois ému et attiré par cette tristesse mystérieuse dont la source devait sourdre au fond du cœur. Il s’assit et raconta la naïve histoire de sa jeunesse, de ses amours, de son départ. M. d’Assonville l’écoutait ; un instant ses yeux s’humectèrent au récit des amours innocentes de Jacques, mais cet instant fut si court, que Jacques ne vit pas même briller sa prunelle humide. M. d’Assonville porta le verre à sa bouche.

– Je bois à tes espérances, dit-il.

Jacques soupira.

– C’est la fortune du pauvre ! murmura-t-il. Si ton amante a le cœur honnête et sincère, garde-les ; mais si elle est faible comme le roseau ou trompeuse comme le vent, chasse-les hardiment ! Des espérances trahies sont comme des épines qui déchirent.

– J’espère, parce que je crois, répondit Jacques.

– Tu as dix-huit ans ! s’écria M. d’Assonville.

Et un éclair d’ironie amère passa dans ses yeux ; puis il reprit tout doucement :

– Crois, Jacques ; la croyance est le parfum de la vie et la parure de la jeunesse ; malheur à ceux qui n’ont pas cru ! ceux-là n’ont pas aimé ; ceux-là mourront sans avoir vécu !

M. d’Assonville pressa les deux mains de Jacques ; le reflet d’une passion mal éteinte illumina son visage, et il avala son verre tout d’un trait.

– À quoi pensais-je ? reprit-il ; il s’agit d’amour et point de philosophie ! Voyons, Jacques, que comptes-tu faire ?

– Je vous l’ai dit : me rendre à Paris et chercher fortune, à moins que vous ne consentiez à me garder avec vous.

– C’est ce que nous examinerons plus tard, et ce à quoi je consentirais volontiers si ma compagnie pouvait te rendre service. Mais supposons un instant que tu sois arrivé à Paris, qu’y feras-tu ?

– Franchement, je n’en sais rien ; je frapperai à toutes les portes.

– C’est un excellent moyen pour n’entrer nulle part. As-tu quelque argent ?

– Oui, cinquante livres qu’on m’a volées et que j’espère bien rattraper avec ma valise.

– Et quinze louis que je te donnerai pour ta part du butin.

– Eh ! mais, ça fait…

– Ça fait quinze louis. En guerre comme en amour, ce qu’on perd est perdu.

– Ah !

– Avec trois cent soixante livres, tu as juste de quoi battre le pavé de Paris pendant deux mois ; après quoi, tu auras la ressource de te faire laquais.

– J’aimerais mieux me jeter dans la rivière.

– Ce n’est pas le moyen d’épouser Mlle de Malzonvilliers.

– C’est juste. Je puis toujours bien me faire soldat.

– Ceci est une autre affaire. Dans le métier des armes, tu as vingt chances de te faire casser la tête et une de gagner des épaulettes.

– C’est peu.

– Mais à Paris, sur deux chances de faire fortune, tu en as douze de mourir de faim, à moins de consentir à faire certains métiers qui répugnent aux honnêtes gens.

– Le peu de tout à l’heure se réduit maintenant à rien.

– Ah ! mon ami, tu t’es chargé d’une rude entreprise dans laquelle le courage et la persévérance ne peuvent quelque chose que dans le cas où le hasard se met de leur côté.

– En attendant qu’il y consente, que me conseillez-vous ?

– C’est ce que nous allons décider ensemble. Vide cette bouteille de vieux vin de Bourgogne. Le vin porte conseil ; il montre faciles les choses les plus extravagantes, et il n’y a guère que celles-là qui vaillent la peine d’être tentées. Quand on veut devenir capitaine, il faut songer à devenir général.

– Général ! s’écria Jacques tout étourdi.

– Certes, si j’étais assez fou pour goûter à l’amour, je me risquerais aux princesses du sang.

– Eh bien, pour commencer, si vous m’incorporiez aux chevau-légers ? qu’en dites-vous ?

– Eh ! l’uniforme est joli ! Si tu as grand soin d’éviter la mitraille, les balles, les boulets, les grenades et autres projectiles fâcheux ; si tu n’es ni tué, ni amputé, si tu te conduis toujours vaillamment ; si tu ne te fais jamais punir ; si tu te signales par quelque action d’éclat, et si le bonheur te sourit, tu peux compter sur les galons de maréchal des logis à quarante-huit ans. Il ne faudrait pas cependant qu’un lieutenant s’avisât de te regarder de travers, parce que tu aurais manqué de le saluer à propos, auquel cas tu courrais le risque de rester brigadier jusqu’à la soixantaine.

Jacques laissa tomber son verre.

– Ce n’est ni toi ni moi qui avons fait le monde comme il est, et ce n’est pas ta faute si ton père n’était pas chevalier tout au moins. Un père prudent, au temps où nous sommes, devrait toujours naître comte ou baron.

– Monsieur, je cours à Paris tout de ce pas, s’écria Jacques effaré.

– À Paris ! eh ! eh ! c’est une ville aimable aux jeunes gens riches et de bonne mine ; mais quand on n’a que de la bonne mine, il faut bien prendre garde d’entrer au cabaret. Les gentilshommes en sortent gris, les pauvres diables en sortent racolés. Paris est un endroit où les plaisirs abondent ; seulement ils coûtent très cher, surtout ceux qui ne coûtent rien. Il est vrai que lorsqu’on est beau garçon, on a une chance nouvelle. Ma foi, oui ! Où diable avais-je l’esprit de n’y pas penser ? On peut plaire à quelque douairière qui vous place alors dans ses affections, juste entre son épagneul et son confesseur ; le matin, on sort de son appartement par la porte secrète. Au bout d’un mois, on est le commensal de la maison en qualité de secrétaire ; on a le teint fleuri, la bouche vermeille, et l’on a tout le jour pour se reposer !

Jacques fit un geste de dégoût.

– Non ! alors il nous reste l’espoir de devenir intendant. Bon métier ! Sais-tu voler, Jacques ?

Jacques pâlit et se leva.

– Monsieur ! dit-il d’une voix étranglée par l’émotion.

M. d’Assonville le regarda sans qu’un muscle de son visage tressaillît. Jacques passa ses mains dans les longues boucles de ses cheveux blonds. Un soupir profond sortit de sa poitrine et il se rassit.

– Pardonnez-moi, monsieur le comte, reprit-il ; je ne m’attendais pas à cet outrage de vous qui avez dormi dans les bras de mon père ! Vous avez voulu sans doute me punir d’avoir si promptement oublié la distance qui existe entre nous, mais vous l’avez fait méchamment, monsieur le comte. Vous n’avez pas le désir de me venir en aide, je le vois bien. Je prendrai donc conseil des circonstances ; mais, quoi qu’il puisse advenir et dans quelque situation que je me trouve, croyez-le bien, jamais je n’oublierai que j’ai, pour me juger, mon Dieu là-haut et mon père là-bas.

– Tu es un brave et loyal garçon, mon ami Jacques, et je suis fier de presser ta main, répondit M. d’Assonville ; j’ai voulu t’éprouver, et maintenant que je sais ton âme aussi ferme que ton bras est fort, je te parlerai en homme. Tu n’as rien à faire dans les chevau-légers. Serais-tu le plus instruit, le plus hardi et le plus intelligent soldat de la compagnie, le plus mince cadet de famille expédié de Paris par la cour te passerait sur le corps. Tu n’as rien à faire non plus à Paris. Avec une conscience trempée comme l’acier on n’arrive à rien, à moins d’être duc et pair tout au moins. Reste soldat : les soldats peuvent garder l’honneur pur ; mais entre dans l’artillerie. Là seulement un homme qui a de la vaillance, de la conduite et quelque savoir peut se pousser, ne fût-il pas gentilhomme. Tu as de la jeunesse et une tournure qui valent bien quelque chose, Dieu fera le reste : il y a mille hasards entre toi et le but, mais Suzanne est au bout du chemin ! J’ai un frère qui commande une compagnie de sapeurs à Laon, je te donnerai une lettre pour lui. C’est un autre moi-même ; le fils de Guillaume Grinedal ne sortira pas de la famille.

Jacques prit les mains de M. d’Assonville et les baisa sans pouvoir parler. Le lendemain, portant dans une bourse les quinze louis d’or que lui avait donnés le capitaine, et monté sur un bon cheval bien équipé, il quitta l’abbaye.

– Voici la lettre, lui dit M. d’Assonville ; si tu as quelque regret de me quitter, j’en ai tout autant de te perdre ; mais il faut que tu arrives à Malzonvilliers, et le plus court chemin passe par Laon. Va donc à Laon. Si jamais tu as besoin de moi, tu me trouveras. Adieu, mon ami.

Jacques pressa la main du capitaine et piqua des deux pour ne pas lui laisser voir que ses yeux se remplissaient de larmes. Il avait déjà l’orgueil du soldat.