Bertram/Acte III

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Bertram, ou le Château de St-Aldobrand, tragédie en cinq actes
Traduction par Taylor et Nodier.
(p. 65-88).

ACTE III.



Scène I.


Un bois. Il fait nuit.

Aldobrand parle à un Page derrière la scène.

Aldobrand.

Page, retiens mon coursier. La lune est cachée… Nous avons de beaucoup devancé les chevaliers ; mais avec moins d’empressement, nous aurions trouvé un chemin plus sûr. Où crois-tu que nous soyons ?

(Aldobrand paroît avec le Page.)

En vain je cherche dans la nuit paisible le son de la cloche qui annonce l’approche de notre couvent sacré, ou le corde la sentinelle placée sur la tour, ou celui du chevalier qui revient de la chasse. Tout est sombre, morne et tranquille. Reconnois-tu cet endroit ?

Le Page.

Oh ! nous sommes près d’un lieu dangereux et terrible ; car, aux derniers rayons de la lune qui disparoissoit, j’ai distingué les tours….

Aldobrand.

Quelles tours, mon enfant ?

Le Page.

Des tours abandonnées qu’on dit habitées par des spectres. Elles s’élevoient obscures dans le crépuscule, sans qu’une seule étoile scintillât sur leur sommet.

Aldobrand.

Nous devons être à quatre lieues de mon château, douce retraite de mon épouse et de mon enfant. Le souvenir de cette demeure ne donne que des pensées agréables. Allons ! tandis que je vais me reposer sous cet arbre touffu, ce sera pour toi une douce distraction de me raconter tout ce que tu as entendu de ces tours terribles. Cette histoire dispose sans doute au sommeil et m’enverra des rêves extraordinaires.

Le Page.

Permettez-moi donc de m’approcher de vous ; car, dans l’obscurité, j’aime à être près de celui à qui je conte une histoire lamentable

(La cloche sonne.)
Aldobrand.

Écoute, c’est la cloche du couvent. Suspends le récit de ton histoire. Ce son, que le vent amène des murs redoutables de mon château, réveille en moi l’idée chérie de ma famille. (On entend foiblement le chœur des chevaliers.) Quelle est cette harmonie que l’air de la nuit nous apporte ?

Le Page.

C’est le chant des chevaliers de Saint-Anselme.

Aldobrand.

Oui, c’est leur coutume pieuse, lorsque revenant d’un voyage ils commencent à entendre le son des cloches du couvent ; dans le plus grand danger même, ils chantent l’hymne solennel à la louange de leur saint protecteur. Suivons cette douce musique ; dirigés par elle, nous pourrons rejoindre nos compagnons d’armes.


Scène II.


LE COUVENT.
Le Prieur lisant ; Bertram le regarde avec une expression d’intérêt et d’envie.
Bertram.

Depuis quand la cloche des matines a-t-elle sonné ?

Le Prieur.

Je ne saurois le dire jusqu’à ce qu’elle annonce les vêpres. Chez nous, le temps s’écoule d’un cours tranquille ; nos heures, marquées seulement par la prière et l’étude, n’ont d’autre changement qu’une succession muette et insensible.

Bertram.

Et c’est ainsi qu’ils vivent, si l ’on peut appeler du nom de vie le passage d’une ombre mobile qui joue le rôle d’homme. La prière suit l’étude, l’étude succède à la prière. Une cloche est l’écho d’une autre cloche, jusqu’au moment où, ennuyée de cet appel, l’oreille écoute avec plaisir le dernier son qui annonce la dernière heure d’une existence monotone. Oui, lorsque le fleuve débordé descend en mugissant, plus d’une belle fleur, plus d’un arbre superbe flottent sur les eaux irrésistibles, dont le cours rapide ne trouble pas la fange immobile qui dort au fond de son lit. L’orage aussi m’a surpris ; il a enlevé les branches et les tiges, qui faisoient mon orgueil ; il m’a dépouillé jusqu’à la racine… et dans quel lieu les vagues furieuses porteront-elles ce corps desséché, je l’ignore et m’en inquiète peu.

Le Prieur.

Homme violent que la clémence divine réclame en vain par des miracles, cesse, je t’en conjure, de souiller ce saint lieu par les paroles impies de ton profane désespoir !

Bertram.

Bon religieux, j’ai trop long-temps fatigué ta patience. Écoute un homme dont les lèvres dédaignent les ménagemens affectés. Vos fonctions douces et pieuses étoient plus propres qu’aucune autre chose à calmer ma sombre douleur, et à rappeler sur moi la protection des anges, s’il avoit été possible de changer mon cœur… mais je ne veux plus t’obséder. Le triste Bertram et ses farouches compagnons sont des hôtes peu commodes dans les murs d’un cloître. Nous trouverons un séjour plus convenable.

Le Prieur.

Ou iras-tu ?

Bertram.

Il n’existe pas de forêt dont l’ombrage soit assez épais pour nous cacher ! Une caverne ouverte par la foudre, où nous pourrons disputer aux loups affamés une sanglante retraite : c’est là que nous resterons éloignés de la voix de l’homme et de l’appel du Ciel.

Le Prieur.

Ne retourne pas, je t’en supplie, à ces hommes criminels. Je ne connois que trop tes dangereux compagnons. Dans leur terrible lutte contre les vagues courroucées qui les jetèrent sur nos côtes, tout meurtris et épuisés, tandis que leurs mains affoiblies abandonnoient l’or et les vêtemens, ils saisirent leurs poignards avec l’instinct du meurtrier. Tu es le chef d’une bande qui trafique de sang.

Bertram.

Eh bien, oui ! tu connois ce qu’il y a de plus exécrable dans ma situation ! N’importe…

je suis leur chef.
Le Prieur.

Écoute bien ce que je vais te dire : Quitte ces compagnons horribles. Rends-toi au château de Saint-Aldobrand ; son crédit peut te protéger, et sa dame plaideroit peut-être en ta faveur contre la sévérité de la loi, quoique tu lui sois inconnu.

Bertram.

La dame du château plaider en ma faveur !… Lorsque mon corps inanimé, arraché de quelque affreuse potence, ou exhumé d’un noir cachot, sera livré à l’œil curieux et impitoyable du dernier de mes ennemis ; alors jette-moi à la porte de la dame du château, à cette porte dont le seuil exécrable ne sera jamais foulé par le pied de Bertram vivant. Tremble, cependant, qu’il ne se ranime alors pour te maudire !

Le Prieur.

Paix… termine ce discours qui m’épouvante ! Où veux-tu aller ? Il n’y a, dans ces environs, ni chevaliers ni barons ; les terres de ton ennemi s’étendent fort loin.

Bertram.

Il y a assez de régions hors de son pouvoir. C’est là que je veux demeurer. Je vais chercher mes sauvages amis. Les montagnes de glace et les sables de feu seront plus délicieux à mon cœur que les champs fertiles d’Aldobrand.

(Il sort.)
Le Prieur.

Homme superbe, élevé en tout, même dans tes crimes… Je suis frappé d’étonnement, en contemplant dans un mortel une puissance d’esprit qui nous est refusée. Tu ne peux être réclamé que des anges…. ou des démons.

2e. Religieux entre.

La dame de Saint-Aldobrand demande avec empressement à être admise à votre confessionnal.

Le Prieur.

C’est une dame pieuse et pleine de charité. Nous visiter, c’est faire honneur à notre pauvre cellule.

( Imogène entre et se met à genoux.)

Les bénédictions de ces murs sacrés soient avec toi ! Pourquoi ces inquiétudes ; dis-le-moi, ma fille, et qui peut t’agiter si violemment ?

Imogène.

Pardon, mon révérend père ; ne me sanctifie pas de la bénédiction de tes mains. Je suis indigne de la pitié du Ciel ! Je suis une femme misérable et accablée de crimes.

Le Prieur.

Tu m’étonnes ! Par l’ordre saint que j’ai reçu de l’église, je croyois que les légendes de nos bienheureux ne contenoient pas de témoignages d’une pieté plus pure que les réponses de ta vie sans tache à la recherche la plus pénétrante de la confession.

Imogène.

Ô révérend père ! celle qui demande maintenant à genoux le puissant secours de tes prières, n’est pas une femme fière et satisfaite d’elle-même, qui n’a jamais oublié dans ses rêves le devoir saint d’une épouse, et dont le cœur fidèle s’est donné avec sa main… Je suis une malheureuse qui, livide et flétrie d’un amour coupable, resta froide et sans amour aux tendresses d’un époux, et qui, par de feints sourires, a démenti plusieurs années le désespoir affreux de ses passions. J’ai nourri avec soin le serpent exécrable qui paroissoit dormir pour être plus sûr de me tuer, et j’en ai caché le poison au seul gardien de mon

cœur.
Le Prieur.

Tu as commis une grande faute ; le péché vient de l’ame, et la tienne s’est avilie, car je te blâme surtout d’avoir caché tes égaremens au gardien de ton cœur.


Imogène.

Je ne me connoissois pas. La nuit dernière… oh ! la nuit dernière révéla un mystère terrible…. La lune descendit, ses rayons obscurcis cachèrent le départ d’un homme qui n’est malheureusement que trop aimé ! Alors je me sentis comme anéantie ; mes yeux s’éteignirent et se desséchèrent. N’ayant plus rien pour m’aimer, et n’aimant plus rien, je me trouvai comme seule sur la terre. Je restai tout étonnée de ma désolation, car j’avois dédaigné le monde pour lui, et à peine pouvois-je obtenir de sa pitié un peu d’intérêt que mes devoirs m’ordonnoient de repousser ! Dans ces cruelles angoisses, quoique moins préparée à mourir que jamais, je tombai à genoux pour implorer la mort.

Le Prieur.

Et tu aurois été digne de grâce alors, si tu avois adressé au Ciel des prières de repentir. Mais tu es épouse et mère ; et tu t’étonnes que tes vœux détestables aient été rejetés !… Ce torrent de larmes brûlantes, ces mains qui se tordent avec fureur, ces paroles passionnées, sont-ce là des signes de pénitence ou d’amour ? Tu viens à moi, car c’est à moi seul que le profond secret de ton cœur peut être révélé, et ton imagination se complaît encore dans ce récit comme à savourer un poison délicieux. Accoutumés aux secrets des misères humaines, nous savons les écouter, et nous en tracer de cruelles images. Fiers du sacrifice de tant de cœurs ulcérés, nous importunons le Ciel de mystères qui épouvanteroient l’homme ; nous souffrons l’insulte impie ; et les fonctions de notre office sacré vont jusqu’au ministère répugnant d’intercéder pour les plus viles infirmités de l’ame !

Imogène.

Pourquoi suis-je venue ici ?… Quel asile protégera la malheureuse que le Ciel a abandonnée ?

Le Prieur.

C’est toi qui as abandonné le Ciel ! Retourne à ton château ; renferme-toi. Engage ton ame par les vœux les plus solennels à ne jamais l’entretenir avec l’objet de ta passion. Si tes désirs contrarioient encore tes prières ; si ton cœur te refusoit encore de la consolation, prie, supplie, importune le saint qui te protége de demandes ferventes ; compte pour chaque grain de ton rosaire une larme de ton ame ; prosterne-toi devant l’autel sacré ; calme ton cœur brûlant sur le marbre froid ; presse la sainte croix contre ta poitrine, et demande à Dieu de bannir pour toujours l’objet qui voudroit usurper son image sacrée !

Imogène, à genoux.

Un mot d’adieu pour lui !…

Le Prieur.

Non, pas un regard, pas même une pensée ; je te l’ordonne sur ton ame !

Imogène, s’en allant.

Il n’a pas aimé.

(Elle revient.)
Le Prieur.

Pourquoi t’attaches-tu à mes vêtemens ? la puissance de la douleur a plus de prise sur mon cœur que tu n’as de force à me saisir ; nos paroles sont souvent plus sévères que nos

sentimens….
Le Ier. Religieux entre avec le Page.

Salut, révérend Prieur ! salut, noble dame ! J’interromps avec joie votre entretien secret… Le comte Aldobrand arrête dans ce moment l’ardeur de ses coursiers devant la porte du château. La garde qui veilloit donne gaîment du cor pour saluer le retour de son seigneur. Je me suis empressé pour féliciter son heureuse dame de ces agréables nouvelles.

Imogène.

Recevez-en mes remercîmens !…

Le Prieur.

Par le saint rosaire, que son arrivée soit couverte des grâces de Dieu !…. (Au Page.) Ton brave seigneur est-il arrivé sans dangers ? Que Saint-Anselme, qui n’abandonne jamais ses serviteurs, en soit loué ! J’ai prié ardemment pour lui. (À Imogène.) Écarte la tristesse de ton front sourcilleux, vole au-devant de ton seigneur, et montre, à son heureuse arrivée, les soins empressés d’une bonne épouse. (Au Page.) Les chevaliers de Saint-Anselme qui portoient les bannières de leur saint protecteur sont-ils de retour avec ton seigneur ?

Le Page.

Ils seront sans doute bientôt près de nous, quoiqu’ils se soient égarés la nuit dernière dans les détours de la forêt. Ils se sont refugiés tranquilles, sous ses antiques ombrages.

Le Prieur.

Le Ciel en soit loué ! Qu’on rassemble à l’instant tous nos frères. Je suis forcé de m’éloigner, noble dame. Dieu soit avec vous !… et bénissez-vous devant lui.

(Il sort).
Imogène, seule.

Il m’a dit de me bénir…. La bénédiction n’est pas avec moi ; je ne suis pas bénie… Oh ! je ne résiste plus à la fatigue des combats de mon cœur… les efforts mourans d’un devoir forcé, les violentes convulsions d’une passion délirante… Pourquoi ne suis-je pas consommée dans mon crime ou forte de mon innocence ?… Je n’ose approfondir mon horrible secret !… Je voudrois pouvoir me lier par un nœud indissoluble dans un état de prières et de jeûne continuels, et lutter de misère et de douleur contre mes passions révoltées !…

(Pendant qu’elle se met à genoux, Bertram paroit.)

Quoi !… te voilà !…. Viens ! tombe à genoux avec moi, pour t’associer au vœu que je fais, de renoncer à toi et de mourir !

Bertram.

Oui… Il importe que nous renoncions l’un à l’autre. N’avons-nous pas contracté une funeste et misérable union ? Passion fatale, qui nous a comblés de détresses au lieu de toutes les joies que donne l’amour !… Si nous n’avions pas aimé, que de maux nous aurions évités l’un et l’autre !… Tu serois heureuse et honorée, et moi j’aurois dormi dans le sommeil si doux d’un homme qui ne rêve pas… Mais la vie m’étoit chère lorsqu’Imogène vivoit…

Imogène.

Sois témoin de mon vœu, tandis que je respire encore pour le prononcer… Écoute…

Bertram.

Alors, répète-le ainsi…. Pourquoi recules-tu ? le désespoir a des embrassemens plus doux que les doux momens de l’amour ? Ne puis-je te tenir dans mes bras ? ne puis-je te presser contre ce cœur flétri ? Lorsque brillant et fertile encore, il produisoit toutes les belles fleurs de son printems, tu fus pour lui comme un astre vivifiant !… le soleil de ma jeunesse !… Maintenant, tes rayons foibles tombent sur ce cœur comme ceux de la lune à demi-éteinte sur la bruyère fanée, quand ils rient à sa sécheresse et à sa pâleur… Prononce ton vœu… je ne te haïrai pas, tes paroles dussent-elles me tuer….

Imogène, tombant dans ses bras.

Je ne peux pas le prononcer…

Bertram.

Avons-nous aimé comme les ames communes, et devons-nous nous séparer comme les ames communes ?… Je sais que ton maître est ici ; je sais que ses tours le cacheront à ma vue. L’heure où il s’éloignera sera aussi pour moi le moment du départ d’un voyage long et terrible… Accorde-moi seulement un moment, et ne crois pas que tu m’as trop donné… Je ne t’ai demandé que de la douleur.

Imogène.

Une heure pour toi ?…

Bertram.

Quand l’astre qui se lève éclairera foiblement

les murs de ton château, ne chercheras-tu pas le lieu de notre dernier rendez-vous ? qu’il soit le lien de notre dernière séparation. Ô Imogène, le Ciel qui nous refuse les délices de l’amour, nous cédera au moins les joies de l’angoisse et achevera de m’enseigner la fierté de la douleur ! Cette heure d’un éternel abandon, éclairée de la lueur incertaine des étoiles… je la goûterai plus délicieuse que de longues années d’amours heureux. Quelles larmes chères et brûlantes, dans cette heure de ravissemens… le souvenir de nos beaux jours, lorsque nous étions si libres de soins et de douleurs, remplira notre ame. Cette heure éclairera le chemin ténébreux de mon voyage. Les yeux d’Imogène auront rencontré mes derniers regards, le cœur d’Imogène aura répondu à mes derniers soupirs, les larmes d’Imogène auront baigné ma joue, confondues avec mes larmes… Hélas ! elles ne baigneront pas ma tombe…

Imogène.

Cet excès de désespoir n’étonne pas ma résolution…. Oui, je veux te retrouver une fois… c’est la dernière épreuve de mon cœur… c’est là qu’il faut qu’il se brise…

(L’Enfant vient en courant, et s’attache à Imogène.)

L’Enfant.

Mon père est revenu ; il m’a embrassé et il m’a béni.

Imogène, tombant sur le cou de l’enfant, elle l’embrasse.

Oh ! qu’ai-je fait ? mon enfant !… pardonne à ta mère…

Bertram, la considérant d’un air de mépris et de sévérité.

Femme, ô femme… et le baiser d’une vipère arrache de ton cœur un amour si tendre et si constant… Va, honnête dame, et que l’image de Bertram empoisonne vos baisers.

(Il sort).
Imogène, seule.

C’est la dernière fois…. et j’ai juré de le revoir…. Mon enfant ! cher enfant ! que ton innocence me protège !


FIN DU TROISIÈME ACTE.