Bertram/Acte V

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Bertram, ou le Château de St-Aldobrand, tragédie en cinq actes
Traduction par Taylor et Nodier.
(p. 131-167).
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ACTE V.



Scène I.


Le théâtre représente la chapelle du couvent de Saint-Anselme, et dans l’intérieur une tombe éclairée. Le Prieur est devant l’autel, et se lève.
Ier. Religieux entre.

Comme notre temple est splendide et majestueux ! Regarde, mon père !

Le Prieur.

Je ne connois pas de joie comme celle dont les fidèles jouissent en contemplant la gloire de ce lieu sacré. Cependant quelque chose d’horrible trouble mes esprits ; une sombre pensée me poursuit.

Ier. Religieux

Quelle pensée, ô mon père !

Le Prieur.

Aujourd’hui, devant cette tombe, comme je n’étois ni endormi ni éveillé, mais les sens absorbés dans la méditation et la prière, une vision horrible s’empara de mon ame. Je rêvois… je rêvois qu’élevé au sommet de ces montagnes rembrunies, où lutte par accès la clarté de la lune avec les ténèbres de la nuit, un loup tigré déchiroit un lion abattu, et il y avoit près de là une lionne qui pleuroit le lion. J’ignore ce que cela peut signifier ; mais, au milieu de mon assoupissement, je priois l’esprit de Dieu de me délivrer de ce rêve, et j’ai été

réveillé par mes cris.
Ier.Religieux.

C’est un songe heureux qui augure un événement heureux.

Le Prieur.

Un événement heureux, as-tu-dit ?

Ier. Religieux

J’ai rêvé la même chose, la nuit où lord Aldobrand prit possession de son château, et des jours de paix l’ont suivie.

Le Prieur.

Fasse le Ciel que cela soit ainsi !

Ier. Religieux

Voici déjà les chevaliers qui arrivent.

Les Chevaliers entrent en procession solennelle, déployant la bannière sacrée. Le Prieur s’avance au-devant d’eux.
Le Prieur.

Salut, nobles champions de l’église et de la patrie. Vous avez porté vaillamment la bannière de notre saint protecteur, et vous l’avez rendue sans tache à son glorieux tombeau.

(La musique commence. Les Chevaliers et les Religieux marchent en cortège ; le Prieur porte l’étendard qu’il a reçu des principaux chevaliers.)


HYMNE.


Gardien des justes et des braves,
Nous déployons leur bannière sur ta tombe !
Le religieux qui visite à minuit le reliquaire….
Le chevalier qui dompte un coursier belliqueux….
Celui qui meurt au son redouté de la trompette….
Celui qui meurt au bruit pacifique des oraisons….
Tu prodigues tes soins également
À l’homme pieux sous le casque ou sous la tonsure.

Ton temple, bâti sur le roc et sur les flots,
A résisté aux ravages des siècles.
Ta cloche de minuit, au milieu de l’orage ou du calme
Verse un baume consolant dans l’oreille attentive.

(L’hymne est interrompu par un religieux qui entre précipitamment. La consternation se peint sur tous ses traits.)
2e. Religieux

Cessez, cessez !

Le Prieur.

Qui te fait interrompre par des cris d’alarme cette cérémonie solennelle ?

2e. Religieux

Le désespoir entoure nos murs ! Un esprit plaintif… oui, les gémissemens confus des esprits de l’enfer viennent tourmenter nos oreilles à travers les airs agités. Il n’est pas donné aux humains de faire comprendre leur langage. Le Prieur. À force de veiller seul dans la tourelle qui domine sur la mer, tu as laissé ton esprit s’égarer dans les sombres rêveries de la crainte et de la solitude. Le bruit sourd du vent de la nuit, l’étrange confusion des tourbillons et des vagues semblent contrefaire les lamentations de l’homme.

2e. Religieux

Écoute, écoute ! il vient encore….

(On entend un cri.)
Le Prieur.

Miséricorde du Ciel ! Cela est vraiment horrible ! c’est dans notre enceinte même ! et une figure qui a l’apparence d’une créature vivante se glisse mystérieusement sous les voûtes du cloître.


Imogène échévelée s’élance avec son enfant. Sa robe est teinte de sang.
Imogène.

Sauvez-moi ! sauvez-moi !

Le Prieur.

Te sauver ! et de quoi ?

Imogène.

De la terre, du ciel, de l’enfer ! tous, ils sont tous armés, et s’élancent sur moi !

(Le Prieur, les Religieux et les Chevaliers s’assemblent et se parlent.)
Tous.

Quoi ! que vous est-il arrivé ? parlez !….

Imogène.

Oh ! ne restez pas ici à parler inutilement avec une femme ! volez à son secours, car il est étendu sur la terre et baigné dans le sang.

Un Chevalier.

Elle parle dans le délire ! demandez à cet enfant si quelque chose de malheureux est réellement arrivé à son père.

Imogène.

Ne lui demandez rien ! il n’a point de père… je vous dirai que nous l’avons tué. Adultère et meurtrière ! on ne veut pas me croire, parce que je suis folle ; le sang même n’est-il pas sur moi ? la vapeur sanglante du meurtre ne fume-t-elle pas sur mes habits ?

(Le Prieur et les Religieux avec force.)

C’est impossible !

Imogène.

Oui ! le ciel et la terre crient : impossible ! les anges consternés près du trône de l’Éternel où ils rayonnent de sa gloire crient : impossible ! mais l’enfer qui le sait, crie que cela est vrai !

Le Prieur avec solennité.

Esprits de démence et de fureur qui possédez

cette femme, sortez, je vous l’ordonne, et ne la tourmentez plus, jusqu’à ce qu’elle réponde à mon adjuration. Qui a commis ce forfait ?

(Imogène se dérobe insensiblement de ses regards fixes ; puis se cachant le visage, elle tombe par terre sans parler.)
Un Chevalier.

Tout horrible que cela paroît être, je le crois.

Ier. Religieux

Je n’aurois pas cru à ses paroles ; et je commence à croire à son silence.

Le Prieur, qui, frappé d’horreur, étoit tombé dans les bras des religieux, se relève et s’avance avec véhémence.

Oh ! tirez vos épées, braves chevaliers, et ne les remettez plus dans le fourreau ! hâtez-vous de ressaisir l’épée d’Aldobrand ! Levez-vous, poursuivez, punissez, exterminez les assassins avec tous les instrumens de la mort et toutes les malédictions de l’église !

(Les Chevaliers, les Religieux et la suite s’en vont confusément. Le Prieur les accompagne. Imogène, toujours à genoux, le saisit par sa robe.)
Le Prieur la regardant avec émotion.

Malheureuse ! je t’aimois et je t’honorois ! Tu m’as brisé le cœur ! encore ce regard….. femme, laisse-moi !….

Imogène.

Je ne puis : je n’ai d’autre ressource qu’en toi, et en Dieu….

Le Prieur se dégageant d’elle..

Je pars…. mais avant que mes jambes défaillantes me portent à la noire retraite de l’assassin…. écoute et n’espère pas. Si, par des actions, des paroles ou des pensées…. oui ! même par la pensée invisible, ou le désir caché, tu as contribué à cet acte horrible, je prononce, avec toute la puissance que Dieu me donne, désespoir et damnation à ton ame !

(Il sort.)
Imogène regardant autour de la chapelle après une longue pause.

Ils m’ont abandonnée…. tout m’abandonne… tout ce qui est humain, l’ami, la compagne, l’homme de Dieu…. il a été le dernier, mais enfin il est parti.

L’Enfant..

Moi, je ne te quitterai pas…

Imogène.

Mon enfant…. mon fils…. est-ce ta voix ? Lorsque le Ciel et les anges, la terre et tout ce qui appartient à la terre, paroissent abandonner les coupables à leurs remords, la voix d’un chérubin se fait comprendre par celle d’un enfant. Il y a un sanctuaire dans ton jeune cœur, ô cher enfant, un sanctuaire où je me réfugierai, où je n’entendrai pas la trompette horrible du jugement dernier.

L’Enfant..

Bonne maman, rentrons dans notre maison.

Imogène.

Tu n’as point de maison ! .… celle que tu appelles ta mère ne t’a laissé aucun asile au monde ! nous sommes chassés de l’espèce humaine ! {Elle tombe en foiblesse.) Nous nous coucherons ici dans les ténèbres, et nous y dormirons d’un sommeil qui ne se réveille pas !…. mais que vois-je, et pourquoi le placer sous mes yeux ?…. C’est lui…. (elle se lève, regarde et recule.)….. C’est lui ! le voilà tout étendu dans la profondeur du tombeau ! Sa blessure froide et bleue d’où le sang a cessé de couler…. les grincemens de dents de son agonie…. l’orbite vide et creusée…. je le vois ! (jetant un cri.) Il s’éveille, il soupire, il se lève, il s’avance vers moi, il va rompre l’éternel silence du tombeau ! il m’ouvre ses bras de cadavre !…. Ô mon enfant, élève tes mains vers lui…. implore-le pour moi…. c’est mon Aldobrand…. c’est ton père….. ah !….. il veut t’avoir aussi ! sauvons-nous, sauvons-nous !


(Elle fuit précipitamment avec l’enfant.)



Scène II.


Château d’Aldobrand.
Le Prieur entre seul.

Les salons sont abandonnés ; dans ces longues galeries, les échos qui répètent nos pas, se font seuls entendre. Les chevaliers consternés ne peuvent trouver la trace d’un ami, ni celle d’un ennemi. Le meurtrier s’est échappé. Que les Saints me pardonnent ! Je retombe dans les foiblesses de mon esprit, et je désire, malgré moi, que le coupable se soit échappé…. Ah ! voici du sang, mon cœur abattu avoit besoin de cette émotion. À moi ! dépêchez-vous ! voilà le sang ! l’assassin n’est pas loin.

Les Chevaliers et les Religieux entrent soutenant Clotilde.
Un Chevalier.

Nous venons de découvrir cette femme tremblante.

Le Prieur.

Parle, dis-nous ce que tu sais de Bertram, de ton seigneur Aldobrand, de ses vassaux….

Clotilde.

Oh ! laissez-moi respirer.… la crainte me tueroit….. La lutte sanglante de la nuit a été courte. Saisis d’une terreur panique, le peu de vassaux qui restoient se son t rapidement éloignés. Les bandits, chargés du butin du château, sont partis. Je les ai vus franchir les murs. Cependant je n’osois pas hasarder de sortir, tant que Bertram…..

Tous.

Continuez, continuez.

Clotilde.

Il apporta seul sa victime dans cette chambre-là. J’entendis traîner le corps pesant. J’entendis les sanglantes mains de l’assassin qui retiroient la porte sur ses gonds ; il n’est pas sorti depuis. Le cadavre et le meurtrier sont ensemble.

(Les Chevaliers tirent l’épée et s’élancent vers la porte.)
Le Prieur les arrêtant.

Attendez, attendez, chevaliers ! c’est à moi d’entreprendre cette guerre. Les armes de l’homme sont impuissantes maintenant. Écoutez comme la voix de la vieillesse le fera plier à son gré. Bertram, écoute, et viens. (Il frappe à la porte.) Homme de sang, obéis ! voici le jugement de ta destinée.

(Bertram ouvre la porte et vient lentement,

le poignard à la main ; ses vêtemens sont teints de sang. Son attitude est si imposante et si terrible, que les Chevaliers et la suite lui font place. Il marche à pas mesurés, sans qu’on

l’arrête.
)
Tous.

Qui es-tu ?

Bertram.

L’assassin…. Pourquoi êtes-vous venus ?

Le Prieur.

Je reconnois ton terrible caractère à tant de majesté dans le crime. Es-tu l’envoyé de l’esprit de perdition, ou s’est-il incarné en toi, créature sublime en forfaits ?

Bertram.

Ne vous étonnez pas : saves-vous d’où je viens ? d’un tombeau, de la froide maison des morts, et j’ai resté avec lui jusqu’à ce que le sentiment de la vie se fût anéanti dans mon propre cœur. (Regardant partout avec effroi.) Je m’étonne de voir des hommes vivans. Je croyois, lorsque j’ai frappé le coup fatal, que le genre humain expiroit avec mon ennemi, et que son cadavre et moi nous restions les derniers habitans d’un monde dépeuplé, que mon crime avoit transformé en désert.

Le Prieur.

Avancez et liez cet homme. N’êtes-vous pas des soldats, n’êtes-vous pas armés ? Faut-il que cette main vieille et paralysée soit la première à le saisir ? Avancez, et emparez-vous de lui, avant que ses blasphèmes aient amassé sur nos têtes les ruines de ce château.

Bertram.

Venez et saisissez-moi, vous que la vue du sang fait sourire, car chaque goutte du mien coûteroit la vie à l’assaillant. Je suis nu, foible, affamé, ma lance est rompue. Élancez-vous, fiers champions, sur Bertram désarmé. (Il jette son poignard.) Me voilà ! liez mes bras si vous le voulez, car je viens pour me rendre, et non pas pour combattre.

Le Prieur.

Ô toi dont la grandeur orageuse jette un dernier rayon qui brille et qui éblouit encore, si près de s’évanouir, toi qui appelles à la fois l’admiration et l’anathême, pourquoi as-tu fait cela ?

Bertram.

Il m’avoit injurié : je l’ai tué. À d’autres personnes que toi je n’en ai jamais dit autant. À d’autres personnes que toi je n’en dirai jamais davantage. À présent hâtez-vous de me conduire de la question à la mort. (On l’entoure.) De ceux qui doivent me servir de bourreaux, et qui ne m’auroient pas vaincu, je n’exige qu’une seule grâce ! qu’ils inventent des cruautés raffinées…. qu’ils méditent l’art des tenailles et des pinces brûlantes… J’ai besoin d’être éveillé par une douleur mortelle du sommeil horrible et dénaturé où s’est prolongé le rêve affreux de mes angoisses. C’est là mon unique demande ; j’espère que vous ne me refuserez point.

(Le Prieur le retient.)
Le Prieur.

Encore une fois, fléchis ton ame d’acier ; fléchis et prie : le cadavre est là….

(Une longue pause.)
Bertram.

J’ai offensé le Ciel ; je ne veux pas le tromper. Épargnez-moi la torture de vos instances pieuses, épargnez mes paroles.

(Ils sortent.)


SCENE III.

Un bois épais. Une caverne au fond du théâtre ; des rochers plus haut. Imogène seule.
Imogène.

Si je pouvois dissiper le brouillard qui s’épaissit sur mon front…. si je pouvois détacher le lien brûlant qui me serre le cœur….. Est-ce le soir ou l’aurore ? je ne sais pas. Il y a un triste crépuscule qui s’étend sur tous les objets, qui les obscurcit, qui les confond, qui pèse sur mon ame ! (Elle vient du fond du théâtre en tremblant.) C’est la lune qui brille là, qui brille sans m’éclairer, l’onde qui coule sans voix, sans murmures, et qui ne réfléchit plus rien. Mon enfant, mon cher enfant, où es-tu ? viens à moi ! Je sais que tu te caches par plaisir pour surprendre ta mère…. Mais, viens ! cette solitude m’effraie. Méchant, je ne t’appellerai plus !… Regardez ! il passe par là, et là, là, il se sauve et il rit ! Viens, je te chanterai des chansons que les esprits des cimetières m’ont apprises. Je resterai assise sur les pierres des tombeaux, si tu veux me regarder tendrement encore une fois !… Il est parti, il est parti !…. le voilà parti !

Clotilde entre avec le Prieur et les Religieux.
Clotilde.

Elle est ici, la voilà ! Ciel ! faut-il la voir dans une situation si cruelle !

Le Prieur.
Dieu de bonté, délivrez-la de ses misères !
Imogène.

Partez, laissez-moi ; vous êtes, vous êtes des bourreaux. Je connois votre horrible mission. Qui vous a envoyés ? c’est le perfide Bertram qui a fait tout cela. Dieu, ô Dieu ! comme j’ai aimé ! et comme il m’a récompensée ! Eh bien ! qu’importe de quel crime on m’accuse, on ne m’accusera pas de ne t’avoir pas aimé. Oh ! épargnez-moi la torture ; j’avouerai tout ; maintenant d’ailleurs c’est inutile. Son regard suffit ; ce sourire est plus puissant que mille épées.

(Elle tombe dans les bras de Clotilde.)
Clotilde.

Comment ce corps épuisé a-t-il pu résister à tant de fatigues et au poids de son enfant ?

Imogène se relevant tout-à-coup.

J’étois mère ; c’était mon enfant que je portois. L’assassin poursuivoit mes pas précipités,

mais le vent avec toute sa vitesse n’auroit pas pu m’atteindre. Si tu avois vu comme nous avons ri en voyant le lutin trompé fouler la plage, s’irriter et grincer les dents, tandis que, saine et sauve, je bravois les vagues triomphantes, et je secouois ma chevelure trempée, comme une bannière ornée de trophées. C’est alors que j’étois mère !

Le Prieur.

Où est ton enfant ?

Clotilde indiquant la caverne qu’elle vient de visiter.

Il est étendu mort dans cette grotte. Pourquoi troubler son esprit par une pensée horrible ?

Le Prieur.

C’étoit pour toucher une partie sensible de son cœur, et je l’essaierai encore, quand

même le mien se briseroit. Où est ton enfant ?
Imogène.

Le démon de la forêt l’a emporté. Il est monté sur un esprit de la nuit, dans le bois des sortiléges.

Le Prieur.

Son esprit est entouré de ténèbres. La dernière lueur s’est éteinte.

Le 2e. Religieux entre avec empressement.

Bertram, le prisonnier Bertram….

Le Prieur.

Silence ! tu la tueras. Hâtez-vous, Clotilde ! Mes frères, hâtez-vous, emportez-la dans ce triste asile. (Indiquant la caverne.) Je vois les flambeaux de la garde approcher, ils font éclater leurs lumières à travers l’ombrage épais de la forêt : emportez-la. Oh ! que ma foible vue subisse encore ces dernières horreurs !

(On transporte Imogène dans la caverne. Le Prieur la suit ; le dernier Religieux reste. Un Chevalier entre.)
Le Chevalier.

Où est le Prieur ?

Le Religieux.

Il est dans cette caverne, et nous a ordonné de rester ici, car son dessein est de parler encore une fois à ce malheureux. Dans quel état l’avez-vous laissé ?

Le Chevalier.

Comme un homme que l’orgueil seul soutient dans cette crise terrible. Son pas est ferme, son œil est fixe ; ni les menaces, ni les reproches, ni les prières, ni les malédictions ne peuvent tirer une réponse de ses lèvres étroitement closes, car il est brave, très-brave.

Le Religieux.
Ne le plaignez pas !
Le Chevalier.

Silence, regardez, il vient.

(Un rayon de la lumière des flambeaux tombe sur les rochers. Bertram, les Chevaliers et les Religieux paroissent et descendent dans les précipices. On n’entend que le bruit des chaînes de Bertram. Ils entrent. Bertram est placé entre les deux Religieux, qui portent des flambeaux.)
Ier. Religieux

Je vous prie de le laisser avec nous, et de chercher notre Prieur.

Le Chevalier aux Religieux.

Il pourroit tenter de s’évader : nous resterons près d’ici pour le surveiller.

(Ils sortent tous, excepté les deux Religieux)
Ier. Religieux

Le temps de ton jugement est venu. Ainsi, prépare ton ame. Qu’il étoit dangereux et difficile de marcher sur ces rochers escarpés, où le temps seul a creusé quelques marches ! Je te les ai comptés en descendant, mais par fierté tu faisois le muet.

Bertram.

Je ne t’entendois pas.

2e. Religieux

Porte ta vue partout, malheureux : ta demeure est effroyable. C’est ici que doit finir ta funeste carrière ! Examine bien ! regarde ces précipices à la clarté de mon flambeau. L’écho de chacun de nos pas m’a fait craindre que cette impulsion ne fît perdre l’équilibre à quelque roc immense et ne le détachât sur nos têtes ! Ces cavités creusées par les convulsions de la nature…. ces gouffres incommensurables, n’ont-ils pas quelques monstrueux habitans ? Quel regard oses-tu jeter dans cet affreux empire des fantômes ?

Bertram.

Je n’ai rien observé des choses dont tu me parles.

Ier. Religieux

Malheureux ! si la crainte ne te figuroit pas quelques images sinistres de ta destinée !….

Bertram se remettant de sa rêverie.

Cessez, insensés que vous êtes ! Voudriez-vous que moi, je sentisse des remords ? Laissez-moi seul. Ni cellule, ni chaînes, ni donjon ne parlent au meurtrier comme la voix de la solitude.

Ier. Religieux

Tu dis la vérité ; et, par une pitié cruelle, nous te laisserons seul.

(Ils sortent).
Bertram.

S’ils vouloient partir en effet…. Mais-à quoi cela serviroit-il ?

(Il reste pendant quelque temps plongé dans des réflexions sombres, et sa contenance se relâche peu à peu de son expression sévère.)

Le Prieur entre sans être observé, et s’arrête en face de lui dans une attitude de supplication. Bertram reprend sa fermeté.
Bertram.

Pourquoi viens-tu me surprendre ? un ange planoit sur mon cœur, et tu l’as effrayé.

Le Prieur.

Hélas ! que ne puis-je le décider à revenir par mes prières ! car je viens seulement par compassion pour ton ame, et pour pleurer sur ce cœur que je ne puis fléchir. (Une longue pause.) Bertram ! tu touches au moment d’une mort terrible. Pense à l’instant où un voile obscur couvrira tes yeux, et fermera éternellement tes paupières : cet instant s’approche rapidement. (Bertram sourit.) Mais la terreur produit chez toi une joie horrible, et tu es endurci par l’habitude du danger à tout mépriser, même la mort. (Bertram se détourne.) N’y a-t-il rien dans la nature qui puisse t’émouvoir ? Il s’en est trouvé que le Ciel n’a pu fléchir, qui pourtant se sont laissés amollir par les supplications de la vieillesse agenouillée. (Il se met à genoux.) Je m’abstiens d’exercer sur toi l’influence du pouvoir spirituel ; je n’emploie ni croix ni rosaire. Je te conjure, ô mon fils, par les frémissemens de ces mains suppliantes, par ces cheveux blancs semblables à ceux de ton vieux père, et que tu n’as jamais vus ramper devant toi sur la poussière ! Épuisé de fatigues à te chercher, je mourrois si tu voulois achever de briser mon cœur par un refus. Repens-toi, Bertram. Cède et repens-toi, mon fils, mon cher fils ! (Il pleure, et le regarde avec inquiétude.) N’ai-je pas vu dans tes yeux une larme de repentir ?

Bertram.

Peut-être une larme seroit tombée, si tu avois pu ne pas la voir.

Le Prieur, se levant avec dignité.

Ame endurcie, péris donc dans ton orgueil. Écoute ton ange gardien, qui par ma voix te parle pour la dernière fois. Repens-toi, et tu seras pardonné !

(Bertram se tourne vers lui fortement ému ; au même instant on entend un cri qui vient de la caverne : Bertram en est frappé d’horreur.)

Le Prieur, étendant les bras vers la caverne.

Plaide pour moi, toi dont les cris horribles viennent percer le cœur de celui que mes

prières n’ont pu toucher !
Bertram, égaré.

Quelle est cette voix ? Ne me le dis pas ! ne la nomme pas ! je t’en conjure….

Le Prieur.

C’est Imogène. Elle parcourt en délire le bois effrayé de ses cris, et dont l’écho semble la plaindre. Cepndant, dans l’excès de sa folie, elle n’a jamais maudit ton nom.

(Bertram cherche à s’élancer vers la caverne ; mais entendant un second cri, il reste consterné. Imogène sort de la caverne avec fureur, se dégageant de Clotilde. Les Religieux, et les Chevaliers restent en arrière.)
Imogène.

Laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi ! point d’épouse, point de mère !

(Elle court en avant jusqu’à Bertram, qui reste immobile.)
Donne-moi mon mari ; donne-moi mon enfant ;

donne-moi aussi à moi-même ! On dit que je suis folle, et pourtant je te connois bien. Regarde-moi. On voudroit lier ces membres épuisés…. Moi, je ne demande que la mort… la mort par ta main… Cette main-là sait bien donner la mort, et cependant tu ne veux pas me la donner !

Bertram la regarde fixement puis ; il s’élance vers le Prieur, et tombe à ses yeux.

Qui a inventé cela ? Où sont les tortures que j’espérois ? Ne suis-je pas abattu maintenant ? ne suis-je pas humilié sous vos pieds ?

(Il s’agite en rampant aux pieds du Prieur ; ensuite il se tourne vers les Chevaliers.)

N’y a-t-il pas de malédiction qui flétrisse éternellement un nom d’homme ? n’y a-t-il point de malédiction pour moi ? n’y a-t-il pas de main pour percer le cœur d’un soldat ? n’y a-t-il point de pied pour rompre les vertèbres

du cou d’un assassin ?
Imogène, se levant au dernier mot de Bertram.

Bertram !

(Il s’élance vers elle, et répète d’abord foiblement le nom d’Imogène ; mais lorsqu’il l’approche, et qu’il voit dans ses regards la folie et le désespoir, il le répète encore une fois, sans oser l’approcher, jusqu’à ce que la voyant tomber dans les bras de Clotilde, il la saisit dans les siens.)
Imogène, à Bertram.

Avois-je mérité les malheurs qui me sont venus de toi ?

(Elle expire dans une agonie calme, les yeux fixés sur Bertram, qui continue à la regarder, sans s’apercevoir qu’elle vient de mourir.)
Le Prieur.
C’en est fait. Éloignez-le du corps.
(Les Chevaliers et les Religieux s’avancent. Bertmm fait signe d’une main qu’ils s’éloignent, et de l’autre il soutient le cadavre.)
Le Prieur.

Mes frères, éloignez le corps !

Bertram.

Elle n’est pas morte ! (Avec violence.) Elle ne doit pas mourir ! elle ne mourra pas, avant qu’elle m’ait pardonné ! Parle, parle-moi ! (Il se met à genoux devant le cadavre d’Imogène, qu’il continue à soutenir, et se retourne vers les Religieux.) Oui, elle me parlera dans un moment. (Après une pause, il laisse tomber le corps.) Elle ne parle ni ne respire. Pourquoi me regardez-vous ainsi avec des yeux stupides ? Je l’aimois ; oui, je l’aime, dans la mort je l’aime ! Je l’ai tuée ; mais je l’aimois ! Quel bras pourra jamais séparer les amans dans

la mort !
(Les Chevaliers et les Religieux l’entourent

et tâchent de l’arracher du corps ; il saisit l’épée d’un des Chevaliers qui se retire avec effroi, l’épée paraissant dirigée contre lui. Bertram reprenant toute sa fermeté accoutumée, fait un

éclat de rire dédaigneux)
Bertram.

Cette épée contre toi ! Oh ! ne crains rien, pauvre insecte ! Bertram n’a qu’un ennemi fatal sur la terre, et c’est celui-ci…

(Il se plonge l’épée dans le sein.)
Le Prieur, courant auprès de lui.

Il se meurt, il meurt !

Bertram agonisant.

Je te connois, révérend Prieur ! Je vous connois, mes frères ! Levez par charité sur moi vos mains sacrées ! (Avec une grande exaltation) Je ne meurs pas de la mort d’un lâche. L’arme d’un guerrier a délivré l’ame d’un guerrier.


FIN.