Bleak-House/19

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Bleak-House (1re éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 241-254).

CHAPITRE XIX.

Circulez.

Chancery-Lane est en vacances ; la justice et la loi ont désarmé ; le vaisseau qu’elles montaient, lourd, doublé de cuivre et bardé de fer, se radoube en ce moment et a licencié l’équipage ; le vent emporte à la dérive, Dieu sait où, l’esquif monté par les ombres des plaideurs qui supplient tous ceux qu’ils rencontrent de jeter les yeux sur leurs dossiers ; les tribunaux sont fermés ; les études, les cabinets des gens de loi dorment d’un sommeil caniculaire ; Westminster-Hall n’est plus qu’une solitude ténébreuse où les rossignols peuvent chanter, et les amants, plaideurs à la voix tendre, se promener sans crainte d’y rencontrer ceux qu’ils ont remplacés.

Le Temple, Chancery-Lane, Serjeant’s-Inn et Lincoln’s-Inn ressemblent à des ports mis à sec par le reflux, où la procédure est échouée sur la vase, et où les clercs désœuvrés bâillent en se balançant sur des tabourets qui ne reprendront leur perpendiculaire que lorsque la session ramènera la marée. Les portes sont closes, les paquets et les lettres s’entassent par boisseaux dans la loge du portier. L’herbe grandirait entre les pavés de Lincoln’s-Inn et donnerait une récolte abondante, si les porteurs de contraintes, qui n’ont plus rien à faire que de s’asseoir à l’ombre, leurs tabliers sur la tête, afin de se préserver des mouches, ne l’arrachaient pour la brouter d’un air mélancolique.

Il n’y a plus en ville qu’un seul juge, encore n’y siége-t-il que deux fois par semaine ; ah ! si les gens de province qui relèvent de son ressort pouvaient le voir aujourd’hui ! Pas de perruque, de robe rouge, de fourrures, de baguettes blanches ni d’hommes portant javelines ; tout bonnement un gentleman rasé de près, avec un chapeau de paille, un pantalon blanc, un visage bronzé par le grand air, un nez magistral dépouillé de son écorce par les rayons du soleil, et qui entre, en passant, à l’enseigne du Crustacé pour y boire un ginger-beer frappé.

Le barreau d’Angleterre est éparpillé sur la surface du globe. Comment la Grande-Bretagne peut-elle vivre quatre grands mois privée de son illustre barreau, son refuge pendant les mauvais jours, sa gloire et son triomphe dans la prospérité ? Pour l’instant, néanmoins, ce bouclier précieux ne protège plus l’Angleterre ; l’honorable avocat, toujours si effroyablement indigné de l’outrage sans précédent commis envers son client par la partie adverse, et qui semblait ne devoir jamais se remettre de la secousse douloureuse qu’il en avait éprouvée, est actuellement en Suisse, où, Dieu merci ! il se porte beaucoup mieux qu’on ne pouvait s’y attendre. Cet autre avocat, dont la spécialité est de flétrir de ses lugubres sarcasmes tout opposant à sa cause, est en ce moment aux eaux des Pyrénées, où il est d’une gaieté folle. Son collègue, que la moindre accusation fait pleurer amèrement, n’a pas versé une larme depuis plus de six semaines. Le très-honorable avocat qui est parvenu à refroidir sa nature ardente en s’abreuvant aux sources de la loi, où il puise ces arguments subtils que, pendant la session, il pose aux magistrats assoupis, fétus légaux, insaisissables à la plupart des initiés aussi bien qu’aux profanes, parcourt avec délices les environs poudreux de Constantinople. D’autres fragments épars de ce grand palladium de la justice sont maintenant sur le bord des lagunes, aux bains d’Allemagne, à la seconde cataracte du Nil ou répandus sur toutes les côtes d’Angleterre, dont ils émaillent le sable ; mais à peine en trouverait-on un seul dans la région de Chancery-Lane. Et si, par aventure, ce membre solitaire du barreau, traversant le désert qu’il habite, rencontre un plaideur acharné, qui revient malgré lui hanter les lieux témoins de sa fiévreuse inquiétude, ils ont peur l’un de l’autre et se retirent dans l’ombre, en se tournant le dos.

Ce sont les vacances les plus chaudes qu’on ait vues depuis bien des années ; tous les jeunes clercs sont amoureux fous et, suivant le degré qu’ils occupent, soupirent auprès de l’objet aimé à Margate, Ramsgate ou Gravesend. Tous ceux de leurs confrères qui sont entre deux âges passent leur temps au sein de leur famille trop nombreuse dont ils se passeraient bien ; tous les chiens perdus qui errent aux environs de la cour, et cherchent, haletant sur les places, l’eau qui leur manque, font entendre des hurlements plaintifs ; tous les chiens d’aveugles traînent leurs maîtres du côté des fontaines ; la moindre boutique qui a une tente devant sa porte, un bocal rempli de poissons rouges sur sa fenêtre, et dont le trottoir est arrosé, paraît un véritable sanctuaire. Temple-Bar est devenu si brûlant, qu’il est aux rues voisines ce qu’est un cylindre bouillant dans une bouilloire à thé, et les fait mijoter toute la nuit.

Il y a bien, aux environs de la cour, certaines études d’avoué où l’on trouverait la fraîcheur, si la fraîcheur, même par cette température, valait qu’on l’achetât par l’ennui ; mais tout ce qui avoisine ces retraites profondes semble vomir des flammes. Dans Cook’s-Court, il fait tellement chaud, que les habitants désertent leurs maisons pour s’installer dans la rue, y compris M. Krook, ayant à ses côtés lady Jane, qui ne s’aperçoit pas de la chaleur. Les soirées musicales ont cessé aux Armes d’Apollon ; et le petit Swills s’est engagé pour l’été au Jardin pastoral, situé près de la Tamise, où il prend un air innocent pour débiter des chansonnettes comiques d’un genre tout juvénile, expressément composées (ainsi que le dit l’affiche) de manière à ne pas blesser la susceptibilité des esprits les plus délicats.

L’oisiveté et la mélancolie s’étendent comme une toile d’araignée gigantesque sur tout le quartier des gens de robe. M. Snagsby, papetier dans Cursitor-Street, ressent vivement cette influence, dont il souffre, non-seulement dans sa nature contemplative et sympathique, mais aussi dans ses affaires, en sa qualité de papetier du palais. Il a plus de temps pour aller rêver dans Staple-Inn et dans Rolls-Yard, pendant les vacances que dans toute autre saison ; « si on croirait jamais, dit-il aux deux apprentis, que par cette chaleur on habite une île ; et qu’autour de vous la mer roule ses flots et fait bondir ses vagues ! »

Par une de ces journées étouffantes, Guster est fort occupée dans le petit salon où M. et Mme Snagsby attendent leurs invités ; plus distingués que nombreux, les hôtes du papetier se réduisent à deux personnes, M. et Mme Chadband. Soit en paroles, soit par écrit, M. Chadband a l’habitude de se comparer à un vaisseau ballotté par les vagues, d’où il résulte que les étrangers le supposent employé dans la marine ; c’est une erreur ; il est, suivant sa propre expression, attaché au saint ministère. Toutefois, il n’a pas de titre spécial, n’appartient à aucune église, et ses persécuteurs affirment qu’il pourrait, sans charger sa conscience, renoncer à la mission qu’il s’est donnée de pérorer sur le plus grand de tous les sujets sans avoir rien à en dire ; mais il a ses partisans, et Mme Snagsby est du nombre. C’est tout dernièrement qu’elle a pris passage sur le vaisseau Chadband, depuis que la chaleur lui a fait porter le sang à la tête.

«  C’est que, voyez-vous, ma petite femme, dit M. Snagsby aux moineaux de Staple-Inn, aime diantrement sa religion. »

Guster, en préparant le petit salon pour recevoir M. Chadband, est toute fière de se croire un moment la servante de cet homme remarquable qu’elle sait doué de l’admirable faculté de parler quatre heures de suite, sans désemparer, et ressent une vive impression de l’importance qu’elle en acquiert à ses yeux. Aussi tous les meubles sont époussetés avec soin ; les portraits de M. et de Mme Snagsby essuyés avec un linge humide ; on a sorti de l’armoire la plus belle porcelaine et couvert la table d’excellent pain tendre, de pâtisserie croustillante, de beurre frais, de tranches de jambon, de filets d’anchois cachés au milieu du persil, de langue fumée et de saucisson d’Allemagne, sans compter les œufs frais qu’on apportera dans une serviette, et les rôties brûlantes et bien beurrées qu’on servira au dernier moment, car Chadband, disent ses persécuteurs, n’est pas un vaisseau ordinaire, il aime à être bien lesté et manie aussi bien la fourchette que pas une de ses ouailles.

Le papetier, dans son plus bel habit, regarde tous ces préparatifs ; et, toussant avec déférence derrière sa main, demande à sa petite femme à quelle heure elle attend M. et Mme Chadband.

« À six heures, » répond Mme Snagsby.

M. Snagsby fait observer d’une voix douce qu’il est six heures passées.

« Vous voudriez peut-être vous mettre à table sans les attendre ? » dit la petite femme d’un ton de reproche.

M. Snagsby paraîtrait fort disposé à commettre cette énormité, toutefois il répond avec sa toux de conciliation :

« Non, chère amie, je voulais dire seulement qu’il est l’heure.

— Qu’est-ce que l’heure auprès de l’éternité ?

— C’est très-vrai, ma petite femme ; seulement, quand on fait des préparatifs pour prendre le thé, c’est peut-être… en vue de l’heure indiquée, plutôt que… ; et lorsqu’une heure a été désignée, n’est-il pas mieux d’être exact ?

— D’être exact ! répète Mme Snagsby d’un air sévère : d’être exact ! Ne croirait-on pas que M. Chadband est à l’heure, comme un fiacre ! »

Ici Guster, qui pendant cette discussion avait regardé dans la rue par la fenêtre de la chambre à coucher, dégringole l’escalier quatre à quatre, et vient toute rouge prévenir ses maîtres que M. et Mme Chadband sont entrés dans Cook’s-Court. L’instant d’après, la sonnette s’étant fait entendre à la porte qui est au fond du passage, mistress Snagsby recommande à Guster de ne pas manquer d’annoncer distinctement, sous peine d’être aussitôt renvoyée d’où elle sort ; profondément troublée par cette menace, la pauvre fille annonce : « M. et Mme… Chose, ah ! mon Dieu, vl’à que je ne sais plus son nom, » et elle se retire excessivement inquiète et bourrelée de remords.

M. Chadband est un gros homme au teint jaune, au gras sourire, et dont l’aspect général a quelque chose d’onctueux, qui semblerait annoncer des rapports intimes entre la personne de son vaisseau et le commerce de l’huile de baleine. Il se remue lentement, lourdement, à peu près comme un ours à qui l’on a appris à marcher debout ; il ne sait que faire de ses bras comme s’il voulait quitter cette attitude incommode pour retomber à quatre pattes ; il transpire énormément, surtout de la tête, et ne parle jamais sans lever d’abord la main, pour avertir ses auditeurs qu’il va les édifier.

«  Mes amis, dit-il en entrant, que la paix soit avec vous, avec le maître et la maîtresse de cette maison ; avec les jeunes filles et les jeunes hommes qui habitent cette demeure. Pourquoi, mes amis, vous souhaité-je la paix ? Et d’abord, qu’est-ce que la paix ? Est-ce la guerre ? Non ! Est-ce la lutte ? Non ! la paix est aimable et douce, elle est belle, sereine et joyeuse ; oh ! oui ; et c’est pour cela, mes amis, que je souhaite que la paix soit avec vous et avec les vôtres. »

Mme Snagsby a l’air si profondément touché de ces paroles édifiantes, que M. Snagsby juge à propos de répondre Amen ! ce qui est parfaitement accueilli.

«  Et maintenant, mes amis, continue M. Chadband, puisque j’ai abordé ce sujet…. »

Guster paraît à la porte du salon.

«  Allez-vous-en, » dit Mme Snagsby d’une voix lugubre, sans détourner les yeux du révérend.

«  Et maintenant, mes amis, reprend M. Chadband, puisque j’ai abordé ce sujet, qu’il m’est donné, dans l’humble voie où je…

— Dix-sept cent quatre-vingt-deux, murmure Guster.

— Allez-vous-en, répète la voix lugubre avec solennité.

— Maintenant, mes amis, poursuit M. Chadband, demandons-nous dans un esprit d’amour…

— Dix-sept cent quatre-vingt-deux, » répète encore Guster.

M. Chadband s’arrête avec la résignation d’un homme accoutumé à la persécution, et sourit languissamment du gras sourire qui fait plisser son menton.

«  Laissez-nous l’entendre, dit-il ; parlez, jeune fille !

— Dix-sept cent quatre-vingt-deux, s’il vous plaît…, monsieur. Le schelling que vous savez bien, il voudrait savoir pourquoi c’est faire, dit Guster tout essoufflée.

— Mais pour sa peine, répond mistress Chadband qui est une femme silencieuse et d’une figure sévère.

— Il dit que c’est un schelling et huit pence, et qu’il les veut, ou qu’il va vous citer devant le juge, » répond Guster.

Mme Snagsby et Mme Chadband expriment d’une voix aiguë toute leur indignation ; M. Chadband lève la main et le tumulte s’apaise.

«  Mes amis, dit-il, je me rappelle un devoir qu’hier j’ai oublié de remplir ; il est juste que j’en subisse le châtiment, et je ne dois pas murmurer : donnez les huit pence, Rachaël. »

Mme Chadband compte huit pence à Guster ; pendant ce temps-là Mme Snagsby respire longuement et regarde M. Snagsby, comme pour lui dire : « Quel apôtre ! » Quant à M. Chadband, il a le visage rayonnant d’humilité et d’huile de baleine. C’est l’une de ses habitudes, on pourrait dire l’une de ses prétentions, d’avoir toujours à équilibrer un compte de cette espèce, et de l’afficher volontiers en public à propos des circonstances les plus vulgaires.

«  Mes amis, reprend-il, c’est une faible somme que huit pence ; on aurait pu, tout aussi bien, me demander un schelling et quatre pence ; on aurait pu tout aussi bien me demander une demi-couronne ; réjouissons-nous ! réjouissons-nous ! »

En disant ces paroles, M. Chadband se dirige vers la table, et avant de s’asseoir, lève sa main pour réclamer l’attention :

— Que voyons-nous sur cette table ? dit-il ; des rafraîchissements nombreux. Avons-nous donc besoin de nous rafraîchir, mes amis ? Assurément, direz-vous. Et pourquoi ce besoin ? vous demanderai-je. Parce que nous sommes mortels ; parce que nous sommes conçus dans le péché ; parce que nous appartenons à la terre ; parce que nous ne sommes pas fils de l’air. Pouvons-nous voler, mes amis ? Non, c’est impossible ; et pourquoi ne pouvons-nous pas voler ? »

M. Snagsby, encouragé par le succès qu’a rencontré son amen, risque, d’un air tant soit peu satisfait et connaisseur, « parce que nous n’avons pas d’ailes ; » mais le regard de sa petite femme le fait taire immédiatement.

« Je demande, poursuit l’homme du saint ministère sans faire la moindre attention à la remarque de M. Snagsby, je demande pourquoi nous ne pouvons pas voler. C’est parce que nous sommes faits pour marcher. Maintenant, mes amis, pouvons-nous marcher sans être forts ? Non, nous ne pouvons rien sans la force. Nos jambes refuseraient de nous porter ; nos genoux fléchiraient, nos chevilles se retourneraient, et nous tomberions avant d’avoir fait un seul pas. D’où vient donc cette force qui est nécessaire à nos membres ? d’où la tirons-nous ici-bas, mes amis ? Du pain sous toutes les formes, continue M. Chadband en jetant un coup d’œil sur la table ; du beurre, qui se fait avec le lait que nous donne la vache ; des œufs que pondent les poules ; du jambon, de la langue fumée, du saucisson et d’autres aliments semblables ; prenons donc alors notre part des bonnes choses qui sont étalées devant nous ! »

Les persécuteurs de M. Chadband nient obstinément que cette faculté verbeuse qu’a le saint homme d’entasser ainsi phrases sur phrases soit une faveur du ciel ; mais c’est une preuve de la détermination qu’ils ont prise de le persécuter quand même, puisqu’il est au vu et su de tout le monde que le style oratoire de M. Chadband est un genre de style très-répandu, et généralement goûté :

Quoi qu’il en soit, ayant terminé son discours, il s’assied à la table de mistress Snagsby et fonctionne vigoureusement ; la faculté de changer en huile quelconque les aliments qu’il absorbe est tellement inhérente à la constitution de ce vaisseau exemplaire, que dès l’instant où M. Chadband commence à manger, on peut dire qu’il n’est plus qu’un moulin à huile opérant sur une grande échelle ; et précisément le soir où nous sommes, il a si bien fonctionné chez le papetier de Cursitor-Street, qu’il paraît avoir rempli son magasin, c’est pourquoi il arrête la mécanique.

C’est alors que Guster, qui n’est pas encore remise de sa première bévue et qui a continué le cours de ses maladresses, comme par exemple de faire résonner les assiettes sur le crâne du révérend et de le couronner ensuite d’un pain à thé, c’est alors qu’elle s’approche de M. Snagsby et lui dit tout bas qu’on le demande.

«  J’espère que l’honorable compagnie voudra bien m’excuser, dit M. Snagsby à ses hôtes ; on me demande à la boutique, et je ne serai qu’une minute. »

Le papetier descend et trouve les deux apprentis les yeux fixés sur un constable qui tient par le bras un jeune garçon tout en guenilles.

«  Mon Dieu ! de quoi s’agit-il ? demande M. Snagsby.

— C’est cet individu là, répond le constable, qui refuse de circuler, bien qu’on le lui ait répété plusieurs fois.

— J’circule toujours, s’écrie le malheureux en essuyant ses yeux avec sa manche ; j’ai toujours circulé d’pis que j’sis au monde ; où c’qu’il est possib’que j’aille pour circuler pus que j’circule ?

— Il s’y refuse complétement, reprit le constable en remettant son col à sa place au moyen d’une secousse particulière qu’il imprime à son cou ; il est obstiné comme un païen et s’entête à ne vouloir pas circuler.

— Mais où c’qu’on veut donc qu’j’aille ? reprend l’infortuné en se tirant les cheveux avec désespoir et en frappant de son pied nu sur le carreau.

— Allons ! allons ! pas de ces manières-là, ou j’aurai bientôt fait d’en finir, dit le constable en le secouant d’un air impassible. Ma consigne est de vous faire circuler, je vous l’ai dit cinq cents fois. Ainsi donc, pas de raisons.

— Mais où c’qu’i faut qu’j’aille ?

— Vraiment, constable, dit M. Snagsby en faisant entendre derrière sa main sa toux de perplexité ; vraiment, c’est une question à faire : où voulez-vous qu’il aille ?

— Mes instructions n’en parlent pas, répond le constable, elles disent seulement de faire circuler ce garçon. »

Entendez-vous, Jo ? Il ne vous sert à rien, ainsi qu’à vos pareils, d’invoquer en cette occasion l’exemple que vous ont donné les astres du ciel parlementaire qui, depuis quelques années sont restés immobiles ; le grand principe du mouvement n’en demeure pas moins à votre usage ; allez ! marchez ! c’est le but de votre existence : vous êtes fait pour ça. Circulez : mais ne vous sauvez pas de ce monde, pourtant, car les grandes lumières du firmament parlementaire dont je vous parlais tout à l’heure sont d’accord que vous n’en avez pas le droit. Allez, trottez, circulez.

M. Snagsby n’a rien à dire à cela et ne dit rien en effet ; mais la toux qu’il fait entendre exprime assez qu’il n’aperçoit aucune issue à la situation. M. et Mme Chadband et mistress Snagsby, attirés par le bruit des voix, apparaissent dans l’escalier, et comme Guster n’a pas quitté la place, toute la famille est rassemblée.

«  Toute la question est celle-ci, monsieur, dit le constable au papetier : Connaissez-vous cet individu-là, ainsi qu’il le prétend ?

— Pas le moins du monde, s’écrie Mme Snagsby avec vivacité du point élevé où elle se trouve.

— Ma petite femme ! s’écrie à son tour le papetier en levant les yeux vers mistress Snagsby ; permettez, mon amour ; un instant de patience, cher trésor ; je connais un peu ce garçon, et je puis dire qu’il n’y a pas le moindre mal dans ce que je puis savoir de lui. Au contraire, ajoute-t-il en s’adressant au constable, à qui M. Snagsby raconte ce qu’il sait du pauvre Jo, sans parler toutefois de la demi-couronne qu’il lui avait donnée.

— D’après cela, répond le constable, il y aurait quelque chose de vrai dans ce qu’il avance. Au moment où je l’ai saisi en haut d’Holborn, il m’a dit tout de suite qu’il était connu de vous ; et là-dessus un jeune homme, qui se trouvait dans la foule et qui m’a dit vous connaître, ajouta que vous étiez un homme respectable et que, si je voulais me rendre chez vous et m’enquérir du fait, il s’y rendrait en même temps que moi ; j’ai peur qu’il ne tienne pas sa parole, mais… ah ! justement le voici. »

Entre M. Guppy qui fait un signe de tête à M. Snagsby, porte la main à son chapeau en regardant les dames qui sont sur l’escalier, et met dans son salut toute la grâce chevaleresque qui appartient à la cléricature.

«  Je revenais de l’étude en flânant, dit-il au papetier, quand je rencontrai ce constable aux prises avec ce pauvre diable ; et comme votre nom fut prononcé, je pensai qu’il était juste de regarder au fond de l’affaire.

— C’est une grande bonté de votre part ; je vous en suis bien obligé, monsieur, répond le papetier qui raconte de nouveau tout ce qu’il sait de l’individu, en supprimant toutefois l’incident de la demi-couronne.

— Je sais à présent où vous demeurez, dit le constable au pauvre Jo ; dans Tom-all-alone’s ; un endroit bien honnête pour y vivre, n’est-ce pas ?

— J’peux pas aller vivre dans un aut’endroit pus joli, répond Jo ; quoi qu’on m’dirait si j’allais dans un honnête endroit pour y loger ? Qui ça qui voudrait louer un logis honnête à un pauv’malheureux comme moi ?

— Vous êtes très-pauvre, n’est-ce pas ? dit le constable.

— Ah ! oui, j’suis pauv’ ! et toujours pauv’encore.

— Vous l’entendez, messieurs ; eh bien, reprend le constable, il m’a suffi de le fouiller pour trouver sur lui ces deux demi-couronnes ; qu’en pensez-vous maintenant ?

— C’est tout c’qui m’reste, monsieur Snagsby, répond Jo, de la pièce d’or qu’la dame m’a donnée ; qu’elle avait un voile et qu’elle disait qu’elle était une servante ; et qu’elle est venue un soir où c’que j’balaye pour me dire comme ça que j’lui montre, c’te maison où qu’vous êtes, et la maison où c’qu’était mort celui qu’vous y donniez à écrire ; et pis l’cimetière où c’qu’on l’a enterré. Et qu’ell’me dit comme ça : « c’est-y vous le garçon de l’incriète ? » qu’elle dit. J’dis oui que j’dis ; alors qu’elle me dit : « Pouvez-vous t’y m’montrer toutes les places que j’ai dit ? » J’dis oui que j’dis ; et qu’elle me dit : « Faites-le comme j’vous l’dis, » et qu’elle m’a donné un soverain, et pis qu’elle a filé. Et j’en ai pas beaucou’ eu du soverain, continue Jo en pleurant ; il a fallu que j’donne cinq schellings dans Tom-all-alone’s, pour qu’ils aient voulu m’changer la pièce ; et pis alors y a un homme qui m’en a volé cinq autres comme j’étais endormi ; et un autre garçon qui m’a pris neuf pence ; et le propriétaire qui m’en a soutiré encore pus qu’ça pour sa part.

— Vous n’espérez pas nous faire accroire ce conte-là, je suppose ? reprend le constable en regardant de côté avec un indicible dédain.

— J’sais pas c’que j’espère, répond Jo ; car moi j’sais rin du tout ; seul’ment c’que j’vous ai dit c’est aussi vrai que j’vous le dis.

— Vous voyez quel garnement ça fait ! dit le constable, mais c’est égal : si on ne le met pas en prison, monsieur Snagsby, voulez-vous répondre pour lui et garantir qu’il circulera ?

— Non ! s’écrie Mme Snagsby du haut de l’escalier.

— Ma petite femme ! réplique M. Snagsby d’une voix suppliante. Il circulera, constable ; je n’en doute pas ; vous voyez bien, mon pauvre Jo, qu’il le faut absolument, continue le papetier.

— J’ai jamais dit qu’j’voulais pas, répond l’infortuné.

— Eh ! bien faites-le, dit le constable ; et rappelez-vous qu’une autre fois vous n’en seriez pas quitte à aussi bon marché ; reprenez votre argent ; dépêchez-vous de partir ; soyez à cinq milles d’ici le plus tôt possible, et tout le monde y gagnera. »

Le constable souhaite le bonjour à toute la société, fait retentir Cook’s-Court du bruit de ses pas et s’éloigne en marchant à l’ombre et en s’éventant de son chapeau cerclé de fer.

Mais l’histoire que Jo vient de raconter à propos du souverain a fait naître une curiosité plus ou moins vive chez tous les auditeurs de ce récit incroyable. M. Guppy, dont l’esprit pénétrant a des facultés spéciales en matière de découvertes et de preuves judiciaires, et que l’oisiveté des vacances fatigue énormément, s’intéresse tellement à la chose, qu’il procède à un interrogatoire dans toutes les formes et captive l’attention des dames au point que mistress Snagsby l’invite à monter dans le salon pour y prendre une tasse de thé. Le jeune homme accepte et monte l’escalier, suivi de Jo dont il s’empare et qu’il retourne et pétrit dans tous les sens, d’après les meilleurs modèles judiciaires, dont le présent interrogatoire se rapproche surtout par l’absence de résultat, la longueur et les répétitions. Pendant cette enquête minutieuse, le vaisseau Chadband a échoué sur le rivage, où il attend qu’on vienne le remettre à flot et qu’on lui fournisse l’occasion de déployer à grandes voiles son onctueuse éloquence.

« Mesdames, s’écrie enfin M. Guppy, ou il faut que ce jeune vagabond ne veuille pas démordre d’un récit de pure invention ; ou, s’il est véridique, il se trouve dans cette affaire quelque chose qui dépasse tout ce que j’ai rencontré chez Kenge et Carboy.

— Vraiment ! répond mistress Snagsby à mistress Chadband qui lui parle tout bas.

— Depuis des années, ajoute mistress Chadband.

— Monsieur Guppy, s’écrie d’une voix triomphante la petite femme du papetier, mistress Chadband, l’épouse de ce gentleman, connaît depuis des années l’étude de MM. Kenge et Carboy.

— En vérité ! répond ce jeune homme.

— C’était avant mon mariage avec M. Chadband, mon second mari.

— Aviez-vous quelque procès, madame ? demande M. Guppy transférant son interrogatoire à la femme du révérend.

— Non, monsieur.

— Pas le moindre intérêt dans un fait en litige, madame ? »

Mistress Chadband fait un signe négatif.

« Peut-être alors connaissiez-vous quelque partie dans une affaire quelconque ? poursuit M. Guppy.

— Non, pas précisément, répond mistress Chadband grimaçant un sourire.

— Pas précisément, répète M. Guppy. Très-bien. N’était-ce pas une dame de votre connaissance qui avait à cette époque une affaire quelconque (nous verrons plus tard de quelle sorte) en l’étude de Kenge et Carboy ? ne vous pressez pas, madame ; prenez le temps de répondre ; était-ce un homme ou une femme ?

— Ni l’un ni l’autre, réplique Mme Chadband.

— Alors c’est un enfant ! s’écrie M. Guppy en lançant à Mme Snagsby, remplie d’admiration, le coup d’œil professionnel et significatif que le jury d’Angleterre reçoit en pareil cas. Maintenant, madame, aurez-vous la bonté de nous dire quel était cet enfant ?

— Vous y êtes enfin ! répond Mme Chadband avec un nouveau sourire ; eh bien, monsieur, il est probable, à en juger d’après votre âge, que c’était avant que vous fussiez à l’étude ; j’étais alors chargée d’une enfant qu’on appelait Esther Summerson et qui fut placée par l’entremise de MM. Kenge et Carboy.

— Miss Summerson, madame ! s’écrie M. Guppy vivement surexcité.

— Je l’appelle tout simplement Esther, répond Mme Chadband avec austérité ; de mon temps, il n’y avait pas de miss Esther ; on disait tout bonnement Esther par-ci, Esther par-là ; elle y était habituée.

— Chère madame, reprend M. Guppy en traversant le petit salon d’un pas rapide, l’humble individu qui vous parle en ce moment est celui qui reçut cette jeune lady à son arrivée à Londres quand elle quitta l’établissement auquel vous avez fait allusion ; permettez-moi d’avoir le plaisir de vous toucher la main. »

M. Chadband, trouvant dans la circonstance une occasion favorable pour remettre à la voile, fait le signal qui lui est habituel, se lève, et tamponne sa tête fumante avec son mouchoir de poche, tandis que Mme Snagsby murmure un « Chut ! » respectueux.

«  Mes amis, dit-il, nous avons profité avec modération du repas confortable qui était placé devant nous (il aurait aussi bien fait de ne pas parler de modération, en ce qui le touchait personnellement). Puisse la terre, dans sa fécondité, remplir de ses biens cette maison hospitalière ! puissent le pain et le vin abonder dans cette demeure ! puisse-t-elle croître et prospérer, cette maison bénie ! puisse-t-elle avancer toujours dans la voie de la fortune et du bonheur ! Mais n’avons-nous pas, mes amis, partagé d’autres biens que ceux du corps ? Assurément ! et quels sont-ils, ces autres biens dont nous avons bénéficié ? des biens spirituels, mes amis ! et d’où vient que nous avons eu le pouvoir de profiter de ces biens précieux ?… Avancez, mon jeune ami ! »

Ainsi apostrophé, Jo regarde l’éloquent Chadband avec une défiance évidente, et jette autour de lui un coup d’œil qui témoigne de ses craintes.

« Mon jeune ami, continue M. Chadband, vous êtes pour nous une perle, un diamant, une pierre précieuse, un joyau inestimable, et pourquoi cela, mon jeune ami ?

— J’sais pas, répond Jo ; moi j’sais rin.

— C’est précisément parce que vous ne savez rien, mon jeune ami, reprend M. Chadband, que vous êtes pour nous une pierre précieuse, un joyau inestimable. Et qu’êtes-vous donc, mon jeune ami ? Êtes-vous un animal des champs ? non !… Un oiseau de l’air ? non !… Un poisson de mer ou d’eau douce ? non !… vous êtes un être humain, mon jeune ami ! Quel sort glorieux que celui d’un être humain ! Et pourquoi est-ce glorieux, mon jeune ami ? parce que vous êtes capable de recevoir les enseignements de la sagesse ; parce que vous n’êtes pas un bâton, une bûche, une pierre, un poteau, un pilier ; parce qu’enfin, vous êtes capable de profiter de ces paroles que je vous adresse pour votre bien.

« Ô source de plaisir, ô sort trois fois heureux
D’être homme et de pouvoir s’élancer vers les cieux ! »

Et la sentez-vous couler dans vos veines cette source rafraîchissante, mon jeune ami ? Non ? pourquoi cela, jeune être humain ? parce que vous êtes dans l’ombre, parce que vous êtes dans les ténèbres ; parce que vous êtes dans le péché, parce que vous êtes dans l’esclavage ; et qu’est-ce que l’esclavage, mon jeune ami ? Examinons-le dans un esprit d’amour. »

À cette période menaçante du révérend, Jo, qui semble avoir perdu le peu de raison qui lui fut départi, pousse un bâillement terrible qui indigne mistress Snagsby, et lui fait déclarer que ce païen n’est qu’un suppôt de Satan.

« Mes amis, reprend M. Chadband, d’un air persécuté, en promenant autour de lui son gras sourire qui plisse mollement son menton résigné, mes amis, il est juste que je sois humilié ; il est juste que je sois éprouvé ; il est juste que je sois mortifié et châtié ; car j’ai failli dimanche dernier, en pensant avec orgueil aux trois heures d’exhortation que j’avais adressées à mon pieux auditoire. Ma dette est maintenant acquittée, mon divin créancier accepte en payement l’humiliation qu’il m’inflige, réjouissons-nous, réjouissons-nous ! »

Mme Snagsby éprouve une émotion profonde.

« Mes amis, continue M. Chadband, je ne poursuivrai pas plus longtemps aujourd’hui les conseils que j’adresse à ce jeune néophyte ; voulez-vous venir demain, jeune homme, demander à cette excellente dame, chez qui nous sommes actuellement, l’endroit où vous me trouverez toujours prêt à vous faire un discours ; et, comme l’hirondelle altérée, voulez-vous revenir le lendemain, le surlendemain, et tous les lendemains suivants, entendre de nouveaux discours ? »

Jo, qui n’a pas d’autre désir que de s’échapper au plus vite, fait un signe de tête embarrassé, et se lève pour s’en aller. M. Guppy lui jette un penny, et mistress Snagsby appelle Guster pour le reconduire jusqu’à la porte ; mais avant qu’il ait descendu l’escalier, M. Snagsby lui glisse quelques restes de pain et de viande qu’il emporte dans ses bras.

Peu de temps après, M. Chadband, dont ses persécuteurs disent que ce qui les étonne dans sa faconde, ce n’est pas qu’il soit en état de débiter des heures entières de si abominables sottises, mais qu’une fois en train, il puisse s’arrêter, se retire dans le sanctuaire de la vie privée jusqu’au moment où il trouvera l’occasion d’introduire, en guise de capital, un nouveau souper dans la fabrication des huiles dont se charge son estomac. Jo traverse les Inns désertés et arrive au pont de Blackfriars, où il trouve une pierre brûlante sur laquelle il s’assied pour faire son repas.

Tout en grignotant son pain et en rongeant sa viande, il regarde la croix qui surmonte le dôme de Saint-Paul, et qui brille au-dessus d’un nuage de fumée. Pour le pauvre garçon, cet emblème sacré n’est que le symbole confus de la grande cité qu’il couronne ; il voit bien qu’elle est resplendissante de dorure, élevée dans les airs et loin de son atteinte, mais c’est tout ce qu’il en sait. Il reste encore un moment sur sa pierre ; le soleil baisse à l’horizon, la rivière suit rapidement son cours, la foule traverse le pont, tout se meut autour de lui : chacun a son but, et veut arriver quelque part : mais lui, où ira-t-il quand la voix du policeman lui fait lever le siége, en lui criant : « Allons ! circulez ! circulez ! »