Bleak-House/31

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Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 1-14).

TOME SECOND.

CHAPITRE PREMIER.

Garde et malade.

Il y avait quelques jours seulement que nous étions revenus à Bleak-House, lorsqu’un soir je montai dans ma chambre pour jeter un coup d’œil, par-dessus l’épaule de Charley, sur la page d’écriture qu’elle s’appliquait à faire. En dépit de ses efforts, écrire était pour elle une besogne impossible ; la pauvre enfant paraissait dépourvue de toute influence sur sa plume, qui semblait, au contraire, s’animer entre ses doigts d’une perversité sans égale : elle allait tout de travers, faisait un crochet, s’arrêtait court, éclaboussait et se rebiffait comme un âne sur lequel on est monté sans son agrément. Rien n’était plus drôle que de voir faire des lettres si vieilles par des mains si jeunes ; les unes ridées et chancelantes, les autres si potelées et si fraîches. Elle était pourtant d’une adresse peu commune, et avait, pour bien des choses, les doigts les plus agiles qu’il fût possible de voir.

«  Eh bien ! lui dis-je en regardant une quantité d’O carrés, triangulaires ou en forme de poires de toute espèce, nous faisons des progrès ; si nous pouvions finir par un O qui fût rond, ce serait très-bien, Charley. »

J’en fis un, Charley en fit un autre ; mais sa plume ne voulut ni rejoindre le point de départ, ni s’arrêter convenablement, et l’O de Charley eut une queue.

«  N’importe, lui dis-je, nous y arriverons avec le temps. »

Charley posa la plume, ouvrit et ferma plusieurs fois sa petite main crispée, regarda la page qu’elle venait de faire avec un sérieux où l’orgueil était mélangé de doute, se leva et me fit une révérence en me disant :

«  Merci bien, miss ; vous connaissez une pauvre femme que l’on appelle Jenny ?

— Oui ; la femme d’un briquetier, n’est-ce pas ?

— Elle m’a demandé, l’autre jour, si je n’étais pas la petite femme de chambre de la jeune lady ; c’était de vous qu’elle parlait, et j’ai répondu oui, miss.

— Je croyais qu’elle avait quitté ce pays-ci pour aller vivre ailleurs ?

— Oui, miss ; elle était partie ; mais elle est revenue dans sa maison avec une autre femme qui s’appelle Liz ; connaissez-vous Liz aussi, miss ?

— Je crois l’avoir vue ; mais j’ignorais son nom.

— Elles sont revenues toutes les deux, miss, après avoir couru tout le pays.

— Tout le pays, Charley ?

— Oui, miss ; et il y a trois ou quatre jours, cette pauvre femme est venue auprès de la maison dans l’espoir qu’elle vous apercevrait ; c’est alors qu’elle m’a vue, parce que j’étais sortie, et qu’elle a trouvé que j’avais l’air de votre petite servante, ajouta Charley avec un éclat de rire rempli de joie et d’orgueil.

— Vraiment, Charley ?

— Oui, miss, vraiment. »

Et Charley, après un autre éclat de rire où vibrait la joie la plus pure, reprit le sérieux qui convenait à ses fonctions de femme de chambre.

« Et où as-tu vu Jenny ? lui demandai-je.

— Près de la boutique du docteur, me dit-elle ; et sa figure s’attrista, car la chère petite portait encore ses habits de deuil.

— Est-ce que la pauvre femme est malade ?

— Non, répondit Charley ; c’est quelqu’un qui s’est retiré chez elle, et qui court le pays sans savoir où aller ; un pauvre garçon bien malheureux ; ni père, ni mère, personne au monde ! comme serait mon pauvre Tom, si Emma et moi nous étions mortes après mon père. Et les yeux de Charley s’emplirent de larmes.

— Et c’est pour lui qu’elle allait chercher quelque médicament ?

— Oui, miss ; elle a dit comme ça, qu’une fois il en avait fait autant pour elle. »

Ma petite femme de chambre croisait ses mains avec tant de ferveur, et me regardait d’une manière si expressive, que je n’eus pas grand’peine à deviner sa pensée.

«  Je crois, lui dis-je, que nous ferions bien d’aller au cottage, et de voir où en est ce pauvre garçon. »

La rapidité avec laquelle Charley m’apporta mon chapeau et mon voile, s’enveloppa d’un grand châle qu’elle attacha soigneusement, et se déguisa en petite vieille, exprimait assez que j’avais prévenu ses désirs. Nous sortîmes toutes les deux sans rien dire à personne.

Il faisait nuit ; le temps était froid et les arbres frissonnaient sous la bise ; la pluie, qui tombait à torrents depuis plusieurs jours, venait de cesser ; le vent avait chassé les nuages au-dessus de nos têtes ; mais le ciel était sombre, malgré les étoiles qui commençaient à briller ; au couchant, une lueur mourante donnait à l’horizon quelque chose de sinistre, et sur ce fond livide se détachait une ligne de nuées épaisses, qui ressemblaient à une mer frappée d’immobilité au milieu de la tempête ; une teinte rougeâtre flamboyait du côté de Londres ; et cette lumière sanglante, qui ne semblait pas appartenir à la terre, suspendue, entre d’immenses ténèbres, au-dessus de la Cité qu’on ne voyait pas, et de ses habitants sans nombre, formait, avec le pâle reflet du ciel, un contraste d’une grandeur effrayante.

Je ne savais pas assurément ce qui allait m’advenir ; mais je me suis toujours rappelé que quand je m’arrêtai à la porte du jardin pour regarder l’état du ciel, j’éprouvai un sentiment indéfinissable, et je me vis moi-même sous un aspect tout différent de celui que j’avais alors. Cette impression étrange est restée dans mon esprit, associée avec l’endroit et l’heure où je la ressentis si vivement ; avec les rumeurs lointaines de la ville, les aboiements d’un chien, et le bruit d’une voiture qui descendait la colline.

C’était un samedi soir ; la plupart des habitants du hameau vers lequel nous nous dirigions étaient au cabaret : nous trouvâmes leurs masures plus tranquilles, mais tout aussi misérables qu’à ma première visite ; les fours étaient allumés et répandaient autour de nous leur vapeur étouffante et leur lumière bleuâtre.

Arrivées au cottage où la lueur d’une chandelle se distinguait à travers les vitres rapiécées, nous entrâmes après avoir frappé à la porte. Un air épais, malsain et d’une odeur particulière, remplissait toute la pièce. La mère du petit enfant que j’avais vu mourir dans cette chambre, était assise auprès d’un feu presque éteint ; en face d’elle, un jeune garçon tout en guenilles, accroupi sur le carreau, s’appuyait au coin de la cheminée ; il portait sous son bras les fragments d’une casquette de fourrure, et tâchait de se réchauffer, car il tremblait au point d’en ébranler la fenêtre et la porte disjointes.

En entrant, j’avais adressé la parole à Jenny, sans écarter mon voile ; au son de ma voix, le malheureux s’était redressé tout à coup, et m’avait regardée avec une singulière expression d’étonnement et de frayeur.

J’étais si évidemment la cause de son effroi, que je restai près de la porte.

«  J’veux pas aller au ceumetière, murmura-t-il, j’veux pas y aller, je l’veux pas que j’vous dis. »

— Ne faites pas attention, madame, me dit tout bas Jenny ; c’est la fièvre ; mais sa tête lui reviendra. Et se retournant vers le malade : Jo, dit-elle, qu’est-ce qui te prend, mon garçon ?

— J’sais bien pourquoi qu’elle vient, répondit le pauvre Jo.

— Qui ça qu’tu veux dire !

— C’te lady qui vient m’prendre pour aller au ceumetière ; mais j’veux pas y aller, je l’veux pas, que j’vous dis ; elle irait m’y faire enterrer. »

Il eut un redoublement de frisson, et, se replaçant contre le mur, il fit trembler la cabane.

«  Depuis ce matin, reprit Jenny avec douceur, il parle de cimetière, de belle dame et de souverain, sans qu’on puisse y rien comprendre. Allons, Jo, c’est milady ; qu’est-ce que tu as à la regarder comme ça ?

— Milady ! répliqua-t-il d’un air de doute en mettant son bras au-dessus de ses yeux brûlants pour mieux m’examiner. Milady ! elle ressemble pourtant ben à l’autre ; c’est pas l’chapeau ni la robe, mais c’est tout comme l’autre. »

Ma petite Charley, qui devait à ses malheurs une expérience prématurée, avait ôté son chapeau et son châle, et, prenant une chaise, y fit asseoir le pauvre Jo avec toutes les attentions d’une vieille garde-malade, si ce n’est que la vieille garde n’aurait pas eu sa figure enfantine, qui parut gagner la confiance du patient.

«  Dites-le-moi, vous, reprit-il en s’adressant à elle, c’te lady-là, c’est-i’ pas l’autre ? »

Charley lui fit un signe négatif en l’enveloppant avec soin des haillons qu’il portait, de manière qu’il pût avoir moins froid.

«  Alors, murmura-t-il, j’ s’pose que c’est pas elle.

— Je suis venue pour vous voir, lui dis-je, et pour essayer de vous faire un peu de bien. Qu’est-ce que vous éprouvez ?

— J’suis tout gelé, répondit-il d’une voix rauque, en promenant autour de moi ses yeux hagards ; et j’brûle tout de même ; j’suis comme dans le feu et dans la glace ; j’ai froid et pis j’brûle, et pis j’ai froid. Ma tête est gourde comme si je devenais fou ; et j’ai si soif ! pis, dans mes os, c’est qu’une souffrance.

— Depuis quand est-il ici ? demandai-je à la femme du briquetier.

— Depuis ce matin, répondit-elle ; je l’ai trouvé au coin de la ville. Nous nous étions connus à Londres ; n’est-ce pas, Jo

— Tom-all-Alone’s, balbutia-t-il ; et laissant retomber sa tête sur sa poitrine, il murmura des mots sans suite, comme en rêve.

« Quand est-il arrivé ? demandai-je encore à Jenny.

— J’ai parti de Londres hier, répondit Jo lui-même ; faut que j’aille en queuqu’endroit.

— Où cela, mon pauvre Jo ?

— Queuque part, reprit-il d’une voix plus forte. J’ai été dit d’circuler, encore pus qu’auparavant, d’pis qu’ l’autre m’a donné un souverain. Mistress Sangsby, alle est toujours à me guetter, à me tourmenter à c’te fin que j’m’en aille. Qué qu’j’y ai fait à elle ? et y sont tous après moi, à m’tourmenter pour m’faire en sauver ; tretous enfin, depis que j’me lève jusqu’au soir ; eh ben ! j’m’en vas queuqu’part. C’est là que j’vas. Alle m’a dit l’aut’fois dans Tom-all-Alone’s qu’alle était de Stolbuns, et j’ai pris la route de Stolbuns ; autant c’telle-là qu’une autre. »

Il finissait toujours par s’adresser à Charley.

«  Que faire de lui ? demandai-je à la femme en la prenant à part. Il ne peut pas voyager dans l’état où il est, alors même qu’il saurait où aller.

— J’n’en sais pas pus que les morts, répondit-elle en jetant sur Jo un regard de compassion. Et s’ils pouvaient nous le dire, pe’t-être ben qu’les morts en sauraient plus long qu’moi. J’l’ai gardé ici par pitié ; j’y ai donné un peu de bouillon et de la médecine que j’ai pris chez l’docteur ; Lize est allée pour voir si queuqu’un voudrait le prendre (mon p’tit est couché là ;… c’est son petit à elle, mais j’parle toujours comme s’il était à moi), et je peux pas l’garder longtemps ; car si mon homme rentrait et qu’il le trouve à la maison, il serait ben assez dur pour le mettre à la porte et pourrait ben le cogner. Écoutez ! c’est Lize qui revient. »

Lize entra précipitamment et Jo se leva de sa chaise, sentant d’une manière confuse qu’il devait s’en aller. Je ne sais pas à quel instant l’enfant s’était éveillé, ni à quel moment ma petite femme de chambre l’avait pris dans ses bras ; toujours est-il qu’elle le promenait en calmant ses cris d’une façon toute maternelle, comme si elle était encore dans le grenier de mistress Blinder, avec son frère et sa sœur.

Lize avait été chez tous ceux qui sont chargés du service de l’hôpital et rentrait aussi avancée qu’auparavant ; le matin, on lui avait dit qu’il était trop tôt pour admettre un malade, et, le soir, que l’heure était passée. Celui-ci l’avait adressée à celui-là qui l’avait renvoyée à tel autre d’où il avait fallu qu’elle revînt chez le premier ; ce qui me fît supposer que ces messieurs avaient été choisis pour leur habileté, non pas à remplir leurs devoirs, mais à les éluder. Elle arrivait tout essoufflée, car elle avait couru tout le long du chemin, et s’écria d’un air effaré :

« Jenny, ton maître est sur la route et va bientôt rentrer ; il est suivi du mien qui n’tardera pas non pus ; que le Seigneur ait pitié de ce garçon ; nous ne pouvons rien pour lui. »

Elles rassemblèrent quelques sous à la hâte, les lui mirent dans la main, et Jo sortit de la maison en les remerciant à peine et sans savoir ce qui le faisait partir.

«  Donnez-moi l’enfant, dit la mère à Charley ; merci bien de votre bonté ; bonsoir, Jenny ! Ma jeune dame, si mon maître ne s’en prend pas à moi quand il va être rentré, j’irai regarder dans tous les coins où ce qu’il est possible que ce pauvre gars se soit fourré et je recommencerai demain matin. »

Elle s’enfuit bien vite et l’instant d’après, quand nous passâmes devant sa masure, nous la vîmes sur sa porte, chantant tout bas pour endormir son enfant qui pleurait, et guettant avec inquiétude le retour de son ivrogne. Je n’osais pas m’arrêter dans la crainte de lui attirer quelque reproche ; mais il était impossible d’abandonner le pauvre Jo et de le laisser mourir. J’en parlai à Charley qui connaissait mieux que moi ce qu’on pouvait faire pour lui ; et sa vivacité naturelle égalant sa présence d’esprit, elle eut bientôt retrouvé notre malade à côté du four à briques.

Je pense qu’il avait emporté de Londres un petit paquet de hardes que sans doute on lui avait volé ou qu’il avait perdu, car il n’avait sous le bras que sa misérable casquette et s’en allait tête nue, bien que la pluie eût recommencé et tombât maintenant à verse. Il s’arrêta quand nous l’appelâmes et parut fort effrayé lorsque je m’approchai de lui.

«  Venez avec nous, lui dis-je, nous vous procurerons un logement pour la nuit.

— J’ai pas besoin d’logis, répondit-il ; j’vas me coucher dans le tas de briques chaudes, là-bas.

— Mais vous ne savez donc pas que vous pourriez y mourir ? lui dit Charley.

— On meurt partout, répliqua Jo ; dans une maison tout comme ailleurs ; alle sait ben où, j’y ai montré l’endroit. J’mourons par maisonnées dans Tom-all-Alone’s ; et si alle n’est pas l’autre, dit-il tout bas à Charley d’une voix râlante, c’est pas non pus l’étrangère ; y en a donc trois, alors ? »

Charley me regarda tout effrayée ; je me sentais moi-même un peu troublée par le regard étincelant que Jo arrêtait sur moi. Cependant à un signe que je lui fis, pour l’engager à venir, il n’hésita plus à nous suivre, paraissant obéir à une certaine influence que j’exerçais sur lui. Nous avions peu de chemin à faire, seulement la colline à monter ; mais je craignis un instant d’avoir besoin d’assistance pour gagner la maison, tant la marche de Jo était incertaine et tremblante. Il ne se plaignait pas néanmoins et paraissait pour lui-même d’une étrange indifférence. Quand nous fûmes arrivés, je le laissai dans l’antichambre, où il se blottit dans l’embrasure d’une fenêtre, regardant avec insouciance le confort dont il était environné ; et j’entrai dans le salon pour parler à mon tuteur. J’y trouvai M. Skimpole qui était arrivé par la voiture du soir, ainsi qu’il faisait fréquemment sans avertir et sans jamais apporter le moindre bagage, se réservant d’emprunter ce dont il avait besoin.

Ils vinrent immédiatement avec moi pour examiner Jo ; les domestiques entouraient le pauvre malade. Charley était assise auprès de lui sur une banquette, et lui, il était là tout tremblant comme un animal blessé qu’on vient de trouver dans un fossé, sur le grand chemin.

«  Sa maladie me paraît très-grave, dit mon tuteur après lui avoir adressé plusieurs questions ; qu’en pensez-vous, Léonard ?

— Vous feriez bien de le mettre dehors, répondit M. Skimpole.

— Mais vous n’y songez pas ! répliqua mon tuteur d’un ton presque sévère.

— Mon cher Jarndyce, vous savez, je ne suis qu’un enfant, grondez-moi si je le mérite ; mais j’ai toujours eu pour tout cela une répugnance que je n’ai jamais pu vaincre alors même que j’exerçais la médecine ; vous le trouvez fort malade, vous venez de le dire, et j’ajouterai que c’est une fort mauvaise maladie. »

M. Skimpole était rentré dans le salon, où il nous parlait ainsi avec son aisance habituelle :

«  C’est un enfantillage, direz-vous, poursuivit-il en nous regardant avec gaieté ; je ne dis pas non, mais je ne suis qu’un enfant et n’ai pas la prétention qu’on me prenne pour autre chose. Si vous le mettez à la porte, vous ne ferez que le replacer où il était avant ; il n’y sera pas plus mal qu’il n’y était tout à l’heure. Faites plus si vous voulez, donnez-lui six pence, quatre schellings ou cinq livres… vous savez compter, vous autres ; mais débarrassez-en la maison.

— Et que deviendra-t-il ? demanda mon tuteur.

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit M. Skimpole en haussant les épaules et en souriant de son agréable sourire ; mais je ne doute pas le moins du monde qu’il ne devienne quelque chose.

— N’est-ce pas horrible de songer, continua mon tuteur à qui j’avais brièvement raconté les efforts inutiles des deux femmes, que, si ce malheureux était condamné pour n’importe quel crime, l’entrée de l’hôpital lui serait ouverte à deux battants et qu’on l’y soignerait à merveille ?

— Mon cher Jarndyce, reprit M. Skimpole, pardonnez-moi la simplicité de ma question comme venant d’une créature parfaitement ignorante des affaires de ce bas monde, pourquoi ne se fait-il pas condamner ? »

Mon tuteur, qui marchait à grands pas, s’arrêta tout à coup et regarda M. Skimpole avec un visage où l’indignation se mêlait à une certaine envie de rire.

«  Notre jeune ami, poursuivit M. Skimpole, ne saurait être soupçonné, je le suppose, d’une délicatesse exagérée ; il me semble qu’il serait plus sage, et en quelque sorte plus honorable pour lui, de montrer un peu de cette énergie mal placée qui le conduirait en prison. Il ferait preuve dans ce cas-là d’un esprit aventureux, et partant d’une certaine poésie.

— Je ne crois pas, répondit mon tuteur en se remettant à marcher avec agitation, qu’il y ait sur terre un second enfant comme vous.

— En vérité ? reprit M. Skimpole ; mais enfin je ne vois pas pourquoi notre jeune ami ne chercherait pas à profiter, dans la mesure de ses moyens, de la somme de poésie qui a été mise à son service. Il a, sans aucun doute, reçu avec le jour un fort bon appétit ; n’est-il pas naturel qu’à l’heure de son dîner, vers midi, par exemple, notre jeune ami dise à la société : « J’ai faim, soyez donc assez bonne pour avancer votre cuiller et me servir à manger. » La société, qui a pris sur elle l’organisation générale du système des cuillers, et qui professe ouvertement qu’elle en a une pour notre jeune ami, n’avance pas celle qu’il réclame ; notre jeune ami est donc en droit de lui dire : « Vous m’excuserez si je la prends. » C’est là ce que j’appelle un cas d’énergie subversive, où la justice et la raison s’allient au romanesque ; et notre jeune ami m’inspirerait plus d’intérêt comme représentant de ce principe, que comme simple vagabond, sans caractère et sans couleur.

— En attendant, il va plus mal, fis-je observer à mon tour.

— C’est pourquoi, répondit gaiement M. Skimpole, j’insiste pour qu’on se hâte de le renvoyer d’ici, avant qu’il soit plus mal encore. »

Je n’oublierai jamais de quel air aimable il proféra ces paroles.

«  Je pourrais bien, petite femme, dit mon tuteur en se tournant de mon côté, obtenir son admission à l’hôpital en y allant moi-même ; c’est un triste état de choses que celui où, dans sa position, cette démarche est nécessaire. Mais il est tard, la nuit est mauvaise, le pauvre garçon est exténué ; la petite chambre qui est au-dessus de l’écurie est très-saine, il s’y trouve un lit ; mieux vaut l’y faire coucher, et demain matin on le conduira, bien enveloppé, à Saint-Alban.

— Est-ce que vous retournez auprès de lui ? demanda M. Skimpole en faisant errer ses doigts sur les touches du piano.

— Oui, répondit mon tuteur.

— Combien j’envie votre organisation, Jarndyce ! Vous ne craignez rien ; vous êtes toujours disposé à tout faire ; prêt à aller n’importe où. Vous avez de la volonté ; moi, je ne sais pas vouloir ; je ne demanderais pas mieux, mais je ne peux vraiment pas.

— Vous ne pouvez pas non plus, à ce que j’imagine, ordonner quelque chose à notre pauvre malade, dit mon tuteur en le regardant par-dessus l’épaule d’un air à demi fâché.

— J’ai remarqué dans sa poche une potion calmante, répondit le vieil enfant, et c’est bien ce qu’il peut prendre de meilleur ; vous pouvez faire jeter du vinaigre dans l’endroit où vous allez le coucher ; recommandez, si vous voulez, qu’on le tienne chaudement et qu’il ait de l’air dans sa chambre. Mais c’est une impertinence de ma part que de vous donner des conseils ; miss Summerson a une telle connaissance de toutes choses, qu’elle n’ignore pas ce qu’il faut faire. »

Nous retournâmes dans l’antichambre pour dire à Jo ce que nous avions décidé à son égard ; Charley le lui expliqua de nouveau lorsque nous eûmes fini, et il reçut cette communication avec la suprême indifférence que j’avais déjà remarquée chez lui, regardant tous les préparatifs dont il était l’objet comme si tout cela eût été pour un autre. Les domestiques, prenant pitié de son misérable état, s’empressèrent de nous aider ; la petite chambre ne tarda pas à être prête, et deux hommes le portèrent, bien enveloppé, de l’autre côté de la cour, y mettant une douceur et une bonté qui faisaient plaisir à voir, et croyant ranimer son courage en l’appelant leur « vieux camarade. » Charley dirigeait les opérations et se multipliait pour porter dans la chambre du malade tout ce que nous pûmes imaginer d’utile ou de confortable ; mon tuteur le vit lui-même avant de se coucher ; et quand il revint au grognoir pour écrire la lettre qu’un messager devait porter le lendemain matin à l’un des administrateurs de l’hôpital, il me dit que Jo semblait plus tranquille et paraissait vouloir dormir. « On avait fermé sa porte en dehors, ajouta-t-il, au cas où le délire le reprendrait. » En tout cas, les choses étaient arrangées de façon qu’il ne pût pas bouger sans que le moindre bruit fût entendu.

Éva gardait la chambre à cause d’un gros rhume, et M. Skimpole resta seul pendant tout le temps que nous nous occupâmes de notre malade ; il se mit au piano, joua des fragments d’airs pathétiques et chanta quelques morceaux avec la plus grande expression, ainsi que nous pûmes en juger, même à distance. « Il faut, dit-il quand nous rentrâmes au salon, que je vous chante une petite ballade qui me revient dans la tête à propos de notre jeune ami ; ballade qui a pour sujet un pauvre orphelin, errant sur la terre où il n’a pas d’asile, et qui me fait toujours pleurer. »

Il fut extrêmement gai tout le reste de la soirée, avouant avec franchise que rien ne le disposait à gazouiller comme de se voir entouré de gens si admirablement doués pour les affaires. Il but son négus à la santé de notre jeune ami, destiné peut-être, disait-il, à devenir, comme Whittington, lord-maire de Londres. Il ne doutait pas qu’alors, se souvenant d’aujourd’hui, le chef de la Cité ne fondât l’hôpital Jarndyce, l’aumônerie Summerson et n’instituât une corporation chargée de faire tous les ans un pèlerinage à Saint-Alban.

À son dernier rapport, Charley nous avait dit que Jo était plus calme. Je voyais, de ma fenêtre, brûler paisiblement la bougie de la lanterne qu’on lui avait laissée ; et je me couchai tout heureuse en pensant qu’il allait mieux et qu’il avait un abri.

Je fus réveillée un peu avant le jour par un mouvement inusité dans la maison ; tandis que je m’habillais, ayant regardé par la fenêtre, je demandai à l’un des hommes qui, la veille, avaient montré le plus d’empressement à s’occuper du malade, s’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire.

«  C’est ce pauvre gars, miss, répondit-il.

— Est-ce qu’il est plus mal qu’hier ?

— C’est fini, miss.

— Il est mort !

— Non, il s’est sauvé. »

Comment et à quelle heure, c’est ce qu’on ne pouvait savoir ; la porte était close, la fenêtre était fermée, la lanterne à sa place ; il n’avait pu s’enfuir que par une trappe, qui du plancher communiquait avec une remise ouverte ; mais la trappe était baissée et rien n’annonçait qu’on eût passé par là. Toutefois, aucun objet n’ayant été dérobé, nous supposâmes que le malheureux, dans un accès de délire, attiré vers un but imaginaire ou poursuivi par une terreur maladive, s’était enfui, après avoir soigneusement refermé la trappe pour détourner les soupçons. Quant à M. Skimpole, loin de partager l’inquiétude que nous causait l’état de ce pauvre Jo, il supposait que notre jeune ami, ayant enfin compris la mauvaise nature de son mal, avait, avec une politesse naturelle digne d’éloges, quitté des hôtes qu’il mettait en danger.

On courut aussitôt dans toutes les directions, fouillant dans tous les coins, visitait les masures, examinant les fours, questionnant les deux femmes, qui ne nous répondirent que par leur étonnement, dont la sincérité ne pouvait être mise en doute. Il avait plu trop fort pour que la trace des pas fût restée sur le sol ; les fossés, les haies, les murailles, les tas de foin, les meules de blé, tout fut inspecté à plusieurs milles à la ronde, mais rien ne put indiquer la route qu’il avait prise.

Les recherches continuèrent pendant cinq jours, et se prolongèrent probablement au delà, mais mon attention fut détournée de ce qui se passait au dehors par un événement dont ma mémoire a dû garder le souvenir.

Comme j’étais assise en face de Charley qui prenait sa leçon d’écriture, je sentis remuer la table ; et levant les yeux, je vis ma petite femme de chambre qui tremblait de la tête aux pieds. « Est-ce que tu as froid ? lui demandai-je.

— Oui, miss, et je ne sais pas ce que j’ai ; c’est malgré moi que je tremble ; ça m’a pris hier à la même heure ; je crois bien que je suis malade ; nais ne vous inquiétez pas. »

J’entendis la voix d’Éva dans l’escalier et je me précipitai vers la porte que je fermai ; il était temps, car j’avais encore la main sur la clef au moment où elle frappait. Elle m’appela pour lui ouvrir. « Pas maintenant, chérie, lui répondis-je ; allez-vous-en, j’irai bientôt vous rejoindre. » Hélas ! il devait s’écouler bien des jours avant que ma chère fille et moi nous pussions nous retrouver.

Charley tomba malade ; douze heures après elle était au plus mal ; je la transportai dans ma chambre, la couchai dans mon lit et m’installai auprès d’elle. Je prévins mon tuteur et lui dis pourquoi je désirais avant tout n’avoir aucun rapport avec Éva. Les premiers jours, elle vint souvent à ma porte et me reprocha en pleurant de ne pas lui ouvrir ; je lui écrivis longuement pour la supplier, au nom de la vive tendresse qu’elle ressentait pour moi, de ne pas même approcher de ma chambre, et de s’en tenir à me parler du jardin. Elle venait donc fréquemment sous ma fenêtre, et si j’avais toujours aimé à l’entendre, combien sa voix m’était douce quand je l’écoutais, cachée derrière le rideau que je n’osais pas ouvrir ! combien surtout elle me sembla précieuse pendant ces jours d’épreuve !

On mit un lit pour moi dans notre petit salon ; j’ouvris la porte qui donnait dans ma chambre, et ces deux pièces je n’en fis qu’une, pour avoir plus d’air autour de la malade ; Éva n’habitait plus cette partie de la maison, et, malgré la bonne volonté de nos servantes, qui auraient été heureuses de me seconder auprès de Charley, je pensai qu’il valait mieux choisir une bonne femme du voisinage, qui ne verrait pas Éva, et en qui je pouvais avoir toute confiance.

La maladie de Charley devenait de plus en plus grave, et la pauvre petite fut en danger pendant longtemps ; elle était si patiente et montrait tant de courage, que bien des fois, tandis qu’elle appuyait sa tête sur mon bras, seule attitude où elle trouvât le repos, je demandai à notre Père qui est aux cieux, de ne pas oublier l’exemple que me donnait cette chère enfant.

J’avais d’abord été bien triste en songeant qu’elle serait défigurée ; elle était si jolie avec ses joues à fossettes ! mais cette pensée fit bientôt place à une plus vive inquiétude ; et, lorsque j’écoutais son délire, je me demandais comment je ferais pour apprendre à son frère et à sa sœur que l’enfant qui avait trouvé dans son amour la force de leur servir de mère, était morte.

Quand elle avait sa raison, elle causait de Tom et d’Emma, leur envoyait toute sa tendresse et me disait que bien sûr un jour Tom serait un bon garçon ; puis elle me parlait des dernières lectures qu’elle avait faites à son père afin de le consoler ; du fils unique de la veuve que l’on allait enterrer ; de la fille du centurion qu’une main divine avait ressuscitée ; et ajoutait que, lorsque son père était mort, elle avait demandé au bon Dieu de le ressusciter aussi et de le rendre à ses pauvres enfants ; que si elle venait à mourir, elle pensait que la même prière viendrait à l’esprit de Tom, et qu’alors je veuille bien lui dire qu’autrefois ces personnes-là avaient été rappelées à la vie, seulement pour nous apprendre qu’un jour nous ressusciterons dans le ciel.

Mais, soit qu’elle eût sa raison ou qu’elle fût en délire, jamais sa résignation et sa douceur ne l’abandonnèrent un instant ; que de fois je me rappelai le soir où, plein de confiance en Dieu, son pauvre père invoquait pour elle, avec ferveur, l’ange gardien qui devait veiller sur elle !

Charley ne mourut pas ; elle échappa lentement au péril et fut enfin convalescente ; peu à peu l’espoir qu’elle ne serait pas défigurée gagna plus de consistance, et j’eus la satisfaction de lui voir reprendre sa fraîcheur et ses traits d’autrefois.

Ce fut un grand jour lorsque je pus annoncer à Éva la convalescence de Charley ; et ce fut aussi un beau soir que celui où, tout à fait guérie, la pauvre enfant quitta sa chambre et vint prendre le thé avec moi dans la petite pièce voisine ; mais, ce soir-là, je fus à mon tour saisie par le frisson. Charley était couchée ; elle dormait paisiblement quand je n’eus plus aucun doute sur la nature du mal dont je me sentais atteinte. Le lendemain matin, je me trouvai assez bien pour me lever de bonne heure afin de répondre à Éva, qui était sous ma fenêtre et m’envoyait son bonjour ; mais j’avais un vague souvenir de m’être promenée la nuit dans ma chambre sous l’influence de la fièvre ; et j’éprouvais comme une plénitude intérieure, une sensation bizarre qui me faisait croire à une enflure générale ; enfin, dans la soirée, je devins tellement malade, que je résolus d’en avertir Charley.

«  Te voilà tout à fait bien ? lui dis-je.

— Tout à fait, répondit-elle.

— Assez bien pour que je te confie un secret ?

— Oui, miss, » répliqua joyeusement la chère enfant ; mais aussitôt sa figure s’attrista, car elle voyait sur la mienne ce que j’avais à lui dire, et, se jetant dans mes bras, elle s’écria tout en larmes : « C’est ma faute, oh ! mon Dieu ! vous êtes malade à cause de moi ; » et bien d’autres paroles qui s’échappaient de son cœur.

«  Maintenant, continuai-je, c’est sur toi que repose toute ma confiance, et, pour ne pas la tromper, il faut que tu sois aussi calme et aussi forte pour moi que tu l’as été pour toi-même.

— Laissez-moi pleurer encore un peu, dit-elle, rien qu’un peu, et je serai bien sage après, chère miss ! »

Les larmes me viennent aux yeux quand je me rappelle avec quelle affection et quel dévouement elle m’embrassa en me faisant cette promesse. Je la laissai donc pleurer comme elle voulut, et cela nous fit du bien à toutes les deux.

«  À présent, dit-elle avec calme, si vous voulez me dire tout ce que j’aurai à faire, je vous écoute, chère miss.

— Pour l’instant, c’est peu de chose, mon enfant ; quand le docteur va venir, je lui dirai que je me sens un peu malade et que c’est toi que je prends pour me soigner. »

La chère petite me remercia de tout son cœur.

«  Et, poursuivis-je, quand tu entendras miss Éva dans le jardin, si je ne peux pas me lever pour aller à la fenêtre, tu lui diras que je repose, que j’étais lasse et que je me suis endormie ; reste auprès de moi tout le temps ; et surtout, Charley, que personne ne mette le pied dans ma chambre. »

Elle me promit tout cela, et je me couchai, car j’étais accablée ; je demandai au docteur de ne pas annoncer dans la maison que j’étais malade ; il se rendit à ma prière ; la nuit vint et fut mauvaise ; mais au matin je pus encore aller à la fenêtre pour parler à Éva. Le lendemain, elle m’appela comme toujours… Oh ! que sa voix me parut douce ! je priai Charley de lui dire que j’étais endormie (la parole me devenait très-pénible) ; j’entendis Éva lui répondre :

«  Ne l’éveille pas, Charley, prends bien garde.

— Quel air avait-elle ? demandai-je.

— Un peu contrarié, répliqua Charley en jetant un coup d’œil à travers les rideaux.

— Mais je suis sûre qu’elle est toujours bien belle, n’est-ce pas.

— Oh ! je crois bien, miss ;… elle est toujours là à regarder votre fenêtre.

«  Charley, quand elle saura que je suis malade, elle voudra venir auprès de moi ; empêche-la d’entrer, si tu m’aimes, car je mourrai si elle me regarde un seul instant.

— Elle n’entrera pas, soyez tranquille ; non, non, je vous le promets !

— Bien, Charley, je me fie à toi ; et maintenant viens t’asseoir près de mon lit ; donne-moi ta main, que je la sente ; je ne te vois plus, enfant ; je suis aveugle, Charley. »