Bleak-House/57

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Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 281-294).

CHAPITRE XXVII.

Narration d’Esther.

J’étais dans mon premier sommeil quand mon tuteur vint frapper à ma porte et me pria de me lever tout de suite, en répondant à mes questions précipitées qu’on avait tout révélé au baronnet ; que ma mère s’était enfuie, que M. Bucket avait mission de la chercher, de l’assurer du pardon complet de sir Leicester, de la ramener, et qu’il venait me prendre pour aller avec lui, dans l’espoir que mes paroles auraient sur milady plus d’influence que les siennes.

Je m’habillai en toute hâte et vins rejoindre M. Bucket ; il me lut à voix basse la lettre que ma mère avait laissée sur sa table, et, dix minutes après mon réveil, j’étais assise à côté de lui dans une voiture qui nous emportait rapidement.

M. Bucket m’expliqua l’importance qu’il attachait à mes réponses ; et après m’avoir demandé si j’avais eu souvent l’occasion de parler à milady, à quelle époque et dans quel lieu s’était passée notre dernière entrevue, comment l’un de mes mouchoirs se trouvait entre ses mains, il me pria de chercher dans mon esprit quelle était la personne qui lui inspirait assez de confiance pour que l’on pût croire qu’elle fût allée chez elle. Je ne pensai d’abord qu’à mon tuteur ; mais je finis par désigner M. Boythorn, dont je me rappelai tout à coup le respect chevaleresque pour le nom de milady, ses premiers engagements avec la sœur de ma mère, et l’influence mystérieuse que les aventures de milady avaient exercée sur la vie de ce gentleman.

« Je sais maintenant quelle direction nous allons suivre, » me dit Bucket après avoir réfléchi quelques minutes ; je crois même qu’il me parla de son plan ; mais j’étais si troublée que je ne compris pas ses paroles.

Il y avait peu de temps que nous étions partis, lorsque nous nous arrêtâmes dans une rue détournée, devant la porte d’une maison qui me parut être un lieu public, et où M. Bucket m’ayant fait entrer, m’approcha un fauteuil qu’il plaça devant un bon feu ; deux officiers de police en uniforme, très-différents des individus que nous rencontrâmes toute la nuit, écrivaient au milieu d’un calme profond que rien ne venait troubler, si ce n’est de temps en temps un coup frappé à quelque porte souterraine, sans que ni l’un ni l’autre y fît attention. Un troisième agent fut appelé ; M. Bucket lui donna tout bas ses ordres, et il sortit pendant que les deux autres écrivirent le signalement de ma mère, dont on me donna connaissance, et qui était vraiment d’une extrême fidélité. L’un de ces signalements fut donné à un quatrième agent, qui partit comme son prédécesseur ; les deux officiers reprirent leurs écritures ; et bien que tout cela se fût expédié avec une rapidité singulière, personne n’avait eu l’air de se presser.

« Êtes-vous bien enveloppée, miss Summerson ? me demanda M. Bucket en se chauffant les pieds l’un après l’autre. Il fait un froid excessif, et c’est une nuit bien rude pour une femme. »

Je lui répondis que je m’inquiétais peu du froid ; que j’étais d’ailleurs chaudement vêtue.

« Notre course peut être longue, reprit-il ; mais l’important est que nous réussissions.

— Dieu le veuille ! répondis-je.

— Ne vous tourmentez pas, me dit-il en me faisant un signe de tête encourageant ; plus vous serez calme, et mieux cela vaudra pour tout le monde. »

Il était vraiment bon et attentif pour moi, et tandis qu’il chauffait les semelles de ses bottes en se frottant la figure de son index, je me sentis rassurée par sa physionomie pleine de sagacité. Un moment après, j’entendis une voiture s’arrêter à la porte ; il était deux heures moins un quart ; M. Bucket m’offrit son bras et me conduisit à un phaéton attelé de deux chevaux de poste, m’installa dans l’intérieur et monta sur le siége ; l’un des agents lui remit une lanterne sourde qu’il lui avait demandée, il dit quelques mots au postillon et nous partîmes.

Je croyais rêver ; nous allions tellement vite et nous franchissions des rues si tortueuses et qui m’étaient si peu familières, que je ne savais plus où je me trouvais ; tout ce que je puis dire, c’est que nous traversâmes plusieurs fois la Tamise et qu’il me sembla que nous descendions au bord de l’eau, que nous étions entourés de bassins, de ponts volants, d’entrepôts de mâts et de navires ; à la fin, nous nous arrêtâmes dans un endroit vaseux que le vent de la rivière n’avait pas désinfecté. À la lueur de sa lanterne, je vis M. Bucket en conférence avec plusieurs individus, qui ressemblaient à la fois à des agents de police et à des mariniers ; sur le mur auprès duquel se tenaient ces hommes, je distinguai le mot : Noyés, et je compris l’affreux soupçon qu’avait conçu M. Bucket ; je fis un violent effort sur moi-même et je parvins à conserver mon sang-froid ; mais je n’oublierai jamais tout ce que j’ai souffert dans cet horrible lieu. Un homme, couvert de boue, ayant un chapeau et de grandes bottes de cuir bouilli, vint parler à M. Bucket ; tous les deux descendirent quelques marches glissantes, et reparurent quelques instants après, essuyant leurs mains sur leurs habits, comme s’ils avaient touché quelque chose de mouillé ; grâce à Dieu, ce n’était pas ce que je craignais ; l’inspecteur de police entra dans un bâtiment qui se trouvait là ; je restai seule avec le postillon, qui marchait auprès de la voiture pour se réchauffer, et il me semblait à chaque instant que la marée montante, dont j’entendais les flots venir se briser contre le mur, allait rejeter le cadavre de ma mère sur la boue du rivage. M. Bucket sortit de la maison en recommandant à ses hommes de veiller avec soin, et remonta sur le siége. « Que tout cela ne vous effraye pas, miss Summerson, me dit-il ; je ne suis venu ici que pour voir par moi-même si tout marchait convenablement. » Et les chevaux repartirent avec la rapidité de l’éclair. Nous nous arrêtâmes une seconde à un autre bureau de police, et nous traversâmes de nouveau la Tamise. La vigilance de M. Bucket ne s’était pas ralentie un seul moment depuis notre départ ; mais il me sembla redoubler d’attention quand nous passâmes sur le pont ; il se leva pour voir par-dessus le parapet, descendit pour examiner une femme qui se croisait avec nous, et regarda l’abîme avec un visage qui me fit défaillir ; la rivière était si sombre et si mystérieuse, elle tombait si rapidement entre ses rives, et se gonflait pour soulever tant de formes indécises qui ressemblaient à des cadavres, que je ne l’ai jamais revue depuis cette époque, sans éprouver chaque fois mes impressions d’alors ; pour moi, le gaz brûle toujours tristement sur les ponts ; le vent glacé tourbillonne autour d’une femme sans asile auprès de laquelle nous passons, le bruit monotone des rues frappe encore mon oreille, et je vois, à la lueur blafarde que projettent les lanternes de la voiture, un pâle visage s’élever au-dessus des flots.

Nous sortîmes de Londres, et je reconnus la route de Saint-Alban qui m’était si familière ; à Barnet les chevaux étaient prêts. Nous relayâmes sans perdre un seul instant ; la campagne était couverte de neige et il faisait bien froid.

« Une de vos vieilles connaissances que cette route, miss Summerson, me dit gaiement M. Bucket.

— Oui, répondis-je ; avez-vous découvert quelque chose ?

— Non, me dit-il ; mais il est encore de bonne heure. »

Il entrait dans chaque auberge que nous rencontrions, et descendait aux barrières pour parler aux gardiens ; partout je l’entendais faire servir à boire, donner de l’argent, faire l’aimable et rire avec tous ; mais quand il remontait sur le siége il redevenait sérieux et vigilant, et répétait au postillon d’une voix pressante : « Plus vite, mon ami, plus vite. »

Avec tous ces temps d’arrêt, malgré la rapidité de notre course, il était près de six heures, que nous étions encore à plusieurs, milles de Saint-Alban.

« Prenez cela, miss Summerson, me dit M. Bucket en m’apportant une tasse de thé de l’auberge d’où il sortait ; vous vous en trouverez bien ; vous commencez à vous remettre, vous avez d’abord été troublée ; Seigneur, il y avait de quoi ! Mais tout va bien ; elle est sur cette route, et nous allons la rejoindre. »

Un cri de joie fut sur le point de m’échapper ; mais il porta son doigt à sa bouche, et mon exclamation expira sur mes lèvres.

« On l’a vue ici entre huit et neuf ; elle était à pied ; on me l’avait dit au péage d’Highgate, mais je n’en étais pas sûr ; maintenant elle est devant nous, j’en suis certain. Reprenez cette tasse, brave homme, et voyez si de l’autre main vous pouvez recevoir une demi-couronne ; à merveille ! et maintenant, postillon, au grand galop, s’il vous plaît. »

Nous fûmes bientôt à Saint-Alban, où nous descendîmes. Après avoir donné l’ordre de préparer les chevaux, mon compagnon m’offrit son bras, et nous nous dirigeâmes vers Bleak-House.

« Je voudrais savoir, me dit M. Bucket, si, par hasard, elle n’est pas venue vous demander, ce qui serait possible, car elle doit ignorer que vous vous trouvez à Londres, ainsi que M. Jarndyce ; vous rappelez-vous qu’un soir vous remontiez cette colline avec votre petite bonne et le pauvre Jo, qu’ils appelaient Dur-à-cuire ?

— Comment savez-vous cela ?

— Vous avez rencontré là-bas un homme que vous avez laissé sur la route.

— Je me le rappelle fort bien.

— C’était moi ; je surveillais précisément ce pauvre garçon, et je revenais de la tuilerie quand je le vis avec vous.

— Avait-il commis quelque délit ?

— Aucun, répondit M. Bucket en ôtant froidement son chapeau ; c’était tout simplement au sujet de lady Dedlock ; il avait jasé plus qu’il ne fallait d’un petit service pour lequel feu M. Tulkinghorn lui avait donné quelque argent, et il était impossible de tolérer pareille chose ; on lui avait enjoint de quitter Londres, et je venais lui dire non-seulement de ne jamais y rentrer, mais encore de ne pas même en approcher.

— Pauvre garçon !

— Pauvre, en effet ; toutes les misères à la fois, répondit M. Bucket ; mais le voir entrer chez vous, c’était trop fort, et je me trouvais collé.

— Pourquoi cela ?

— Parce que chez vous il aurait jasé plus qu’ailleurs, et qu’il avait naturellement la langue un peu trop longue. »

Bien que je me rappelle aujourd’hui cette conversation, j’avais alors la tête si bouleversée, que je l’entendais à peine ; je comprenais seulement que M. Bucket parlait ainsi pour tâcher de me distraire, et que, tout en causant, il n’en poursuivait pas moins ses recherches avec la plus sérieuse attention.

« Il y a du feu de bon matin dans la cuisine de Bleak-House, dit-il, cela fait l’éloge des serviteurs. » Et comme nous nous trouvions en face de la maison, il leva les yeux vers les fenêtres du premier étage, et me demanda, en regardant celles de M. Skimpole, si nous mettions toujours ce vieux jeune homme coucher dans la même chambre.

— Vous connaissez M. Skimpole ? lui dis-je.

— Et son autre nom, reprit-il ; John ou Jacob ?

— Harold, répondis-je.

— Un drôle de pistolet, répliqua M. Bucket.

— Une singulière nature.

— Qui ne connaît pas la valeur de l’argent, mais qui l’empoche à merveille. C’est par lui que j’ai su où était Jo ; je jette une petite pierre dans cette fenêtre où j’aperçois une ombre ; elle s’ouvre aussitôt ; je devine que c’est mon homme ; je cause avec lui un instant, et quand je l’ai bien compris, je lui dis que je considérerais un billet de cinq livres comme parfaitement employé si je pouvais débarrasser la maison du misérable qui est pour elle un danger, toutefois sans faire le moindre bruit. « À quoi bon parler de cinq livres ? dit-il ; je ne connais rien à l’argent. » De plus en plus sûr de mon fait, je roule le billet de cinq livres autour d’une pierre et je le lui envoie. « Mais je ne saurai qu’en faire, me répondit-il en riant : — Vous le dépenserez, » lui dis-je. Et c’est ainsi que le pauvre Jo est retombé entre mes mains. »

Je regardai cela comme une trahison envers M. Jarndyce, et je trouvai que M. Skimpole avait dépassé toutes les bornes de l’enfantillage.

« Permettez-moi, miss Summerson, de vous donner un conseil qui ne vous sera pas inutile lorsque vous serez mariée. Toutes les fois que vous entendrez dire à quelqu’un : « Je suis tellement simple, tellement désintéressé, que je ne connais rien à l’argent, prenez garde à votre bourse ; toutes les fois qu’on vous dira : « Je ne suis qu’un enfant en affaires, » et qu’on déclinera toute responsabilité de ses actes, classez-moi cette personne-là au no 1 des égoïstes, et vous ne vous tromperez pas ; quand on est de mauvaise foi dans une chose, on l’est tout du long, c’est une règle infaillible. Et sur ce, chère demoiselle, permettez que je sonne à cette porte, et revenons à notre affaire. »

Je ne crois pas qu’elle fût sortie de son esprit un seul instant ; à en juger par l’expression de sa figure, il y pensait tout autant que je pouvais y songer moi-même.

Les domestiques ne m’attendaient pas, et furent très-étonnés de me voir, surtout d’aussi bonne heure et en pareille compagnie ; les questions que je leur adressai augmentèrent leur surprise, mais personne n’était venu à Bleak-House ; leurs réponses ne laissaient pas le moindre doute à cet égard.

« Dans ce cas, miss Summerson, hâtons-nous d’aller au cottage de ce briquetier, reprit M. Bucket ; c’est à vous que je laisse le soin de questionner les gens que nous y trouverons ; faites-le tout simplement ; plus vous serez naturelle, plus nous aurons de chance de découvrir la vérité. »

Le cottage était fermé, personne n’y demeurait plus ; une voisine, accourue au bruit que nous faisions en frappant à la porte, nous dit que les deux femmes que je connaissais habitaient à présent une autre maison située près des fours, à côté du séchoir ; nous y allâmes aussitôt ; la porte était entr’ouverte, je la poussai, et nous entrâmes.

Jenny était absente ; l’enfant de son amie était couché et dormait dans un coin ; sa mère et les deux briquetiers déjeunaient. Liz se leva dès qu’elle m’eut aperçue, et les deux hommes, silencieux et maussades comme à l’ordinaire, me saluèrent d’un signe de tête ; ils échangèrent un coup d’œil en voyant entrer M. Bucket, et je fus étonnée de voir que Liz connaissait l’officier de police. Elle me présenta sa chaise ; mais j’allai m’asseoir sur un escabeau qui se trouvait auprès du feu, et M. Bucket s’installa sur le bout de la couchette. Maintenant qu’il me fallait parler et que je me trouvais avec des gens qui m’étaient peu familiers, je me sentis prise de vertige, et je ne pus retenir mes larmes.

« J’ai voyagé toute la nuit par le froid et la neige, dis-je à la pauvre Liz ; nous cherchons une dame…

— Qui est venue ici, interrompit M. Bucket en s’adressant aux deux hommes aussi bien qu’à la femme ; une lady qui est venue cette nuit dans cette maison, vous savez ce que je veux dire ?

— Qui vous a dit ça, que quelqu’un était venu ici ? demanda le mari de Jenny d’un air rogue et en toisant l’officier de police du regard.

— Un appelé Jackson, qui porte un gilet de velours bleu à boutons de nacre de perle, répondit M. Bucket.

— Y ferait mieux d’ s’occuper d’ses affaires que d’ se mêler de c’qui n’le regarde pas, grommela le briquetier entre ses dents.

— Il est sans place et n’a, je crois, pour le moment rien de mieux à faire que d’écouter ce que disent les autres, » répliqua l’officier de police pour excuser Jackson.

Liz était restée debout et me regardait avec hésitation ; elle avait certainement quelque chose à dire, et m’aurait parlé si elle l’avait osé, lorsque son mari, frappant violemment sur la table avec le manche de son couteau, lui ordonna de s’asseoir et de se mêler de ses affaires.

« J’aurais bien voulu voir Jenny, repris-je ; elle m’aurait dit tout ce qu’elle savait sur cette dame que j’ai tant besoin de rejoindre ; oh ! vous ne savez pas combien je désire la retrouver ! Où est Jenny ? sera-t-elle longtemps ? dites-le-moi, je vous en prie. »

La femme ne demandait pas mieux que de répondre ; mais son mari lui donna un coup de pied qu’il accompagna d’un juron, laissant à son camarade le soin de nous dire ce qui lui conviendrait.

« J’ n’aime pas que l’ beau monde vienne cheu moi, répliqua celui-ci après quelques instants de silence ; vous m’ l’avez déjà entendu dire, à c’que j’suppose ; j’vas pas dans leu maison, et j’trouve assez drôle qu’i’ ne puissent pas m’ laisser tranquille. Ça serait gentil, si j’allais dans leu château ; j’y ferais jolie figure ; malgré ça, je n’ me plains pas de vous voir autant que je m’ plains des autres, et j’ veux ben vous répondre, quoiqu’ ça me déplaise tout d’ même d’être traqué comme un blaireau. Vous me demandez où est Jenny ? elle est à Londres ; s’en r’viendra-t-elle bientôt ? mon Dieu ! non ; elle ne r’viendra que d’main.

— Est-ce cette nuit qu’elle est partie ? demandai-je encore.

— C’te nuit même, répondit l’homme d’un ton bourru.

— Mais elle était ici lorsque cette personne est arrivée ; que lui a dit cette dame, et quelle route a-t-elle prise ? Je vous en conjure, dites-le-moi, je suis si inquiète, si malheureuse ! il faut absolument que je le sache.

— Si not’ maître voulait me laisser parler… insinua Liz d’un air timide.

— Vot’ maître vous cassera le cou si vous vous mêlez de c’ qui n’ vous r’garde pas, » grommela son mari en ajoutant à ces paroles une violente imprécation.

Après une nouvelle pause, le mari de Jenny se tournant de mon côté, reprit d’un air maussade et comme à regret :

« Oui, Jenny était là quand c’te lady est venue ; et v’là c’ que lui a dit c’te dame : « Vous vous rapp’lez de moi, qu’elle lui a dit ; j’suis venue un jour vous parler de c’te jeune miss qui vous était venue voir ; et que j’vous ai donné queuqu’chose de gentil pour un mouchoir de poche qu’elle vous avait laissé. » Jenny s’en rappelait ben et nous tretous aussi. « C’te jeune miss est-elle maintenant à la maison ? qu’elle dit. — Non, » qu’on lui répond. C’te lady voyageait seule ; et si drôle que ça paraisse, elle a demandé de se reposer à l’endroit où qu’vous êtes, et y a resté plus d’une heure ; après quoi elle s’est levée pour partir, il pouvait être onze heures vingt minutes ; peut-être ben davantage ; nous n’avons pas de mont’ ni d’horloge pour savoir l’heure au juste. Quant à vous dire où c’ qu’elle a pu aller, ma foi ! j’ n’en savons rin. Elle est partie comme Jenny, l’une allait à Londres et l’autre en arrivait. C’est tout c’ que peux vous dire ; demandez plutôt à c’t homme ; i’ vous l’ dira comme moi.

— Est-ce que cette dame pleurait ? dis-je au briquetier.

— Diablement, répondit-il. Ses souliers et ses habits, c’est là c’ qui avait d’ pire ; quant au reste, elle n’était pas trop mal, à c’ qui m’a semblé voir. »

Liz avait les bras croisés et ne levait pas les yeux ; son mari avait tourné sa chaise en face d’elle, et posé sa large main sur la table, comme pour se tenir prêt à exécuter sa menace si elle venait à lui désobéir.

« J’espère, lui demandai-je, que vous permettrez à votre femme de répondre à cette question, et de me dire comment allait cette dame.

— Vous l’entendez, cria-t-il en s’adressant à Liz ; répondez vite, et qu’ ça finisse.

— Pas bien, répliqua la femme ; elle était pâle, exténuée, toute malade.

— A-t-elle parlé ?

— Pas beaucoup, elle avait la voix enrouée. »

La pauvre femme regardait, à chaque fois, son mari comme pour lui demander la permission de répondre.

« A-t-elle pris quelque chose ?

— Un peu d’eau seulement ; Jenny lui a donné du pain et du thé ; mais c’est à peine si elle y a touché des lèvres.

— Et lorsqu’elle est partie ?…

— Elle est allée drêt vers le nord, interrompit le mari de Jenny d’un air impatienté ; elle a pris la grand’route, demandez-le aux autres si vous n’ me croyez pas ; et maintenant tout est dit ; j’ n’en savons pas pus qu’ ça. »

Je regardai M. Bucket, et voyant qu’il était prêt à partir, je me disposai à le suivre, et pris congé des deux hommes après avoir remercié Liz.

« Milady leur a laissé sa montre, me dit l’officier de police quand nous fûmes sortis du cottage.

— L’avez-vous vue ? m’écriai-je.

— Non ; mais c’est tout comme. Le briquetier n’a-t-il pas parlé de vingt minutes, et ne s’est-il pas cru obligé de dire qu’il n’avait ni montre ni horloge ? Ils n’ont pas l’habitude de compter par minutes et de diviser le temps d’une manière aussi précise ; vous voyez que Sa Seigneurie leur a laissé sa montre, ou qu’ils la lui ont prise ; je pense plutôt qu’elle la leur a donnée ; mais dans quel but ? Si nous avions eu le temps, la seule chose qui nous manque, j’aurais trouvé le moyen de faire sortir cette pauvre Liz et de lui parler ; mais c’est une chance trop mince, en comparaison du temps qu’elle nous aurait fait perdre ; ils la surveillent de près, et chacun sait qu’une pauvre créature battue du matin au soir, couturée et meurtrie des pieds jusqu’à la tête, obéira quand même au mari qui la maltraite ainsi ; mais on nous cache quelque chose, et c’est fâcheux que l’autre femme ne se soit pas trouvée là.

— Je le regrette excessivement, répondis-je, car elle est très-reconnaissante, et je suis sûre qu’elle aurait cédé à mes prières.

— Il est possible, reprit M. Bucket après un instant de réflexion, que milady l’ait envoyée à Londres avec un mot pour vous, et qu’elle ait donné sa montre au mari pour qu’il consente à la laisser partir. C’est loin d’être une chose sûre ; mais enfin c’est possible ; toujours est-il que notre route est vers le nord ; en avant donc ! et tâchons d’être calmes. »

La neige avait commencé au point du jour et tombait à gros flocons ; le ciel était si sombre et cette neige si épaisse qu’on voyait à peine à quelques pas devant soi ; malgré un froid très-vif, les chemins étaient affreux et les chevaux glissaient dans une boue liquide, demi-glacée, qui craquait sous leurs fers, et où ils enfonçaient au point que nous fûmes obligés de nous arrêter pour les laisser reposer ; l’un d’eux tomba trois fois dans ce premier relais, et avait tant de peine à se soutenir, que le postillon, mit pied à terre pour le conduire par la bride. Je ne pouvais ni manger ni dormir ; la lenteur de notre marche me causait une irritation tellement vive, que j’éprouvais un désir inconcevable de descendre de voiture et de continuer la route à pied. Je me rendis cependant aux observations de M. Bucket et restai à ma place, tandis que, soutenu par l’intérêt de la poursuite, mon compagnon, toujours dispos, s’arrêtait à chaque maison qu’il voyait sur la route, se chauffait à tous les feux, parlait avec tout le monde comme avec d’anciennes connaissances, buvait à chaque auberge, causait avec les charretiers, le charron, le maréchal, le percepteur, ne perdant pas une minute ; et, remontant sur le siége, l’œil au guet, l’air sérieux, disait au postillon d’une voix calme et néanmoins pressante : « Partons, mon ami, partons ! »

Lorsque nous arrivâmes au second relais, il vint à moi en secouant la neige qui couvrait son manteau ; et, enfonçant dans la boue jusqu’à mi-jambe :

« Ne vous désolez pas, me dit-il ; rassurez-vous au contraire ; elle a passé par ici, elle a été vue, j’en suis sûr ; on vient de me dire la manière dont elle est habillée ; c’est on ne peut plus certain.

— Toujours à pied ? demandai-je.

— Toujours ; il est probable qu’elle se dirige vers la maison de ce gentleman dont vous m’avez parlé ; et cependant j’ai des doutes, en songeant qu’il demeure précisément à côté de Chesney-Wold.

— Je suis si peu au fait de ses habitudes, répondis-je, qu’il est très-possible qu’elle connaisse près d’ici quelque personne dont j’ignore l’existence.

— Vous avez raison ; mais, quoi qu’il en soit, ne pleurez pas, chère demoiselle, et faites tous vos efforts pour ne pas vous tourmenter. Allons, postillon, vite, mon ami, vite ! »

Le givre ne cessa pas de tomber pendant toute la journée, et se compliqua d’un brouillard épais qui commença de bonne heure et dura jusqu’au soir. Je n’ai jamais vu de chemins aussi horribles ; je croyais parfois que nous avions quitté la route et que nous nous trouvions dans les terres labourées ou bien dans un marais ; j’avais perdu toute idée de la durée du temps ; il me semblait que j’étais partie depuis une époque dont je n’avais plus le souvenir, et que j’avais éprouvé toute ma vie l’anxiété où je me trouvais alors.

À mesure que nous avancions, je sentais vaguement que la confiance de M. Bucket s’ébranlait de plus en plus. Il conservait sa verve et sa gaieté avec les gens qu’il trouvait sur la route ; mais il reprenait sa place d’un air plus grave, et passa son doigt sur ses lèvres pendant tout un relais avec un sentiment d’inquiétude évidente ; je l’entendais demander aux conducteurs de diligences, aux cochers, aux charretiers, à tous ceux qui venaient à nous, quelles étaient les personnes qui se trouvaient dans les voitures qu’ils avaient rencontrées, et leurs réponses n’étaient pas encourageantes.

Enfin, quand nous changeâmes de chevaux, il me dit qu’il avait perdu depuis si longtemps la trace de milady, qu’il commençait à en être étonné. Tant qu’il n’avait fait que la perdre un instant pour la retrouver ensuite, il ne s’en était pas inquiété ; mais elle avait disparu tout à coup, et depuis lors il n’avait trouvé personne qui eût même aperçu les vêtements qu’on lui avait signalés. « Toutefois, me dit-il, ne désespérez pas ; il est probable qu’au premier relais nous serons remis sur la voie. »

Mais arrivés à la poste, point de renseignement nouveau. C’était une auberge solitaire et spacieuse, une maison confortable et massive, avec un large portail sous lequel notre voiture était à peine entrée, que l’hôtesse vint avec ses trois filles m’engager à descendre et à prendre quelque chose pendant qu’on préparerait les chevaux. Je ne crus pas pouvoir refuser, et j’accompagnai cette excellente femme dans une chambre située au premier étage, où elle me laissa près d’une cheminée avec un grand feu. Cette pièce, je m’en souviens encore, donnait d’un côté sur la cour où les palefreniers enlevaient les harnais aux pauvres bêtes fatiguées et couvertes de boue, qui nous avaient amenées ; le chemin de traverse sur lequel ouvrait cette cour, s’apercevait par la grande porte où se balançait l’enseigne de l’auberge, et se revoyait un peu plus loin fuyant vers la campagne ; tandis que, par l’autre fenêtre de la chambre, on découvrait un bois de sapins dont les branches laissaient goutter silencieusement la neige dont elles étaient couvertes. Le jour s’en allait, et la flamme du foyer, en se reflétant sur les vitres, rendait plus lugubre encore, par son contraste, l’ombre qui se répandait partout. Je regardais ce tapis de neige étendu sous les arbres, miné lentement par les gouttes d’eau que laissaient tomber les feuilles ; je revoyais en même temps la figure maternelle de mon hôtesse qui m’avait accueillie, entourée de ses trois filles, et je pensais à ma mère couchée dans ce linceul de glace, qui sait ? mourant peut-être au fond d’un bois.

J’eus peur ; la bonne hôtesse était auprès de moi, et je me souviens qu’avant de tomber dans ses bras, je fis tous mes efforts pour ne pas m’évanouir. On m’étendit sur un canapé qu’on approcha du feu ; on m’entoura de coussins, et l’excellente femme essaya de me persuader que je devais me mettre au lit jusqu’au lendemain matin ; mais j’éprouvai une frayeur si vive en pensant qu’on voulait me retenir, qu’elle rétracta ses paroles ; et il fut convenu, par une sorte de compromis, que je prendrais seulement une demi-heure de repos.

C’était une bonne créature qui, avec l’aide de ses filles, me prodigua tous ses soins ; je devais prendre un peu de soupe, disait-elle, et manger un blanc de poulet bouilli, pendant que M. Bucket se séchait et dînait dans la grande salle ; mais cela me fut impossible, et je ne pus avaler qu’un peu de vin chaud avec une bouchée de pain grillé ; je n’en fus pas moins récompensée de la complaisance que j’y avais mise par le bien que j’en ressentis.

Au bout d’une demi-heure, la voiture se retrouva sous le portail ; on m’y conduisit bien enveloppée, bien réchauffée, surtout encouragée par la bienveillance dont j’avais été l’objet, et certaine d’avoir la force de continuer ma route. Au moment où nous allions partir, l’aînée des trois sœurs, charmante comme les deux autres, une jeune fille de dix-neuf ans, qui allait bientôt se marier, monta sur le marchepied de la voiture et m’embrassa ; je ne l’ai pas revue depuis lors ; mais je l’ai toujours comptée au nombre de mes amies.

La lumière qu’on voyait par les fenêtres de l’auberge, et qui brillait au milieu des ténèbres extérieures ne tarda pas à disparaître, et nous roulâmes de nouveau dans la boue et dans la neige. Mon compagnon, que j’avais vu la pipe à la bouche dans la salle de l’auberge, avait, à ma demande, continué de fumer sur le siége de la voiture, et paraissait plus disposé que jamais à parler à tout le monde ; il avait allumé sa petite lanterne, et se retournait souvent pour voir comment j’étais. J’avais laissé ouverte la fenêtre pliante du phaéton ; il me semblait qu’en la fermant, j’aurais chassé toute espérance.

Au relais suivant, je compris à sa figure plus sombre qu’il n’avait rien découvert, ni rien appris d’utile ; mais il revint l’instant d’après, sa lanterne à la main, et s’approcha de la voiture avec un visage rayonnant.

« Est-elle ici ? m’écriai-je.

— Non, non, chère demoiselle ; ne vous faites pas d’illusion ; je n’ai rencontré personne ; mais je sais maintenant la route qu’il nous faut prendre. Ainsi donc ne vous inquiétez pas de celle que nous allons suivre ; vous me connaissez, je suis l’inspecteur Bucket ; ayez confiance en moi, ajouta-t-il en secouant la neige qui s’attachait à ses cheveux et à ses sourcils. Nous avons été trop loin ; mais c’est égal ; rassurez-vous ; voici quatre chevaux qu’on met au phaéton… Vite ! mon ami, vite ! et du côté de Londres.

— Nous retournons à Londres ? m’écriai-je.

— Oui, miss Summerson, et le plus vite possible ; n’ayez pas peur, je la rattraperai, c’est de l’autre que je parle ; n’est-ce pas Jenny que vous l’appelez ? Vite, vite, postillon ! six francs de guides. En route, et dépêchons !

— Pensez à celle que nous cherchons, lui dis-je en lui prenant la main ; vous ne pouvez pas l’abandonner par un temps pareil, la nuit, et dans l’état de désespoir où nous la connaissons.

— Ne craignez rien, chère demoiselle ; soyez tranquille ; mais c’est l’autre qu’il faut suivre à présent. À vos chevaux, postillon ! qu’un courrier parte en avant pour que le prochain relais soit préparé lorsque nous y arriverons, et qu’il envoie un autre courrier à la poste suivante. Ne vous effrayez pas, ma pauvre amie ; tout va bien ; pardonnez-moi d’être aussi familier ; comptez sur ma vieille expérience ; je ne peux pas vous en dire davantage quant à présent ; mais vous me connaissez et vous ne doutez pas de moi. »

Je lui répondis que certainement il savait mieux qu’un autre ce que nous avions à faire ; mais était-il bien sûr de ne pas se tromper ? et ne pouvais-je pas, tandis qu’il irait à Londres, poursuivre ma route vers le nord à la recherche de… ma mère ? lui dis-je, dans ma détresse, en lui prenant une seconde fois la main.

« Je le sais, chère demoiselle, je le sais ; croyez-vous que je voudrais vous tromper, moi, l’inspecteur Bucket ; ne me connaissez-vous pas ? Allons, reprenez courage, et soyez sûre que je tiendrai la promesse que je vous ai faite ainsi qu’au baronnet sir Leicester Dedlock. »

Et nous suivîmes de nouveau la triste route que nous venions de parcourir, broyant le givre et délayant la neige qui rejaillissait autour de nous comme l’eau battue par la roue d’un moulin.