Bleak-House/62

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 340-349).

CHAPITRE XXXII.

Une autre découverte.

Ce soir-là je n’eus le courage de voir personne ; je n’eus pas même celui de me regarder ; j’avais peur des reproches que mes larmes pourraient m’adresser. Je montai dans ma chambre, je fis ma prière et je me couchai sans y voir ; je n’avais pas besoin de lumière pour lire la lettre de M. Jarndyce, car je la savais par cœur. C’est là que je la pris, dans mon cœur où je l’avais serrée : j’en fis la lecture à la clarté de l’amour loyal et pur qui y éclatait à chaque mot, et, avant de m’endormir, je la mis avec moi sur mon oreiller.

Le lendemain, je me levai de bonne heure et j’appelai Charley pour aller faire un tour de promenade. Nous rapportâmes des fleurs pour embellir le déjeuner ; nous les arrangeâmes avec soin, tout en nous dépêchant le plus possible ; et comme il nous restait encore beaucoup de temps avant qu’on se mît à table, je proposai à Charley de lui donner une leçon. La chère enfant, chez qui l’article grammaire était toujours très-défectueux, accueillit ma proposition avec joie, et nous y apportâmes toutes les deux autant d’application que d’empressement.

Mon tuteur, en entrant dans la salle à manger, s’écria que j’étais aussi fraîche que mes roses ; et mistress Woodcourt nous récita, puis traduisit, pour notre intelligence, un passage du Mewlinwillinwodd, où il était question d’une montagne surmontée du soleil : c’était moi qui étais la splendide montagne, selon cette chère dame.

Tout cela était si gracieux, que j’en ressemblai d’autant plus à la montagne rougie par les premiers feux du jour. Après le déjeuner, je guettai le moment où mon tuteur se retrouva dans son cabinet (la pièce où nous avions passé, M. Woodcourt et moi, la soirée précédente) ; j’entre-bâillai la porte, il était seul ; et, m’excusant d’entrer avec mon trousseau de clefs, je m’approchai de la table où il répondait en ce moment à plusieurs lettres que le facteur venait de lui apporter.

« Dame Durden, me dit-il, vous avez besoin d’argent ?

— Non vraiment, tuteur ; j’en ai encore les mains pleines.

— Il n’y a jamais eu pareille petite femme pour l’ordre et l’économie, » répliqua M. Jarndyce. Il posa sa plume et s’étendit dans son fauteuil en me regardant. J’ai souvent parlé de sa figure rayonnante, mais je ne crois pas lui avoir jamais vu l’air si bon et si radieux. Il y avait sur son visage l’expression d’un bonheur si élevé, que je me dis en moi-même : « Il a fait ce matin quelque belle action. »

« Non, jamais, continua-t-il en souriant, jamais on ne trouvera semblable petite femme pour faire durer l’argent !

— Tuteur, lui dis-je, j’aurais besoin de vous parler. Avez-vous à me reprocher quelque négligence ?

— À vous, Esther ?

— Ai-je bien été ce que j’avais l’intention d’être, depuis… que je vous ai remis la réponse à votre lettre, tuteur ?

— Vous avez été tout ce que je pouvais désirer, mon enfant.

— Je suis bien heureuse de vous l’entendre dire. Vous m’avez demandé alors si c’était la maîtresse de Bleak-House qui apportait la lettre, et j’ai répondu : Oui. »

Mon tuteur avait passé son bras autour de ma taille, comme pour me protéger contre quelque chose, et me regardait toujours en souriant.

« Depuis lors, repris-je, vous ne m’avez parlé qu’une seule fois de Bleak-House. »

— Et pour vous dire qu’elle diminuait rapidement ; ce qui est bien vrai, mon Esther.

— Cher tuteur, je sais combien vous avez pris part à mes derniers chagrins et quels égards vous avez eus pour moi en cette occasion comme en toute circonstance. Mais comme il y a déjà longtemps que ce malheur est arrivé, et que c’est aujourd’hui seulement que vous avez dit que vous me trouviez tout à fait remise, peut-être attendez-vous que je vous reparle du sujet de la lettre, et il est possible que ce soit à moi de le faire. Je serai la maîtresse de Bleak-House quand vous voudrez, tuteur.

— Voyez, répondit-il gaiement, la sympathie qui existe entre nous. Je n’ai que cela dans la tête, avec ce pauvre Rick pourtant, dont la position m’est toujours présente à l’esprit ; j’y pensais lorsque vous êtes entrée. Eh bien ! quand donnerons-nous sa maîtresse à Bleak-House, petite femme ?

— Quand vous voudrez.

— Le mois prochain ?

— Si vous voulez, cher tuteur.

— Ainsi donc le jour où j’accomplirai l’acte le meilleur et le plus heureux de ma vie, où je serai le plus fier, le plus à envier de tous les hommes, le jour enfin où je donnerai à Bleak-House sa petite maîtresse, est fixé au mois prochain, » dit mon tuteur.

Je lui passai les bras autour du cou et je l’embrassai comme je l’avais fait le jour où je lui avais apporté ma réponse.

On annonça au même instant M. Bucket, ce qui était parfaitement inutile, car il était entré dans le cabinet en même temps que le domestique. « Miss Summerson et monsieur Jarndyce, nous dit-il tout essoufflé, en s’excusant du dérangement qu’il nous causait, voulez-vous me permettre de faire monter une personne qui est sur le palier et qui craint, en y restant, d’éveiller l’attention ? Vous consentez ? Merci, monsieur… Ayez la bonté de monter ce digne homme et sa chaise et de l’apporter ici, » dit M. Bucket en se penchant par-dessus la rampe de l’escalier.

À la suite de cette singulière requête on vit entrer un vieillard impotent, coiffé d’un bonnet noir, et que deux hommes déposèrent dans la chambre. M. Bucket renvoya immédiatement les deux porteurs, ferma la porte et la verrouilla mystérieusement. « Monsieur Jarndyce, dit-il en ôtant son chapeau et en agitant son mémorable index par manière d’exorde, vous savez qui je suis et miss Summerson me connaît ; ce gentleman, que l’on appelle Smallweed, me connaît également. L’escompte est sa principale affaire ; c’est ce qu’on appelle un négociant en billets. N’est-ce pas là votre métier ? » continua M. Bucket en se baissant un peu et en s’adressant au gentleman qui avait l’air de se défier beaucoup de lui.

M. Smallweed allait repousser la qualification qui lui était donnée, lorsqu’il fut saisi d’un violent accès de toux.

« C’est de votre faute, lui dit M. Bucket ; si vous ne cherchiez pas à me contredire lorsqu’il n’y a pas de motif, cela ne vous arriverait pas. J’ai déjà été chargé de plusieurs négociations avec ce gentleman pour le baronnet sir Leicester Dedlock, monsieur Jarndyce ; et, d’une manière ou de l’autre, je suis allé le trouver plusieurs fois ; j’ai souvent fréquenté les lieux qu’il habite, à savoir la maison occupée jadis par Krook, le marchand de guenilles et d’objets maritimes que vous avez connu, si je ne me trompe.

— Oui, monsieur, dit mon tuteur.

— Il faut vous dire, reprit l’officier de police, que ce gentleman a hérité de la propriété du vieux Krook, un fameux Capharnaüm, je vous assure ; et, entre autres choses, d’une immense quantité de vieux papiers hors d’usage qui ne peuvent servir à personne. »

L’œil plein de finesse de M. Bucket, et la supériorité avec laquelle, sans dire un mot, sans faire un geste que pût contester son auditeur, il sut nous faire comprendre ce dont il s’agissait, nous enleva tout le mérite de deviner qu’il préludait à quelque arrangement relatif aux papiers que possédait M. Smallweed, et qu’il aurait pu nous en dire beaucoup plus long sur ce vieillard, s’il l’eût jugé convenable.

« Dès qu’il fut mis en possession de l’héritage, reprit M. Bucket, ce gentleman commença naturellement à fouiller parmi tous ces monceaux de vieux papiers.

— À quoi faire ? cria d’une voix aiguë M. Smallweed qui était aussi sourd que soupçonneux.

— À fouiller, répéta M. Bucket. N’êtes-vous pas un homme prudent par nature, accoutumé aux affaires, et n’avez-vous pas cherché à débrouiller immédiatement tous les papiers qui vous étaient échus ?

— Certainement, répondit M. Smallweed.

— Certainement, répliqua M. Bucket, et vous auriez été blâmable si vous ne l’aviez pas fait. C’est ainsi que vous avez trouvé (M. Bucket se baissa en regardant M. Smallweed d’un air de gaieté railleuse que celui-ci ne partageait aucunement), que vous avez eu la chance de trouver un papier portant la signature Jarndyce ; vous savez ce que je veux dire, n’est-ce pas ? »

M. Smallweed nous jeta un regard troublé et fit un signe affirmatif de l’air le plus maussade.

« Et lorsque vous avez lu cette pièce, dans vos moments de loisir et à votre aise, car vous n’étiez pas curieux d’en savoir le contenu, n’est-ce pas ? cela vous était bien égal, qu’avez-vous découvert ? que ce papier sans valeur n’était autre chose qu’un testament ; c’est là le plus joli de l’affaire, » ajouta M. Bucket du même ton plaisant, comme pour rappeler la joie que cette découverte avait causée à son auteur qui, maintenant, tout penaud, ne semblait pas le moins du monde goûter cette plaisanterie.

« Je ne sais pas si c’est un testament ou autre chose, » grommela M. Smallweed en glissant dans son fauteuil où il ne présenta plus qu’une masse informe.

M. Bucket eut l’air un instant de vouloir fondre sur lui, sans doute pour le relever ; mais il se retint et continua de s’incliner vers le vieillard avec la même grâce, en nous regardant toujours du coin de l’œil.

« Cependant cela vous préoccupa quelque peu, reprit M. Bucket, parce que vous avez l’âme tendre.

— Qu’est-ce que j’ai naturellement ? demanda M. Smallweed en se mettant la main derrière l’oreille.

— L’âme tendre.

— Bien, bien ; continuez, dit M. Smallweed.

— Et comme vous aviez beaucoup entendu parler d’un célèbre procès en chancellerie, à propos d’un testament portant la même signature ; comme vous saviez que le vieux Krook était un malin pour acheter toutes sortes de vieilleries, entre autres de vieux papiers dont il n’aimait pas à se dessaisir et qu’il tâchait de déchiffrer, vous vous êtes dit, et jamais vous n’avez été plus sage : « Minute ! Si je ne fais pas attention à moi, ce testament peut me mettre dans l’embarras. »

— Et comment l’avez-vous su, Bucket ? Voyons ! cria le vieillard évidemment inquiet et tenant toujours la main derrière l’oreille. Parlez, Bucket ; n’est-ce pas un de vos misérables tours ? Relevez-moi, que je vous entende. Oh ! Seigneur, je suis tout brisé ; mon Dieu ! mon Dieu ! je n’ai plus de souffle ! je suis encore pis que cette vieille sorcière, cette satanée babillarde qui est à la maison. Seigneur Dieu ! »

Il est vrai que M. Bucket avait mis à le relever autant de vigueur que de promptitude. Aussitôt que la toux et les exclamations de M. Smallweed lui permirent de se faire entendre, l’officier de police reprit la parole avec la même affabilité qu’auparavant.

« Comme j’avais l’habitude de fréquenter votre maison, dit-il, vous m’avez mis dans la confidence, et voilà comment je l’ai su. N’est-ce pas cela ? »

Je ne crois pas qu’il soit possible d’admettre un témoignage de plus mauvaise grâce que M. Smallweed n’en montra en cette occasion, prouvant bien, jusqu’à l’évidence, que l’officier de police était certainement la dernière personne qu’il eût prise pour confident s’il avait pu s’en dispenser.

« Une fois mêlé à cette affaire, que nous examinâmes ensemble et qui nous fit passer des moments fort agréables, je vous confirmai dans vos craintes et ne vous cachai pas que vous feriez infiniment mieux, dans votre intérêt, de ne pas conserver ce testament entre vos mains ; d’où il fut convenu que vous le remettriez à M. Jarndyce, que voici ; et cela sans aucune condition, vous fiant à sa générosité s’il arrivait que ce testament fût valable. Ne sont-ce pas là nos conventions ?

— Oui, monsieur, répondit le vieillard toujours de fort mauvaise grâce.

— Par suite desquelles, reprit M. Bucket en changeant tout à coup de manière et de langage, vous avez pris sur vous ledit testament qui se trouve à cette heure dans votre poche ; et la seule chose qui vous reste à faire est de l’en tirer immédiatement. »

M. Bucket, après nous avoir lancé un regard du coin de l’œil et s’être frotté le nez triomphalement avec son index, riva ses yeux sur le vieillard et tendit la main pour prendre le testament et le présenter à mon tuteur. Ce ne fut pas sans beaucoup de répugnance que M. Smallweed consentit à exhiber la pièce qui lui était demandée, et sans avoir déclaré à plusieurs reprises qu’il n’était qu’un pauvre homme, obligé de vivre de sa petite industrie, et qu’il s’en rapportait à l’honneur de M. Jarndyce qui ne voudrait pas abuser de sa probité pour lui faire perdre ce qui lui était dû. Peu à peu il tira lentement d’un portefeuille qu’il avait sur la poitrine un papier jauni et taché, roussi à l’extérieur et brûlé sur les bords, comme si jadis on l’avait jeté au feu et retiré subitement des flammes. M. Bucket, avec la dextérité d’un prestidigitateur, fit passer en un clin d’œil le précieux papier des mains de M. Smallweed dans celles de M. Jarndyce, et dit tout bas à ce dernier, en le lui remettant :

« Ils ne se sont pas entendus sur le chiffre qu’ils voulaient en avoir ; ils se sont même querellés : j’ai offert cinq cents francs pour en finir. Là-dessus le petit-fils, qui n’est pas moins avare que son grand-père, a reproché à celui-ci de vivre trop longtemps ; vous jugez du tapage ! Ils se vendraient tous dans la famille réciproquement, pour une couple d’écus, excepté la grand’mère ; et cela parce qu’ayant perdu la tête, elle a l’esprit trop faible pour conclure un marché.

— Quelle que soit la teneur de ce papier, monsieur Bucket, répondit M. Jarndyce, je vous suis infiniment obligé de la démarche que vous venez de faire ; et s’il a vraiment quelque importance, je veillerai, vous pouvez m’en croire, à ce que M. Smallweed soit convenablement rétribué.

— Non pas selon vos mérites, ajouta M. Bucket en s’adressant à l’avare ; n’ayez pas peur, mon cher ami, mais selon la valeur de ce papier.

— C’est ainsi que je l’entends, répondit M. Jarndyce. Vous remarquerez, monsieur Bucket, poursuivit-il, que je m’abstiens d’examiner moi-même le contenu de cette pièce. J’ai renoncé, depuis bien des années, à m’occuper de ce procès ; et, à vrai dire, tout ce qui s’y rattache me soulève le cœur. Mais nous allons immédiatement, miss Summerson et moi, remettre ce titre entre les mains de mon avoué, qui, aussitôt, en signifiera l’existence à toutes les parties intéressées.

— M. Jarndyce ne peut pas mieux dire, fit observer M. Bucket à M. Smallweed ; et maintenant que vous êtes assuré que les droits de chacun sont garantis, ce qui, je n’en doute pas, est pour vous une satisfaction réelle, nous pouvons vous reporter à votre domicile. »

L’officier de police tira le verrou, fit entrer les porteurs, nous souhaita le bonjour en nous adressant un regard significatif, et partit en nous saluant d’un crochet de son index.

Nous nous dirigeâmes vers Lincoln’s-Inn en toute hâte. M. Kenge était libre, et nous le trouvâmes dans son cabinet poudreux, au milieu de ses piles de papiers et de ses livres monotones. M. Guppy nous avança des siéges ; M. Kenge nous témoigna sa surprise et sa satisfaction de la visite de M. Jarndyce ; il ne manqua pas de tourner, en parlant, ses doubles lunettes entre ses doigts, comme je le lui avais toujours vu faire, et fut plus que jamais Kenge le beau diseur.

« Je suppose, dit-il en s’inclinant devant moi, que c’est la douce influence de miss Summerson qui aura amené M. Jarndyce à oublier un peu de son animosité contre une cause et contre un tribunal suprême qui se placent, j’ose le dire, au premier rang dans la majestueuse perspective des piliers de notre profession.

— Tout me porte à croire, répondit mon tuteur, que miss Summerson connaît trop bien les désastreux effets de la cause et du tribunal dont vous parlez, pour exercer son influence en leur faveur. Néanmoins, c’est à l’occasion de ce procès que je suis venu vous trouver, monsieur Kenge. Mais, avant de vous remettre le papier que je vous apporte pour ne plus avoir à m’en occuper, laissez-moi vous dire comment il est tombé entre mes mains. »

M. Jarndyce raconta en peu de mots ce qui venait de se passer et le fit avec autant de clarté que de laconisme.

« Il était impossible, dit M. Kenge, d’exposer plus nettement cette affaire, la loi même ne serait pas plus claire.

— Connaissez-vous un seul article de la loi anglaise qui soit clair et d’une signification précise ? demanda M. Jarndyce.

— Oh ! monsieur ! » fit le beau diseur.

Il n’avait pas semblé d’abord attacher beaucoup d’importance au papier que lui apportait mon tuteur ; mais lorsqu’il le vit, il parut s’y intéresser davantage et tomba des nues aussitôt qu’il l’eut ouvert et qu’il en eut parcouru les premières lignes.

« Monsieur Jarndyce, s’écria-t-il, avez-vous lu cette pièce ?

— Non, répondit mon tuteur.

— Mais mon cher monsieur, répliqua M. Kenge, c’est un testament d’une date plus récente que pas un de ceux qui sont acquis au procès ; un testament olographe, en bonne forme et dûment attesté, dont les atteintes qu’il a subies par la flamme ne sauraient altérer l’incontestable valeur, un document parfait, une pièce irrécusable.

— Que m’importe ? dit mon tuteur.

— Monsieur Guppy, cria M. Kenge ;… je vous demande pardon, monsieur Jarndyce.

— Voilà, monsieur, dit le jeune homme en paraissant à la porte.

— Chez M. Vholes de Symond’s-Inn : mes compliments : Jarndyce contre Jarndyce. Je voudrais en causer avec lui. »

M. Guppy disparut.

« Que vous importe, dites-vous, monsieur Jarndyce ! Mais si vous aviez jeté les yeux sur ce document, vous auriez vu, monsieur, qu’il diminuait considérablement la somme que vous attribuaient les testaments antérieurs, tout en vous accordant encore, néanmoins, un legs d’une assez grande importance, dit M. Kenge en agitant la main d’une manière à la fois persuasive et gracieuse. Vous auriez vu, en outre, combien la part de M. Richard Carstone et de miss Éva Clare, épouse Carstone, s’est accrue par cette dernière volonté du testateur.

— Kenge, répondit M. Jarndyce, je serais heureux que toute la fortune que ce procès a mise en question devant cette odieuse cour, pût échoir à mes deux jeunes parents ; mais ne vous flattez pas de me persuader jamais qu’il puisse sortir le moindre bien de ce monstrueux procès.

— Préjugé ! monsieur Jarndyce, préjugé ! C’est un grand pays que le nôtre, mon cher monsieur, un grand pays ; et son système judiciaire est un grand système, croyez-le, un admirable système. »

Mon tuteur ne dit plus rien et M. Vholes arriva.

« Comment vous portez-vous, monsieur Vholes ? Ayez la bonté de venir vous asseoir à côté de moi et de jeter un coup d’œil sur ce papier. »

M. Vholes, humblement dominé par la supériorité professionnelle de M. Kenge, alla s’asseoir près de son collègue, et parut lire mot à mot le document en question, sans toutefois se départir du calme glacial qui ne l’abandonnait jamais. Quand il eut terminé sa lecture, il se retira dans l’embrasure de la fenêtre avec M. Kenge, et abritant ses lèvres de son gant noir, il eut un assez long entretien avec son éminent confrère. M. Kenge ne tarda pas à contester ce qu’il lui disait, et je n’en fus pas surprise, car je savais que jamais deux personnes n’avaient pu tomber d’accord dans l’affaire Jarndyce contre Jarndyce. Mais enfin il eut l’air d’avoir convaincu M. Kenge dans une conversation, qui ne se composait plus guère que des mots : « Receveur général, inspecteur général, report, domaines et frais de toute espèce. »

Quand ils se furent entendus, ils revinrent près de la table de M. Kenge et reprirent la parole à haute voix.

« Ce document est fort remarquable, monsieur Vholes, dit M. Kenge.

— Très-remarquable.

— Et d’une extrême importance, monsieur Vholes.

— Assurément.

— Et comme vous dites, monsieur Vholes, quand, à la session prochaine, on appellera Jarndyce contre Jarndyce, ce document sera l’un des traits les plus inattendus et les plus intéressants de la cause, » reprit M. Kenge en regardant mon tuteur avec un certain orgueil.

M. Vholes éprouvait la satisfaction d’un praticien secondaire cherchant à conserver sa réputation d’homme respectable, et qui voit son opinion confirmée par une telle autorité.

« Et quand la session prochaine s’ouvrira-t-elle ? demanda mon tuteur en se levant après une pause, durant laquelle M. Kenge avait fait sonner son argent, et M. Vholes écorché les boutons de sa figure.

— Le mois prochain, monsieur Jarndyce, dit M. Kenge. En attendant, nous allons procéder à toutes les mesures que provoque l’existence de ce nouveau document, et recueillir les témoignages nécessaires y relatifs ; d’ailleurs nous aurons soin, comme à l’ordinaire, de vous adresser notre notification lorsque la cause devra être appelée devant la cour.

— Et vous pourrez voir que j’y ferai exactement la même attention qu’à l’ordinaire, répondit mon tuteur.

— Toujours disposé, mon cher monsieur, dit l’éminent avoué en nous reconduisant jusqu’à la porte du carré, toujours disposé, malgré votre esprit éclairé, à vous faire l’écho d’un préjugé populaire. Nous sommes une nation prospère, monsieur Jarndyce, très-prospère ; un grand peuple, monsieur Jarndyce, un très-grand peuple ; et vous voudriez qu’un aussi grand pays eût un petit système judiciaire ! voyons ! est-ce possible, monsieur, est-ce possible ? »

Il prononça ces paroles du haut de l’escalier, en agitant sa main droite avec grâce, comme il eût fait d’une truelle d’argent dont il se serait servi pour étendre le ciment de son éloquence sur l’édifice judiciaire afin de le consolider pour mille siècles encore.