Bleu, blanc, rouge/02

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Déom Frères, éditeurs (p. 9-15).

BLEU-BLANC-ROUGE


Le soleil, père du monde, qui, depuis tant de siècles, roule majestueusement dans l’espace sans s’écarter de son orbite, sans se choquer jamais aux autres astres dans ses immuables révolutions ; le soleil de paix et d’amour qui préside à l’harmonie universelle éclairait, ce jour-là de son grand œil de feu, — ô ironie du destin ! — l’immensité des plaines d’Abraham, où deux races ennemies s’entr’égorgeaient pour s’arracher « quelques misérables arpents de neige ».

Montcalm jouait en désespéré la dernière partie de la France. On entendait les crépitements d’une fusillade endiablée d’où sourdissaient les plaintes des blessés, les cris des agonisants répercutés par les Laurentides. Une écharpe de deuil flottait à la tête du cap Diamant, qui tremblait sur sa base, comme si le soc d’une charrue eut entr’ouvert ses flancs de granit. Mais las ! les sillons creusés étaient des fosses dévorantes qui engloutissaient les soldats français ! La voix grondante des canons anglais sonnait le glas des vainqueurs d’hier gisant étendus sur la plaine et regardant le ciel de leurs grands yeux éteints !

Intrépide, fou d’audace, Montcalm excitait ses soldats à la lutte suprême. Il observait les ennemis, donnait des ordres à ses officiers, relevait le courage défaillant de ses soldats. Tout-à-coup, on le vit bondir au milieu de la mêlée. D’un geste sublime, il montrait le drapeau blanc, et plus qu’une longue prosopopée, le regard d’amour dont il enveloppait le morceau de soie noircie par la poudre, enthousiasmait les combattants. Sans craindre les boulets qui creusaient autour de lui une trouée de plus en plus profonde, il criait d’une voix vibrante : « En avant ! » Et les soldats, hypnotisés, le suivaient en répondant : « Vive la France ! »

Mais il était dit que l’héroïsme serait vaincu. Soudain une bande de feu éclaira l’horreur du champ de bataille, et une décharge de mousquets éclata comme un coup de foudre. Dans la bousculade serrée, affolée qui s’en suivit, le général français tomba, frappé à l’épaule par une balle meurtrière. Comme si elles n’eussent attendu que ce signal, les troupes anglaises fondirent comme des vautours sur la poignée de braves qui se débattaient, dans les affres de l’agonie, tandis que Montcalm, oubliant qu’il allait mourir, ne cherchait qu’à se dresser sur ses jambes pour voler au secours de son armée menacée. Il grattait la terre de ses ongles, une écume rougeâtre aux lèvres, dans sa rage impuissante de ne pouvoir vaincre l’infâme, qui déjà immobilisait ses membres. Avec l’énergie de ceux qui ont fait l’holocauste de leur vie, il se traîna jusqu’au drapeau blanc, s’accrochant à la hampe, il porta ses lèvres sur le sublime haillon, et de ses bras défaillants il l’enlaça dans une étreinte passionnée. Le sang s’échappait en bouillonnant de l’épaule fracassée et coulait de la blessure jusque sur l’étendard de France. Au même moment les canons anglais grondèrent la victoire des fils d’Albion, chèrement achetée, puisqu’elle leur coûtait la vie de Wolfe. Les officiers accoururent au-devant de Montcalm et le reçurent dans leurs bras. Mais le général français se redressa soudain, son grand corps sanglant domina un instant la plaine maudite, il apparut dans sa pâleur marmoréenne comme un dieu guerrier, avec une moue de défi au coin de ses lèvres minces :

— « Je… meurs content… soupira-t-il. Je ne verrai pas la prise de Québec par les Anglais. »

Le héros ouvrit plus grand ses yeux éclairés déjà de la lumière éternelle ; sa bouche, crispée par la haine, se détendit. Il roula sur le champ de bataille, confondu avec les humbles héros morts inconnus pour le drapeau de la France adorée.

Le voile du temple ne se déchira pas, mais le cap granitique gémit jusque dans sa base. Comme un arc-en-ciel de paix, l’on vit se profiler sur le fond sombre des Laurentides une bande lumineuse formée des trois couleurs Bleu-Blanc-Rouge. Effet de mirage, sans doute, la grande ligne bleue du fleuve, le drapeau blanc des croisés, la traînée de sang vermeil jaillie de la blessure de Montcalm, harmonisèrent leurs trois couleurs et se sensibilisèrent dans l’éther. Ô merveille, un éblouissement tricolore comme une oriflamme aérienne flotta dans l’air libre !

La plaine d’Abraham d’où sortent parfois d’étranges clameurs est restée une terre déserte et morne, écorchée par les vents, brûlée par un soleil vengeur. Solitude plus triste que celle des prairies de l’Ouest, puisque aucune fleur ne l’égaye d’un sourire printanier. Plaine vide et nue, la lumière du jour, plus désolée que l’ombre de la nuit, ne se lève sur elle que pour éclairer l’horreur d’un champ maudit où la France sanglante, mais non vaincue, nous soupira un long adieu.

* * *

Ô tricolore, je t’aime parce que le monde naquit le jour où tu claquas dans l’air ton premier baiser d’amour ! Le tricolore, c’est un cœur qui bat dans l’espace, il range sous son égide toutes les âmes ardentes assoiffées de générosités, d’idéalisme et de glorieuses utopies. C’est le phare lumineux qui guide la marche des hommes à leurs éternelles destinées, par les sentiers de l’honneur et de la science… Que vient-on nous parler d’un autre drapeau que le tricolore, quand ce fut lui que nos cœurs d’enfants acclamèrent aux jours de nos fêtes nationales !… Dans ses plis rayonnants flotte tout un passé de gloire, les fières traditions de la mère-patrie, dont le hoc signo vinces s’écrit ainsi : Liberté, égalité, fraternité. Chaque année quelque énergumène surgit de nos rangs pour crier : « Il nous faut un drapeau ! » comme si nous n’en avions pas un. Celui-là rêve d’un étendard blanc avec l’image du Sacré-Cœur. Mais le patriotisme n’a pas de religion ; il faut que tous puissent s’incliner devant le drapeau, il ne devra donc être la bannière d’aucune secte. D’autres le voudraient bleu et rouge avec une fleur de lys… Mais que nous dit la fleur de lys, à nous, qui sommes essentiellement démocrates, attendu que la noblesse ici se recrute chez les hommes de talent et de cœur. Nous n’honorons la particule que lorsqu’elle précède ces imposantes épithètes… Certains opinent en faveur de constellations de feuilles d’érable entremêlée de fleurs de lys, servant de fond à une famille de castors… J’en passe et des plus bouffonnes. Je trouve ridicule qu’il puisse germer dans le cerveau du plus original de nos faiseurs, de vouloir nous imposer son drapeau, comme s’il s’agissait d’une nouvelle variété de chocolat, à lancer sur le marché. Mais on ne fait pas un drapeau, pas plus qu’on ne se fait un dieu et un culte. Quand les exaltés de la Révolution française voulurent imposer la déesse Raison à l’humanité pensante, l’on préféra la négation absolue à ce grossier pastiche de la divinité. Les vieux temples gothiques avaient de merveilleuses finesses, une majesté de forme où se reflète encore la foi austère qui les fit surgir de la vieille Europe croyante. Les modernes ingénieurs, avec leur savante géométrie et le luxe banal du comfort américain, ont prosaïsé les antiques temples chrétiens. Un drapeau !… Mais ce n’est pas l’œuvre d’un individu, fût-il un Napoléon ! Nous ne sommes pas des iconoclastes, ce que nous saluons dans le tricolore, ce n’est pas un vulgaire chiffon de soie aux trois couleurs, c’est la France elle-même, comme le croyant voit dans la blanche hostie, la chair même de son Sauveur. C’est le corps, le sang, l’âme de la France qui palpitent dans cet oiseau flamme, battant l’air de son aile puissante. Celui qui le nierait mériterait le déshonneur. Toutes les richesses de l’imagination la plus forte en inventions mirobolantes ne peuvent reproduire, après d’innombrables essais, l’œuvre lente des siècles agissant par leurs forces intimes. Les combinaisons les plus heureuses restent aussi impuissantes à reconstruire les œuvres d’instinct que l’art à imiter le travail inconscient de l’araignée qui tisse sa toile. Nous sommes ici à la ligne sacrée où les opinions se séparent, un point de divergence entre deux rayons partis identiques de la voûte céleste, mais qu’un accident divise en touchant terre, mettant l’infini entre eux. Cet accident c’est le fanatisme, une conception étroite du patriotisme, laquelle aurait pour effet de nous affaiblir encore en divisant nos forces. Il a fallu ce déluge de sang, qui a inondé la France pour teindre de rouge le drapeau des croisés. Le tricolore est sorti tout armé du sein de la France, comme Minerve du cerveau de Jupiter ; mais depuis de longs siècles, on l’attendait avec impatience. Quand il parut, tous accueillirent, avec un long cri d’amour, cet enfant du Miracle dont le premier cri fut un appel à la liberté. Ce cher drapeau, tout lacéré, on voudrait le reléguer aux oubliettes et nous imposer une coquette bannière, pimpante et dorée, avec l’étiquette de la célèbre maison X… Et nous forcer à l’embrasser à genoux !… Allez donc demander à ce jeune homme, qui garde comme une relique le vieux bonnet de sa mère, s’il voudrait l’échanger contre un merveilleux bonnet en fine dentelle. Le regard indigné qu’il vous décocherait, vous ferait comprendre ce qu’on peut manquer de sentiments délicats à notre égard, en nous demandant de substituer au tricolore le drapeau d’un de ces novateurs, ce qui serait plus qu’un manque de goût, mais une honteuse idolâtrie. Ah ! l’on compte sans le peuple, qui ne sera jamais complice d’une vilenie, car il a gardé, lui, le culte du tricolore.

Ô drapeau chéri, c’est à genoux que je fais amende honorable pour tous ces ingrats qui oublient que tu conduisis nos martyrs au triomphe de notre nationalité sur ses maîtres ! Ah ! que ne puis-je, comme ces braves, rendre mon dernier soupir sous ton ombre ! Plus heureux que moi, ils dorment, eux, enlinceulés dans tes plis, ô tricolore. Revêtus de cette chlamyde d’immortalité, ils défieront la corruption dernière, pour paraître radieux aux jours de gloire. Mais je veux, du moins, que le premier-né de ma pensée soit porté au baptême enroulé dans tes plis lumineux. Va, petit Bleu-Blanc-Rouge, sois brave et fier ! Combats sous l’égide de la France, notre patrie lointaine, mais présente au milieu de nous par son auguste symbole ! Que tes balbutiements naïfs célèbrent à leur manière la grandeur, la noblesse de celle que nous nommons avec orgueil notre Mère, nous qui avons le droit de nous dire ses enfants, pour avoir réussi, à prix de sang et d’humiliations, à conserver notre langue française dans une colonie anglaise.