Bleu, blanc, rouge/03

La bibliothèque libre.
Déom Frères, éditeurs (p. 17-22).


FRANCE… D’ABORD !



À M. le Dr S. Coté.


J’AI pour voisine une brave femme qui n’a jamais eu d’enfant. Ce n’est assurément pas faute de désirs, de prières et de pèlerinages, si le ciel s’est refusé à lui accorder cette bénédiction dont tant d’autres déplorent les matutinales harmonies.

Tout l’amour exalté, fermenté que son âme aimante n’a pu donner à ceux qu’elle appelait et qui ne sont pas venus, elle le reporte sur un petit serin jaune, beau chanteur, qui paie en roulades et en vocalises de tous genres le loyer de sa jolie cage dorée. Les instincts maternels de la bonne vieille ne savent quelle gâterie inventer pour mettre l’oiseau en belle humeur.

C’est une touffe de verdure qu’elle accroche à sa maisonnette pour donner l’illusion du bois natal au petit prisonnier, c’est une fraise, un morceau de sucre qu’elle laisse tomber dans la mangeoire. Sa main parcheminée se fait douce pour ne pas effaroucher l’oiseau, lorsque tirant la planchette de la cage, elle remplit de mil l’auge en porcelaine et change l’eau de la baignoire. Tout le jour, la bonne dame caquette, comme s’il pouvait la comprendre, l’innocent. — Bonjour mon petit enfant, dit-elle de sa voix chevrotante. T’as du chagrin… Là ! ne crains rien, je ne te veux pas de mal. Il ne fera pas beau aujourd’hui, hein ? — Déjeunez, monsieur, tout est prêt.

L’oiseau, en effet, semble connaître sa maîtresse ; il ne s’emporte pas en colère et en tumulte, heurtant ses ailes ébouriffées aux barreaux, ensanglantant son bec.

Quand viennent les jours ensoleillés, ma voisine accroche la cage à sa maison, et si quelque passant s’arrête charmé, elle ne se possède plus d’orgueilleuse satisfaction. Avide de spectateurs, la vieille dame m’interpelle :

— Ça va bien, ce matin, mamzelle ?…

Moi qui sais ce qu’elle veut, de répondre :

— Mais, oui, merci. Et le petit chanteur rossignole toujours ?

— Venez entendre ça !

Campée sur ses deux pieds, les mains sur les hanches, les yeux dilatés derrière ses lunettes, on dirait la caricature de l’extase. Deux ou trois tut, tut, très longs en guise d’ouverture, puis l’oiseau prélude en mineur, sotto voce. Des roulades s’égrènent de son gosier comme de petits remous rompant la nappe limpide de la mélodie aérienne. On dirait les soupirs brisés d’un cœur qui n’en peu plus et se pâme d’amour ou de douleur : entre ces deux états d’âme la différence est parfois imperceptible. Et tout finit dans un joyeux alleluia sonore, métallique, répété jusqu’à extinction du souffle…

— C’est merveilleux, fis-je à la vieille, béante d’extase. Mais ne croirait-on pas qu’il y a de la douleur dans ces chants ? Le regret, qui sait, d’un ciel éternellement bleu, de l’ombre parfumée des citronniers ?

— Lui ! Ah ! ah ! — Mais c’est un canari de la ville — il ne regrette pas ce qu’il ignore, le pauv’p’tit. Il n’avait pas de plumes encore quand un horrible matou le fit orphelin.

Et la vieille s’essuya les yeux à ce souvenir touchant.

— Mais qui donc lui a montré ? …

Un coup d’œil de suprême dédain figea sur mes lèvres l’autre moitié de cette naïveté.

— C’est pas moi, bien sûr. Un canari qui naît dans une cage, c’te affaire, c’est un canari, c’est pas un moigneau !… Ça vient au monde avec une petite musique comme ça, dans le gosier !…

Furieuse, elle fit claquer la porte. Je l’entendis murmurer : Faites-donc éduquer ça dans les couvents !…

Et, voilà que le mot de la vieille, c’est pas un moigneau, m’est revenu comme un trait de lumière au cours d’une dissertation sur l’éternel thème : Sommes-nous des Français ou des Canadiens ? Étrange inquiétude, pourquoi ne serions-nous plus des Français ? — Parce que nous sommes nés au Canada ! Le lion devient-il renard pour s’être réfugié dans la tanière du croqueur de poules ? — Comme le canari de ma vieille voisine, ne naissons-nous pas avec une petite musique dans le gosier qui a bien sa signification ? Qu’avons-nous besoin du dictionnaire de Tanguay pour retracer notre noble origine ? Nous portons dans nos veines du plus pur sang des chevaliers français, nos pères l’ont prouvé en mille occasions. Il y a quelques années nos braves étudiants ne l’ont pas fait mentir quand ils ont lavé dans… l’eau, l’insulte faite au drapeau français. Ah ! ce furent des jours magnifiques ! Comme une traînée de poudre, la nouvelle s’était répandue que les étudiants du McGill avaient osé porter la main sur notre tricolore. En quelques minutes l’exaltation avait gagné la ville entière. Elle flottait dans le soleil, elle volait avec le vent. Tout Montréal se portait au passage des étudiants de Laval, on stationnait dans les carrefours, en criant « Vive la France ! » Des têtes s’entassaient aux fenêtres pour voir passer les héros du jour ; à défaut de fleurs, les femmes jetaient leur cœur… Je me souviens qu’un vieux disait, les yeux en pleurs, secoué d’une émotion nerveuse : C’est beau ! C’est beau !… Et quand les étudiants du McGill durent retraiter sous la pression des boyaux d’incendie, penauds, vaincus, ridiculisés, trempés jusqu’aux os, ce fut dans toute la Province de Québec un immense éclat de rire, une envolée de toutes les âmes vers les braves étudiants !… N’est ce pas notre sang français qui n’a fait qu’un tour, à l’insulte lancée au drapeau tricolore ?

La patrie, dites-vous, c’est le coin de terre où nous avons vécu et aimé. Ce serait pour l’homme, comme pour la plante et l’animal, un besoin physique du sol et du climat, une question d’alimentation, quoi ? Parodions, pour l’adoucir, la réponse de Gryllus à Ulysse : « La patrie de l’oiseau, c’est partout où il y a du mil. » Ce qui constitue la nationalité, c’est la communauté d’idées, de sentiments, d’intérêts moraux, le libre accord des volontés et des cœurs, le même idéal, le même amour du beau, de la vérité, de la liberté, de la lumière, dont la France est le foyer.

— Mais la France nous a abandonnés ?

— Comment la France ?… Louis XIV, Louis XV !

Vous appelez ça la France ? Ces tyrans ne furent pas plus la personnification de la Vierge celtique que le Tartufe celle du chrétien. Hélas ! il advint que la France épuisée n’avait plus une goutte de lait à donner à son fils nouveau-né. On dut, malgré les pleurs de la mère, arracher l’enfant de ses bras et le confier à une saine et vigoureuse nourrice. On emporta le poupon vers les jeunes pays où l’air plus pur, les horizons plus vastes élargirent ses poumons et son cœur… Loin des genoux maternels, il apprit à balbutier sa langue, mais son cœur franchissait les océans pour voler vers la mère bien aimée. Quand on lui apprenait qu’elle souffrait, il pleurait. Il pâlissait si l’on parlait d’elle légèrement. Pour tromper son ennui, il apprit l’histoire de la France ; il lut ses poètes, il porta ses couleurs, il chanta ses vieux airs.

Sa mémoire, rebelle aux héroïques exploits des Grecs et des Romains, aux mornes tragédies de l’histoire d’Angleterre, retenait à les avoir une fois entendues l’épopée de Jeanne d’Arc, l’histoire de François 1er, de Henri IV, les luttes de la révolution française pour conquérir la liberté des peuples. Lorsqu’un des nôtres revenait de là-bas, on l’entourait, on lui faisait fête, parce qu’il emportait dans un pan de son manteau un peu de l’air de la patrie. On retrouvait à l’entendre, un écho de la chère voix de France, dont le nom seul nous est une musique.

Ah ! nos ennemis le savent : lorsqu’ils veulent nous faire bondir de rage, ils n’ont qu’à accoler une épithète injurieuse à « Frenchman ! » pour creuser un sillon de haine que seul le sang peut combler…

Quand l’enfant échappe au sein de sa mère, le sentiment indéfinissable unissant les deux âmes se trouve-t-il brisé avec le lien physique qui relie leurs deux vies ?

Demandez-le aux mères ? Est-il un battement du cœur, une douleur, une joie, une espérance, un soupir de l’enfant, dont elle ne palpite d’abord ? Elle, la sainte, la noble, la chevaleresque France, qui vole au secours de l’opprimé, ami ou étranger, serait une mère dénaturée ? Le penser est une flétrissure ! Comme vouloir ne plus s’appeler français serait une infamie. Soyons si l’on veut marseillais, québecquois, normand, canadiens, mais français avant tout. Si des ailes nous ont poussé, que, forcés d’abandonner le nid maternel, il nous faille sous d’autre climat que celui de la France, bâtir un autre nid, n’oublions pas que nous sommes toujours des rossignols et que noblesse oblige.

Parlons le français dans toute sa pureté, sans néologisme, sans anglicisme, en lui laissant toutefois la couleur locale, un charme de plus. Les idées nous viennent du dehors ; notre cerveau n’est que le nid où elles éclosent, — mais qui les y a déposées ? D’où vient le germe ou l’œuf ? — De tout et de rien, d’une révélation inattendue de la nature, d’une larme qui brusquement nous est tombée sur le cœur, d’un spectacle de la rue. Des drames passionnels sont là, l’action se déroule dans un admirable décor ; des passions palpitent, c’est un vol de papillons de toutes nuances qu’il faut saisir pour les classifier. Il y a chez nous plus de bleu, de rose et de blanc dans l’espace, que partout ailleurs. Il s’agit de les fixer sur notre palette — cela vaut mieux que de voler des aquarelles de maîtres pour s’en donner crédit.

Ah ! l’idée est une vierge immatérielle, planant parfois sur l’image la plus prosaïque : Baudelaire l’a prouvé. Elle cherche dans l’espace, l’amant qui l’épousera, poète, artiste, musicien ou savant. Mais quel déchirement, quand l’harmonie se brise entre la pensée qui s’impose et le fiancé qui ne peut lui faire chanter sa suprême mélodie, faute d’avoir perfectionné l’instrument merveilleux de la langue maternelle, si riche, si douce, si flexible et qui sait rendre toutes les nuances de la pensée et du sentiment sous l’archet d’un virtuose.