Bleu, blanc, rouge/21

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Déom Frères, éditeurs (p. 93-96).


FLEURETTAGE



CES pauvres Flirt, les a-t-on maltraités ! Le sentiment populaire leur est hostile et le galantin, qui a mérité de voir cette épithète accolée à son nom, est classifié parmi les êtres dangereux : les mères et les filles s’en éloignent avec une sainte horreur. C’est que le flirt a dégénéré depuis qu’on l’a affublé d’un nom anglais, volé du français fleuretter (de fleuret), ou de la gracieuse expression, conter fleurette. On ne me taxera pas d’admiration conventionnelle à l’égard de la noblesse, mais il est deux choses de la cour de France que je voudrais voir vivre éternellement : le menuet et le madrigal.

J’adore ces marquises pompadours déguisées en bergerettes, immortalisées par Watteau. Le berger incliné, une main sur son cœur, souffle dans le cou de ces belles quelque compliment bien tourné, qu’elles écoutent rougissantes, le front caché derrière l’éventail. Comme on savait parer avec grâce les coups délicats d’adversaires habiles, dont toute la science se bornait à viser le cœur sans le toucher jamais ! Quelle jolie escarmouche de mots spirituels, de mutines agaceries, un vrai feu d’artifices de galanterie d’un côté et de coquetterie maniérée de l’autre. Se battre à coups de madrigaux et de sonnets, les blessures n’en sont pas mortelles. M. de Voiture adressait à une délicieuse marquise ce galant rondeau :

Je meurs tous les jours en adorant Sylvie,
Mais dans tous les ennuis dont je me sens périr
Je suis si content de mourir que ce plaisir
Me redonne la vie.

Dans le tourbillon de la danse, bercé par l’ivresse du rythme, quel valseur a su résister à la tentation de laisser tomber dans l’oreille nacrée, qu’il effleure de son haleine, quelques mots d’amour inconsciemment montés à ses lèvres. Serments éphémères qui s’évanouiront aux premiers baisers de la brise matinale.

Et toi, pauvre petite, tu as bu ces paroles brûlantes et tu les crois, car tu es à cet âge passager où le songe et la réalité se confondent : on rêve à ce que l’on voit et l’on voit ce que l’on rêve. Ton âme soudain s’est éveillée et tu écoutes ravie, la merveilleuse cantilène qui chante en toi.

Aux premières teintes de l’aube, quand sur les sièges épars traine une toilette de bal : ici la robe de gaze, plus loin les souliers en satin, sur le tapis de la descente, un bouquet flétri. Perdue dans son lit blanc, la jeune fille, la tête appuyée sur son bras nu, revoit les heures délicieuses écoulées. Comme il était gentil, ce monsieur Paul ! En dix minutes, il a trouvé moyen de me comparer à un lis virginal, à une étoile, à une madone. Il m’a dit que mon front de seize ans faisait pâlir mon bouquet de roses. Voyons encore ces motos qu’il m’a glissés furtivement dans la main. Un pâle rayon matinal offre sa complicité pour verser dans ce cœur ingénu le philtre mensonger. Et la petite aspire comme du Musset des poésies ampoulées dans le genre de celles ci :

À la douceur de vous charmer,
Nous blâmez-vous d’oser prétendre.
Si c’est un tort de vous aimer,
C’est un crime de s’en défendre.

À ce regard, où brille la gaité.
On vous prendrait pour l’amabilité.

Avec les papiers frangés de rouge et de vert, qui enveloppent les bonbons et les billets amoureux, monsieur Paul m’a fait une grosse rose, que j’ai échangée pour une fleur de mon bouquet. Mais avant, il a frôlé le papier de ses lèvres. Si je recueillais ce baiser qu’il y a déposé — le mal ne serait pas grand. Bien sûr, il l’a mis là exprès pour que je l’y aille chercher…

Tout en monologuant, je ne sais par quel hasard, la mignonne enfant résistait toujours, il se trouva que la fleur de papier vint se coller à sa lèvre.

Elle cacha sa tête sous l’oreiller, où le sommeil vint la chercher. Pauvre petite, tu pleureras, je le sais, en attendant l’infidèle ; ton cœur palpitera à chaque coup de sonnette… Mais va, n’emplis pas ton cœur de haine. Cet homme n’est pas méchant : il est seulement de son époque. Ces compliments que tu as pris au sérieux, il les débite depuis cinq ans dans tous les bals, et il n’a pas fini.

Vois le soleil, ce grand flirt, il fait épanouir les fleurs, puis il disparaît. Le colibri chiffonne les collerettes des marguerites, après avoir bu la rosée au calice des violettes. Et les marguerites, et les violettes, n’en vivent pas moins leurs destin de fleurs !

Pourquoi donner tant d’importance aux brûlantes déclarations des jouvenceaux qui te font sauter tout un soir dans leurs bras ? Ont-ils plus de tête et plus de cœur qu’un papillon ? Je n’oserais le certifier : j’ai tant vu de larmes qu’ils ont fait couler, ces pauvres étourdis, sans se douter seulement de leur imprudence.

Mais j’ai vu aussi des petites filles se faire du mal elles-mêmes, et prendre pour des aveux les procédés les plus élémentaires de la galanterie. C’est peut-être une des causes de la désertion des salons par les jeunes gens qui n’osent s’aventurer sur un terrain si brûlant, avec la terreur continuelle de voir leur liberté engagée par quelque parole imprudente, habilement provoquée.

Non, il faut rire, batifoler avec ces beaux cavaliers ; applaudir aux jolies choses qu’ils déclament, mais ne pas se laisser prendre à l’emphase, à la passion de leur pantomime, pas plus qu’au tremblement de voix d’un chanteur d’opéra. Apprenez l’escrime, vous aussi ; ripostez en tierce, en quarte, aux attaques de ces habiles jouteurs. Inventez quelque botte secrète. Trouvez le défaut de la cuirasse ; enfoncez y la dague à votre tour. Et si le jeu vous amuse, recommencez tous les soirs pendant toute une saison. Mais, de grâce, ne cherchez pas l’amour sous les lustres ; c’est un enfant de la nature qui court les bois et les champs. Il vous a frôlée parfois de son aile, qui sait, et vous avez passé outre, le trouvant trop mal habillé.