Bleu, blanc, rouge/22

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Déom Frères, éditeurs (p. 97-103).


LE THÉÂTRE DE LA RUE



LES féeries vous passionnent, vous courez à ces levers de rideaux, où des personnages maquillés exécutent mille cabrioles burlesques, et vous tordez votre mâchoire sans parvenir à vous faire sourire. Votre cœur avide d’émotion veut battre de sentiments généreux, le mélodrame vous attire, dans ce besoin de pleurer qui parfois s’empare de nous, alourdissant notre poitrine comme nos paupières. Pourquoi louer un fauteuil d’orchestre dans une salle surchauffée ? Ouvrez votre œil à la grande féerie de la rue…

Le sifflet vient de crier six heures. Voyez, la foule va, vient, se cogne, rit, s’injurie, joue de l’épaule et des coudes. La floraison des robes claires et des chapeaux en couleur égaie l’ombre des habits noirs portant éternellement le deuil de la galanterie de jadis.

Les petites ouvrières reviennent gaiement de l’atelier et de l’usine en caquetant, heureuses de la tâche accomplie, heureuses surtout d’échapper à la cage qui les retient prisonnières de la poussière et du bruit. Là-bas, dans l’ombre d’un estaminet borgne, une pauvre femme maigre à faire peur, les traits tirés, les lèvres bleuies, interroge fiévreusement les collets relevés qui se faufilent dans l’antre du vice. La lumière jaune des lustres et des glaces pique des reflets de cuivre sur cette face osseuse. Tout à coup, la malheureuse saute sur un de ceux qui poussent le paravent de la buvette.

— Louis ! C’est moi, viens-t’en… Les enfants n’ont pas dîné et il n’y a pas de feu.

L’homme tente de lui échapper. Mais la malheureuse a la poigne solide.

— Oui, oui, rien qu’un coup et je reviens ! fais pas la bête.

— Louis !… ta paie va y passer encore.

— Laisse moi !…

Elle pleure maintenant, et plus désespérément se cramponne à lui pour l’empêcher d’entrer.

Une onde frissonnante passe sur son corps décharné dont les os percent le cachemire râpé.

— C’est bon ! c’est bon !… braillarde ! on y va ! on y va !…

Hargneux, mal ému, comme un chien à qui l’on arrache son os, il suit en bougonnant sa vaillante compagne, dont la pâle figure a un rayonnement : Les enfants auront du pain et du feu… Au loin le raclement d’un vieux violon accompagne la chanson traînante et grelottante d’un garçonnet. Les notes fausses de la romance lamentable s’égrènent dans l’air glacial. À chaque couplet, le musicien tape quelques pas de danse autant pour se réchauffer que pour égayer la ritournelle…

Entre deux politiciens :

— Moi, je ne suis pas pour l’idée d’envoyer des Canadiens au diable vert, se faire hacher en chair à pâté, au service de messieurs les Anglais.

— Laisse donc faire c’est pas une grosse perte pour le pays, va, ceux qui vont tuer des Boers méritent de laisser leurs os là bas, c’est pas des Canadiens bien sûr.

— C’est égal le principe veut…

Les voix se perdent dans la cohue. S’avance une jolie fillette : figure claire de soleil, cheveux fous, yeux noirs, ravissante de jeunesse et de fraîcheur. Un vieillard essoufflé, l’œil égrillard, marche dans ses traces en marmottant je ne sais quoi. La fillette inquiète, se retourne plusieurs fois sentant peser sur son innocence ce regard de vautour. Brusquement, elle s’arrête, haletante, superbe d’indignation :

— Passez votre chemin, vieux polisson, ou je vous fais prendre par la police !…

Les voitures s’embarrassent sur les rails des tramways dans un tohu-bohu infernal.

— Hue César !…

Et les coups de fouet pleuvent sur un animal rétif, sans que le cuir tanné du vieux cheval frémisse sous l’insulte.

— Avanceras-tu ?…

Le conducteur vocifère, les cochers narquois feignent de grands efforts pour dégager la voie, ravis au fond de causer des ennuis à la Compagnie qu’ils abhorrent. Les passagers, dans le retard du souper, roulent des yeux furieux.

— Hue donc César !…

Mais la bête lourdement s’affaisse sur la terre glacée, la gueule blanche d’écume, les naseaux frémissants, les lianes haletants, son grand œil doux plein des affres de l’agonie. Malgré le froid, il se fait un rassemblement, les nouveaux venus poussent par derrière : Qu’est-ce qu’y a ? Qu’est ce qu’y a ? Des femmes avec des enfants dans les bras sont au premier rang…

— Circulez ! Circulez, crient les hommes de police en caressant du bâton quelque échine de femme, quelque crâne de gamin.

Le charretier, l’air hébété, regarde mourir son cheval.

— « Dire que j’ai refusé cinquante piastres, la semaine dernière… y a ben du bonhomme !…

C’est là tout le panégyrique du noble animal, qui expire sa tâche accomplie. Le vétérinaire, mandé par téléphone, se fraie un chemin dans la foule, relève ses manches, sort une large bouteille de la sacoche qu’il porte au bras, ouvre la gueule de l’animal, y verse le contenu de la fiole, et confiant il attend l’effet de sa potion. Les gamins sérieux soufflent à l’unisson de la bête agonisante qui, tout à coup, ouvre plus grand son bon œil, cherche son maître et après une dernière contraction des nerfs, s’immobilise, les jarrets raidis, le ventre ballonné, la gueule sanguinolente, l’orbite atone…

Et ce cheval, qui sait, avait été beau, le poil luisant, la queue en panache, les oreilles droites, la chair frémissante d’orgueil à la moindre insulte du fouet. Libre et fier il avait gambadé dans la campagne, et salué la brise printanière par un hennissement joyeux. Les enfants de la ferme lui donnaient à manger dans leur main, le bon maître d’alors caressait sa belle robe de satin et sa crinière ondulée. Il avait aussi connu les enivrements du triomphe, au retour de l’hippodrome, les petits soins dont on entoure les vainqueurs, les chaudes couvertures, les boissons réconfortantes, dans l’écurie luxueuse…

Pauvre animal !

Combien d’humains n’ont pas un meilleur destin ! Remplir un coin de l’univers du bruit de ses succès, être l’oracle d’une certaine coterie, voir ses désirs faire loi, et du jour au lendemain être un objet de pitié à ceux qui vous enviaient, devenir le serviteur du serviteur d’autrefois, c’est un peu l’histoire de tous les jours !…

Ah ! viennent les automobiles, les boutons électriques, les blanchisseuses automatiques, tous ces domestiques inconscients et insensibles de l’humanité de demain, l’homme est devenu trop ingrat. L’on croit s’acquitter avec un maigre salaire d’une dette d’amour et de dévouement contractée envers ceux qui nous ont fidèlement servis. Lorsque l’âge a ankylosé leurs membres, que, devenus hargneux, ils vous ennuient de leurs jérémiades, de leurs inoffensives manies, avez-vous le droit de les jeter sur le pavé, sans un sou, sans une parole de bienveillance et de gratitude ?

Quand l’hôpital les a recueillis, ne pourriez-vous au moins leur consacrer quelques instants, apporter un dernier rayon de consolation dans ce triste séjour, et leur procurer quelque douceur. Venant de ceux qu’ils ont bercés et choyés, comme ces attentions leur seraient douces !

Ah ! ceux-là qui nous ont aimés sont nos parents ! C’est la véritable voix du sang ! Malheur à qui ferme son oreille à ces voix impératives qui, par de là la tombe, crient vers nous et réclament le paiement de la dette d’amour !

Le théâtre de la rue est fertile en vaudevilles, en comédies d’une minute, en mots à facettes, en décors inattendus, qui, au moment où vous vous y attendez le moins, vous arrachent des entrailles les fusées jaillissantes d’un rire homérique. Des transformations, des trucs, des fantasmagories qui stupéfieraient le dramaturge ou le régisseur le plus fécond en mirobolantes surprises, selon l’heure à laquelle vous assistez aux représentations ! Prenez le tramway à six heures, écoutez ce qui se dit près de vous, observez les figures de vos voisins, les airs de miel rance des petites dames, en présentant une correspondance en retard d’une heure qui leur a permis d’aller barginner chez Dupuis, l’éclair de joie dans tous ces yeux d’hommes, à la rentrée d’une jolie fille : dix places lui sont offertes. Leur mine rechignée, quand c’est une femme chargée de trois ou quatre gosses morveux et d’un lourd panier !… Vous assistez à des phénomènes de télégraphie sans fil entre deux paires d’yeux bleus et noirs, et vous êtes vous-même comme touché du choc de l’étincelle électrique qui s’allume chez votre voisine !… Une grosse dame, pesant deux cents livres de prétention, crie de sa voix flûtée, en se rengorgeant : « Rue Sherbrooke. » Par un soubresaut du tramway, elle rebondit en même temps sur les genoux d’un petit monsieur malingre et souffreteux qui étouffe les larmes lui montant aux yeux, et sur les cors de cinq ou six personnages polis qui avalent leurs jurons !…

Ah ! la féerie de la rue, le matin, encore enveloppée de brouillards ! La foule des pressés, des matineux, des journaliers, longe frileusement les murs au sortir de la tiédeur du lit. Les fenêtres closes ressemblent à des paupières endormies, les branches décharnées, menues et délicates, à des dessins à la plume, les cheminées fumantes se confondent avec le gris des nuages, les passants ont l’air d’ombres à la poursuite de fantômes.

Midi ! le soleil flambe, les orgues piaillent, tandis que des Italiennes aux châles bariolés nous implorent du regard. La foule réchauffée et regaillardie accorde le pas au rythme des fioritures, dans le poudroiement d’or de l’astre-roi. On se donne la main, on échange des compliments et des félicitations, l’odeur des fritures vous chatouille l’odorat et vous met en belle humeur. La marée gloussante et affamée s’engouffre dans les restaurants à quinze sous, tandis que les gamins et les fillettes s’échappent des volières pour le dîner. Quelques uns s’accrochent aux voitures, sous l’œil paterne des cochers, qui font semblant de ne pas les voir !… Les ouvrières ont les lèvres rouges, la démarche légère, de l’or dans les cheveux, des pépites dans les yeux… Ah ! le bon soleil, c’est lui le grand impresario des représentations de la rue ! Grâce à sa venue périodique, à son divin sourire, on retrouve le bonheur de vivre, car sous les misères de l’hiver, il fait surgir des neiges la fleur printanière de la joie.