Bleu, blanc, rouge/41

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Déom Frères, éditeurs (p. 187-189).


SYMPHONIE EN BLANC


À madame Gustave Comte, née Blanche Duquette, décédée le 2 décembre 1901, à l’âge de 19 ans




SI douce et si gracieuse, elle n’a fait que passer au milieu de nous, emportant sur sa lèvre glacée la fixité rigide d’un dernier sourire !… Pauvre petite morte !…

Hier encore, gamine insouciante, elle allait jupe courte, chanson aux lèvres, cheveux au vent, mais frissonnant déjà au souffle de la muse sacrée. À l’âge où les autres enfants font des ramages à leur poupée, les doigts de Blanchette erraient sur les touches d’ivoire, et tour à tour les faisait rire, pleurer et chanter. Sa voix s’emplissait de sonorités émues et caressantes, filet d’harmonie où s’emmaillait le cœur, comme un oiseau pris dans un lacet. Chant frêle et doux, presque aérien, qui laissait à l’âme un rayon d’or, comme si le ciel se fut entr’ouvert et qu’un ange vous eut souri ! Chère petite morte !…

Un jour vint où la fillette entendit chanter en elle une harmonie qu’elle ne connaissait pas : ce que le papillon murmure au bouton de rose pour le faire s’entr’ouvrir. Un passant s’était arrêté surpris, et avait remarqué, d’entre les autres fleurettes, cette blanche rose ondulant sur sa tige flexible. La main tendue, il implorait déjà la grâce de la cueillir… Blanchette acquiesça d’un soupir parfumé à cette discrète prière.

Sa première robe longue fut sa robe d’épousée…

L’orgue chantait, des voix d’anges montaient vers le ciel avec les larmes des parents et l’encens des prières. Et Dieu ratifia sur le grand livre du destin, l’hymen de ces deux cœurs aimants…

Mais, l’élu comptait sans le Jardinier qui moissonne pour sa grande serre de là-haut : Lui aussi avait jeté son dévolu sur la rose blanche. Alors l’Éternel eut pitié : « Je la lui prêterai un an !… Et ma rose n’en sera que plus belle, dans son plein épanouissement, quand l’astre de l’amour aura rayonné sur elle ! »

L’Éternel a tenu parole. Heureuse petite morte !… Tu n’as pas vu ta beauté s’effeuiller jour par jour, sous le souffle mortel du temps ; ton cœur n’a pas connu le déclin de l’amour, cette étoile qui se lève radieuse, pâlit, se ranime, se cache dans les nuages, scintille encore par intermittence, puis tombe dans le vide. Tu emportes toute fraîche la gerbe des illusions que les séraphins sèment dans l’âme des adolescentes, le prisme radieux de tes seize ans ne s’est pas embué de l’haleine des méchants. Tu n’as connu de la vie que la joie, les caresses, le murmure discret de l’admiration respectueuse, la tendresse passionnée d’une mère, les baisers d’un père, l’affection d’un frère, l’adoration de l’adoré, l’amitié profonde et douce des amis, les ravissements de l’harmonie qui ont bercé tes rêves ingénus d’enfant et de vierge. Oui, heureuse petite morte…

Blanche, nom symbolique que les séraphins ont soufflé sur ton berceau dans un volètement d’ailes. Blanche tu reposes immobile maintenant, dans cette statue marmoréenne qui fut toi.

Le satin cassant de la robe sculpturale, couleur des lèvres livides est parsemé de touffes de lis, de roses et de chrysanthèmes, qui s’unifient à la parure de la jeune femme. La tête pâle de la dernière pâleur, lourde d’un diadème de cheveux bruns, creuse l’oreiller où s’éternise le froid sommeil de la trépassée. Mais, il semble, en la regardant à la lumière vacillante des cierges, que ses paupières délicates et ses lèvres nacrées vont se mettre à battre comme l’aile d’un papillon. Triste illusion, ce que la mort scelle ici-bas ne s’ouvre que là-haut !…

Blanche, je sais pourquoi ce sourire qui court de tes lèvres aux roses, c’est d’avoir sommeil au milieu de ces fleurs immaculées comme ton nom ! C’est de planer dans l’espace immatériel et pur, vêtue de tulle nuageux, un jour que la terre est tout emmousselinée comme une chambre nuptiale, un jour, que dans les forêts, aux arbres engivrées de cristal comme des girandoles, un orchestre mystérieux chante la grande symphonie en blanc. Cette béatitude sereine qui rayonne sur tes lèvres de marbre, c’est d’aller préluder dans les pays éthérés au concert de l’éternel printemps, où la douleur et les larmes sont inconnues, où les pommiers et les aubépines, toujours blancs, nourrissent les ombres de parfum !…

Chère immortelle, tu peux chanter sur les cordes de nos âmes l’hymne à l’éternel amour, à l’espérance, le Noël de la Patrie, toi qui sais maintenant le secret des divines harmonies. Que ta blancheur s’incline sur le front de ceux qui te pleurent pour y déposer un suprême baiser de consolation.