Bleu, blanc, rouge/42

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Déom Frères, éditeurs (p. 190-193).


AIMONS-NOUS



J’ALLAIS sur la rue, lorsque mon œil fut attiré par des lettres flamboyantes, qui s’étalaient pompeusement sur un placard, et je lus : enfant trouvé dans une église. Je ne sais pourquoi cette banalité d’un fait divers, jeté en pâture à la curiosité malsaine du public, me rendit ce jour là rêveuse et triste. Est-ce parce qu’il tombait une pluie fine et glacée qui vous transperçait comme des pointes d’aiguille enveloppant la ville d’une vapeur grise, ennuyeuse à donner le spleen ?

Je me mis à songer aux capricieux hasards du destin, à ce pauvre petit être emmailloté dans un vieux morceau de gazette, grelottant et tremblant sur une froide dalle de pierre… sous la clarté impassible de la petite lampe du sanctuaire. Les vagissements de l’innocent troublent la quiétude du Dieu eucharistique qui se souvient de la pauvreté de la crèche, de la paille humide, des gros glaçons pailletant de diamants l’humble abri de la sainte famille.

Et toi, enfant-roi, tu avais, pour réchauffer tes membres bleuis, l’amour de la vierge-mère te pressant dans ses bras, te couvrant de baisers, t’enveloppant de chaudes caresses… ce que tu ne connaîtras pas, misérable poupon ! Qui va te recueillir ?… Qui va laisser tomber dans ta bouche, tendue comme une fleur avide de rosée, la manne des petits, que le ciel fait passer par le sein des mères…

Quand, partout on accueille avec des transports de joie l’arrivée d’un de ces hôtes des cieux, lorsque de joyeuses volées jettent aux quatre vents la bonne nouvelle, toi, paria d’un jour, on te repousse, on te renie, on t’arrache de la souche maternelle comme un parasite… Eh ! sont-ils plus beaux, plus roses que toi, ceux qui dorment dans de mignonnes prisons de soie et de dentelle, dont on soulève en tremblant la fragile porte pour guetter un premier sourire, rayon de soleil printanier caressant un bourgeon d’avril ?

Le même souffle divin vous anime, enfant du trottoir ou fils de famille. Oui, vos âmes sont sœurs, qu’importe ce vêtement de chair qui les recouvre, il est passager et s’use vite : les vers le rongent sans soucis, de la boîte noire ou du cercueil constellé d’argent qui le contient. Vous êtes tous deux conviés au même banquet, le but du voyage est identique, et de semblables destinées éternelles vous attendent… Pourquoi, ce mur de préjugés qui vous sépare à jamais ? Pourquoi, faire de l’homme, entrant dans la vie par la sombre porte du malheur, un être de différente espèce que la vôtre ? Quels sont tes griefs envers ce chétif marmot, Société, pour que tu t’acharnes après lui, flétrissant son inconsciente tare d’un nom ignominieux, vouant au mépris des âmes vulgaires, de la plèbe ignorante, ce pâle front de martyr sillonné d’une marque infamante ?

Quel beau présent que cette vie que tu lui jettes comme une aumône !… Enfant sevré de bonheur et de tendresse avant que d’y avoir goûté, âme éteinte et glacée, comme ces blafardes étoiles aux rayons mourants qui, demain, vont sombrer dans le vide, figures ternes où ne brille pas le noble orgueil, la sainte fierté, du libre citoyen de l’univers.

Bien court fut l’épisode de leurs amours : il était brun, elle était blonde ; ils se virent, s’aimèrent et se le dirent. Pleins d’idéal tous deux, ils brodaient sur le canevas de l’avenir de jolis dessins : un ciel toujours bleu, une onde limpide, une barque légère, continuellement bercée d’un même mouvement rythmé et doux, des jardins à perte de vue, des fleurs, des fleurs, des fleurs, de toutes sortes, muguets, roses, marguerites, myosotis, chrysanthèmes, qu’ils cueillaient ensemble, composant, appuyés l’un sur l’autre, le joli bouquet de leur vie : l’éternelle idylle des vingt ans !

Puis, tout à coup, comme dans un décor de Faust, les fleurs tombent en cendres, à l’instar d’un vase de Pompéi.

Mais, cette fois, au lieu de Méphistophélès, c’est la froide Raison qui vint souffler sur leurs beaux rêves d’or, et les fit s’envoler comme une nichée de moineaux.

Pauvres amoureux, assis au bord du chemin, ils écoutent sans comprendre la voix métallique de l’austère mentor.

— Arrière, toi, qui osas porter tes aspirations amoureuses sur cette jeune fille belle et pure. Ignores-tu ton origine : enfant trouvé, larve humaine, oubliée sur le seuil d’un hospice ? Ah ! Ah !… tu as cru que ta figure d’Adonis, l’éclair de génie qui brille en tes yeux, la vigueur de ton bras, la sûreté de ton ciseau, pouvaient remplacer le nom qui te manque… Erreur ! On pardonne aux fils perdus leur lâcheté, leurs déshonorantes passions, mais la loyauté, la droiture, la valeur d’un enfant trouvé sont irrévocablement condamnées devant le tribunal des honnêtes gens… Mais qu’attends-tu donc ? Mais va-t-en !

Et le bras tendu, pâle et dure comme une statue de mausolée, la déesse rigide terrorise le pauvre enfant… Il essaie de parler, mais les sons meurent dans sa gorge. Comme Adam chassé de l’Éden, courbé, rougissant, il s’éloigne en sanglotant. Il se retourne indécis, croyant entendre un soupir, l’appel de sa fiancée ; son regard embrasse une dernière fois le paradis perdu, puis l’adolescent pousse un grand cri et s’enfonce dans la solitude des déserts où gronde le simoun, où des nuages de poussière tourbillonnent en spirale vers le ciel noir.

Anges qui voilez votre face devant l’Éternel, vous n’avez pas laissé la terre boire les larmes de Pierre et de Madeleine, recueillez, dans des coupes étincelantes, les pleurs des enfants-trouvés ! Portez-les sur l’autel des sacrifices, qu’ils parfument le paradis, et tombent sur l’âme des mères dénaturées pour les purifier.