Bleu, blanc, rouge/69

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Déom Frères, éditeurs (p. 320-324).


LE DÉMÉNAGEMENT



LE déménagement, qui met sens dessus dessous la grande cité, trouble l’harmonie des foyers, démolit la presque totalité des nids montréalais, en voici poindre l’aurore. Certains l’appellent de leurs vœux. D’autres l’appréhendent cruellement.

Mystère de l’atavisme !

Vingt siècles de civilisation n’ont pu mater le bohème, le nomade, qui dort dans l’homme. Il s’éveille aux premières caresses de la brise printanière : le vague des horizons lointains le tente, la vie libre des champs l’hypnotise, il suit d’un œil d’envie l’oiseau qui va cacher son nid dans le touffu des bois. Le besoin de promener ses pénates l’obsède, il rêve d’aventures, de nouveaux sites.

Voyez passer ces hautes voitures bondées de meubles ; ils vont cahin-caha, pêle-mêle, étonnés de se trouver ensemble. On dirait une roulotte de tziganes : les gosses, sont couchés dans les matelas, perchés sur le haut des armoires. La mère ne tient pas en place : Mon Dieu prenez garde de heurter le buffet ! — Oh ! vous avez failli casser la glace ! — Songez que ces pauvres meubles représentent tant de sacrifices, tant de privations !

Les secrets de l’intimité sont brutalement étalés, les passants, examinent curieusement les fauteuils éventrés, les chaises boiteuses. — L’homme insouciant, lui, chante tout le long de la route. Il est heureux !… Il déménage !… La femme sera meurtrie ce soir de toutes les bosses de son mobilier ! On s’étendra par terre, les montants des couchettes ne s’adapteront plus aux planches. Le pain, les peignes, la boîte à cirage, les chaudrons se promèneront dans une touchante concorde ! N’importe, l’année suivante, on déménagera encore ! Ne riez pas ! Vous n’avez pour vous en assurer qu’à regarder le nombre stupéfiant des maisons placardées : À louer !

Que de mélodrames, de vaudevilles, de scènes navrantes ou bouffonnes le retour annuel d’Avril remet à l’affiche !

C’est une touchante idylle brusquement interrompue par un propriétaire impitoyable (cette gent est sans pitié !) On s’est connus au printemps dernier : il est étudiant, la petite, chiffonne des bonnets. Une douce intimité s’établit vite entre voisins. Le soupirant chaque jour guette la frimousse éveillée de la jeune fille qui lui sourit dans la mousseline des rideaux, lui envoyant un baiser du bout de ses doigts effilés. — Elle détache l’unique fleur d’un géranium, orgueil de son humble logette d’ouvrière, et la jette au jeune homme ravi. Il la couvre de baisers, et la retourne avec adresse vers le châssis. La fleur messagère et complice, voyage ainsi d’une fenêtre à l’autre, ramenant et portant des aveux discrets, des soupirs, des caresses ! De blancs mouchoirs s’agitent à droite, à gauche, sur les yeux, sur les lèvres, dans une télégraphie mystérieuse, qu’eux seuls comprennent !

Un petit billet s’accroche au bout d’un long fil blanc. Joyeux, l’étudiant va s’en emparer. Mais la friponne l’attire à elle, l’abaisse, frôle le nez, la bouche, de son amoureux, et le hisse tout à coup, lorsqu’il va le saisir ! Avec sa grâce féline, on dirait une petite chatte blanche, jouant avec une souris ! Quel gracieux manège, la patte de velours agace, égratigne, prolonge le supplice de la victime, avant de la croquer !

Un beau jour, le cœur de l’étudiant se prend à ce fil blanc, traîtreux appât de l’ingénuité. Revanche du chaperon rouge, le loup est mangé par la petite fille !

Pauvre garçon ! Comme tous les étudiants, il a plus de cœur que d’argent ! Le propriétaire, peu sensible au roman que feuillettent nos amoureux, intime au Roméo l’ordre d’évacuer la chambre au plus bref délai !

Et la petite amie ? Elle reste là-haut. Il ne la verra plus chaque matin !… Son cœur se serre à la pensée de l’adieu ! Quel sera le nouvel occupant de son logis ? Un autre étudiant !… Le châssis s’ouvrira-t-il encore pour laisser tomber une fleur et un sourire ?… Et le petit fil blanc !…

Lui, qui a vu, sans pâlir, le scalpel du praticien fouiller les cadavres de ses semblables, le bistouri lacérer la chair vive, il tremble à l’idée de perdre celle qu’il aime, car il sent au moment du départ combien elle lui est chère.

Enfin ! je vais me débarrasser de ce chien de malheur, qui hurle toutes les nuits. Que la foudre pétrifie les vieilles filles anglaises qui gardent leur caniche enfermé dans leur chambre pour la protection morale de ces poor little things ! Ah ! mon moral, à moi, est-ce qu’on s’en préoccupe ? Je jure et je tempête comme un lutin dans l’eau bénite ! C’est vrai que si j’étais un animal, on aurait des égards. Et le jour, c’est encore pis ! Mon voisin d’en face est un professeur de chant, qui prépare des élèves pour le conservatoire ! Dieu, quel charivari ! Quelles lamentations, à faire pâlir celles de Jérémie. Des cris partent de je ne sais quelle profondeur, et montent, montent, à n’en plus finir ! — Plus fort ! Plus fort clame le maître… Et je me bouche les oreilles, je m’enfonce la tête dans les oreillers, sans pouvoir leur échapper, les monstres !…

Ce gentil personnage, vous l’avez deviné, est un vieux garçon. Au contraire des oiseaux et des poètes qu’un rien fait chanter, le moindre bruit lui crispe les nerfs. Il grogne et piaille, continuellement ! Mais il se garde bien de vous dire qu’il charme lui-même ses loisirs par des mélodies sur le trombone et que les voisins ont signé une requête adressée au Conseil de Ville pour l’expulser de la rue.

Un mois, à peine, s’est écoulé depuis que les cierges funéraires de la chambre ardente se sont éteints, et que les tentures de deuil recouvrant les murs clairs et les dorures des peintures, ont été arrachées par les croquemorts… Toujours un voile de crêpe s’étend sur ce petit salon coquet, dont les échos ont joyeusement retenti jadis de la gaîté des fêtes, de la sonorité des instruments, aux soirs de leurs bonheurs ! Hélas ! l’hôte de ce logis a disparu ! L’abandonnée, en pleurant, le retrouve partout. Les fleurs fanées, les cierges brûlés, ont imprégné l’air d’un parfum subtil qui semble l’âme du bien-aimé flottant autour d’elle. En passant dans cette porte, le lourd cercueil de plomb s’est heurté à la chambranle : son cœur en tressaille encore… Les pas étouffés des porteurs, le chuchotement des visiteurs, lui sont restés dans l’oreille. Six heures ! La porte s’ouvre !

— C’est lui, fait-elle ! Mais je deviens folle ! Mon rêve se fait chair. C’est une obsession, une hantise. J’y échapperai, je chercherai une autre demeure !

— Oui, va-t-en ! L’oubli viendra loin de cette maison, plaque sensible, qui a gardé l’image de l’envolé et te la renvoie sans cesse. Le froid de l’indifférence glacera ton cœur. Tu perdras, si tu veux, la mémoire de ces heures d’amour, où tremblante, tu criais aux étoiles le secret qui oppressait ton âme ! Tu n’as qu’à jeter au fond d’un tiroir cet anneau, où vos deux noms unis enchaînaient votre vie ! Détourne tes pas des sentiers connus ! Le spectre du passé te guette, il t’y ressaisirait !

Le souvenir s’alimente du parfum des fleurs, de la couleur des yeux, de la poussière du sol, d’une boucle de cheveux, d’un clair de lune, comme la flamme immatérielle, de la cire du cierge. Les plus nobles émanations de notre être s’imprègnent de matière : l’héroïsme, d’orgueil ; l’amour, d’égoïsme ; la charité, d’ostentation. Amants de l’esthétique pure, votre demeure n’est pas ici, allez louer ailleurs.