Bleu, blanc, rouge/70

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Déom Frères, éditeurs (p. 325-328).


MASCARADE


FANTAISIE MACABRE



LA fanfare gronde sa musique fausse. Les portes du temple de la folie s’ouvrent avec fracas sous la poussée furieuse d’une troupe de masques qui s’éparpillent sur la glace blanche et pailletée, ainsi qu’un manteau d’hermine, d’où monte une légère buée, comme le souffle tiède d’une vierge endormie. Des lanternes chinoises pendues à des cordes balancent des reflets verts, rouges, jaunes, sur les spectateurs haletants qui trépignent d’enthousiasme à l’apparition de la cohorte fantastique, échappée, on dirait, d’une caverne de Walpurgis. Vision de cauchemar, hantise d’enfer qui nous martèle le crâne et l’encercle dans un anneau de fer. Un amalgame hideux de têtes maquillées, de faces enfarinées, de bouches agrandies, d’yeux en accents circonflexes, de personnages à faux nez, à bedons proéminents, tout cela grouille comme une fourmilière, rayant la glace d’éclairs furtifs en décrivant un cercle oblong. Des silhouettes vont et viennent, se prennent les mains, dans un mutisme d’ombre. C’est une poussée continue, une fuite, une poursuite suivie d’enlacements bizarres qui vous brutalisent : un Méphisto entraîne une blanche communiante. Le pan rouge du manteau et le tissu de gaz flottent à l’unisson dans le vertige de la course affolée.

Un disciple de Cujas, aux gestes cassés, droit comme un automate, blottit sous l’aile de sa toge un minois chiffonné de soubrette. Une marquise poudrée, taille fine et grand air, jette les cascades de son rire clair comme un bruit de pièces d’or dans l’oreille d’un pierrot blême, grand oiseau aquatique qui pirouette tantôt sur une patte, tantôt sur une autre. Une bayadère vêtue d’une jupe en tulle, les bras en guirlande, baigne sa gorge de lumières. Des fillettes ingénues, que déshabillent des costumes de chimères, seize ans aux fraises, qui sait !… De vieux Adonis, jambes grêles, épaules rentrées, têtes chauves sous des perruques blondes, yeux brillants à travers le velours du loup, poursuivent cette volée d’oiseaux blancs !

Les vers luisants des lanternes peintes mêlés aux lueurs blafardes des lampes voltaïques brûlent comme des torches mortuaires, donnant à ces faces ruisselantes de sueur, livides sous le fard, l’apparence des damnés de Dante. Évocation d’un sabbat antique, les lutins, les sorcières, dansent dans une ronde effrénée autour de l’étuve de flamme, aux cris des hiboux, aux sonneries des grelots, aux ricanements de crécelle des diablotins ! Ballet infernal, que conduit Lucifer, aux grondements du tonnerre, dans le flamboiement des éclairs.

Penchée au-dessus du patinoir, il me semblait qu’une odeur de soufre montait à la surface ; je croyais entendre des sifflements de vipères, des grincements de dents et des gémissements douloureux. Les couples s’enlaçaient plus étroitement, les griffes perçaient la peau des gants, les cornes se faisaient jour dans les tignasses blondes, les éclats de rire se terminaient en râles. Et, dans une fulguration d’incendie, un coup de vent terrible comme celui qui déchira le voile du temple de Jérusalem, balaya les pierrots, les nègres, les polichinelles, les bouffons, les histrions, les seigneurs, les personnages mythologiques, les marquises, les duchesses, les déesses, les muses, les Arlequines, les cartomanciennes, les Phoebé… qu’un rideau de fumée opaque déroba à mes regards.

Les lanternes s’éteignirent, dans le silence, avec ce qu’une mascarade laisse derrière elle : un souvenir confus de clameurs et d’oripeaux.

Je venais d’avoir une vision de l’humanité esquissant ses fantaisies chorégraphiques sur les grands patinoirs de la vie, dans sa course vers l’ombre fuyante du bonheur, vers les pendeloques des honneurs. Les girandoles de la gloire versent leurs menteuses clartés sur cette flamme dévorante où les papillons humains viennent se brûler les ailes. Société de masque : l’hypocrisie vêtue de la tunique de lin des vestales. La justice borgne et louche, derrière un bandeau, frissonne voluptueusement au froissement des billets de banque. La charité en robe légèrement transparente, retenue par une ceinture en diamants, distribue ses oboles sonnantes en présence d’une cour d’adorateurs qui loue sa générosité. La fausse dévote sème la zizanie en égrenant son rosaire…

Le vice précoce, l’âme défraîchie du viveur sous le masque d’un jeune homme de vingt ans. L’amour, cupidon pratique dirige ses flèches vers la carcasse rembourrée d’étoupe de la Richesse grêlée, bancale et méchante, radieuse sous le mirage trompeur de pièces d’or qui paillettent son manteau, dansent sur son front, cliquettent aux talons des chaussures satinées, s’agitent autour de sa tambourine. L’or, l’or, le masque du soleil et de l’étoile, le rayon, masque de l’Inconnu !…

Ah ! société de cabotins, de pierrots, de tartufes, tu disparaîtras dans un tourbillon, balayée vers le gouffre de l’éternité par la poussée des siècles lumineux !