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Bruges-la-Morte/07

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Ernest Flammarion, éditeur (p. 87-101).
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VII


Depuis les quelques mois déjà que Hugues avait rencontré Jane, rien encore n’avait altéré le mensonge où il revivait. Comme sa vie avait changé ! Il n’était plus triste. Il n’avait plus cette impression de solitude dans un vide immense. Son amour d’autrefois qui semblait à jamais si loin et hors de l’atteinte, Jane le lui avait rendu ; il le retrouvait et le voyait en elle, comme on voit, dans l’eau, la lune décalquée, toute pareille. Or, jusqu’ici, nulle ride, nul frisson sous un vent mauvais qui atténuât l’intégrité de ce reflet.

Et c’est si bien la morte qu’il continuait à honorer dans le simulacre de cette ressemblance, qu’il n’avait jamais cru un instant manquer de fidélité à son culte ou à sa mémoire. Chaque matin, ainsi qu’au lendemain de son décès, il faisait ses dévotions — comme les stations du chemin de la croix de l’amour — devant les souvenirs conservés d’elle. Dans l’ombre silencieuse des salons, aux persiennes entr’ouvertes, parmi les meubles jamais dérangés, il allait longuement, dès son lever, s’attendrir encore devant les portraits de sa femme : là, une photographie, à l’âge où elle était jeune fille, peu de temps avant leurs fiançailles ; au centre d’un panneau, un grand pastel dont la vitre miroitante tour à tour la cachait et la montrait, en une silhouette intermittente ; ici, sur un guéridon, une autre photographie dans un cadre niellé, un portrait des dernières années où elle a déjà un air souffrant et de lis qui s’incline… Hugues y mettait les lèvres et les baisait comme une patène ou comme des reliquaires.



Chaque matin aussi, il contemplait le coffret de cristal où la chevelure de la morte, toujours apparente, reposait. Mais à peine s’il en levait le couvercle. Il n’aurait pas osé la prendre ni tresser ses doigts avec elle. C’était sacré, cette chevelure ! c’était la chose même de la morte, qui avait échappé à la tombe pour dormir d’un meilleur sommeil dans ce cercueil de verre. Mais cela était mort quand même, puisque c’était d’un mort, et il fallait n’y jamais toucher. Il devait suffire de la regarder, de la savoir intacte, de s’assurer qu’elle était toujours présente, cette chevelure, d’où dépendait peut-être la vie de la maison.

Hugues restait ainsi de longues heures à ranimer ses souvenirs, tandis que le lustre, au-dessus de sa tête, dans le silence clos des salons, émiettait de son goupillon de cristal grelottant la bruine d’une petite plainte.

Et puis, il s’en allait chez Jane, ainsi qu’à la dernière station de son culte. Jane qui possédait, elle, la chevelure tout entière et vivante, Jane qui était comme le portrait le plus ressemblant de la morte. Un jour, même, pour se leurrer dans une identification plus spéciale, Hugues avait eu une idée bizarre qui le séduisit aussitôt : ce n’est pas seulement de menus objets, des brimborions, des portraits qu’il conservait de sa femme ; il avait voulu tout garder d’elle, comme si elle n’était qu’absente. Rien n’avait été distrait, donné ou vendu. Sa chambre était toujours prête, comme pour son retour possible, rangée et pareille, avec un nouveau buis bénit chaque année. Son linge d’autrefois était complet et empilé dans les tiroirs, pleins de sachets, qui le conservaient intact dans son immobilité un peu jaunie. Les robes aussi, toutes les anciennes toilettes pendaient dans les armoires, soies et popelines vidées de gestes.

Hugues voulait parfois les revoir, jaloux de ne rien oublier, d’éterniser son regret…

L’amour, comme la foi, s’entretient par de petites pratiques. Or, un jour, une envie étrange lui traversa l’esprit, qui aussitôt le hanta jusqu’à l’accomplissement : voir Jane avec une de ces robes, habillée comme la morte l’avait été. Elle déjà si ressemblante, ajoutant à l’identité de son visage l’identité d’un de ces costumes qu’il avait vus naguère adaptés à une taille toute pareille. Ce serait plus encore sa femme revenue.

Minute divine, celle où Jane s’avancerait vers lui ainsi parée, minute qui abolirait le temps et les réalités, qui lui donnerait l’oubli total !

Une fois entrée en lui, cette idée devint fixe, obsédante, roulant son grelot.

Il se décida : un matin, il appela sa vieille servante pour lui faire descendre du grenier une malle qui servirait à transporter quelques-unes des précieuses robes.

— « Monsieur va en voyage ? » demanda la vieille Barbe qui, ne s’expliquant pas le nouveau genre de vie de son maître, autrefois si cloîtré, ses sorties, ses absences, ses repas au dehors, commençait à lui supposer des lubies.

Il se fit aider par elle pour dépendre et trier les toilettes et les garantir de la poussière vite envolée en nuages dans ces armoires longtemps immobiles.

Il choisit deux robes, les deux dernières que la morte avait achetées et les étala soigneusement dans la malle, égalisant la jupe, tapotant les plis.

Barbe n’y comprenait rien, mais cela la choquait de voir morceler cette garde-robe à laquelle on n’avait jamais touché. Allait-on la vendre ? Et elle hasarda :

— « Que dirait la pauvre madame ? »

Hugues la regarda. Il avait pâli. Est-ce qu’elle aurait deviné ? Est-ce qu’elle saurait ?

— « Que voulez-vous dire ? » interrogea-t-il.

— Je pense, répondit la vieille Barbe, que dans mon village, en Flandre, quand on n’a pas vendu tout de suite, la semaine de son enterrement, les hardes d’un mort, on doit les conserver, sa propre vie durant, sous peine de maintenir ce mort en purgatoire jusqu’à ce qu’on trépasse soi-même.

— Soyez tranquille, fit Hugues rassuré. Je n’ai l’intention de rien vendre. Elle a raison, votre légende. »

Barbe demeura donc stupéfaite quand elle le vit peu après, malgré ce qu’il venait de dire, faire charger la malle sur un fiacre et partir.

Hugues ne sut comment communiquer à Jane sa folle idée ; car jamais il ne lui avait parlé de son passé — par une sorte de délicatesse, de pudeur vis-à-vis de la morte — ni même fait une allusion à la douce et cruelle ressemblance qu’il poursuivait en elle.

La malle déposée, Jane poussa de petits cris, elle sautilla : — Quelle surprise ! Il l’avait comblée sans doute. Quoi ? des cadeaux ? une robe ?…

— Oui, des robes, fit Hugues machinalement.

— Ah ! tu es gentil ! Il y en a donc plus d’une ?

— Deux.

— De quelle couleur ? Vite ! laisse voir !

Et elle s’approchait, la main tendue, demandant la clé.

Hugues ne savait quoi dire. Il n’osait pas parler, ne voulant pas se trahir, expliquer le maladif désir auquel il avait cédé comme un impulsif.

La malle ouverte, Jane exhuma les robes et les enveloppa d’un rapide coup d’œil, l’air aussitôt désappointée :

— Quelle laide façon ! Et ce dessin dans la soie, comme c’est vieux, vieux ! Mais où as-tu acheté de pareilles robes ? Et, dans la jupe, ces draperies ! Il y a dix ans qu’on portait cela. Je crois que tu te moques de moi !…

Hugues demeurait perplexe et très penaud ; il cherchait des mots, une explication, pas la vraie, mais une autre, vraisemblable. Il commençait à voir le ridicule de son idée, et pourtant elle le tenaillait toujours.

Oh ! qu’elle y consente ! qu’elle revête une de ces robes, fût-ce une minute ! et cette minute, quand il la verra habillée comme l’ancienne, contiendra vraiment pour lui tout le paroxysme de la ressemblance et l’infini de l’oubli.

Il lui expliqua, à voix câline : « Oui ! c’étaient de vieilles robes… dont il avait hérité… les robes d’une parente… il avait voulu plaisanter… il avait l’envie de la voir avec une de ces vieilles robes. C’était fou ; mais il en avait l’envie… une seule minute !… »

Jane n’y comprenait rien ; riait, tournait et retournait chaque toilette en tous sens, appréciait l’étoffe, d’une soie riche à peine fanée, mais demeurait stupéfaite devant cette façon bizarre et un peu ridicule qui pourtant avait été la mode et l’élégance…

Hugues insistait.

— Mais tu me trouveras laide !

Ahurie d’abord de ce caprice, Jane finit par juger drôle, elle-même, de se parer de ces défroques. Rieuse et gamine, elle ôta son peignoir et, les bras nus, ajustant la guimpe qui couvrait son corset, la refoulant ainsi que les dentelles de sa chemise, elle revêtit l’une des deux robes qui était décolletée… Debout devant la glace, Jane riait de se voir ainsi : « J’ai l’air d’un vieux portrait ! »

Et elle minaudait, se contorsionnait ; monta sur la table, en relevant ses jupes, pour se voir tout entière, riant toujours, la gorge secouée, un bout de la chemise mal fixée dépassant du corsage sur la chair nue, moins chaste qu’elle, et y apportant l’évidence des intimités du linge…

Hugues contemplait. Cette minute, qu’il avait rêvée culminante et suprême, apparaissait polluée, triviale. Jane prenait plaisir à ce jeu. Elle voulut maintenant essayer l’autre robe et, dans un accès de gaîté folle, se mit à danser, multipliant les entrechats, reprise de chorégraphie.

Hugues se sentait un malaise d’âme grandissant ; il eut l’impression d’assister à une douloureuse mascarade. Pour la première fois, le prestige de la conformité physique n’avait pas suffi. Il avait opéré encore, mais à rebours. Sans la ressemblance, Jane ne lui eût apparu que vulgaire. À cause de la ressemblance, elle lui donna, durant un instant, cette atroce impression de revoir la morte, mais avilie, malgré le même visage et la même robe — l’impression qu’on éprouve, les jours de procession, quand le soir on rencontre celles ayant figuré la Vierge ou les Saintes Femmes, encore affublées du manteau, des pieuses tuniques, mais un peu ivres, tombées à un carnaval mystique, sous les réverbères dont les plaies saignent dans l’ombre.