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Bruges-la-Morte/08

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Ernest Flammarion, éditeur (p. 103-125).
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VIII


Un dimanche de mars qui était celui de Pâques, la vieille Barbe apprit de son maître, le matin, qu’il ne dînerait ni ne souperait chez lui et qu’elle était libre jusqu’au soir. Elle en fut toute réjouie, car puisque son jour de congé coïncidait avec un jour de grande fête, elle irait au Béguinage, assisterait aux offices : la grand’messe, les vêpres, le salut, et passerait le reste de la journée chez sa parente, sœur Rosalie, qui habitait un des couvents principaux du religieux enclos.

C’était une des meilleures, une des seules joies de Barbe d’aller au Béguinage. Tout le monde l’y connaissait. Elle y avait plusieurs amies parmi les béguines, et rêvait, pour ses très vieux jours, quand elle aurait amassé quelques économies, d’y venir elle-même prendre le voile et finir sa vie comme tant d’autres — si heureuses ! — qu’elle voyait avec une cornette emmaillotant leur tête d’ivoire âgé.

Surtout par ce matin de mars adolescent, elle exultait de s’acheminer vers son cher Béguinage, d’un pas encore alerte, dans sa grande mante noire à capuchon, oscillant comme une cloche. Au loin, des tintements semblaient s’accorder avec sa marche, sonneries de paroisse unanimes, et, parmi elles, tous les quarts d’heure, la musique grêle, chevrotante du carillon, un air comme tapoté sur un clavier de verre…



Un commencement de verdure printanière donnait à la banlieue un air de campagne. Or bien que, depuis plus de trente ans, Barbe fût en condition à la ville, elle avait gardé, comme toutes ses pareilles, le souvenir persistant de son village, une âme paysanne qu’un peu d’herbe ou de feuillage attendrit.

La bonne matinée ! Et comme elle allait d’un pas allègre, dans le soleil clair, émue d’un cri d’oiseau, de l’odeur des jeunes pousses en ce faubourg déjà rustique où verdoient les sites choisis du Minnewater — le lac d’amour, a-t-on traduit, mais mieux encore : l’eau où l’on aime ! et là, devant cet étang qui somnole, les nénuphars comme des cœurs de premières communiantes, les rives gazonnées pleines de fleurettes, les grands arbres, les moulins, à l’horizon, qui gesticulent, Barbe encore une fois eut l’illusion du voyage, du retour, à travers champs, vers son enfance…

C’était aussi une âme pieuse, de cette foi des Flandres où subsiste un peu du catholicisme espagnol, cette foi où les scrupules et la terreur l’emportent sur la confiance et qui a plus la peur de l’Enfer que la nostalgie du Ciel. Avec pourtant un amour du décor, la sensualité des fleurs, de l’encens, des riches étoffes, qui appartient en propre à la race. C’est pourquoi l’esprit obscur de la vieille servante s’extasiait par avance aux pompes des saints offices, tandis qu’elle franchissait le pont arqué du Béguinage et pénétrait dans l’enceinte mystique.

Déjà, ici, le silence d’une église ; même le bruit des minces sources du dehors, dégoulinées dans le lac, arrivant comme une rumeur de bouches qui prient ; et les murs, tout autour, des murs bas qui bornent les couvents, blancs comme des nappes de Sainte Table. Au centre, une herbe étoffée et compacte, une prairie de Jean Van Eyck, où paît un mouton qui a l’air de l’Agneau pascal.



Des rues, portant des noms de saintes ou de bienheureux, tournent, obliquent, s’enchevêtrent, s’allongent, formant un hameau du moyen âge, une petite ville à part dans l’autre ville, plus morte encore. Si vide, si muette, d’un silence si contagieux qu’on y marche doucement, qu’on y parle bas, comme dans un domaine où il y a un malade.

Si par hasard quelque passant approche, et fait du bruit, on a l’impression d’une chose anormale et sacrilège. Seules quelques béguines peuvent logiquement circuler là, à pas frôlants, dans cette atmosphère éteinte ; car elles ont moins l’air de marcher que de glisser, et ce sont plutôt des cygnes, les sœurs des cygnes blancs des longs canaux. Quelques-unes, qui s’étaient attardées, se hâtaient sous les ormes du terre-plein, quand Barbe se dirigea vers l’église d’où venait déjà l’écho de l’orgue et de la messe chantée. Elle entra en même temps que les béguines qui allaient prendre place dans les stalles, en double rang de boiseries sculptées, s’alignant près du chœur. Toutes les coiffes se juxtaposaient, leurs ailes de linge immobilisées, blanches avec des reflets décalqués, rouge et bleu, quand le soleil traversait les vitraux. Barbe regarda de loin, d’un œil d’envie, le groupe agenouillé des Sœurs de la communauté, épouses de Jésus et servantes de Dieu, avec l’espoir, un jour aussi, d’en faire partie…

Elle avait pris place dans un des bas côtés de l’église, parmi quelques fidèles laïcs également : vieillards, enfants, familles pauvres logées dans les maisons du Béguinage qui se dépeuple. Barbe, qui ne savait pas lire, égrenait un gros rosaire, priant à pleines lèvres, regardant parfois du côté de sœur Rosalie, sa parente, qui occupait la deuxième place dans les stalles après la Mère Révérende.

Comme l’église était belle, toute braséante de cires allumées. Barbe, au moment de l’Offertoire, alla acheter un petit cierge à la sœur sacristine qui se tenait près d’un if de fer forgé, où bientôt l’offrande de la vieille servante brûla à son tour.

De temps en temps, elle suivait la consomption de son cierge, qu’elle reconnaissait parmi les autres.

Ah ! qu’elle était heureuse ! et comme les prêtres ont raison de dire que l’église est la maison de Dieu ! surtout qu’au Béguinage, c’étaient des Sœurs qui chantaient au jubé, avec des voix douces comme doivent en avoir les anges seuls.

Barbe ne se lassait pas d’écouter l’harmonium, les cantiques qui se dépliaient tout blancs, comme de beaux linges.

Cependant la messe était dite ; les lumières s’éteignaient.

Toutes ensemble, dans un frissonnement de leurs cornettes, les béguines sortirent — essaim qui prit son vol, sema un moment le jardin vert de blanches envergures, d’un départ de mouettes. Barbe avait suivi, mais à distance, par une sorte de discrétion respectueuse, sœur Rosalie, sa parente ; puis, quand elle la vit rentrer dans son couvent, elle hâta le pas, et, un moment après, y pénétrait à son tour.

Les béguines sont ainsi à plusieurs dans chacune des demeures qui composent la communauté. Ici, trois ou quatre ; là, jusqu’à quinze ou vingt. Le couvent de sœur Rosalie était nombreux ; et toutes les Sœurs, au moment où Barbe y entra, à peine revenues de l’église, causaient, riaient, s’interpellaient dans la vaste salle de l’ouvroir. À cause du jour férié, les corbeilles de couture, les carreaux de dentelle étaient rangés dans les coins. Les unes, dans le jardinet qui précède le logis, examinaient les plantes, la croissance des parterres bordés de buis. D’autres, jeunes parfois, montraient des cadeaux reçus, des œufs de Pâques avec du sucre en givre. Barbe, un peu intimidée, suivait partout sa parente dans les chambres, les parloirs, où d’autres visites affluaient, ayant peur de rester seule, de paraître intruse, attendant avec une petite anxiété qu’on la priât à dîner, comme c’était la coutume. Mais encore ! S’il y avait aujourd’hui trop de parents arrivés et qu’il n’y eût pas de place ?

Barbe fut rassurée quand sœur Rosalie vint l’inviter de la part de la Supérieure, en s’excusant de la laisser seule, très affairée, car les béguines ont chacune leur tour de diriger le ménage une semaine, et c’était le sien.

— Nous causerons après le dîner, ajouta-t-elle. D’autant plus que j’ai quelque chose de grave à vous dire.

— De grave ? interrogea Barbe effrayée. Alors, dites-le moi tout de suite.

— Je n’ai pas le temps… tout à l’heure…

Et elle s’esquiva par les corridors, laissant la vieille servante consternée. Quelque chose de grave ? Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir ? Un malheur ? Mais elle n’avait plus rien de cher au monde, personne d’autre que cette unique parente.

Alors, il s’agissait d’elle. Qu’est-ce qu’on pouvait bien lui reprocher ? de quoi l’accusait-on ? Elle n’avait jamais trompé d’un liard. Quand elle allait à confesse, elle ne savait vraiment quoi dire et quel péché s’imputer.

Barbe demeura tout anxieuse. Sœur Rosalie avait eu un air si sombre, presque sévère en lui parlant ! C’était fini, la bonne joie de cette journée. Elle n’avait plus le cœur à rire, à se mêler aux groupes qui, là-bas, s’égayaient, jacassaient, examinaient des dentelles commencées, d’un dessin nouveau où aboutissent les fils inextricables des bobines.

Seule, à l’écart, sur une chaise, elle songeait maintenant à la chose inconnue que sœur Rosalie allait lui dire.

Quand on se fut mis à table, dans le long réfectoire, après la prière à voix haute, Barbe mangea à peine et sans plaisir vraiment, tandis qu’elle voyait les saines et roses béguines et quelques autres invitées, des parentes comme elle, faire honneur à ce repas de fête et de dimanche. On servait du vin ce jour-là, du vin de Tours, onctueux et d’or, du vin de burettes. Barbe vida le verre qu’on lui avait versé, croyant noyer ses préoccupations. Une migraine lui vint.

Le repas lui avait paru interminable. Quand il s’acheva, elle courut droit à la sœur Rosalie, l’interrogeant du regard. Celle-ci remarqua son trouble et vite tâcha de la calmer.

— Ce n’est rien, Barbe ! Voyons, mon amie, ne vous alarmez pas ainsi.

— Qu’y a-t-il ?

— Rien ! rien de très grave. Un petit conseil que je devais vous donner.

— Ah ! vous m’avez fait peur…

— Quand je dis rien de grave, il s’agit du présent. Mais la chose pourrait devenir grave. Voici : il sera peut-être nécessaire que vous changiez de service.

— Changer de service ! Et pourquoi donc ? Voilà cinq ans que je suis chez M. Viane. Je lui suis attachée parce que je l’ai vu bien malheureux ; et il tient à moi. C’est le plus honnête homme du monde.

— Ah ! ma pauvre fille, comme vous êtes naïve ! Eh bien, non ! ce n’est pas le plus honnête homme du monde.

Barbe était devenue toute pâle et demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? qu’est-ce que mon maître a fait de mal ?

Sœur Rosalie lui raconta alors l’histoire qui avait couru la ville et s’était divulguée jusque dans cette placide enceinte du Béguinage : l’inconduite de celui dont tout le monde admirait autrefois la douleur de veuf si poignante et si inconsolable. Eh bien ! il s’était consolé d’une abominable façon ! Il allait maintenant chez une mauvaise femme, une ancienne danseuse du théâtre…

Barbe tremblait ; à chaque mot, étouffait une révolte intérieure ; car elle vénérait sa parente, et ces révélations si offensantes, si incroyables pour elle, prenaient une autorité dans sa bouche. C’était donc là la cause de tout ce changement d’existence auquel elle ne comprenait rien, les sorties fréquentes, les allées et venues, les repas pris dehors, les rentrées tardives, les absences nocturnes… ?

La béguine continuait :

— Avez-vous réfléchi, Barbe, qu’une servante honnête et chrétienne ne peut pas rester davantage au service d’un homme qui est devenu un libertin ?

À ce mot, Barbe éclata : ce n’était pas possible ! des calomnies, tout cela, dont sœur Rosalie était dupe. Un si bon maître, qui adorait sa femme ! et, chaque matin encore, sous ses propres yeux, allait pleurer devant les portraits de la défunte, gardait ses cheveux mieux qu’une relique.

— C’est comme je vous le dis, répondit avec calme sœur Rosalie. Je sais tout. Je connais même la maison où habite cette femme. Elle est située sur mon chemin pour aller en ville et j’y ai vu entrer ou sortir plus d’une fois M. Viane.

Ceci était formel. Barbe parut matée. Elle ne répliqua rien, s’absorba dans une songerie, avec un gros pli et des fronces dans le milieu du front.

Puis elle dit ces simples mots : « Je réfléchirai », tandis que sa parente, rappelée à l’office par les occupations de sa charge, prenait pour un moment congé d’elle.

La vieille servante demeura stupide, sans force, ses idées brouillées, devant cette nouvelle qui contrariait tous ses espoirs et dérangeait tout le chemin de son avenir.

D’abord elle était attachée à son maître et ne le quitterait pas sans des regrets.

Et puis quel autre service trouver, aussi bon, aisé, lucratif ? En ce ménage de vieux garçon, elle aurait pu parfaire ses économies, la petite dot indispensable pour venir finir ses jours au Béguinage. Pourtant sœur Rosalie avait raison. Elle ne pouvait pas rester davantage chez un homme qui scandalise le prochain.



Elle savait déjà qu’on ne peut pas servir chez des impies, qui ne prient pas, qui n’observent pas les lois de l’Église, les Quatre-Temps, le Carême. La même raison existe pour les débauchés. Ils commettent même le pire péché, celui que les prédicateurs, dans les sermons et les retraites, menacent le plus des feux de l’enfer. Et Barbe écartait vite d’elle jusqu’à cette lointaine correspondance avec la Luxure, au seul nom de laquelle elle se signait.

Quoi décider ? Barbe demeura bien perplexe, durant tout le temps des vêpres et du salut solennel pour la célébration desquels elle était retournée à l’église, avec la Communauté. Elle pria le Saint-Esprit de l’éclairer ; et ses oraisons furent exaucées, car, en sortant, elle avait pris une décision.

Puisque le cas était épineux et au-dessus de son jugement, elle irait du même pas chez son confesseur habituel, en l’église de Notre-Dame, et suivrait docilement sa sentence.

Le prêtre à qui elle raconta tout ce qu’elle venait d’apprendre et qui connaissait depuis des années cette nature simple, droite, vite bourrelée de scrupules grâce auxquels sa pauvre âme obscure apparaissait vraiment comme couronnée d’épines, chercha à la tranquilliser, lui fit promettre de ne rien brusquer : si ce qu’on disait de son maître était vrai et qu’il eût ainsi des relations coupables, il y avait lieu encore de distinguer, quant à elle : tant que les entrevues avaient lieu en dehors de la maison, elle devait les ignorer, en tous cas ne pas s’en émouvoir ; si, par malheur, cette femme de mauvaise vie dont il était question venait chez son maître, le visiter, dîner ou autrement, elle ne pouvait plus, dans ce cas, être complice de la débauche, devrait refuser ses services et partir.

Barbe se fit répéter deux fois la distinction ; puis, l’ayant comprise, enfin, elle sortit du confessionnal, quitta l’église après une courte prière et s’en retourna vers le quai du Rosaire, vers la demeure d’où elle était partie si heureuse, le matin, et qu’il lui faudrait abandonner (elle le sentait bien !) tôt ou tard…

Ah ! comme il est difficile d’être joyeux longtemps ! Et elle rentrait par les rues mortes, regrettant la verte banlieue de l’aube, la messe, les cantiques blancs, toutes les choses sur lesquelles la nuit tombait ; songeant à des départs proches, à de nouveaux visages, à son maître en état de péché mortel ; et se voyant elle-même, sans espoir désormais de finir sa vie au Béguinage, mourir un soir pareil, toute seule, à l’hospice dont les fenêtres donnent sur le canal…