Camées parisiens/1

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René Pincebourde, éditeur (Petite Bibliothèque des curieux) (Troisième et dernière sériep. 5-37).


PREMIÈRE DOUZAINE


Mesdames



L’artiste, de nouveau, se recommande à vous, en vous apportant d’autres portraits encore, ciselés par lui dans le coquillage aux tendres nuances de chair et dans la pierre dure aux couleurs superbes. Le premier que vous verrez cette fois porte sans doute la trace des larmes de l’ouvrier, car c’est l’image d’un grand homme qu’il aimait fraternellement, et dont la vie ici-bas fut
une lutte, une agonie et un martyre. Ô misère ! il est mort immobile et muet ; la Douleur avait terni son regard de héros ; elle éteignait déjà son visage rayonnant de force et de joie, et il est tombé vaincu, faible, mais triomphant aussi, car déjà se reflétait dans ses vives prunelles l’aurore des sphères mystérieuses, où maintenant, voyant et libre, il s’enivre des parfums aimés et perçoit par des sens nouveaux la tranquille gloire de la Beauté et la silencieuse musique des astres !

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I

CHARLES BAUDELAIRE


Un portrait peint par Émile Deroy, et qui est un des rares chefs-d’œuvre trouvés par la Peinture moderne, nous montre Charles Baudelaire à vingt ans, au moment où riche, heureux, aimé, déjà célèbre, il écrivait ses premiers vers, acclamés par le Paris qui commande à tout le reste du monde ! Ô rare exemple d’un visage réellement divin, réunissant toutes les élégances, toutes les forces et les séductions les plus irrésistibles ! Le sourcil est pur, allongé, d’un grand arc adouci, et couvre une paupière orientale, chaude, vivement colorée ; l’œil long, noir, profond, d’une flamme sans égale, caressant et impérieux, embrasse, interroge et réfléchit tout ce qui l’entoure ; le nez gracieux, ironique, dont les plans s’accusent bien, et dont le bout arrondi et projeté en avant, fait tout de suite songer à la phrase célèbre du poète : Mon âme voltige sur les parfums, comme l’âme des autres hommes voltige sur la musique ! la bouche est arquée et affinée déjà par l’esprit, mais à ce moment-là pourprée encore et d’une belle chair qui fait songer à la splendeur des fruits ; le menton est arrondi, mais d’un relief hautain, puissant comme celui de Balzac. Tout ce visage est d’une pâleur chaude, brune, sous laquelle apparaissent les tons roses d’un sang riche et beau ; une barbe enfantine, rare, idéale de jeune dieu, le décore ; le front haut, large, magnifiquement dessiné, s’orne d’une noire, épaisse et charmante chevelure qui, naturellement ondulée et bouclée comme celle de Paganini, tombe sur un col d’Achille ou d’Antinoüs ! — En 1848, nous voyons, dans le portrait peint par Courbet, Baudelaire, rasé alors, coiffé de cheveux courts très-noirs, et dont le visage, transfiguré par plus de foi et plus d’ironie encore, est déjà celui d’un créateur et d’un sage. Mais comme la beauté de cette face puissante s’était achevée et complétée tout à fait dans les dernières années de la vie du poète, alors que pâle et tranquille sous ses longs, rares et fins cheveux blancs, il regardait enfin la vie avec calme et déjà ne cessait plus de sourire !



II

MARIE ROZE


Non-seulement ce joli et sérieux petit visage au beau front, aux yeux vifs, aux regards d’enfant, à la bouche pensive, est couronné d’un gracieux fouillis de cheveux blonds, mais les traits eux-mêmes et le col élégant et fin sont d’une harmonie blonde. Sous les costumes de théâtre, on devine un corps d’une beauté riche quoique si mince et flexible, et voilà bien la nymphe grecque des poètes, à qui on voudrait un de ces noms : Hymnis, Mélitta, Eudore, Myrtium, plein des murmures et des lumineux frissons de l’Ilyssos, si, malgré le Z, son nom de Marie Roze ne la peignait si bien, car, en la voyant, on songe à la chair rosée d’une églantine ou à ce titre de Musset, plus divin que les titres de toutes les odes qui existent : Sur trois marches de marbre rose !



III

JULES FAVRE


Ce titan en habit noir dit-il quelque chose en effet, lorsque plus bruyant et plus terrible que ses collègues Brontès et Stéropès, il fabrique et débite ses foudres dans la célèbre armoire aux paroles, à côté du verre d’eau sucrée ? Pas toujours peut-être ; mais qu’importe ? Ce front bosselé, ce nez indigné, cette lèvre inférieure qui va au devant de l’objection, cette prunelle tranchante, ce sourcil en zig-zag de feu, ce tas de cheveux irrités, cette joue mobile sont mieux que des traits éloquents, ils sont l’Éloquence même ; ils forgent la foudre et foudroient pour le plaisir, pour rien, comme Caussadé a tué Latournelle. Ne voyez-vous pas que cette barbe étrange s’agite autour du visage comme les serpents de l’éclair ou comme les furies d’un ouragan déchaîné ? Et toute cette tête hautaine et singulière ressemble à celles que Flaxman, dans sa Théogonie, donne aux géants qui représentent les révoltes des Forces aveugles et les convulsions désordonnées du Chaos !



IV

MARIQUITA


Éclair, flamme, feu follet, vision de paillettes frissonnantes et de diamants d’un regard noir envolés dans le tourbillon de la danse folle, cette toute petite fée endiablée, tantôt séduisante et furieuse, bondit, s’enfuit, glisse sur les feuilles peintes et, comme une poussière d’or, s’élance et voltige dans un rayon ; et de là, elle vous sourit avec son regard de feu, avec sa toute petite bouche écarlate ; et la lumière des flammes de la rampe, les éclairs du lustre, les flûtes amoureuses, les violons semblent danser avec elle et, pris de vertige, l’appeler tous à la fois de son nom vif et dansant : Mariquita !



V

EUGÈNE GIRAUD ET SON FILS


C’elui-là, Eugène Giraud, dont les portraits valent mille fois ceux que mon outil essaye ici de faire vivre, est bien l’homme de la peinture et de la poésie qu’il aime. Comme son œil aimable est brave ! comme sa chevelure d’un dessin bien accusé, comme son nez hardi, sa lèvre virile et affable, cette taille déliée, svelte et mince, et cette moustache, et ce bouquet de barbe si récemment devenu blanc par une coquetterie du hasard, sont bien d’un heureux capitaine d’aventure à la Dumas, fait pour triompher toujours en se jouant, intrépide comme une épée, gai comme une chanson, ingénieux et varié comme les tons délicieux d’une riche palette ! Et son jeune fils dont la beauté est comme un superbe épanouissement de force et de joie, avec son œil calme, son cou robuste, son visage de lutteur où foisonne un léger duvet, et sa chevelure bouclée, aux larges masses gracieuses et farouches, nous donne l’idée de ce que fut Héraclès enfant lorsque le vigilant Eurytos lui enseignait à tendre l’arc et lorsqu’Eumolpos Philamonide l’instruisait à assouplir ses doigts sur la lyre de buis !



VI

Mme ARNOULD-PLESSY


Des traits aristocratiques dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire d’un grand caractère et faits pour les apothéoses durables de la Statuaire. Ces yeux proéminents et si bien fendus, ce nez un peu long, à la bosse spirituelle, ces lèvres épaisses, minces du haut, fortement arquées et formant une toute petite bouche, ce menton fin, mais où pourtant la chair s’affirme, ce contour du visage qui échappe à l’ovale vulgaire, méritent que le sculpteur couronne sa belle tête d’une de ces coiffures immortelles et compliquées, faites de touffes, de tresses et de boucles, comme celle de la Diane de Poitiers, que le génie seul invente et qui semblent avoir existé réellement, tant elles sont plus vraies que la nature ! Oui, c’est ainsi que les Germain Pilon, les Jean Goujon et les Coysevox représentaient dans leur gloire les amantes des rois, grandes, fières, portant sur leur cou divin quelque joyau étrange et tenant dans leur longue main, aux doigts en fuseau, l’arc d’or de la déesse Diane. À la Comédie, Sylvia, Célimène et Cydalise, madame Plessy (qui de son vrai nom se nomme Sylvanie) a toujours l’air d’être prête à dire au héros qui va entrer les mots magiques : « Je vous aime, » avec toute l’affectation qu’ils comportent, et nous devinons sans peine qu’en l’affaire dont il s’agit, ce Dorante ou ce Mario sera tout bêtement un Jocrisse, malgré sa triomphante mine de Chérubin adoré et son merveilleux habit luisant, sur lequel vient d’éclore tout un jardin de fleurs !



VII

L’ACTEUR FÉLIX


Non, vous dis-je ! au contraire, il est mince, il est pâle ; il ne les a pas, ces traits heurtés dont vous parlez ; car ce diable d’homme aux petits yeux de feu, vif, souple, éloquent, insensé, dompteur de peuples et de gandins, a en lui un millier de démons, je ne sais quel vif argent, bien plus ! Paris lui-même ! Il fait ce qu’il veut, il est ce qu’il veut, Richelieu, Diogène, Lauzun, Chérubin si vous insistez : sa parole et sa cravache sifflent ; il ponctue de son immortel sapristi ! une phrase piquée de la tarentule, qui dure cinq actes, tape sur le ventre du père, démasque l’intrigant, affole les demoiselles, épouse l’ingénue, laisse pousser ses favoris, passe sa main dans ses cheveux, tient tête à Mademoiselle Fargueil, boit le lait des bravos furieux, traverse les ronds de papier du paradoxe et de l’idéal, et s’écrie enfin, haletant, mais non rassasié : Applaudissez, Athéniens, c’est du Barrière !



VIII

LA FEMME AU PERROQUET


Tout le monde a vu passer dans les rues du quartier latin une femme, quelque chose, un fantôme dont l’aspect inouï vous prend aux cheveux et vous traîne vivant dans la vague nuit du Rêve. La tête étroite, terreuse — elle est coiffée d’un vaste chapeau qui a dû appartenir à madame de Cayla, — est d’une invraisemblance shakspearienne (le crâne a disparu, usé sans doute par la lime du temps !) et s’est réduite à la simplicité des bonshommes au trait que dessinent les enfants épris de chimères. L’œil regarde où regardent les yeux des statues. Le corps : un piquet sur lequel flotte un tas de haillons divers, devenus harmonieux à force de traîner dans la pluie du ciel ! Et sur sa main, couleur de terre brune, d’où toute chair est bannie, cet Être impersonnel porte un perroquet, un perroquet vivant qui, peut-être, a baisé les lèvres roses de la Pompadour. Oh ! quelle ode triomphante à la gloire du Superflu, cet oiseau de flamme et d’émeraude promené par cette ombre qui, elle-même, n’existe pas, et qui a un oiseau !



IX

LES CLOWNS PRICE


Coiffés de toupets rouge feu et bleu faïence, tachetés de chrome et d’écarlate, vêtus de maillots où tantôt flambent Orion et Sirius, où d’autres fois brille une Lyre absurde, ils s’envolent dans les airs, se prennent, se mêlent, retombent sur le front l’un de l’autre, deviennent un monstre à deux têtes, jouent du violon au milieu de tout cela, s’effacent comme des fantômes, reparaissent étincelants de paillettes et d’astres ; puis, de nouveau, sont lancés, flèches vivantes, par je ne sais quel Arc invisible ; et ces adolescents aux visages de Deburau-Apollon flânent violemment dans l’éther, comme des oiseaux, avec le sérieux d’une satisfaction enfantine. Parfois, — nous l’avons tous vu, — ils jouent et se désarticulent le même soir à Paris et à Marseille ; j’imagine qu’ils sautent de l’une à l’autre de ces villes, grâce à leurs bonds prodigieux. Des réalistes expliquent cette ubiquité des Price en prétendant qu’ils sont quatre au lieu de deux ; mais je hais ces transformations bourgeoises des faits surnaturels ! Ajoutez que nos deux clowns sont peintres, musiciens, gentlemen accomplis, et qu’ils lisent dans son propre idiome… qui ? le poète des poètes, Homère !



I

LA DUCHESSE DE MORNY


Entre les grandes dames de France, madame la duchesse de Morny, — une femme de Balzac ! — est assurément, quoique née en Russie, la plus Parisienne de toutes par l’infinie et inépuisable variété des formes que revêt en elle la Grâce toujours mouvante et diverse, comme la vie ondoyante de cette mer d’Ionie où le poète voyait naître et s’enfuir de délicieuses lignes féminines. Les petits traits si nobles, d’une si délicate finesse aristocratique, imposent l’admiration, sans doute, mais une admiration charmée, naïve ; car ils ont, comme les allures du corps lui-même, cette mobilité enfantine, heureuse, jamais lassée, qui n’exclut pas le sérieux et qui est comme la floraison de la bonté ineffable. Madame la duchesse de Morny n’est pas grande et paraît l’être, tant le bel ensemble de sa personne, où toutes les lignes sont arrondies, donne cependant une expression de mignonne et fière sveltesse. La bouche, aimable et bienveillante et d’une distinction suprême, est assez parfaite pour que l’œil de l’artiste soit heureux de ne pas la voir trop petite ; l’œil étincelle et brille sans dureté ; sur le front, où réside une intelligence souveraine, les cheveux châtains s’éclairent d’une lumière blonde, et d’eux-mêmes s’arrangent en diadème. Et, modèle désespérant et idéal, dont la façon d’être change sans cesse et se transforme, et qui ne quitte une pose que pour en prendre une plus belle, cette admirable femme, qui eût été reine dans La Comédie Humaine, s’arrête souvent, par une lutte inconsciente qui pour elle est un triomphe, à l’attitude irrésistible de la Polymnie appuyant sur sa petite main éclairée de rose sa tête jeune et charmante.



XI

PHILOXÈNE BOYER


Un de ses portraits, par un rare bonheur, nous le rend dans une attitude qui fut bien la sienne, et avec son expression la plus vraie. La pose est celle d’un voyant, d’un inspiré ! le haut de la tête, où vivent la Pensée et l’Enthousiasme, est tout entier dans la lumière, et la bouche triste et indignée que ne peut cacher la longue moustache transparente, le menton indécis qui montre combien ce poète fut peu destiné à l’action, se baignent dans l’ombre, ainsi qu’une partie de la joue, un peu creusée déjà, mais d’un contour si jeune. Le nez droit, court, arrondi, est l’intelligence même ; mais voyez, toute la tête, c’est ce large front lumineux plein de pensées, que semble éclairer la vision des choses éternelles ; c’est cet œil d’un gris bleu, si brillant toutefois et si désespérément levé vers le ciel ; c’est cette longue chevelure appauvrie, mais si fine, si sensitive, et exprimant par son mouvement une vie si intense ; c’est ce regard qui, énergiquement rassemblé, prend quelqu’un à témoin et dit : Vous savez si j’aime le vrai, le juste, la splendeur du Génie, la Beauté éternellement calomniée ! — Sois tranquille, nous aussi, nous le savons, et nous savons aussi comme la fièvre de l’admiration a desséché ta vie en sa fleur. Ô jeune homme dont les premiers chants furent pénétrés d’une tendresse si émue, victime que l’Étude avait choisie pour montrer comme elle est une maîtresse jalouse, ô poète, cœur brisé, ô prunelle avide et curieuse, ô subtil esprit en éveil, ô mon frère endormi, chère âme !



XII

LA POÉSIE


Oui, elle a été une Parisienne, j’en atteste l’esprit du divin Musset, la sanglante raillerie du grand Heine et la forte et saine tristesse de Baudelaire. Elle a été et elle sera, car c’est sa destinée de renaître sans cesse et toujours plus belle et plus glorieuse ; mais pour le moment, hélas ! il est bien vrai que son grand cœur semble avoir cessé de battre. J’ai contemplé de mes yeux cette morte héroïque, dont le front était souillé de boue ; et sa chevelure traînait autour d’elle, emmêlée dans les larges feuilles de laurier. Si horrible à voir près de la pourpre cruellement éclatante, sa pauvre lèvre entr’ouverte était devenue plus blanche qu’un lys, et à travers ses mains se jouait la lumière rose. Cependant le tragique dominateur de ce grand siècle, le célèbre Monsieur Prudhomme, dont l’œil est celui d’un hibou et dont le nez décrit exactement un quart de cercle, Prudhomme, dont le chapeau est comme une tour d’ébène, dont le faux-col escalade les cieux et dont les lunettes vertes ressemblent à la vaste mer, était penché sur sa victime avec l’expression d’une joie féroce. Du bout de son parapluie rouge il lui crevait l’œil, et il lui défonçait le front à grands coups de talons de bottes, tandis que, pareilles à l’écharpe d’Hamlet, les basques de son habit noir s’envolaient désordonnées, furieuses et fougueusement tordues par le vent du nord !

Mesdames, Cy finist la première douzaine des derniers Camées Parisiens, par l’image de cette morte que j’ose adorer encore, à l’heure même où les Philistins ont fait connaître que la maison est à eux, et où la rieuse Julia Baron, coiffée d’une perruque aux anneaux de soie blonde, comme les poupées de Huret, chante La Polonaise et l’Hirondelle, avec sa flèche en diamant qui lui sort de l’œil !


Janvier 1868.