Camées parisiens/2

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René Pincebourde, éditeur (Petite Bibliothèque des curieux) (Troisième et dernière sériep. 39-69).


DEUXIÈME DOUZAINE


Mesdames



Je continue, avec une humilité dont vous me saurez gré sans doute ; car, pour pouvoir achever en effet avec la simplicité et la perfection des choses durables cette galerie de portraits parisiens qu’il aura du moins l’honneur d’avoir entreprise, il faudrait que l’humble artiste fervent qui vous offre ici son ouvrage eût à son service la flamme même de l’inspiration et le flot vivant de la lumière,
dont il embraserait et ferait rayonner la gemme rebelle ! Mais, cette fois encore, j’espère que votre bonté magique, très-puissante et mère de tous les miracles, suppléera à l’insuffisance de l’ouvrier, et qu’en touchant seulement ces cailloux mal égratignés par mon outil, vos petites mains transparentes et vos doigts de fées en feront des pierres véritablement précieuses !



I

PAUL DE SAINT-VICTOR


En regardant le célèbre auteur d’Hommes et Dieux, ne songe-t-on pas à un de ces portraits du seizième siècle, au visage pâle, mieux accusé encore par des vêtements noirs ; à l’Homme au gant, par exemple, qui laisse dans l’esprit une impression si profonde ? Il y a dans ces traits fortement accentués et qui restent calmes ; dans ce nez d’aigle, mais dont l’arête est large ; dans cette bouche ferme où parfois s’ébauche un rapide sourire, la froideur du gentilhomme très-sévère pour tout ce qui touche à sa dignité, et jaloux de garder sa vie contre le flot des sottises courantes. En même temps, le front haut et vaste, malgré les ondulations d’une belle chevelure ; les yeux grands, saillants, lumineux, prompts à s’impressionner ; les sourcils larges et fins pourtant ; les tempes vastes décèlent le grand artiste qui, en d’autres temps, peintre ou poète, eût donné la véritable mesure de sa force créatrice, mais qui, aujourd’hui, en cet âge de doute où péniblement s’enfante je ne sais quel avenir, croit avoir le droit de garder une sorte de réserve hautaine, et de montrer seulement par quelques échantillons, parfaits comme les plus pures médailles antiques, son incontestable parenté avec toute la vaillante race des inventeurs et des génies.



II

DELPHINE DE GIRARDIN


Elle eut la majesté d’une reine. Et, en réalité, elle fut reine du royaume le plus difficile à conquérir, le plus périlleux à gouverner, le plus impossible à conserver : reine de ce Paris épique, magnanime, railleur, excellent, qui fabrique la poésie de notre siècle et tout ce qui se nomme Esprit dans le monde entier. L’esprit ! ne semblait-il pas qu’elle l’avait inventé, qu’elle en était la souveraine maîtresse et que, par pure bonté d’âme, elle en dispensait à ses amis la part qu’elle voulait bien leur laisser, sans toutefois appauvrir son rare et fabuleux trésor ? Oh ! lorsque si blanche, si brillante sous sa chevelure d’un blond cendré, véritable couronne dominatrice, dont les longues boucles soyeuses paraissaient être en effet le complément d’un riche diadème, elle donnait ses ordres, son génie, sa pensée à ses ministres, qui n’étaient rien moins que Méry, Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Gérard de Nerval et le grand, l’immortel Balzac, comme il étincelait, ce féerique et éblouissant esprit, sur son large front de muse, dans ses grands yeux transparents et doux comme les lacs d’Italie, sur ce nez long, gracieux et si idéalement aristocratique, sur les belles lèvres arquées de cette bouche si bonne aux coins malicieux, sur ce menton délicat, sur ces épaules magnifiques, sur ces bras si splendides qu’on ne pouvait se les représenter autrement que nus, sur ces mains longues, fines et véritablement royales !



III

COMTE DE NIEUWERKERKE


Oui, dans notre enveloppe physique il y a quelque chose de fatal qui, invinciblement, décide et trace notre destinée. Si l’on observe le comte de Nieuwerkerke, chez qui l’intelligence universelle, le vif esprit parisien, la bienveillance élégante s’allient si curieusement à l’énergique puissance des traits et à la haute stature du gentilhomme des âges anciens, on comprend que, né pour recueillir, selon les temps, ou les honneurs mondains ou le renom de l’artiste, son étoile n’a pu, en notre âge compliqué et mixte, opter décidément pour l’une ou l’autre de ces hautes fortunes, et qu’il a été justement ce qu’il devait être, un grand seigneur artiste, gouvernant ses états du Louvre avec toute la courtoisie d’un homme bien né et avec toute la sagacité d’un travailleur qui, lui-même, a fait œuvre de ses dix doigts et n’ignore pas ce que toute création exige de labeur et de génie. Son front droit, haut et large, ses yeux profonds, sa barbe et ses cheveux, d’or jadis, de neige maintenant, rejetés en arrière et d’une grande tournure, tout un ensemble de traits majestueux et fiers, permettent au comte de Nieuwerkerke ce sourire toujours affable, si nécessaire à un homme qui a tant de choses à accorder et à refuser, et qui voudrait pouvoir donner chaque matin les deux milliards de M. de Rothschild !



IV

CHRISTINE NILSSON


Je lis dans Les Niebelungen : Voici venir Brunehilt. Elle est armée comme si elle voulait combattre pour la terre d’un roi. Elle porte sur son vêtement de soie de nombreuses lames d’or. Sa brillante fraîcheur éclate à ravir sous cet appareil. Et plus loin : Voilà qu’on apporte à la vierge une pique lourde et grande, large, énorme, forte, invincible, et dont le tranchant coupait terriblement. C’était celle dont elle se servait toujours. L’œil de Christine Nilsson, tantôt vert, tantôt d’un bleu limpide et parfois à reflets d’or, a la froide et cruelle beauté des soleils aveuglants et transis sur le Falberg toujours couronné de neige et de glace, et il ressemble aussi à ce gouffire du Maelstrom à propos duquel Edgar Poë nous parle de l’étrange et ravissante sensation de nouveauté qui confond le spectateur. Chose étrange ! de loin vague et fuyante apparition. Nuit couronnée d’étoiles, cette svelte figure du Nord, quand on la voit de près, montre des traits taillés largement, comme dans les statues primitives ; les joues et le menton sont solides et rassurants comme la Force ; les roses y brillent sur une neige frappée d’argent, et les immenses boucles blondes à la lumière grise et rose qui, par derrière, tombent jusqu’à la ceinture, semblent être la crinière vivante et farouche d’un casque invisible posé sur la jeune tête souriante.



V

ALFRED DEHODENCQ


Il semble que les chauds soleils de l’Andalousie, que les ciels brûlants de l’Afrique aient laissé leurs flammes dans l’œil éclatant, fixe et dominateur de ce grand peintre, où l’on voit passer l’ombre des pensées dont son front déborde. La bouche, désabusée et navrée, par moments retrouve un sourire d’une fraîcheur et d’une jeunesse adorables. Quand Dehodencq partit pour l’Espagne, sa chevelure brune, épaisse. presque courte et d’un jet si rebelle, donnait à son visage césarien une sauvagerie charmante ; les souffrances, les travaux, qui ont dénudé son front, n’ont pu ôter à ses traits le grand caractère que leur conservent encore une pâleur mate, un menton d’une fière ligne romaine et le regard de feu. On se demande quel nuage obstiné voile ce masque fiévreux, éloquent, mobile et d’une vie si intense ; mais quelle tristesse ne doit pas séjourner dans l’âme d’un artiste merveilleux, qui, après avoir peint là-bas tant de chefs-d’œuvre pour les princes d’Orléans, n’a pu retrouver au retour son rang et sa place, même après les plaidoyers passionnés qu’a, dix fois de suite, écrits à sa louange le maître glorieux, le juge impeccable, Théophile Gautier !



VI

JUDITH WALTER


Voyez comme les nobles lignes de ce visage primitif, auquel nos yeux rêvent les bandelettes sacrées, ressemblent à celles des plus purs bas-reliefs d’Égine ! La ligne du nez continue celle du front, comme aux âges heureux où les divinités marchaient sur la terre, car il a été donné au poète que ses filles fussent véritablement créées et modelées à l’image de sa pensée. Les cheveux noirs sont légèrement frisottants et crespelés, ce qui leur donne l’air ébouriffé : le teint d’un brun mat, les dents blanches, petites et espacées, les lèvres pourprées d’un rouge de corail, les yeux petits et un peu enfoncés, mais très-vifs, et qui prennent l’air malin quand le Rire les éclaire, les narines ouvertes, les sourcils fins et droits, l’oreille exquise, le col un peu fort et très-bien attaché, sont d’une sphynge tranquille et divine, ou d’une guerrière de Thyatire, dont la beauté simple, accomplie et idéalement parfaite ne peut fournir aucun thème d’illustration aux dessinateurs de La Comédie Humaine. Telle fut sans doute aussi cette mystérieuse Tahoser, que le poète nous montre coiffée d’un casque formé par une pintade aux ailes déployées, et portant sur la poitrine un pectoral composé de rangs d’émaux, de pertes d’or et de grains de cornaline. Judith Walter a écrit, et cette strophe délicieuse et savante évoque son image, bien mieux que je n’ai su le faire : Derrière les treillages de sa fenêtre, une jeune femme qui brode des fleurs brillantes sur une étoffe de soie, écoute les oiseaux s’appeler joyeusement dans les arbres.



VII

HENRY HOUSSAYE


Ce jeune homme a raison d’écrire, après l’Histoire d’Apelles, l’histoire d’Alcibiade ; car, n’est-ce pas le seul écrivain aujourd’hui vivant qui ait pu se proposer de peindre un pareil héros sans avoir rien à envier à son modèle ? Sa mère, si admirablement belle, et qui si prématurément disparut d’un monde où elle régnait par la toute-puissance de la grâce, eut sans doute les meilleures fées pour amies, car elles étaient présentes autour du berceau de Henry Houssaye, et elles se sont plu à lui donner la beauté, l’esprit et le reste. Il a déjà le front du penseur, et ses yeux, où l’arcade sourcillière est avancée et hardie plus que dans aucune tête contemporaine, donnent quelque chose de mâle et de viril à ses traits de jeune pâtre syracusain que réclamerait l’Églogue ; ses lèvres sont charnues, presque toujours entr’ouvertes, et d’un rouge vif. Un nez fin et droit, un peu serré au bout, atteste la résolution et la bravoure ; la barbe, vierge, soyeuse et crespelée, est fournie, tandis que la moustache naît à peine. Grand, élancé et savant à l’escrime, Henry Houssaye a quelque chose d’un fils de Byron, — et c’est par là seulement qu’il se sauve de ressembler à Daphnis ; quant à la toison blonde qui fait que sa tête ressemble par l’arrangement à celle de Lucius Verus, le mot chevelure ne la désigne que bien imparfaitement. Énorme, touffue, ébouriffée, emmêlée comme les cheveux de l’archer dont le nom signifie à la fois Épouvante et Lumière, il faudrait vraiment, pour la peindre au naturel, les épithètes ensoleillées de la Pléiade, et les mots violents du seizième siècle, tels que les forgeait Ronsard ; car avec ses colères et ses sauvageries hautaines, elle arrive résolument à la crinière démesurée du jeune dieu !



VIII

SUZANNE LAGIER


Rien de plus joli, de plus lumineux et de plus sain à voir que le beau rire éclatant de ces petites dents magnifiquement blanches de Suzanne Lagier. Oh ! comme ici la tradition est outrageusement violée ! car, avec son grand front haut et large et ses cheveux bien plantés, Suzanne a de très-grands yeux, qui cependant sont vifs et pleins d’intelligence, et une bouche qui, bien que petite, a de l’esprit comme un diable, — anomalie absolument nouvelle et créée pour cette circonstance spéciale. Musicienne dont l’oreille n’affecte aucune petitesse, Suzanne avait inventé, dans une farce récente, un bien délicat et amusant rappel de couleur, fait pour réjouir les vrais amants de la palette : une perruque rose d’une fraîcheur de ton énivrante, et parfaitement raccordée au ton de sa robe rose. Le corps de Suzanne (quand je pense que nous l’avons vue mince à tenir dans un bracelet !) est, je crois, une puissante ironie de la nature. Par là, sans doute, cette grande Nourrice raille cruellement l’abominable maigreur de notre esprit moderne, et rappelle à notre souvenir la bonne reine Gargamelle, qui d’une seule fois mangea tant de tripaille, à savoir seize muids, deux bussards et six tupins. Ô la folle comédienne ! sur son visage éclate une joie immense, surnaturelle ; pour plaire aux hommes, elle a tout, et, par un autre caprice de la destinée, elle a, pour désarmer aussi les femmes, un nez… qui est le nez même de Bressant !



IX

L’ACTEUR HYACINTHE


Un nez, et rien de plus. Mais, au lieu de se cacher dans le perfide cheval de bois, l’armée tout entière des Achéens aurait pu tenir à l’aise dans ce nez aux flancs sonores, qui ressemble à quelque mont Athos taillé par un statuaire géant. Ne pas prendre au sérieux le petit front fuyant, les yeux percés à la vrille, et le crâne sur lequel voltige un rare duvet blanc ; la chevelure naturelle d’Hyacinthe est sa perruque de Jocrisse, et, sur son nez blanc, pourpré, éclatant, dont les ailes sont ouvertes et effrayantes comme celles de l’oiseau Roc, une déesse Fantaisie, comme Célestin Nanteuil les dessinait pour Renduel, mignarde, longue et vêtue d’un voile tremblant, est accoudée dans une pose romantique, et tient à la main un drapeau, sur lequel je lis couramment : Nommons Labiche ! Mais quand le fils de l’Eurotas expirait sous le disque d’Apollon, il ne soupçonnait pas, sans doute, que son nom de fleur serait porté en même temps par un prédicateur célèbre et par un comédien bouffon, élève de Madame Louise Fusil !



X

HORTENSE SCHNEIDER


Oh ! qu’elle a raison de demander à l’art, d’arracher à la nature vaincue ces crépons, ces frisons, ces neiges, ces nappes de chevelures, ces boucles, ces coques, ces tire-bouchons en délire qui lui font une couronne, une coiffure, un manteau, un vêtement de muse parisienne affolée et affolante ! — Ses traits ! on n’a jamais que ceux qu’on paraît avoir : malins et délicats, ils empruntent une séduction étrange à l’œil tantôt glauque ou noir, et parfois tout en feu. Cette Bordelaise, — voyez quels ragoûts savants et compliqués ! a la bonne humeur madrée et gauche d’une commère normande ; sa gaucherie infiniment gracieuse est le tremplin sur lequel bondit insolemment la gaudriole inattendue ; puis, voyez-la, par moments brutale comme un couperet, ou fine, blasée et emporte-pièce, comme toutes les Parisiennes en une seule ! Ce n’est pas sans raison que, décolletée dans le dos jusqu’à la ceinture, avec le collier à quatre rangs de perles, elle porte ce manteau traînant et cette couronne de duchesse régnante ; car, en effet, elle est l’incarnation même de ce qui règne sur l’antique tréteau sacré ; elle est en chair et en os, parole et musique, la dernière forme de notre art national : je veux dire l’Absurdité dédaigneuse et folâtre !



XI

LE PÈRE HYACINTHE


Le mot de Figaro, affirmant que la misère l’a engraissé, est empirique peut-être, mais non pas tant qu’il le paraît, puisque ni les austérités, ni les veilles, ni les fatigues de l’étude n’ont pu empêcher le léger embonpoint qui, par une antithèse singulière, donne un caractère d’originalité inattendu au visage sérieux et sévère du père Hyacinthe, si calme et réfléchi dans les moments où les ardeurs et la passion de l’éloquence ne lui communiquent pas cette vie tumultueuse dont l’effet est irrésistible. La largeur des joues dissimule un peu celle du front, vaste et lumineux pourtant sous sa courte et mince couronne de cheveux plats ; mais la bouche, où la lèvre supérieure se montre de beaucoup la plus développée, est toute spirituelle ; le menton, comme l’oreille fine, achevée et délicate, dénote une intelligence prodigieuse, et l’œil, quoique gonflé et rapetissé, est éclairé par je ne sais quelle puissante vision. L’illustre prédicateur a commencé par être poète, et en lui, comme en tout orateur digne de ce nom, il y a un grand comédien : quel comédien doit être celui dont la parole a pu convaincre Marguerite Thuillier et Sylvanie Hessy, ces deux charmeresses qui donnaient la flamme et ne la recevaient pas !



XII

LIA FÉLIX


C’est ainsi, avec une singulière puissance magnétique du regard clair et doux, avec la bouche dédaigneuse et triste quand un sourire voulu ne ranime pas, mince, élégante, faite de rien et d’une aristocratie suprême, qu’on se représente la chère création de Balzac, l’adorée duchesse de Maufrigneuse, soit lorsque, transfigurée en ange dans les flots vaporeux de mousseline, elle inspire au jeune d’Esgrignon, d’un premier coup d’œil profond et virginal, le furieux désir de la faire descendre du ciel, — soit à ce beau coup de théâtre du dénoûment, lorsque, travestie en homme, une rose du Bengale à sa boutonnière, elle traverse avec lui en tilbury la rue Saint-Blaise, « tous deux gais, riant, causant ! » Lia Félix a la distinction d’une duchesse, et elle est du peuple par l’inénarrable expression de ses lèvres où se lit le ressentiment d’une longue souffrance ; et une fois emportée par les tourmentes du Drame, cette sœur de Rachel a des sanglots, des épouvantes, des cris, des éclairs de passion à la Dorval. Rien qu’à la voir, silencieuse et calme, un observateur devine la beauté de sa voix musicale, si merveilleusement nuancée et timbrée pour dire les vers, comme nous l’avons entendue quand elle récitait avec un enthousiasme hautain l’harmonieuse tragédie de Lamartine.

Mesdames, Cy finist la Deuxième Douzaine des derniers Camées Parisiens. Après qu’il a nommé ces dieux, Lamartine et Balzac, le patient ouvrier de ces futilités ne conserve aucun prétexte à parler de lui-même, fût-ce en un mot, et pour réclamer comme toujours votre indulgence. Toutefois, vous dont l’âme est exempte de tout sentiment vulgaire, n’imitez pas ces envieux qui, pour accorder leur admiration aux bons poètes, attendent que la grande Gloire les ait irrévocablement sacrés, car une telle conduite n’est ni généreuse ni prudente, et le Mélésigène a très-justement dit aux potiers de terre : Si vous me donnez une récompense, ô potiers, je me mettrai à chanter : Viens ici, Athènè, protège ce fourneau !


Février 1868.