Caractères incertains

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Miscellanea philosophiques, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 17-19).


CARACTÈRES INCERTAINS


CONSULTATION À DIFFÉRENTES PERSONNES
SUR UN MÊME FAIT.




— Que ferai-je ?

— Je l’ignore. Puisque vous avez eu le malheur d’être obligé par un indigne qui ne respecte pas ses bienfaits, vous êtes dans une position dont vous ne sentez pas toute la difficulté ; vous vous voyez seulement entre l’ingratitude, si vous repoussez l’injure comme elle le mérite, et la bassesse, si vous la supportez.

— Mais qu’est-ce qu’il y a de plus ? Cette alternative ne suffit-elle pas pour rendre un homme assez malheureux ?

— J’en conviens.

— Qu’y a-t-il donc de plus ?

— Et le scandale public ; et les ris des méchants, si vous rompez par un éclat ; et le mal que vous ferez à cet homme sans le vouloir ; et celui que vous vous ferez à vous-même ? L’honnêteté de votre conduite serait claire comme le jour, que les avis se partageront.

— Et que m’importe ce partage des sentiments qu’on ne saurait éviter et qui lierait les mains dans toutes les occasions ? Moi, moi d’abord et le témoignage de ma conscience ; ensuite l’approbation de mes amis.

— Et vous vous sentez ce courage ?

— Assurément.

— Cet homme, dites-vous, vous a comblé de bienfaits ?

— Il est vrai.

— Et ces bienfaits, êtes-vous le maître de les lui rejeter au visage et de lui dire : Tenez, reprenez vos dons ; lorsque je les acceptai, je vous croyais un honnête homme, et vous n’êtes…

— Aucunement ; je ne le saurais.

— Eh bien, arrachez-vous les cheveux dans le silence. Le seul parti que vous ayez à prendre, c’est de vous dire à vous-même que celui qui reçoit se lie, et qu’il faut bien connaître celui dont on accepte une chaîne. Retirez-vous doucement.

— Encore si les circonstances le permettaient.

— Quoi ! vous êtes dans la nécessité de vivre à côté de lui, et c’est ce moment qu’il a choisi ?

— Il est vrai.

— Vous me mettez bien à mon aise, et vous y êtes bien aussi.

— Je ne vous entends pas.

— Vous ne devez plus rien, vous êtes quitte.

— Je vous entends encore moins.

— Et qu’est-ce que peut avoir fait et que peut encore faire pour vous un homme qui vous dédommage de la peine journalière qu’il vous cause ? Ne le voyez-vous pas du matin au soir avec une indignation que vous contenez ?

— Assurément.

— N’abuse-t-il pas à chaque instant de votre patience ?

— Assurément.

— Ne vous reprochez-vous pas amèrement la moindre des choses que votre position vous force d’accepter ?

— N’en doutez pas.

— Sa présence, sa maison, sa table ne sont-elles pas ?… Eh ! vivez en repos. Encore une fois, travaillez sans relâche à abréger ce supplice.

— C’est ce que je fais.

— Fuyez, fuyez vite, et lorsque vous serez loin, ne vous plaignez pas même à vos meilleurs amis ; amincissez imperceptiblement le lien qui vous blesse jusqu’à ce qu’il se casse de lui-même.

— Et si l’occasion se présentait à la longue de m’acquitter par quelque service important, car enfin le temps amène tout, et le rat coupa un jour la maille qui empiégeait le lion.

— Je n’ai rien à vous dire sur ce point. Je connais votre ami. Que ce moment serait heureux pour vous ! n’est-il pas vrai ?

— Très-vrai.

— Mais j’ai encore un scrupule.

— Quel ?

— C’est que les hommes de cette trempe imputent à lâcheté votre patience ; ils ne pèsent rien ; ils comptent les petits services journaliers que vous êtes forcé d’accepter comme autant de bassesses ; ils ne sont pas au fond de votre cœur, ils ne voient pas combien vous souffrez.

— Et qu’est-ce que cela vous fait ?

— Qu’est-ce que cela vous ferait à ma place ?

— Peut-être le même mal qu’à vous ; mais j’aurais tort.