Carmen (Mérimée)/Arsène Guillot

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CarmenCalmann Lévy (p. 107-191).




ARSÈNE GUILLOT

Σέ Πάρις καὶ Φοῖβος Ἀπόλλων
Εσθλὸν ἐόντ’, ὀλέσωσιν ἐνὶ Σκαιῇσι πύλῃσιν.

(Hom. II, xxii, 300.)


I

La dernière messe venait de finir à Saint-Roch, et le bedeau faisait sa ronde pour fermer les chapelles désertes. Il allait tirer la grille d’un de ces sanctuaires aristocratiques où quelques dévotes achètent la permission de prier Dieu, distinguées du reste des fidèles, lorsqu’il remarqua qu’une femme y demeurait encore, absorbée dans la méditation, comme il semblait, la tête baissée sur le dossier de sa chaise, « C’est madame de Piennes, » se dit-il, en s’arrêtant à l’entrée de la chapelle. Madame de Piennes était bien connue du bedeau À cette époque, une femme du monde jeune, riche jolie, qui rendait le pain bénit, qui donnait des nappes d’autel, qui faisait de grandes aumônes par l’entremise de son curé, avait quelque mérite à être dévote, lorsqu’elle n’avait pas pour mari un employé du gouvernement, qu’elle n’était point attachée à Madame la Dauphine, et qu’elle n’avait rien à gagner sinon son salut, à fréquenter les églises. Telle était madame de Piennes. Le bedeau avait bien envie d’aller dîner, car les gens de cette sorte dînent à une heure, mais il n’osa troubler le pieux recueillement d’une personne si considérée dans la paroisse Saint-Roch. Il s’éloigna donc, faisant résonner sur les dalles ses souliers éculés, non sans espoir qu’après avoir fait le tour de l’église, il retrouverait la chapelle vide.

Il était déjà de l’autre côté du chœur, lorsqu’une jeune femme entra dans l’église, et se promena dans un des bas-côtés, regardant avec curiosité autour d’elle. Retables, stations, bénitiers, tous ces objets lui paraissaient aussi étranges que pourraient l’être pour vous, Madame, la sainte niche ou les inscriptions d’une mosquée du Caire. Elle avait environ vingt-cinq ans, mais il fallait la considérer avec beaucoup d’attention pour ne pas la croire plus âgée. Bien que très brillants, ses yeux noirs étaient enfoncés et cernés par une teinte bleuâtre ; son teint d’un blanc mat, ses lèvres décolorées, indiquaient la souffrance, et cependant un certain air d’audace et de gaieté dans le regard contrastait avec cette apparence maladive. Dans sa toilette, vous eussiez remarqué un bizarre mélange de négligence et de recherche. Sa capote rose, ornée de fleurs artificielles, aurait mieux convenu pour un négligé du soir. Sous un long châle de cachemire, dont l’œil exercé femme du monde aurait deviné qu’elle n’était pas la première propriétaire, se cachait une robe d’indienne à vingt sous l’aune, et un peu fripée. Enfin, un homme seul aurait admiré son pied, chaussé qu’il était de bas communs et de souliers de prunelle qui semblaient souffrir depuis longtemps des injures du pavé. Vous vous rappelez, madame, que l’asphalte n’était pas encore inventé.

Cette femme, dont vous avez pu deviner la position sociale, s’approcha de la chapelle où madame de Piennes se trouvait encore ; et, après l’avoir observée un moment d’un air d’inquiétude et d’embarras, elle l’aborda lorsqu’elle la vit debout et sur le point de sortir.

— Pourriez-vous m’enseigner, madame, lui demanda-t-elle d’une voix douce et avec un sourire de timidité, pourriez-vous m’enseigner à qui je pourrais m’adresser pour faire un cierge ? Ce langage était trop étrange aux oreilles de madame de Piennes pour qu’elle le comprît d’abord. Elle se fit répéter la question.

— Oui, je voudrais bien faire un cierge à saint Roch ; mais je ne sais à qui donner l’argent.

Madame de Piennes avait une dévotion trop éclairée pour être initiée à ces superstitions populaires. Cependant elle les respectait, car il y a quelque chose de touchant dans toute forme d’adoration, quelque grossière qu’elle puisse être. Persuadée qu’il s’agissait d’un vœu ou de quelque chose de semblable, et trop charitable pour tirer du costume de la jeune femme au chapeau rose les conclusions que vous n’avez peut-être pas craint de former, elle lui montra le bedeau, qui s’approchait. L’inconnue la remercia et courut à cet homme, qui parut la comprendre à demi-mot. Pendant que madame de Piennes reprenait son livre de messe et rajustait son voile, elle vit la dame au cierge tirer une petite bourse de sa poche, y prendre au milieu de beaucoup de menue monnaie une pièce de cinq francs solitaire, et la remettre au bedeau en lui faisant tout bas de longues recommandations qu’il écoutait en souriant.

Toutes les deux sortirent de l’église en même temps ; mais la dame au cierge marchait fort vite, et madame de Piennes l’eut bientôt perdue de vue, quoiqu’elle suivît la même direction. Au coin de la rue qu’elle habitait, elle la rencontra de nouveau. Sous son cachemire de hasard, l’inconnue cherchait à cacher un pain de quatre livres acheté dans une boutique voisine. En revoyant madame de Piennes, elle baissa la tête, ne put s’empêcher de sourire et doubla le pas. Son sourire disait : « Que voulez-vous ? je suis pauvre. Moquez-vous de moi. Je sais bien qu’on n’achète pas du pain en capote rose et en cachemire. » Ce mélange de mauvaise honte, de résignation et de bonne humeur n’échappa point à madame de Piennes. Elle pensa non sans tristesse à la position probable de cette jeune fille. « Sa piété, se dit-elle, est plus méritoire que la mienne. Assurément son offrande d’un écu est un sacrifice beaucoup plus grand que le superflu dont je fais part aux pauvres, sans m’imposer la moindre privation. » Puis elle se rappela les deux oboles de la veuve, plus agréables à Dieu que les fastueuses aumônes des riches. « Je ne fais pas assez de bien, pensa-t-elle. Je ne fais pas tout ce que je pourrais faire. » Tout en s’adressant ainsi mentalement des reproches qu’elle était loin de mériter, elle rentra chez elle. Le cierge, le pain de quatre livres, et surtout l’offrande de l’unique pièce de cinq francs, avaient gravé dans la mémoire de madame de Piennes la figure de la jeune femme, qu’elle regardait comme un modèle de piété.

Elle la rencontra encore assez souvent dans la rue près de l’église, mais jamais aux offices. Toutes les fois que l’inconnue passait devant madame de Piennes, elle baissait la tête et souriait doucement. Ce sourire bien humble plaisait à madame de Piennes. Elle aurait voulu trouver une occasion d’obliger la pauvre fille, qui d’abord lui avait inspiré de l’intérêt, et qui maintenant excitait sa pitié ; car elle avait remarqué que la capote rose se fanait, et le cachemire avait disparu. Sans doute il était retourné chez la revendeuse. Il était évident que saint Roch n’avait point payé au centuple l’offrande qu’on lui avait adressée.

Un jour madame de Piennes vit entrer à Saint-Roch une bière suivie d’un homme assez mal mis, qui n’avait pas de crêpe à son chapeau. C’était une manière de portier. Depuis plus d’un mois, elle n’avait pas rencontré la jeune femme au cierge, et l’idée lui vint qu’elle assistait à son enterrement. Rien de plus probable, car elle était si pâle et si maigre la dernière fois que madame de Piennes l’avait vue. Le bedeau questionné interrogea l’homme qui suivait la bière. Celui-ci répondit qu’il était concierge d’une maison rue Louis-le-Grand ; qu’une de ses locataires était morte, une madame Guillot, n’ayant ni parents ni amis, rien qu’une fille, et que, par pure bonté d’âme, lui, concierge, allait à l’enterrement d’une personne qui ne lui était de rien. Aussitôt madame de Piennes se représenta que son inconnue était morte dans la misère, laissant une petite fille sans secours, et elle se promit d’envoyer aux renseignements un ecclésiastique qu’elle employait d’ordinaire pour ses bonnes œuvres.

Le surlendemain, une charrette en travers dans la rue arrêta sa voiture quelques instants, comme elle sortait de chez elle. En regardant par la portière d’un air distrait, elle aperçut rangée contre une borne la jeune fille qu’elle croyait morte. Elle la reconnut sans peine, quoique plus pâle, plus maigre que jamais, habillée de deuil, mais pauvrement, sans gants, sans chapeau. Son expression était étrange. Au lieu de son sourire habituel, elle avait tous les traits contractés ; ses grands yeux noirs étaient hagards ; elle les tournait vers madame de Piennes, mais sans la reconnaître, car elle ne voyait rien. Dans toute sa contenance se lisait non pas la douleur, mais une résolution furieuse. La charrette s’était écartée, et la voiture de madame de Piennes s’éloignait au grand trot ; mais l’image de la jeune fille et son expression désespérée poursuivirent madame de Piennes pendant plusieurs heures.

À son retour, elle vit un grand attroupement dans sa rue. Toutes les portières étaient sur leurs portes et faisaient aux voisines un récit qu’elles semblaient écouter avec un vif intérêt. Les groupes se pressaient surtout devant une maison proche de celle qu’habitait madame de Piennes. Tous les yeux étaient tournés vers une fenêtre ouverte à un troisième étage, et dans chaque petit cercle un ou deux bras se levaient pour la signaler à l’attention publique ; puis tout à coup les bras se baissaient vers la terre, et tous les yeux suivaient ce mouvement. Quelque événement extraordinaire venait d’arriver.

En traversant son antichambre, madame de Piennes trouva ses domestiques effarés, chacun s’empressant au-devant d’elle pour avoir le premier l’avantage de lui annoncer la grande nouvelle du quartier. Mais, avant qu’elle pût faire une question, sa femme de chambre s’était écriée : — Ah ! madame !… si madame savait !… Et, ouvrant les portes avec une indicible prestesse, elle était parvenue avec sa maîtresse dans le sanctum sanctorum je veux dire le cabinet de toilette, inaccessible au reste de la maison.

— Ah ! madame, dit mademoiselle Joséphine tandis qu’elle détachait le châle de madame de Piennes, j’en ai les sangs tournés ! Jamais je n’ai rien vu de si terrible, c’est-à-dire je n’ai pas vu, quoique je sois accourue tout de suite après… Mais pourtant…

— Que s’est-il donc passé ? Parlez vite, mademoiselle.

— Eh bien, madame, c’est qu’à trois portes d’ici une pauvre malheureuse jeune fille s’est jetée par la fenêtre, il n’y a pas trois minutes ; si madame fût arrivée une minute plus tôt, elle aurait entendu le coup.

— Ah ! mon Dieu ! Et la malheureuse s’est tuée ?…

— Madame, cela faisait horreur. Baptiste, qui a été à la guerre, dit qu’il n’a jamais rien vu de pareil. D’un troisième étage, madame !

— Est-elle morte sur le coup ?

— Oh ! madame, elle remuait encore ; elle parlait même. « Je veux qu’on m’achève ! » qu’elle disait. Mais ses os étaient en bouillie. Madame peut bien penser quel coup elle a dû se donner.

— Mais cette malheureuse… l’a-t-on secourue ?… A-t-on envoyé chercher un médecin, un prêtre ?…

— Pour un prêtre…, madame le sait mieux que moi… Mais, si j’étais prêtre… Une malheureuse assez abandonnée pour se tuer elle-même !… D’ailleurs, ça n’avait pas de conduite… On le voit assez… Ça avait été à l’Opéra, à ce qu’on m’a dit… Toutes ces demoiselles-là finissent mal… Elle s’est mise à la fenêtre ; elle a noué ses jupons avec un ruban rose, et… vlan !

— C’est cette pauvre fille en deuil ! s’écria madame de Piennes se parlant à elle-même.

— Oui, madame ; sa mère est morte il y a trois ou quatre jours. La tête lui aura tourné… Avec cela, peut-être que son galant l’aura plantée là… Et puis, le terme est venu… Pas d’argent, ça ne sait pas travailler… Des mauvaises têtes ! un mauvais coup est bientôt fait…

Mademoiselle Joséphine continua quelque temps de la sorte sans que madame de Piennes répondît. Elle semblait méditer tristement sur le récit qu’elle venait d’entendre. Tout d’un coup, elle demanda à mademoiselle Joséphine :

— Sait-on si cette malheureuse fille a ce qu’il lui faut pour son état ?… du linge ?… des matelas ?… Il faut qu’on le sache sur-le-champ.

— J’irai de la part de madame, si madame veut, s’écria la femme de chambre, enchantée de voir de près une femme qui avait voulu se tuer ; puis, refléchissant : — Mais, ajouta-t-elle, je ne sais si j’aurai la force de voir cela, une femme qui est tombée d’un troisième étage !… Quand on a saigné Baptiste, je me suis trouvée mal. Ç’a été plus fort que moi.

— Eh bien, envoyez Baptiste, s’écria madame de Piennes ; mais qu’on me dise vite comment va cette malheureuse.

Par bonheur, son médecin, le docteur K…, arrivait comme elle donnait cet ordre. Il venait dîner chez elle, suivant son habitude, tous les mardis, jour d’Opéra-Italien.

— Courez vite, docteur, lui cria-t-elle sans lui donner le temps de poser sa canne et de quitter sa douillette ; Baptiste vous mènera à deux pas d’ici. Une pauvre jeune fille vient de se jeter par la fenêtre, et elle est sans secours.

— Par la fenêtre ? dit le médecin. Si elle était haute, probablement je n’ai rien à faire.

Le docteur avait plus envie de dîner que de faire une opération ; mais madame de Piennes insista, et, sur la promesse que le dîner serait retardé, il consentit à suivre Baptiste.

Ce dernier revint seul au bout de quelques minutes. Il demandait du linge, des oreillers, etc. En même temps, il apportait l’oracle du docteur.

— Ce n’est rien. Elle en échappera, si elle ne meurt pas du… Je ne me rappelle pas de quoi il disait qu’elle mourrait bien, mais cela finissait en os.

— Du tétanos ! s’écria madame de Piennes.

— Justement, madame ; mais c’est toujours bienheureux que M. le docteur soit venu, car il y avait déjà là un méchant médecin sans malades, le même qui a traité la petite Berthelot de la rougeole, et elle est morte à sa troisième visite.

Au bout d’une heure, le docteur reparut, légèrement dépoudré et son beau jabot de batiste en désordre.

— Ces gens qui se tuent, dit-il, sont nés coiffés. L’autre jour, on apporte à mon hôpital une femme qui s’était tiré un coup de pistolet dans la bouche. Mauvaise manière !… Elle se casse trois dents, se fait un trou à la joue gauche… Elle en sera un peu plus laide, voilà tout. Celle-ci se jette d’un troisième étage. Un pauvre diable d’honnête homme tomberait, sans le faire exprès, d’un premier, et se fendrait le crâne. Cette fille-là se casse une jambe… Deux côtes enfoncées, force contusions, et tout est dit. Un auvent se trouve justement là, tout à point, pour amortir la chute. C’est le troisième fait semblable que je vois depuis mon retour à Paris… Les jambes ont porté à terre. Le tibia et le péroné, cela se ressoude… Ce qu’il y a de pis, c’est que le gratin de ce turbot est complètement desséché… J’ai peur pour le rôti, et nous manquerons le premier acte d’Otello.

— Et cette malheureuse vous a-t-elle dit qui l’avait poussée à…

— Oh ! je n’écoute jamais ces histoires-là, madame. Je leur demande : Avez-vous mangé avant, etc., etc. ? parce que cela importe pour le traitement… Parbleu ! quand on se tue, c’est qu’on a quelque mauvaise raison. Un amant vous quitte, un propriétaire vous met à la porte ; on saute par la fenêtre pour lui faire pièce. On n’est pas plus tôt en l’air qu’on s’en repent bien.

— Elle se repent, je l’espère, la pauvre enfant ?

— Sans doute, sans doute. Elle pleurait et faisait un train à m’étourdir… Baptiste est un fameux aide-chirurgien, madame ; il a fait sa partie mieux qu’un petit carabin qui s’est trouvé là, et qui se grattait la tête, ne sachant par où commencer… Ce qu’il y a de plus piquant pour elle, c’est que, si elle s’était tuée, elle y aurait gagné de ne pas mourir de la poitrine ; car elle est poitrinaire, je lui en fais mon billet. Je ne l’ai pas auscultée, mais le facies ne me trompe jamais. Être si pressée, quand on n’a qu’à se laisser faire !

— Vous la verrez demain, docteur, n’est-ce pas ?

— Il le faudra bien, si vous le voulez. Je lui ai promis déjà que vous feriez quelque chose pour elle. Le plus simple, ce serait de l’envoyer à l’hôpital… On lui fournira gratis un appareil pour la réduction de sa jambe… Mais, au mot d’hôpital, elle crie qu’on l’achève ; toutes les commères font chorus. Cependant, quand on n’a pas le sou…

— Je ferai les petites dépenses qu’il faudra, docteur… Tenez, ce mot d’hôpital m’effraye aussi, malgré moi, comme les commères dont vous parlez. D’ailleurs, la transporter dans un hôpital, maintenant qu’elle est dans cet horrible état, ce serait la tuer.

— Préjugé ! pur préjugé des gens du monde ! On n’est nulle part aussi bien qu’à l’hôpital. Quand je serai malade pour tout de bon, moi, c’est à l’hôpital qu’on me portera. C’est de là que je veux m’embarquer dans la barque à Charon, et je ferai cadeau de mon corps aux élèves… dans trente ou quarante ans d’ici, s’entend. Sérieusement, chère dame, pensez-y : je ne sais trop si votre protégée mérite bien votre intérêt. Elle m’a tout l’air de quelque fille d’Opéra… Il faut des jambes d’Opéra pour faire si heureusement un saut pareil…

— Mais je l’ai vue à l’église… et, tenez, docteur…, vous connaissez mon faible ; je bâtis toute une histoire sur une figure, un regard… Riez tant que vous voudrez, je me trompe rarement. Cette pauvre fille a fait dernièrement un vœu pour sa mère malade. Sa mère est morte… Alors sa tête s’est perdue… Le désespoir, la misère, l’ont précipitée à cette horrible action.

— À la bonne heure ! Oui, en effet, elle a sur le sommet du crâne une protubérance qui indique l’exaltation. Tout ce que vous me dites est assez probable. Vous me rappelez qu’il y avait un rameau de buis au-dessus de son lit de sangle. C’est concluant pour sa piété, n’est-ce pas ?

— Un lit de sangle ? Ah ! mon Dieu ! pauvre fille !… Mais, docteur, vous avez votre méchant sourire que je connais bien. Je ne parle pas de la dévotion qu’elle a ou qu’elle n’a pas. Ce qui m’oblige surtout à m’intéresser à cette fille, c’est que j’ai un reproche à me faire à son occasion…

— Un reproche ?… J’y suis. Sans doute vous auriez dû faire mettre des matelas dans la rue pour la recevoir ?…

— Oui, un reproche. J’avais remarqué sa position : j’aurais dû lui envoyer des secours ; mais le pauvre abbé Dubignon était au lit, et…

— Vous devez avoir bien des remords, madame, si vous croyez que ce n’est point assez faire de donner, comme c’est votre habitude, à tous les quémandeurs. À votre compte, il faut encore deviner les pauvres honteux. — Mais, madame, ne parlons plus jambes cassées, ou plutôt, trois mots encore. Si vous accordez votre haute protection à ma nouvelle malade, faites-lui donner un meilleur lit, une garde demain, — aujourd’hui les commères suffiront. — Bouillons, tisanes, etc. Et ce qui ne serait pas mal, envoyez-lui quelque bonne tête parmi vos abbés, qui la chapitre et lui remette le moral comme je lui ai remis sa jambe. La petite personne est nerveuse ; des complications pourraient nous survenir… Vous seriez… oui, ma foi ! vous seriez la meilleure prédicatrice ; mais vous avez à placer mieux vos sermons… J’ai dit. — Il est huit heures et demie ; pour l’amour de Dieu ! allez faire vos préparatifs d’Opéra. Baptiste m’apportera du café et le Journal des Débats. J’ai tant couru toute la journée, que j’en suis encore à savoir comment va le monde.

Quelques jours se passèrent, et la malade était un peu mieux. Le docteur se plaignait seulement que la surexcitation morale ne diminuait pas.

— Je n’ai pas grande confiance dans tous vos abbés, disait-il à madame de Piennes. Si vous n’aviez pas trop de répugnance à voir le spectacle de la misère humaine, et je sais que vous en avez le courage, vous pourriez calmer le cerveau de cette pauvre enfant mieux qu’un prêtre de Saint-Roch, et, qui plus est, mieux qu’une prise de thridace.

Madame de Piennes ne demandait pas mieux, et lui proposa de l’accompagner sur-le-champ. Ils montèrent tous les deux chez la malade.

Dans une chambre meublée de trois chaises de paille et d’une petite table, elle était étendue sur un bon lit envoyé par madame de Piennes. Des draps fins, d’épais matelas, une pile de larges oreillers, indiquaient des attentions charitables dont vous n’aurez point de peine à découvrir l’auteur. La jeune fille, horriblement pâle, les yeux ardents, avait un bras hors du lit, et la portion de ce bras qui sortait de sa camisole était livide, meurtrie, et faisait deviner dans quel état était le reste de son corps. Lorsqu’elle vit madame de Piennes, elle souleva la tête, et, avec un sourire doux et triste :

— Je savais bien que c’était vous, madame, qui aviez eu pitié de moi, dit-elle. On m’a dit votre nom, et j’étais sûre que c’était la dame que je rencontrais près de Saint-Roch.

Il me semble vous avoir dit déjà que madame de Piennes avait quelques prétentions à deviner les gens sur la mine. Elle fut charmée de découvrir dans sa protégée un talent semblable, et cette découverte l’intéressa davantage en sa faveur.

— Vous êtes bien mal ici, ma pauvre enfant ! dit-elle en promenant ses regards sur le triste ameublement de la chambre. Pourquoi ne vous a-t-on pas envoyé des rideaux ?… Il faut demander à Baptiste les petits objets dont vous pouvez avoir besoin.

— Vous êtes bien bonne, madame… Que me manque-t-il ? Rien… C’est fini… Un peu mieux ou un peu plus mal, qu’importe ? Et détournant la tête, elle se prit à pleurer.

— Vous souffrez beaucoup, ma pauvre enfant ? lui demanda madame de Piennes en s’asseyant auprès du lit.

— Non, pas beaucoup… Seulement j’ai toujours dans les oreilles le vent quand je tombais, et puis le bruit… crac ! quand je suis tombée sur le pavé.

— Vous étiez folle alors, ma chère amie ; vous vous repentez à présent, n’est-ce pas ?

— Oui… mais, quand on est malheureux, on n’a plus la tête à soi.

— Je regrette bien de n’avoir pas connu plus tôt votre position. Mais, mon enfant, dans aucune circonstance de la vie, il ne faut s’abandonner au désespoir.

— Vous en parlez bien à votre aise, madame, dit le docteur, qui écrivait une ordonnance sur la petite table. Vous ne savez pas ce que c’est que de perdre un beau jeune homme à moustaches. Mais, diable ! pour courir après lui, il ne faut pas sauter par la fenêtre.

— Fi donc ! docteur, dit madame de Piennes, la pauvre petite avait sans doute d’autres motifs pour…

— Ah ! je ne sais ce que j’avais, s’écria la malade ; cent raisons pour une. D’abord, quand maman est morte, ça m’a porté un coup. Puis, je me suis sentie abandonnée… personne pour s’intéresser à moi !… Enfin, quelqu’un à qui je pensais plus qu’à tout le monde… Madame, oublier jusqu’à mon nom ! oui, je m’appelle Arsène Guillot, G, U, I, deux L ; il m’écrit par un Y !

— Je le disais bien, un infidèle ! s’écria le docteur. On ne voit que cela. Bah ! bah ! ma belle, oubliez celui-là. Un homme sans mémoire ne mérite pas qu’on pense à lui. — Il tira sa montre. — Quatre heures ? dit-il en se levant ; je suis en retard pour ma consultation. Madame, je vous demande mille et mille pardons, mais il faut que je vous quitte ; je n’ai pas même le temps de vous reconduire chez vous. — Adieu, mon enfant ; tranquillisez-vous, ce ne sera rien. Vous danserez aussi bien de cette jambe-là que de l’autre. — Et vous, madame la garde, allez chez le pharmacien avec cette ordonnance, et vous ferez comme hier.

Le médecin et la garde étaient sortis ; madame de Piennes restait seule avec la malade, un peu alarmée de trouver de l’amour dans une histoire qu’elle avait d’abord arrangée tout autrement dans son imagination.

— Ainsi, l’on vous a trompée, malheureuse enfant ! reprit-elle après un silence.

— Moi ! non. Comment tromper une misérable fille comme moi ?… Seulement il n’a plus voulu de moi… Il a raison ; je ne suis pas ce qu’il lui faut. Il a toujours été bon et généreux. Je lui ai écrit pour lui dire où j’en étais, et s’il voulait que je me remisse avec lui… Alors il m’a écrit… des choses qui m’ont fait bien de la peine… L’autre jour, quand je suis rentrée chez moi, j’ai laissé tomber un miroir qu’il m’avait donné, un miroir de Venise, comme il disait. Le miroir s’est cassé… Je me suis dit : Voilà le dernier coup !… C’est signe que tout est fini… Je n’avais plus rien de lui. J’avais mis les bijoux au mont-de-piété… Et puis, je me suis dit que si je me détruisais, ça lui ferait de la peine et que je me vengerais… La fenêtre était ouverte, et je me suis jetée.

— Mais, malheureuse que vous êtes, le motif était aussi frivole que l’action criminelle.

— À la bonne heure ; mais que voulez-vous ? Quand on a du chagrin, on ne réfléchit pas. C’est bien facile aux gens heureux de dire : Soyez raisonnable.

— Je le sais ; le malheur est mauvais conseiller. Cependant, même au milieu des plus douloureuses épreuves, il y a des choses qu’on ne doit point oublier. Je vous ai vue à Saint-Roch accomplir un acte de piété, il y a peu de temps. Vous avez le bonheur de croire. La religion, ma chère, aurait dû vous retenir au moment où vous alliez vous abandonner au désespoir. Votre vie, vous la tenez du bon Dieu. Elle ne vous appartient pas… Mais j’ai tort de vous gronder maintenant, pauvre petite. Vous vous repentez, vous souffrez. Dieu aura pitié de vous.

Arsène baissa la tête, et quelques larmes vinrent mouiller ses paupières.

— Ah ! madame, dit-elle avec un grand soupir, vous me croyez meilleure que je ne suis… Vous me croyez pieuse… je ne le suis pas trop… on ne m’a pas instruite, et si vous m’avez vue à l’église faire un cierge… c’est que je ne savais plus où donner de la tête.

— Eh bien, ma chère, c’était une bonne pensée. Dans le malheur, c’est toujours à Dieu qu’il faut s’adresser.

— On m’avait dit… que si je faisais un cierge à Saint-Roch… mais non, madame, je ne puis pas vous dire cela. Une dame comme vous ne sait pas ce qu’on peut faire quand on n’a plus le sou.

— C’est du courage surtout qu’il faut demander à Dieu.

— Enfin, madame, je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis, et c’est vous voler que de profiter des charités que vous me faites sans me connaître… Je suis une malheureuse fille… mais dans ce monde, on vit comme l’on peut… Pour en finir, madame, j’ai donc fait un cierge, parce que ma mère disait que, lorsqu’on fait un cierge à Saint-Roch, on ne manque jamais dans la huitaine de trouver un homme pour se mettre avec lui… Mais je suis devenue laide, j’ai l’air d’une momie… personne ne voudrait plus de moi… Eh bien, il n’y a plus qu’à mourir. Déjà c’est à moitié fait !

Tout cela était dit très-rapidement, d’une voix entrecoupée par les sanglots, et d’un ton de frénétique qui inspirait à madame de Piennes encore plus d’effroi que d’horreur. Involontairement elle éloigna sa chaise du lit de la malade. Peut-être même aurait-elle quitté la chambre, si l’humanité, plus forte que son dégoût auprès de cette femme perdue, ne lui eût reproché de la laisser seule dans un moment où elle était en proie au plus violent désespoir. Il y eut un moment de silence ; puis madame de Piennes, les yeux baissés, murmura faiblement :

— Votre mère ! malheureuse ! Qu’osez-vous dire ?

— Oh ! ma mère était comme toutes les mères… toutes les mères à nous… Elle avait fait vivre la sienne… je l’ai fait vivre aussi… Heureusement que je n’ai pas d’enfant. — Je vois bien, madame, que je vous fais peur… mais que voulez-vous ?… Vous avez été bien élevée, vous n’avez jamais pâti. Quand on est riche, il est aisé d’être honnête. Moi, j’aurais été honnête si j’en avais eu le moyen. J’ai eu bien des amants… je n’ai jamais aimé qu’un seul homme. Il m’a plantée là. Si j’avais été riche, nous nous serions mariés, nous aurions fait souche d’honnêtes gens… Tenez, madame, je vous parle comme cela, tout franchement, quoique je voie bien ce que vous pensez de moi, et vous avez raison… Mais vous êtes la seule femme honnête à qui j’aie parlé de ma vie, et vous avez l’air si bonne, si bonne !… que je me suis dit tout à l’heure en moi-même : Même quand elle me connaîtra, elle aura pitié de moi. Je m’en vais mourir, je ne vous demande qu’une chose… C’est, quand je serai morte, de faire dire une messe pour moi dans l’église où je vous ai vue pour la première fois. Une seule prière, voilà tout, et je vous remercie du fond du cœur…

— Non, vous ne mourrez pas ! s’écria madame de Piennes fort émue. Dieu aura pitié de vous, pauvre pécheresse. Vous vous repentirez de vos désordres, et il vous pardonnera. Si mes prières peuvent quelque chose pour votre salut, elles ne vous manqueront pas. Ceux qui vous ont élevée sont plus coupables que vous. Ayez du courage seulement, et espérez. Tâchez surtout d’être plus calme, ma pauvre enfant. Il faut guérir le corps ; l’âme est malade aussi, mais moi je réponds de sa guérison.

Elle s’était levée en parlant, et roulait entre ses doigts un papier qui contenait quelques louis.

— Tenez, dit-elle, si vous aviez quelque fantaisie…

Et elle glissait sous son oreiller son petit présent.

— Non, madame ! s’écria Arsène impétueusement en repoussant le papier, je ne veux rien de vous que ce que vous m’avez promis. Adieu. Nous ne nous reverrons plus. Faites-moi porter dans un hôpital, pour que je finisse sans gêner personne. Jamais vous ne pourriez faire de moi rien qui vaille. Une grande dame comme vous aura prié pour moi ; je suis contente. Adieu.

Et, se tournant autant que le lui permettait l’appareil qui la fixait sur son lit, elle cacha sa tête dans un oreiller pour ne plus rien voir.

— Écoutez, Arsène, dit madame de Piennes d’un ton grave. J’ai des desseins sur vous. Je veux faire de vous une honnête femme. J’en ai l’assurance dans votre repentir. Je vous reverrai souvent, j’aurai soin de vous. Un jour, vous me devrez votre propre estime. — Et elle lui prit la main qu’elle serra légèrement.

— Vous m’avez touchée ! s’écria la pauvre fille, vous m’avez pressé la main.

Et avant que madame de Piennes pût retirer sa main, elle l’avait saisie et la couvrait de baisers et de larmes.

— Calmez-vous, calmez-vous, ma chère, disait madame de Piennes. Ne me parlez plus de rien, Maintenant je sais tout, et je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. C’est moi qui suis le médecin de votre tête… de votre mauvaise tête. Vous m’obéirez, je l’exige, tout comme à votre autre docteur. Je vous enverrai un ecclésiastique de mes amis, vous l’écouterez. Je vous choisirai de bons livres, vous les lirez. Nous causerons quelquefois. Quand vous vous porterez bien, alors nous nous occuperons de votre avenir.

La garde rentra, tenant une fiole qu’elle rapportait de chez le pharmacien. Arsène pleurait toujours. Madame de Piennes lui serra encore une fois la main, mit le rouleau de louis sur la petite table, et sortit disposée peut-être encore plus favorablement pour sa pénitente qu’avant d’avoir entendu son étrange confession.

— Pourquoi, madame, aime-t-on toujours les mauvais sujets ? Depuis l’enfant prodigue jusqu’à votre chien Diamant, qui mord tout le monde et qui est la plus méchante bête que je connaisse, on inspire d’autant plus d’intérêt qu’on en mérite moins. — Vanité ! pure vanité, madame, que ce sentiment-là ! plaisir de la difficulté vaincue ! Le père de l’enfant prodigue a vaincu le diable et lui a retiré sa proie ; vous avez triomphé du mauvais naturel de Diamant à force de gimblettes. Madame de Piennes était fière d’avoir vaincu la perversité d’une courtisane, d’avoir détruit par son éloquence les barrières que vingt années de séduction avaient élevées autour d’une pauvre âme abandonnée. Et puis, peut-être encore, faut-il le dire ? à l’orgueil de cette victoire, au plaisir d’avoir fait une bonne action se mêlait ce sentiment de curiosité que mainte femme vertueuse éprouve à connaître une femme d’une autre espèce. Lorsqu’une cantatrice entre dans un salon, j’ai remarqué d’étranges regards tournés sur elle. Ce ne sont pas les hommes qui l’observent le plus. Vous-même, madame, l’autre soir, aux Français, ne regardiez-vous pas de toute votre lorgnette cette actrice des Variétés qu’on vous montra dans une loge ? Comment peut-on être Persan ? Combien de fois ne se fait-on pas des questions semblables ! Donc, madame, madame de Piennes pensait fort à mademoiselle Arsène Guillot, et se disait : Je la sauverai.

Elle lui envoya un prêtre, qui l’exhorta au repentir. Le repentir n’était pas difficile pour la pauvre Arsène, qui, sauf quelques heures de grosse joie, n’avait connu de la vie que ses misères. Dites à un malheureux : C’est votre faute, il n’en est que trop convaincu ; et si en même temps vous adoucissez le reproche en lui donnant quelque consolation, il vous bénira et vous promettra tout pour l’avenir. Un Grec dit quelque part, ou plutôt c’est Amyot qui lui fait dire :

Le même jour qui met un homme libre aux fers
Lui ravit la moitié de sa vertu première.

Ce qui revient en vile prose à cet aphorisme, que le malheur nous rend doux et dociles comme des moutons. Le prêtre disait à madame de Piennes que mademoiselle Guillot était bien ignorante, mais que le fond n’était pas mauvais, et qu’il avait bon espoir de son salut. En effet, Arsène l’écoutait avec attention et respect. Elle lisait ou se faisait lire les livres qu’on lui avait prescrits, aussi ponctuelle à obéir à madame de Piennes qu’à suivre les ordonnances du docteur. Mais ce qui acheva de gagner le cœur du bon prêtre, et ce qui parut à sa protectrice un symptôme décisif de guérison morale, ce fut l’emploi fait par Arsène Guillot d’une partie de la petite somme mise entre ses mains. Elle avait demandé qu’une messe solennelle fût dite à Saint-Roch pour l’âme de Paméla Guillot, sa défunte mère. Assurément, jamais âme n’eut plus grand besoin des prières de l’Église.

II

Un matin, madame de Piennes étant à sa toilette, un domestique vint frapper discrètement à la porte du sanctuaire, et remit à mademoiselle Joséphine une carte qu’un jeune homme venait d’apporter.

— Max à Paris ! s’écria madame de Piennes en jetant les yeux sur la carte ; allez vite, mademoiselle, dites à M. de Salligny de m’attendre au salon.

Un moment après, on entendit dans le salon des rires et de petits cris étouffés, et mademoiselle Joséphine rentra fort rouge et avec son bonnet tout à fait sur une oreille.

— Qu’est-ce donc, mademoiselle ? demanda madame de Piennes.

— Ce n’est rien, madame ; c’est seulement M. de Salligny qui disait que j’étais engraissée.

En effet, l’embonpoint de mademoiselle Joséphine pouvait étonner M. de Salligny qui voyageait depuis plus de deux ans. Jadis c’était un des favoris de mademoiselle Joséphine et un des attentifs de sa maîtresse. Neveu d’un ami intime de madame de Piennes, on le voyait sans cesse chez elle autrefois, à la suite de sa tante. D’ailleurs, c’était presque la seule maison sérieuse où il parût. Max de Salligny avait le renom d’un assez mauvais sujet, joueur, querelleur, viveur, au demeurant le meilleur fils du monde. Il faisait le désespoir de sa tante, madame Aubrée, qui l’adorait cependant. Mainte fois elle avait essayé de le tirer de la vie qu’il menait, mais toujours les mauvaises habitudes avaient triomphé de ses sages conseils. Max avait quelque deux ans de plus que madame de Piennes ; ils s’étaient connus enfants, et, avant qu’elle fût mariée, il paraissait la voir d’un œil fort doux. — « Ma chère petite, disait madame Aubrée, si vous vouliez, vous dompteriez, j’en suis sûre, ce caractère-là. » Madame de Piennes, — elle s’appelait alors Élise de Guiscard, — aurait peut-être trouvé en elle le courage de tenter l’entreprise, car Max était si gai, si drôle, si amusant dans un château, si infatigable dans un bal, qu’assurément il devait faire un bon mari ; mais les parents d’Élise voyaient plus loin. Madame Aubrée elle-même ne répondait pas trop de son neveu ; il fut constaté qu’il avait des dettes et une maîtresse ; survint un duel éclatant dont une artiste du Gymnase fut la cause peu innocente. Le mariage, que madame Aubrée n’avait jamais eu bien sérieusement en vue, fut déclaré impossible. Alors se présenta M. de Piennes, gentilhomme grave et moral, riche d’ailleurs et de bonne maison. J’ai peu de chose à vous en dire, si ce n’est qu’il avait la réputation d’un galant homme et qu’il la méritait. Il parlait peu ; mais lorsqu’il ouvrait la bouche, c’était pour dire quelque grande vérité incontestable. Sur les questions douteuses, « il imitait de Conrart le silence prudent. » S’il n’ajoutait pas un grand charme aux réunions où il se trouvait, il n’était déplacé nulle part. On l’aimait assez partout, à cause de sa femme, mais lorsqu’il était absent, — dans ses terres, comme c’était le cas neuf mois de l’année, et notamment au moment où commence mon histoire, — personne ne s’en apercevait. Sa femme elle-même ne s’en apercevait guère davantage.

Madame de Piennes, ayant achevé sa toilette en cinq minutes, sortit de sa chambre un peu émue, car l’arrivée de Max de Salligny lui rappelait la mort récente de la personne qu’elle avait le mieux aimée ; c’est, je crois, le seul souvenir qui se fût présenté à sa mémoire, et ce souvenir était assez vif pour arrêter toutes les conjectures ridicules qu’une personne moins raisonnable aurait pu former sur le bonnet de travers de mademoiselle Joséphine. En approchant du salon, elle fut un peu choquée d’entendre une belle voix de basse qui chantait gaiement, en s’accompagnant sur le piano, cette barcarolle napolitaine :

Addio, Teresa,
Teresa, addio !
Al mio ritorno,
Ti sposerò.

Elle ouvrit la porte et interrompit le chanteur en lui tendant la main :

— Mon pauvre monsieur Max, que j’ai de plaisir à vous revoir !

Max se leva précipitamment et lui serra la main en la regardant d’un air effaré, sans pouvoir trouver une parole.

— J’ai bien regretté, continua madame de Piennes, de ne pouvoir aller à Rome lorsque votre bonne tante est tombée malade. Je sais les soins dont vous l’avez entourée, et je vous remercie bien du dernier souvenir d’elle que vous m’avez envoyé.

La figure de Max, naturellement gaie, pour ne pas dire rieuse, prit une expression soudaine de tristesse :

— Elle m’a bien parlé de vous, dit-il, et jusqu’au dernier moment. Vous avez reçu sa bague, je le vois, et le livre qu’elle lisait encore le matin…

— Oui, Max, je vous en remercie. Vous m’annonciez, en m’envoyant ce triste présent, que vous quittiez Rome, mais vous ne me donniez pas votre adresse ; je ne savais où vous écrire. Pauvre amie ! mourir si loin de son pays ! Heureusement vous êtes accouru aussitôt… Vous êtes meilleur que vous ne voulez le paraître, Max… je vous connais bien.

— Ma tante me disait pendant sa maladie : « Quand je ne serai plus de ce monde, il n’y aura plus que madame de Piennes pour te gronder… (Et il ne put s’empêcher de sourire.) Tâche qu’elle ne te gronde pas trop souvent. » Vous le voyez, madame ; vous vous acquittez mal de vos fonctions.

— J’espère que j’aurai une sinécure maintenant. On me dit que vous êtes réformé, rangé, devenu tout à fait raisonnable ?

— Et vous ne vous trompez pas, madame ; j’ai promis à ma pauvre tante de devenir bon sujet, et…

— Vous tiendrez parole, j’en suis sûre !

— Je tâcherai. En voyage c’est plus facile qu’à Paris ; cependant… Tenez, madame, je ne suis ici que depuis quelques heures, et déjà j’ai résisté à des tentations. En venant chez vous, j’ai rencontré un de mes anciens amis qui m’a invité à dîner avec un tas de garnements, — et j’ai refusé.

— Vous avez bien fait.

— Oui, mais faut-il vous le dire ? c’est que j’espérais que vous m’inviteriez.

— Quel malheur ! Je dîne en ville. Mais demain…

— En ce cas, je ne réponds plus de moi. À vous la responsabilité du dîner que je vais faire.

— Écoutez, Max : l’important, c’est de bien commencer. N’allez pas à ce dîner de garçons. Je dîne, moi, chez madame Darsenay ; venez-y le soir, et nous causerons.

— Oui, mais madame Darsenay est un peu bien ennuyeuse ; elle me fera cent questions. Je ne pourrai vous dire un mot ; je dirai des inconvenances ; et puis, elle a une grande fille osseuse, qui n’est peut-être pas encore mariée…

— C’est une personne charmante… et, à propos d’inconvenances, c’en est une de parler d’elle comme vous faites.

— J’ai tort, c’est vrai ; mais… arrivé d’aujourd’hui, n’aurais-je pas l’air bien empressé ?…

— Eh bien, vous ferez comme vous voudrez ; mais voyez-vous, Max,… comme l’amie de votre tante, j’ai le droit de vous parler franchement : évitez vos connaissances d’autrefois. Le temps a dû rompre tout naturellement bien des liaisons qui ne vous valaient rien, ne les renouez pas : je suis sûre de vous tant que vous ne serez pas entraîné. À votre âge… à notre âge, il faut être raisonnable. Mais laissons un peu les conseils et les sermons, et parlez-moi de ce que vous avez fait depuis que nous ne nous sommes vus. Je sais que vous êtes allé en Allemagne, puis en Italie ; voilà tout. Vous m’avez écrit deux fois, sans plus ; qu’il vous en souvienne. Deux lettres en deux ans, vous sentez que cela ne m’en a guère appris sur votre compte.

— Mon Dieu ! madame, je suis bien coupable… mais je suis si… il faut bien le dire, — si paresseux !… J’ai commencé vingt lettres pour vous ; mais que pouvais-je vous dire qui vous intéressât ?… Je ne sais pas écrire des lettres, moi… Si je vous avais écrit toutes les fois que j’ai pensé à vous, tout le papier de l’Italie n’aurait pu y suffire.

— Eh bien, qu’avez-vous fait ? comment avez-vous occupé votre temps ! Je sais déjà que ce n’est point à écrire.

— Occupé !… vous savez bien que je ne m’occupe pas, malheureusement. — J’ai vu, j’ai couru. J’avais des projets de peinture, mais la vue de tant de beaux tableaux m’a radicalement guéri de ma passion malheureuse. — Ah !… et puis le vieux Nibby avait fait de moi presque un antiquaire. Oui, j’ai fait faire une fouille à sa persuasion… On a trouvé une pipe cassée et je ne sais combien de vieux tessons… Et puis à Naples j’ai pris des leçons de chant, mais je n’en suis pas plus habile… J’ai…

— Je n’aime pas trop votre musique, quoique vous ayez une belle voix et que vous chantiez bien. Cela vous met en relation avec des gens que vous n’avez que trop de penchant à fréquenter.

— Je vous entends ; mais à Naples, quand j’y étais, il n’y avait guère de danger. La prima donna pesait cent cinquante kilogrammes, et la seconda donna avait la bouche comme un four et un nez comme la tour du Liban. Enfin, deux ans se sont passés sans que je puisse dire comment. Je n’ai rien fait, rien appris, mais j’ai vécu deux ans sans m’en apercevoir.

— Je voudrais vous savoir occupé ; je voudrais vous voir un goût vif pour quelque chose d’utile. Je redoute l’oisiveté pour vous.

— À vous parler franchement, madame, les voyages m’ont réussi en cela que, ne faisant rien, je n’étais pas non plus absolument oisif. Quand on voit de belles choses, on ne s’ennuie pas ; et moi, quand je m’ennuie, je suis bien près de faire des bêtises. Vrai, je suis devenu assez rangé, et j’ai même oublié un certain nombre de manières expéditives que j’avais de dépenser mon argent. Ma pauvre tante a payé mes dettes, et je n’en ai plus fait, je ne veux plus en faire. J’ai de quoi vivre en garçon ; et, comme je n’ai pas la prétention de paraître plus riche que je ne suis, je ne ferai plus d’extravagances. Vous souriez ? Est-ce que vous ne croyez pas à ma conversion ? Il vous faut des preuves ? Écoutez un beau trait. Aujourd’hui, Famin, l’ami qui m’a invité à dîner, a voulu me vendre son cheval. Cinq mille francs… C’est une bête superbe ! Le premier mouvement a été pour avoir le cheval, puis je me suis dit que je n’étais pas assez riche pour mettre cinq mille francs à une fantaisie, et je resterai à pied.

— C’est à merveille, Max ; mais savez-vous ce qu’il faut faire pour continuer sans encombre dans cette bonne voie ? Il faut vous marier.

— Ah ! me marier ?… Pourquoi pas ?… Mais qui voudra de moi ? Moi, qui n’ai pas le droit d’être difficile, je voudrais une femme !… Oh ! non, il n’y en a plus qui me convienne…

Madame de Piennes rougit un peu, et il continua sans s’en apercevoir :

— Une femme qui voudrait de moi… Mais savez-vous, madame, que ce serait presque une raison pour que je ne voulusse pas d’elle ?

— Pourquoi cela ? quelle folie !

— Othello ne dit-il pas quelque part, — c’est, je crois, pour se justifier à lui-même les soupçons qu’il a contre Desdemone : — Cette femme-là doit avoir une tête bizarre et des goûts dépravés, pour m’avoir choisi, moi qui suis noir ! — Ne puis-je pas dire à mon tour : Une femme qui voudrait de moi ne peut qu’avoir une tête baroque ?

— Vous avez été un assez mauvais sujet, Max, pour qu’il soit inutile de vous faire pire que vous n’êtes. Gardez-vous de parler ainsi de vous-même, car il y a des gens qui vous croiraient sur parole. Pour moi, j’en suis sûre, si un jour… oui, si vous aimiez bien une femme qui aurait toute votre estime… alors vous lui paraîtriez…

Madame de Piennes éprouvait quelque difficulté à terminer sa phrase, et Max, qui la regardait fixement avec une extrême curiosité, ne l’aidait nullement à trouver une fin pour sa période mal commencée. — Vous voulez dire, reprit-il enfin, que, si j’étais réellement amoureux, on m’aimerait, parce qu’alors j’en vaudrais la peine ?

— Oui, alors vous seriez digne d’être aimé aussi.

— S’il ne fallait qu’aimer pour être aimé… Ce n’est pas trop vrai ce que vous dites, madame… Bah ! trouvez-moi une femme courageuse, et je me marie. Si elle n’est pas trop laide, moi je ne suis pas assez vieux pour ne pas m’enflammer encore… Vous me répondez du reste.

— D’où venez-vous, maintenant ? interrompit madame de Piennes d’un air sérieux.

Max parla de ses voyages fort laconiquement, mais pourtant de manière à prouver qu’il n’avait pas fait comme ces touristes dont les Grecs disent : Valise il est parti, valise revenu[1]. Ses courtes observations dénotaient un esprit juste et qui ne prenait pas ses opinions toutes faites, bien qu’il fût réellement plus cultivé qu’il ne voulait le paraître. Il se retira bientôt, remarquant que madame de Piennes tournait la tête vers la pendule, et promit, non sans quelque embarras, qu’il irait le soir chez madame Darsenay.

Il n’y vint pas cependant, et madame de Piennes en conçut un peu de dépit. En revanche, il était chez elle le lendemain matin pour lui demander pardon, s’excusant sur la fatigue du voyage qui l’avait obligé de demeurer chez lui ; mais il baissait les yeux et parlait d’un ton si mal assuré, qu’il n’était pas nécessaire d’avoir l’habileté de madame de Piennes à deviner les physionomies, pour s’apercevoir qu’il donnait une défaite. Quand il eut achevé péniblement, elle le menaça du doigt sans répondre.

— Vous ne me croyez pas ? dit-il.

— Non. Heureusement vous ne savez pas encore mentir. Ce n’est pas pour vous reposer de vos fatigues que vous n’êtes pas allé hier chez madame Darsenay. Vous n’êtes pas resté chez vous.

— Eh bien, répondit Max en s’efforçant de sourire, vous avez raison. J’ai dîné au Rocher-de-Cancale avec ces vauriens, puis je suis allé prendre du thé chez Famin ; on n’a pas voulu me lâcher, et puis j’ai joué.

— Et vous avez perdu, cela va sans dire ?

— Non, j’ai gagné.

— Tant pis. J’aimerais mieux que vous eussiez perdu, surtout si cela pouvait vous dégoûter à jamais d’une habitude aussi sotte que détestable.

Elle se pencha sur son ouvrage et se mit à travailler avec une application un peu affectée.

— Y avait-il beaucoup de monde chez madame Darsenay ? demanda Max timidement.

— Non, peu de monde.

— Pas de demoiselles à marier ?…

— Non.

— Je compte sur vous, cependant, madame. Vous savez ce que vous m’avez promis ?

— Nous avons le temps d’y songer.

Il y avait dans le ton de madame de Piennes quelque chose de sec et de contraint qui ne lui était pas ordinaire. Après un silence, Max reprit d’un air bien humble : — Vous êtes mécontente de moi, madame ? Pourquoi ne me grondez-vous pas bien fort, comme faisait ma tante, pour me pardonner ensuite ? Voyons, voulez-vous que je vous donne ma parole de ne plus jouer jamais ?

— Quand on fait une promesse, il faut se sentir la force de la tenir.

— Une promesse faite à vous, madame, je la tiendrai ; je m’en crois la force et le courage.

— Eh bien, Max, je l’accepte, dit-elle en lui tendant la main.

— J’ai gagné onze cents francs, poursuivit-il ; les voulez-vous pour vos pauvres ? Jamais argent plus mal acquis n’aura trouvé meilleur emploi.

Elle hésita un moment.

— Pourquoi pas ? se dit-elle tout haut. Allons, Max, vous vous souviendrez de la leçon. Je vous inscris mon débiteur pour onze cents francs.

— Ma tante disait que le meilleur moyen pour n’avoir pas de dettes, c’est de payer toujours comptant.

En parlant, il tirait son portefeuille pour y prendre des billets. Dans le portefeuille entr’ouvert, madame de Piennes crut voir un portrait de femme. Max s’aperçut qu’elle regardait, rougit, et se hâta de fermer le portefeuille et de présenter les billets.

— Je voudrais bien voir ce portefeuille… si cela était possible, ajouta-t-elle en souriant avec malice.

Max était complètement déconcerté : il balbutia quelques mots inintelligibles et s’efforça de détourner l’attention de madame de Piennes.

La première pensée de celle-ci avait été que le portefeuille renfermait le portrait de quelque belle Italienne ; mais le trouble évident de Max et la couleur générale de la miniature, — c’était tout ce qu’elle en avait pu voir, — avaient bientôt éveillé chez elle un autre soupçon. Autrefois elle avait donné son portrait à madame Aubrée ; et elle s’imagina que Max, en sa qualité d’héritier direct, s’était cru le droit de se l’approprier. Cela lui parut une énorme inconvenance. Cependant elle n’en marqua rien d’abord ; mais lorsque M. de Salligny allait se retirer : — À propos, lui dit-elle, votre tante avait un portrait de moi, que je voudrais bien revoir.

— Je ne sais… quel portrait ?… comment était-il ? demanda Max d’une voix mal assurée.

Cette fois, madame de Piennes était déterminée à ne pas s’apercevoir qu’il mentait.

— Cherchez-le, lui dit-elle le plus naturellement qu’elle put. Vous me ferez plaisir.

N’était le portrait, elle était assez contente de la docilité de Max, et se promettait bien de sauver encore une brebis égarée.

Le lendemain, Max avait retrouvé le portrait et le rapporta d’un air assez indifférent. Il remarqua que la ressemblance n’avait jamais été grande, et que le peintre lui avait donné une roideur de pose et une sévérité dans l’expression qui n’avaient rien de naturel. De ce moment, ses visites à madame de Piennes furent moins longues, et il avait auprès d’elle un air boudeur qu’elle ne lui avait jamais vu. Elle attribua cette humeur au premier effort qu’il avait à faire pour tenir ses promesses et résister à ses mauvais penchants.

Une quinzaine de jours après l’arrivée de M. de Salligny, madame de Piennes allait voir à son ordinaire sa protégée Arsène Guillot, qu’elle n’avait point oubliée cependant, ni vous non plus, madame, je l’espère. Après lui avoir fait quelques questions sur sa santé et sur les instructions qu’elle recevait, remarquant que la malade était encore plus oppressée que les jours précédents, elle lui offrit de lui faire la lecture pour qu’elle ne se fatiguât point à parler. La pauvre fille eût sans doute aimé mieux causer qu’écouter une lecture telle que celle qu’on lui proposait, car vous pensez bien qu’il s’agissait d’un livre fort sérieux, et Arsène n’avait jamais lu que des romans de cuisinières. C’était un livre de piété que prit madame de Piennes ; et je ne vous le nommerai pas, d’abord pour ne pas faire tort à son auteur, ensuite parce que vous m’accuseriez peut-être de vouloir tirer quelque méchante conclusion contre ces sortes d’ouvrages en général. Suffit que le livre en question était d’un jeune homme de dix-neuf ans, et spécialement approprié à la réconciliation des pécheresses endurcies ; qu’Arsène était très-accablée, et qu’elle n’avait pu fermer l’œil la nuit précédente. À la troisième page, il arriva ce qui serait arrivé avec tout autre ouvrage, sérieux ou non ; il advint, ce qui était inévitable : je veux dire que mademoiselle Guillot ferma les yeux et s’endormit. Madame de Piennes s’en aperçut et se félicita de l’effet calmant qu’elle venait de produire. Elle baissa d’abord la voix pour ne pas réveiller la malade en s’arrêtant tout à coup, puis elle posa le livre et se leva doucement pour sortir sur la pointe du pied ; mais la garde avait coutume de descendre chez la portière lorsque madame de Piennes venait, car ses visites ressemblaient un peu à celles d’un confesseur. Madame de Piennes voulut attendre le retour de la garde ; et comme elle était la personne du monde la plus ennemie de l’oisiveté, elle chercha quelque emploi à faire des minutes qu’elle allait passer auprès de la dormeuse. Dans un petit cabinet derrière l’alcôve, il y avait une table avec de l’encre et du papier ; elle s’y assit et se mit à écrire un billet. Tandis qu’elle cherchait un pain à cacheter dans un tiroir de la table, quelqu’un entra brusquement dans la chambre, qui réveilla la malade. — Mon Dieu ! qu’est-ce que je vois ? s’écria Arsène d’une voix si altérée, que madame de Piennes en frémit.

— Eh bien, j’en apprends de belles ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Se jeter par la fenêtre comme une imbécile ! A-t-on jamais vu une tête comme celle de cette fille-là !

Je ne sais si je rapporte exactement les termes ; c’est du moins le sens de ce que disait la personne qui venait d’entrer, et qu’à la voix madame de Piennes reconnut aussitôt pour Max de Salligny. Suivirent quelques exclamations, quelques cris étouffés d’Arsène, puis un embrassement assez sonore. Enfin Max reprit : — Pauvre Arsène, en quel état te retrouvé-je ? Sais-tu que je ne t’aurais jamais dénichée, si Julie ne m’eût dit ta dernière adresse ? Mais a-t-on jamais vu folie pareille !

— Ah ! Salligny ! Salligny ! que je suis heureuse ! Mais comme je me repens de ce que j’ai fait ! Tu ne vas plus me trouver gentille. Tu ne voudras plus de moi ?…

— Bête que tu es, disait Max, pourquoi ne pas m’écrire que tu avais besoin d’argent ? Pourquoi ne pas en demander au commandant ? Qu’est donc devenu ton Russe ? Est-ce qu’il est parti, ton Cosaque ?

En reconnaissant la voix de Max, madame de Piennes avait été d’abord presque aussi étonnée qu’Arsène. La surprise l’avait empêchée de se montrer aussitôt ; puis elle s’était mise à réfléchir si elle devait ou non se montrer, et lorsqu’on réfléchit en écoutant on ne se décide pas vite. Il résulta de tout cela qu’elle entendit l’édifiant dialogue que je viens de rapporter ; mais alors elle comprit que, si elle demeurait dans le cabinet, elle était exposée à en entendre bien davantage. Elle prit son parti, et entra dans la chambre avec ce maintien calme et superbe que les personnes vertueuses ne perdent que rarement, et qu’elles commandent au besoin.

— Max, dit-elle, vous faites du mal à cette pauvre fille ; retirez-vous. Vous viendrez me parler dans une heure.

Max était devenu pâle comme un mort en voyant apparaître madame de Piennes dans un lieu où il ne se serait jamais attendu à la rencontrer ; son premier mouvement fut d’obéir, et il fit un pas vers la porte.

— Tu t’en vas !… ne t’en va pas ! s’écria Arsène en se soulevant sur son lit d’un effort désespéré.

— Mon enfant, dit madame de Piennes en lui prenant la main, soyez raisonnable. Écoutez-moi. Rappelez-vous ce que vous m’avez promis ! Puis elle jeta un regard calme, mais impérieux à Max, qui sortit aussitôt. Arsène retomba sur le lit ; en le voyant sortir, elle s’était évanouie.

Madame de Piennes et la garde, qui rentra peu après, la secoururent avec l’adresse qu’ont les femmes en ces sortes d’accidents. Par degrés, Arsène reprit connaissance. D’abord elle promena ses regards par toute la chambre, comme pour y chercher celui qu’elle se rappelait y avoir vu tout à l’heure ; puis elle tourna ses grands yeux noirs vers madame de Piennes, et la regardant fixement :

— C’est votre mari ? dit-elle.

— Non, répondit madame de Piennes en rougissant un peu, mais sans que la douceur de sa voix en fût altérée ; M. de Salligny est mon parent. — Elle crut pouvoir se permettre ce petit mensonge pour expliquer l’empire qu’elle avait sur lui.

— Alors, dit Arsène, c’est vous qu’il aime ! Et elle attachait toujours sur elle ses yeux ardents comme deux flambeaux

— Il !… Un éclair brilla sur le front de madame de Piennes. Un instant, ses joues se colorèrent d’un vif incarnat, et sa voix expira sur ses lèvres ; mais elle reprit bientôt sa sérénité. — Vous vous méprenez, ma pauvre enfant, dit-elle d’un ton grave. M. de Salligny a compris qu’il avait tort de vous rappeler des souvenirs qui sont heureusement loin de votre mémoire. Vous avez oublié…

— Oublié ! s’écria Arsène avec un sourire de damné qui faisait mal à voir.

— Oui, Arsène, vous avez renoncé à toutes les folles idées d’un temps qui ne reviendra plus. Pensez, ma pauvre enfant, que c’est à cette coupable liaison que vous devez tous vos malheurs. Pensez…

— Il ne vous aime pas ! interrompit Arsène sans l’écouter, il ne vous aime pas, et il comprend un seul regard ! J’ai vu vos yeux et les siens. Je ne me trompe pas… Au fait… c’est juste ! Vous êtes belle, jeune, brillante… moi, estropiée, défigurée… près de mourir…

Elle ne put achever : des sanglots étouffèrent sa voix, si forts, si douloureux, que la garde s’écria qu’elle allait chercher le médecin ; car, disait-elle, M. le docteur ne craignait rien tant que ces convulsions, et si cela dure la pauvre petite va passer.

Peu à peu l’espèce d’énergie qu’Arsène avait trouvée dans la vivacité même de sa douleur fit place à un abattement stupide, que madame de Piennes prit pour du calme. Elle continua ses exhortations ; mais Arsène, immobile, n’écoutait pas toutes les belles et bonnes raisons qu’on lui donnait pour préférer l’amour divin à l’amour terrestre ; ses yeux étaient secs, ses dents serrées convulsivement. Pendant que sa protectrice lui parlait du ciel et de l’avenir, elle songeait au présent. L’arrivée subite de Max avait réveillé en un instant chez elle de folles illusions, mais le regard de madame de Piennes les avait dissipées encore plus vite. Après un rêve heureux d’une minute, Arsène ne retrouvait plus que la triste réalité, devenue cent fois plus horrible pour avoir été un moment oubliée.

Votre médecin vous dira, madame, que les naufragés, surpris par le sommeil au milieu des angoisses de la faim, rêvent qu’ils sont à table et font bonne chère. Ils se réveillent encore plus affamés, et voudraient n’avoir pas dormi. Arsène souffrait une torture comparable à celle de ces naufragés. Autrefois elle avait aimé Max, comme elle pouvait aimer. C’était avec lui qu’elle aurait voulu toujours aller au spectacle, c’est avec lui qu’elle s’amusait dans une partie de campagne, c’est de lui qu’elle parlait sans cesse à ses amies. Lorsque Max partit, elle avait beaucoup pleuré ; mais cependant elle avait agréé les hommages d’un Russe que Max était charmé d’avoir pour successeur, parce qu’il le tenait pour galant homme, c’est-à-dire pour généreux. Tant qu’elle put mener la vie folle des femmes de son espèce, son amour pour Max ne fut qu’un souvenir agréable qui la faisait soupirer quelquefois. Elle y pensait comme on pense aux amusements de son enfance, que personne cependant ne voudrait recommencer ; mais quand Arsène n’eut plus d’amants, qu’elle se trouva délaissée, qu’elle sentit tout le poids de la misère et de la honte, alors son amour pour Max s’épura en quelque sorte, parce que c’était le seul souvenir qui ne réveillât chez elle ni regrets ni remords. Il la relevait même à ses propres yeux, et plus elle se sentait avilie, plus elle grandissait Max dans son imagination. J’ai été sa maîtresse, il m’a aimée, se disait-elle avec une sorte d’orgueil lorsqu’elle était saisie de dégoût en réfléchissant sur sa vie de courtisane. Dans les marais de Minturnes, Marius raffermissait son courage en se disant : J’ai vaincu les Cimbres ! La fille entretenue, — hélas ! elle ne l’était plus, — n’avait pour résister à la honte et au désespoir que ce souvenir : Max m’a aimée… Il m’aime encore ! Un moment, elle avait pu le penser ; mais maintenant on venait lui arracher jusqu’à ses souvenirs, seul bien qui lui restât au monde.

Pendant qu’Arsène s’abandonnait à ses tristes réflexions, madame de Piennes lui démontrait avec chaleur la nécessité de renoncer pour toujours à ce qu’elle appelait ses égarements criminels. Une forte conviction rend presque insensible ; et comme un chirurgien applique le fer et le feu sur une plaie sans écouter les cris du patient, madame de Piennes poursuivait sa tâche avec une impitoyable fermeté. Elle disait que cette époque de bonheur où la pauvre Arsène se réfugiait comme pour s’échapper à elle-même était un temps de crime et de honte qu’elle expiait justement aujourd’hui. Ces illusions, il fallait les détester et les bannir de son cœur ; l’homme qu’elle regardait comme son protecteur et presque comme un génie tutélaire, il ne devait plus être à ses yeux qu’un complice pernicieux, un séducteur qu’elle devait fuir à jamais.

Ce mot de séducteur, dont madame de Piennes ne pouvait pas sentir le ridicule, fit presque sourire Arsène au milieu de ses larmes ; mais sa digne protectrice ne s’en aperçut pas. Elle continua imperturbablement son exhortation, et la termina par une péroraison qui redoubla les sanglots de la pauvre fille, c’était : Vous ne le verrez plus.

Le médecin qui arriva et la prostration complète de la malade rappelèrent à madame de Piennes qu’elle en avait assez fait. Elle pressa la main d’Arsène, et lui dit en la quittant : Du courage, ma fille, et Dieu ne vous abandonnera pas.

Elle venait d’accomplir un devoir, il lui en restait un second encore plus difficile. Un autre coupable l’attendait, dont elle devait ouvrir l’âme au repentir ; et malgré la confiance qu’elle puisait dans son zèle pieux, malgré l’empire qu’elle exerçait sur Max, et dont elle avait déjà des preuves, enfin, malgré la bonne opinion qu’elle conservait au fond du cœur à l’égard de ce libertin, elle éprouvait une étrange anxiété en pensant au combat qu’elle allait engager. Avant de commencer cette terrible lutte, elle voulut reprendre des forces, et, entrant dans une église, elle demanda à Dieu de nouvelles inspirations pour défendre sa cause.

Lorsqu’elle rentra chez elle, on lui dit que M. de Salligny était au salon, et l’attendait, depuis assez longtemps. Elle le trouva pâle, agité, rempli d’inquiétude. Ils s’assirent. Max n’osait ouvrir la bouche ; et madame de Piennes, émue elle-même sans en savoir positivement la cause, demeura quelque temps sans parler et ne le regardant qu’à la dérobée. Enfin elle commença :

— Max, dit-elle, je ne vous ferai pas de reproches…

Il leva la tête assez fièrement. Leurs regards se rencontrèrent, et il baissa les yeux aussitôt.

— Votre bon cœur, poursuivit-elle, vous en dit plus en ce moment que je ne pourrais le faire. C’est une leçon que la Providence a voulu vous donner ; j’en ai l’espoir, la conviction… elle ne sera pas perdue.

— Madame, interrompit Max, je sais à peine ce qui s’est passé. Cette malheureuse fille s’est jetée par la fenêtre, voilà ce qu’on m’a dit ; mais je n’ai pas la vanité… je veux dire la douleur… de croire que les relations que nous avons eues autrefois aient pu déterminer cet acte de folie.

— Dites plutôt, Max, que, lorsque vous faisiez le mal vous n’en aviez pas prévu les conséquences. Quand vous avez jeté cette jeune fille dans le désordre, vous ne pensiez pas qu’un jour elle attenterait à sa vie.

— Madame, s’écria Max avec quelque véhémence, permettez-moi de vous dire que je n’ai nullement séduit Arsène Guillot. Quand je l’ai connue, elle était toute séduite. Elle a été ma maîtresse, je ne le nie point. Je l’avouerai même, je l’ai aimée… comme on peut aimer une personne de cette classe… Je crois qu’elle a eu pour moi un peu plus d’attachement que pour un autre… Mais depuis longtemps toutes relations avaient cessé entre nous, et sans qu’elle en eût témoigné beaucoup de regret. La dernière fois que j’ai reçu de ses nouvelles, je lui ai fait tenir de l’argent ; mais elle n’a pas d’ordre… Elle a eu honte de m’en demander encore, car elle a son orgueil à elle… La misère l’a poussée à cette terrible résolution… J’en suis désolé… Mais je vous le répète, madame, dans tout cela je n’ai aucun reproche à me faire.

Madame de Piennes chiffonna quelque ouvrage sur sa table, puis elle reprit :

— Sans doute, dans les idées du monde, vous n’êtes pas coupable, vous n’avez pas encouru de responsabilité ; mais il y a une autre morale que celle du monde, Max, et c’est par ses règles que j’aimerais à vous voir vous guider… Maintenant peut-être vous n’êtes pas en état de m’entendre. Laissons cela. Aujourd’hui, ce que j’ai à vous demander, c’est une promesse que vous ne me refuserez pas, j’en suis sûre. Cette malheureuse fille est touchée de repentir. Elle a écouté avec respect les conseils d’un vénérable ecclésiastique qui l’a bien voulu voir. Nous avons tout lieu d’espérer d’elle. — Vous, vous ne devez plus la voir, car son cœur hésite encore entre le bien et le mal, et malheureusement vous n’avez ni la volonté, ni peut-être le pouvoir de lui être utile. En la revoyant, vous pourriez lui faire beaucoup de mal… C’est pourquoi je vous demande votre parole de ne plus aller chez elle.

Max fit un mouvement de surprise.

— Vous ne me refuserez pas, Max ; si votre tante vivait, elle vous ferait cette prière. Imaginez que c’est elle qui vous parle.

— Bon Dieu ! madame, que me demandez-vous ? Quel mal voulez-vous que je fasse à cette pauvre fille ? N’est-ce pas au contraire une obligation pour moi, qui… l’ai vue au temps de ses folies, de ne pas l’abandonner maintenant qu’elle est malade, et bien dangereusement malade, si ce que l’on me dit est vrai ?

— Voilà sans doute la morale du monde, mais ce n’est pas la mienne. Plus cette maladie est grave, plus il importe que vous ne la voyiez plus.

— Mais, madame, veuillez songer que, dans l’état où elle est, il serait impossible, même à la pruderie la plus facile à s’alarmer… Tenez, madame, si j’avais un chien malade, et si je savais qu’en me voyant il éprouvât quelque plaisir, je croirais faire une mauvaise action en le laissant crever seul. Il ne se peut pas que vous pensiez autrement, vous qui êtes si bonne et si charitable. Songez-y, madame ; de ma part, il y aurait vraiment de la cruauté.

— Tout à l’heure je vous demandais de me faire cette promesse au nom de votre bonne tante… au nom de l’amitié que vous avez pour moi… maintenant, c’est au nom de cette malheureuse fille elle-même que je vous le demande. Si vous l’aimez réellement…

— Ah ! madame, je vous en supplie, ne rapprochez pas ainsi des choses qui ne se peuvent comparer. Croyez-moi bien, madame, je souffre extrêmement à vous résister en quoi que ce soit ; mais, en vérité, je m’y crois obligé d’honneur… Ce mot vous déplaît ? Oubliez-le. Seulement, madame, à mon tour, laissez-moi vous conjurer par pitié pour cette infortunée… et aussi un peu par pitié pour moi… Si j’ai eu des torts… si j’ai contribué à la retenir dans le désordre… je dois maintenant prendre soin d’elle. Il serait affreux de l’abandonner. Je ne me le pardonnerais pas. Non, je ne puis l’abandonner. Vous n’exigerez pas cela, madame…

— D’autres soins ne lui manqueront pas. Mais, répondez-moi, Max : vous l’aimez ?

— Je l’aime… je l’aime… Non… je ne l’aime pas. C’est un mot qui ne peut convenir ici… L’aimer : hélas ! non. J’ai cherché auprès d’elle une distraction à un sentiment plus sérieux qu’il fallait combattre… Cela vous semble ridicule, incompréhensible ?… La pureté de votre âme ne peut admettre que l’on cherche un pareil remède… Eh bien, ce n’est pas la plus mauvaise action de ma vie. Si nous autres hommes nous n’avions pas quelquefois la ressource de détourner nos passions… peut-être maintenant… peut-être serait-ce moi qui me serais jeté par la fenêtre… Mais, je ne sais ce que je dis, et vous ne pouvez m’entendre… je me comprends à peine moi-même.

— Je vous demandais si vous l’aimiez, reprit madame de Piennes les yeux baissés et avec quelque hésitation, parce que, si vous aviez de… de l’amitié pour elle, vous auriez sans doute le courage de lui faire un peu de mal pour lui faire ensuite un grand bien. Assurément, le chagrin de ne pas vous voir lui sera pénible à supporter ; mais il serait bien plus grave de la détourner aujourd’hui de la voie dans laquelle elle est presque miraculeusement entrée. Il importe à son salut, Max, qu’elle oublie tout à fait un temps que votre présence lui rappellerait avec trop de vivacité.

Max secoua la tête sans répondre. Il n’était pas croyant, et le mot de salut, qui avait tant de pouvoir sur madame de Piennes, ne parlait point aussi fortement à son âme. Mais sur ce point il n’y avait pas à contester avec elle. Il évitait toujours avec soin de lui montrer ses doutes, et cette fois encore il garda le silence ; cependant il était facile de voir qu’il n’était pas convaincu.

— Je vous parlerai le langage du monde, poursuivit madame de Piennes, si malheureusement c’est le seul que vous puissiez comprendre ; nous discutons, en effet, sur un calcul d’arithmétique. Elle n’a rien à gagner à vous voir, beaucoup à perdre ; maintenant, choisissez.

— Madame, dit Max d’une voix émue, vous ne doutez plus, j’espère, qu’il puisse y avoir d’autre sentiment de ma part à l’égard d’Arsène qu’un intérêt… bien naturel. Quel danger y aurait-il ? Aucun. Doutez-vous de moi ? Penseriez-vous que je veuille nuire aux bons conseils que vous lui donnez ? Eh ! mon Dieu ! moi qui déteste les spectacles tristes, qui les fuis avec une espèce d’horreur, croyez-vous que je recherche la vue d’une mourante avec des intentions coupables ? Je vous le répète, madame, c’est pour moi une idée de devoir, c’est une expiation, un châtiment si vous voulez, que je viens chercher auprès d’elle…

À ce mot, madame de Piennes releva la tête et le regarda fixement d’un air exalté qui donnait à tous ses traits une expression sublime.

— Une expiation, dites-vous, un châtiment ?… Eh bien, oui ! À votre insu, Max, vous obéissez peut-être à un avertissement d’en haut, et vous avez raison de me résister… Oui, j’y consens. Voyez cette fille, et qu’elle devienne l’instrument de votre salut comme vous avez failli être celui de sa perte.

Probablement Max ne comprenait pas aussi bien que vous, madame, ce que c’est qu’un avertissement d’en haut. Ce changement de résolution si subit l’étonnait, il ne savait à quoi l’attribuer, il ne savait s’il devait remercier madame de Piennes d’avoir cédé à la fin ; mais en ce moment sa grande préoccupation était pour deviner si son obstination avait lassé ou bien convaincu la personne à laquelle il craignait par-dessus tout de déplaire.

— Seulement, Max, poursuivit madame de Piennes, j’ai à vous demander, ou plutôt j’exige de vous…

Elle s’arrêta un instant, et Max fit un signe de tête indiquant qu’il se soumettait à tout.

— J’exige, reprit-elle, que vous ne la voyiez qu’avec moi.

Il fit un geste d’étonnement, mais il se hâta d’ajouter qu’il obéirait.

— Je ne me fie pas absolument à vous, continua-t-elle en souriant. Je crains encore que vous ne gâtiez mon ouvrage, et je veux réussir. Surveillé par moi, vous deviendrez au contraire un aide utile, et, j’en ai l’espoir, votre soumission sera récompensée.

Elle lui tendit la main en disant ces mots. Il fut convenu que Max irait le lendemain voir Arsène Guillot, et que madame de Piennes le précéderait pour la préparer à cette visite.

Vous comprenez son projet. D’abord elle avait pensé qu’elle trouverait Max plein de repentir, et qu’elle tirerait facilement de l’exemple d’Arsène le texte d’un sermon éloquent contre ses mauvaises passions ; mais, contre son attente, il rejetait toute responsabilité. Il fallait changer d’exorde, et dans un moment décisif retourner une harangue étudiée, c’est une entreprise presque aussi périlleuse que de prendre un nouvel ordre de bataille au milieu d’une attaque imprévue. Madame de Piennes n’avait pu improviser une manœuvre. Au lieu de sermonner Max, elle avait discuté avec lui une question de convenance. Tout à coup une idée nouvelle s’était présentée à son esprit. Les remords de sa complice le toucheront, avait-elle pensé. La fin chrétienne d’une femme qu’il a aimée (et malheureusement elle ne pouvait douter qu’elle ne fût proche) portera sans doute un coup décisif. C’est sur un tel espoir qu’elle s’était subitement déterminée à permettre que Max revît Arsène. Elle y gagnait encore d’ajourner l’exhortation qu’elle avait projetée ; car, je crois vous l’avoir déjà dit, malgré son vif désir de sauver un homme dont elle déplorait les égarements, l’idée d’engager avec lui une discussion si sérieuse l’effrayait involontairement.

Elle avait beaucoup compté sur la bonté de sa cause ; elle doutait encore du succès, et ne pas réussir c’était désespérer du salut de Max, c’était se condamner à changer de sentiment à son égard. Le diable, peut-être pour éviter qu’elle se mît en garde contre la vive affection qu’elle portait à un ami d’enfance, le diable avait pris soin de justifier cette affection par une espérance chrétienne. Toutes armes sont bonnes au tentateur, et telles pratiques lui sont familières ; voilà pourquoi le Portugais dit fort élégamment : De boas intençôes esta o inferno cheio : L’enfer est pavé de bonnes intentions. Vous dites en français qu’il est pavé de langues de femmes, et cela revient au même ; car les femmes à mon sens, veulent toujours le bien.

Vous me rappelez à mon récit. Le lendemain donc, madame de Piennes alla chez sa protégée, qu’elle trouva bien faible, bien abattue, mais pourtant plus calme et plus résignée qu’elle ne l’espérait. Elle reparla de M. de Salligny, mais avec plus de ménagement que la veille. Arsène, à la vérité, devait absolument renoncer à lui, et n’y penser que pour déplorer leur commun aveuglement. Elle devait encore, et c’était une partie de sa pénitence, elle devait montrer son repentir à Max lui-même, lui donner un exemple en changeant de vie, et lui assurer pour l’avenir la paix de conscience dont elle jouissait elle-même. À ces exhortations toutes chrétiennes, madame de Piennes ne négligea pas de joindre quelques arguments mondains : celui-ci, par exemple, qu’Arsène, aimant véritablement M. de Salligny, devait désirer son bien avant tout, et que, par son changement de conduite, elle mériterait l’estime d’un homme qui n’avait pu encore la lui accorder réellement.

Tout ce qu’il y avait de sévère et de triste dans ce discours s’effaça soudain lorsqu’en terminant madame de Piennes lui annonça qu’elle reverrait Max, et qu’il allait venir. À la vive rougeur qui anima subitement ses joues, depuis longtemps pâlies par la souffrance, à l’éclat extraordinaire dont brillèrent ses yeux, madame de Piennes faillit à se repentir d’avoir consenti à cette entrevue ; mais il n’était plus temps de changer de résolution. Elle employa quelques minutes qui lui restaient avant l’arrivée de Max en exhortations pieuses et énergiques, mais elles étaient écoulées avec une distraction notable, car Arsène ne semblait préoccupée que d’arranger ses cheveux et d’ajuster le ruban chiffonné de son bonnet.

Enfin M. de Salligny parut, contractant tous ses traits pour leur donner un air de gaieté et d’assurance. Il lui demanda comment elle se portait, d’un ton de voix qu’il essaya de rendre naturel, mais qu’aucun rhume ne saurait donner. De son côté, Arsène n’était pas plus à son aise ; elle balbutiait, elle ne pouvait trouver une phrase, mais elle prit la main de madame de Piennes et la porta à ses lèvres comme pour la remercier. Ce qui se dit pendant un quart d’heure fut ce qui se dit partout entre gens embarrassés. Madame de Piennes seule conservait son calme ordinaire, ou plutôt, mieux préparée, elle se maîtrisait mieux. Souvent elle répondait pour Arsène, et celle-ci trouvait que son interprète rendait assez mal ses pensées. La conversation languissant, madame de Piennes remarqua que la malade toussait beaucoup, lui rappela que le médecin lui défendait de parler, et, s’adressant à Max, lui dit qu’il ferait mieux de faire une petite lecture que de fatiguer Arsène par ses questions. Aussitôt Max prit un livre avec empressement, et s’approcha de la fenêtre, car la chambre était un peu obscure. Il lut sans trop comprendre. Arsène ne comprenait pas davantage sans doute, mais elle avait l’air d’écouter avec un vif intérêt. Madame de Piennes travaillait à quelque ouvrage qu’elle avait apporté, la garde se pinçait pour ne pas dormir. Les yeux de madame de Piennes allaient sans cesse du lit à la fenêtre, jamais Argus ne fit si bonne garde avec les cent yeux qu’il avait. Au bout de quelques minutes, elle se pencha vers l’oreille d’Arsène : — Comme il lit bien ! lui dit-elle tout bas.

Arsène lui jeta un regard qui contrastait étrangement avec le sourire de sa bouche : — Oh ! oui, répondit-elle. Puis elle baissa les yeux, et de minute en minute une grosse larme paraissait au bord de ses cils et glissait sur ses joues sans qu’elle s’en aperçût. Max ne tourna pas la tête une seule fois. Après quelques pages, madame de Piennes dit à Arsène : — Nous allons vous laisser reposer, mon enfant. Je crains que nous ne vous ayons un peu fatiguée. Nous reviendrons bientôt vous voir. Elle se leva, et Max se leva comme son ombre. Arsène lui dit adieu sans presque le regarder.

— Je suis contente de vous, Max, dit madame de Piennes qu’il avait accompagnée jusqu’à sa porte, et d’elle encore plus. Cette pauvre fille est remplie de résignation. Elle vous donne un exemple.

— Souffrir et se taire, madame, est-ce donc si difficile à apprendre ?

— Ce qu’il faut apprendre surtout, c’est à fermer son cœur aux mauvaises pensées.

Max la salua et s’éloigna rapidement.

Lorsque madame de Piennes revit Arsène le lendemain, elle la trouva contemplant un bouquet de fleurs rares placé sur une petite table auprès de son lit.

— C’est M. de Salligny qui me les a envoyées, dit-elle. On est venu de sa part demander comment j’étais. Lui, n’est pas monté.

— Ces fleurs sont fort belles, dit madame de Piennes un peu sèchement.

— J’aimais beaucoup les fleurs autrefois, dit la malade en soupirant, et il me gâtait… M. de Salligny me gâtait en me donnant toutes les plus jolies qu’il pouvait trouver… Mais cela ne me vaut plus rien à présent… Cela sent trop fort… Vous devriez prendre ce bouquet, madame ; il ne se fâchera pas si je vous le donne.

— Non, ma chère ; ces fleurs vous font plaisir à regarder, reprit madame de Piennes d’un ton plus doux car elle avait été très-émue de l’accent profondément triste de la pauvre Arsène. Je prendrai celles qui ont de l’odeur, gardez les camellias.

— Non. Je déteste les camellias… Ils me rappellent la seule querelle que nous ayons eue… quand j’étais avec lui.

— Ne pensez plus à ces folies, ma chère enfant.

— Un jour, poursuivit Arsène en regardant fixement madame de Piennes, un jour je trouvai dans sa chambre un beau camellia rose dans un verre d’eau. Je voulus le prendre, il ne voulut pas. Il m’empêcha même de le toucher. J’insistai, je lui dis des sottises. Il le prit, le serra dans une armoire, et mit la clef dans sa poche. Moi, je fis le diable, et je lui cassai même un vase de porcelaine qu’il aimait beaucoup. Rien n’y fit. Je vis bien qu’il le tenait d’une femme comme il faut. Je n’ai jamais su d’où lui venait ce camellia.

En parlant ainsi, Arsène attachait un regard fixe et presque méchant sur madame de Piennes, qui baissa les yeux involontairement. Il y eut un assez long silence que troublait seule la respiration oppressée de la malade. Madame de Piennes venait de se rappeler confusément certaine histoire de camellia. Un jour, qu’elle dînait chez madame Aubrée, Max lui avait dit que sa tante venait de lui souhaiter sa fête, et lui demanda de lui donner un bouquet aussi. Elle avait détaché, en riant, un camellia de ses cheveux, et le lui avait donné. Mais comment un fait aussi insignifiant était-il demeuré dans sa mémoire ? Madame de Piennes ne pouvait se l’expliquer. Elle en était presque effrayée. L’espèce de confusion qu’elle éprouvait vis-à-vis d’elle-même était à peine dissipée lorsque Max entra, et elle se sentit rougir.

— Merci de vos fleurs, dit Arsène ; mais elles me font mal… Elles ne seront pas perdues ; je les ai données à madame. Ne me faites pas parler, on me le défend. Voulez-vous me lire quelque chose ?

Max s’assit et lut. Cette fois personne n’écouta, je pense : chacun, y compris le lecteur, suivait le fil de ses propres pensées.

Quand madame de Piennes se leva pour sortir, elle allait laisser le bouquet sur la table, mais Arsène l’avertit de son oubli. Elle emporta donc le bouquet, mécontente d’avoir montré peut-être quelque affectation à ne pas accepter tout d’abord cette bagatelle. — Quel mal peut-il y avoir à cela ? pensait-elle. Mais il y avait déjà du mal à se faire cette simple question.

Sans en être prié, Max la suivit chez elle. Ils s’assirent, et, détournant les yeux l’un et l’autre, ils demeurèrent en silence assez longtemps pour en être embarrassés.

— Cette pauvre fille, dit enfin madame de Piennes, m’afflige profondément. Il n’y a plus d’espoir, à ce qu’il paraît.

— Vous avez vu le médecin ? demanda Max ; que dit-il ?

Madame de Piennes secoua la tête : — Elle n’a plus que bien peu de jours à passer dans ce monde. Ce matin, on l’a administrée.

— Sa figure faisait mal à voir, dit Max en s’avançant dans l’embrasure d’une fenêtre, probablement pour cacher son émotion.

— Sans doute il est cruel de mourir à son âge, reprit gravement madame de Piennes ; mais si elle eût vécu davantage, qui sait si ce n’eût point été un malheur pour elle ?… En la sauvant d’une mort désespérée, la Providence a voulu lui donner le temps de se repentir… C’est une grande grâce dont elle-même sent tout le prix à présent. L’abbé Dubignon est fort content d’elle, il ne faut pas tant la plaindre, Max !

— Je ne sais s’il faut plaindre ceux qui meurent jeunes, répondit-il un peu brusquement… moi, j’aimerais à mourir jeune ; mais ce qui m’afflige surtout, c’est de la voir souffrir ainsi.

— La souffrance du corps est souvent utile à l’âme…

Max, sans répondre, alla se placer à l’extrémité de l’appartement, dans un angle obscur à demi caché par d’épais rideaux. Madame de Piennes travaillait ou feignait de travailler, les yeux fixés sur une tapisserie ; mais il lui semblait sentir le regard de Max comme quelque chose qui pesait sur elle. Ce regard qu’elle fuyait, elle croyait le sentir errer sur ses mains, sur ses épaules, sur son front. Il lui sembla qu’il s’arrêtait sur son pied, et elle se hâta de le cacher sous sa robe. — Il y a peut-être quelque chose de vrai dans ce qu’on dit du fluide magnétique, madame.

— Vous connaissez M. l’amiral de Rigny, madame ? demanda Max tout à coup.

— Oui, un peu.

— J’aurai peut-être un service à vous demander auprès de lui… une lettre de recommandation…

— Pourquoi donc ?

— Depuis quelques jours, madame, j’ai fait des projets, continua-t-il avec une gaieté affectée. Je travaille à me convertir, et je voudrais faire quelque acte de bon chrétien ; mais, embarrassé, comment m’y prendre…

Madame de Piennes lui lança un regard un peu sévère.

— Voici à quoi je me suis arrêté, poursuivit-il. Je guis bien fâché de ne pas savoir l’école de peloton, mais cela peut s’apprendre. En attendant, je sais manier un fusil, pas trop mal…, et, ainsi que j’avais l’honneur de vous le dire, je me sens une envie extraordinaire d’aller en Grèce et de tâcher d’y tuer quelque Turc, pour la plus grande gloire de la croix.

— En Grèce ! s’écria madame de Piennes, laissant tomber son peloton.

— En Grèce. Ici, je ne fais rien ; je m’ennuie ; je ne suis bon à rien, je ne puis rien faire d’utile ; il n’y a personne au monde à qui je sois bon à quelque chose. Pourquoi n’irais-je pas moissonner des lauriers, ou me faire casser la tête pour une bonne cause ? D’ailleurs, pour moi, je ne vois guère d’autre moyen d’aller à la gloire ou au Temple de Mémoire, à quoi je tiens fort. Figurez-vous, madame, quel honneur pour moi quand on lira dans le journal : « On nous écrit de Tripolitza que M. Max de Salligny, jeune philhellène de la plus « haute espérance » — on peut bien dire cela dans un journal — « de la plus haute espérance, vient de périr victime de son enthousiasme pour la sainte cause de la religion et de la liberté. Le farouche Kourschid-Pacha a poussé l’oubli des convenances jusqu’à lui faire trancher la tête… » C’est justement ce que j’ai de plus mauvais, à ce que tout le monde dit, n’est-ce pas, madame ?

Et il riait d’un rire forcé.

— Parlez-vous sérieusement, Max ? Vous iriez en Grèce ?

— Très-sérieusement, madame ; seulement, je tâcherai que mon article nécrologique ne paraisse que le plus tard possible.

— Qu’iriez-vous faire en Grèce ? Ce ne sont pas des soldats qui manquent aux Grecs… Vous feriez un excellent soldat, j’en suis sûre ; mais…

— Un superbe grenadier de cinq pieds six pouces ! s’écria-t-il en se levant en pieds ; les Grecs seraient bien dégoûtés s’ils ne voulaient pas d’une recrue comme celle-là. Sans plaisanterie, madame, ajouta-t-il en se laissant retomber dans un fauteuil, c’est, je crois, ce que j’ai de mieux à faire. Je ne puis rester à Paris (il prononça ces mots avec une certaine violence) ; j’y suis malheureux, j’y ferais cent sottises… Je n’ai pas la force de résister… Mais nous en reparlerons ; je ne pars pas tout de suite… mais je partirai… Oh ! oui, il le faut ; j’en ai fait mon grand serment. — Savez-vous que depuis deux jours j’apprends le grec ? Ζωή μου σὰς ἁγαπῶ C’est une fort belle langue, n’est-ce pas ?

Madame de Piennes avait lu lord Byron et se rappela cette phrase grecque, refrain d’une de ses pièces fugitives. La traduction, comme vous savez, se trouve en note ; c’est : « Ma vie, je vous aime. » — Ce sont façons de parler obligeantes de ces pays-là. Madame de Piennes maudissait sa trop bonne mémoire ; elle se garda bien de demander ce que signifiait ce grec-là, et craignait seulement que sa physionomie ne montrât qu’elle avait compris. Max s’était approché du piano ; et ses doigts, tombant sur le clavier comme par hasard, formèrent quelques accords mélancoliques. Tout à coup il prit son chapeau ; et se tournant vers madame de Piennes, il lui demanda si elle comptait aller ce soir chez madame Darsenay.

— Je pense que oui, répondit-elle en hésitant un peu. Il lui serra la main, et sortit aussitôt, la laissant en proie à une agitation qu’elle n’avait encore jamais éprouvée.

Toutes ses idées étaient confuses et se succédaient avec tant de rapidité, qu’elle n’avait pas le temps de s’arrêter à une seule. C’était comme cette suite d’images qui paraissent et disparaissent à la portière d’une voiture entraînée sur un chemin de fer. Mais, de même qu’au milieu de la course la plus impétueuse l’œil qui n’aperçoit point tous les détails parvient cependant à saisir le caractère général des sites que l’on traverse, de même, au milieu de ce chaos de pensées qui l’assiégeaient, madame de Piennes éprouvait une impression d’effroi et se sentait comme entraînée sur une pente rapide au milieu de précipices affreux. Que Max l’aimât, elle n’en pouvait douter. Cet amour (elle disait : cette affection) datait de loin ; mais jusqu’alors elle ne s’en était pas alarmée. Entre une dévote comme elle et un libertin comme Max, s’élevait une barrière insurmontable qui la rassurait autrefois. Bien qu’elle ne fût pas insensible au plaisir ou à la vanité d’inspirer un sentiment sérieux à un homme aussi léger que l’était Max dans son opinion, elle n’avait jamais pensé que cette affection put devenir un jour dangereuse pour son repos. Maintenant que le mauvais sujet s’était amendé, elle commençait à le craindre. Sa conversion, qu’elle s’attribuait, allait donc devenir, pour elle et pour lui, une cause de chagrins et de tourments. Par moments, elle essayait de se persuader que les dangers qu’elle prévoyait vaguement n’avaient aucun fondement réel. Ce voyage brusquement résolu, le changement qu’elle avait remarqué dans les manières de M. de Salligny, pouvaient s’expliquer à la rigueur par l’amour qu’il avait conservé pour Arsène Guillot ; mais, chose étrange ! cette pensée lui était plus insupportable que les autres, et c’était presque un soulagement pour elle que de s’en démontrer l’invraisemblance.

Madame de Piennes passa toute la soirée à se créer ainsi des fantômes, à les détruire, à les reformer. Elle ne voulut pas aller chez madame Darsenay, et, pour être plus sûre d’elle-même, elle permit à son cocher de sortir et voulut se coucher de bonne heure ; mais aussitôt qu’elle eut pris cette magnanime résolution, et qu’il n’y eut plus moyen de s’en dédire, elle se représenta que c’était une faiblesse indigne d’elle et s’en repentit. Elle craignit surtout que Max n’en soupçonnât la cause ; et comme elle ne pouvait se déguiser à ses propres yeux son véritable motif pour ne pas sortir, elle en vint à se regarder déjà comme coupable, car cette seule préoccupation à l’égard de M. de Salligny lui semblait un crime. Elle pria longtemps, mais elle ne s’en trouva pas soulagée. Je ne sais à quelle heure elle parvint à s’endormir ; ce qu’il y a de certain, c’est que, lorsqu’elle se réveilla, ses idées étaient aussi confuses que la veille, et qu’elle était tout aussi éloignée de prendre une résolution.

Pendant qu’elle déjeunait — car on déjeune toujours, madame, surtout quand on a mal dîné — elle lut dans un journal que je ne sais quel pacha venait de saccager une ville de la Roumélie. Femmes et enfants avaient été massacrés ; quelques philhellènes avaient péri les armes à la main ou avaient été lentement immolés dans d’horribles tortures. Cet article de journal était peu propre à faire goûter à madame de Piennes le voyage de Grèce auquel Max se préparait. Elle méditait tristement sur sa lecture, lorsqu’on lui apporta un billet de celui-ci. Le soir précédent, il s’était fort ennuyé chez madame Darsenay ; et, inquiet de n’y avoir pas trouvé madame de Piennes, il lui écrivait pour avoir de ses nouvelles, et lui demander à quelle heure elle devait aller chez Arsène Guillot. Madame de Piennes n’eut pas le courage d’écrire, et fit répondre qu’elle irait à l’heure accoutumée. Puis l’idée lui vint d’y aller sur-le-champ, afin de n’y pas rencontrer Max ; mais, par réflexion, elle trouva que c’était un mensonge puéril et honteux, pire que sa faiblesse de la veille. Elle s’arma donc de courage, fit sa prière avec ferveur, et, lorsqu’il fut temps, elle sortit et monta d’un pas ferme à la chambre d’Arsène.

III

Elle trouva la pauvre fille dans un état à faire pitié. Il était évident que sa dernière heure était proche, et depuis la veille le mal avait fait d’horribles progrès. Sa respiration n’était plus qu’un râlement douloureux, et l’on dit à madame de Piennes que plusieurs fois dans la matinée elle avait eu le délire, et que le médecin ne pensait pas qu’elle pût aller jusqu’au lendemain. Arsène, cependant, reconnut sa protectrice et la remercia d’être venue la voir.

— Vous ne vous fatiguerez plus à monter mon escalier, lui dit-elle d’une voix éteinte.

Chaque parole semblait lui coûter un effort pénible et user ce qui lui restait de forces. Il fallait se pencher sur son lit pour l’entendre. Madame de Piennes avait pris sa main, et elle était déjà froide et comme inanimée.

Max arriva bientôt et s’approcha silencieusement du lit de la mourante. Elle lui fit un léger signe de tête, et remarquant qu’il avait à la main un livre dans un étui : — Vous ne lirez pas aujourd’hui, murmura-t-elle faiblement. Madame de Piennes jeta les yeux sur ce livre prétendu : c’était une carte de la Grèce reliée, qu’il avait achetée en passant.

L’abbé Dubignon, qui depuis le matin était auprès d’Arsène, observant avec quelle rapidité les forces de la malade s’épuisaient, voulut mettre à profit, pour son salut, le peu de moments qui lui restaient encore. Il écarta Max et madame de Piennes, et, courbé sur ce lit de douleur, il adressa à la pauvre fille les graves et consolantes paroles que la religion réserve pour de pareils moments. Dans un coin de la chambre, madame de Piennes priait à genoux, et Max, debout près de la fenêtre, semblait transformé en statue.

— Vous pardonnez à tous ceux qui vous ont offensée, ma fille ? dit le prêtre d’une voix émue.

— Oui !… qu’ils soient heureux ! répondit la mourante en faisant un effort pour se faire entendre.

— Fiez-vous donc à la miséricorde de Dieu, ma fille ! reprit l’abbé. Le repentir ouvre les portes du ciel.

Pendant quelques minutes encore, l’abbé continua ses exhortations ; puis il cessa de parler, incertain s’il n’avait plus qu’un cadavre devant lui. Madame de Piennes se leva doucement, et chacun demeura quelque temps immobile, regardant avec anxiété le visage livide d’Arsène. Ses yeux étaient fermés. Chacun retenait sa respiration comme pour ne pas troubler le terrible sommeil qui peut-être avait commencé pour elle, et l’on entendait distinctement dans la chambre le faible tintement d’une montre placée sur la table de nuit.

— Elle est passée, la pauvre demoiselle ! dit enfin la garde après avoir approché sa tabatière des lèvres d’Arsène ; vous le voyez, le verre n’est pas terni. Elle est morte !

— Pauvre enfant ! s’écria Max sortant de la stupeur où il semblait plongé. Quel bonheur a-t-elle eu dans ce monde ?

Tout à coup, et comme ranimée à sa voix, Arsène ouvrit les yeux. — J’ai aimé ! murmura-t-elle d’une voix sourde. Elle remuait les doigts et semblait vouloir tendre les mains. Max et madame de Piennes s’étaient approchés et prirent chacun une de ses mains. — J’ai aimé, répéta-t-elle avec un triste sourire. Ce furent ses dernières paroles. Max et madame de Piennes tinrent longtemps ses mains glacées sans oser lever les yeux…

IV

Eh bien, madame, vous me dites que mon histoire est finie, et vous ne voulez pas en entendre davantage. J’aurais cru que vous seriez curieuse de savoir si M. de Salligny fit ou non le voyage de Grèce ; si… mais il est tard, vous en avez assez. À la bonne heure ! Au moins gardez-vous des jugements téméraires, je proteste que je n’ai rien dit qui pût vous y autoriser. Surtout, ne doutez pas que mon histoire ne soit vraie. Vous en douteriez ? Allez au Père-Lachaise : à vingt pas à gauche du tombeau du général Foy, vous trouverez une pierre de liais fort simple, entourée de fleurs toujours bien entretenues. Sur la pierre, vous pourrez lire le nom de mon héroïne gravé en gros caractères : ARSÈNE GUILLOT, et, en vous penchant sur cette tombe, vous remarquerez, si la pluie n’y a déjà mis ordre, une ligne tracée au crayon, d’une écriture très-fine :


— Pauvre Arsène ! elle prie pour nous. —
  1. Μπάουλο έφθασε, μπάουλο έγύρισεν