Carmen (Mérimée)/L’abbé Aubain

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CarmenCalmann Lévy (p. 192-220).




L’ABBÉ AUBAIN

Il est inutile de dire comment les lettres suivantes sont tombées entre nos mains. Elles nous ont paru curieuses, morales et instructives. Nous les publions sans autre changement que la suppression de certains noms propres et de quelques passages qui ne se rapportent pas à l’aventure de l’abbé Aubain.

I

DE MADAME DE P… À MADAME DE G…


Noirmoutiers,… novembre 1844.

J’ai promis de t’écrire, ma chère Sophie, et je tiens parole ; aussi bien n’ai-je rien de mieux à faire par ces longues soirées. Ma dernière lettre t’apprenait comment je me suis aperçue tout à la fois que j’avais trente ans et que j’étais ruinée. Au premier de ces malheurs, hélas ! il n’y a pas de remède. Au second, nous nous résignons assez mal, mais enfin, nous nous résignons. Pour rétablir nos affaires, il nous faut passer deux ans, pour le moins, dans le sombre manoir d’où je t’écris. J’ai été sublime. Aussitôt que j’ai su l’état de nos finances, j’ai proposé à Henri d’aller faire des économies à la campagne, et huit jours après nous étions à Noirmoutiers. Je ne te dirai rien du voyage. Il y avait bien des années que je ne m’étais trouvée pour aussi longtemps seule avec mon mari. Naturellement nous étions l’un et l’autre d’assez mauvaise humeur ; mais comme j’étais parfaitement résolue à faire bonne contenance, tout s’est bien passé. Tu connais mes grandes résolutions, et tu sais si je les tiens. Nous voilà installés. Par exemple, Noirmoutiers, pour le pittoresque, ne laisse rien à désirer. Des bois, des falaises, la mer à un quart de lieue. Nous avons quatre grosses tours dont les murs ont quinze pieds d’épaisseur. J’ai fait un cabinet de travail dans l’embrasure d’une fenêtre. Mon salon, de soixante pieds de long, est décoré d’une tapisserie à personnages de bêtes ; il est vraiment magnifique, éclairé par huit bougies : c’est l’illumination du dimanche. Je meurs de peur toutes les fois que j’y passe après le soleil couché. Tout cela est meublé fort mal, comme tu le penses bien. Les portes ne joignent pas, les boiseries craquent, le vent siffle et la mer mugit de la façon la plus lugubre du monde. Pourtant je commence à m’y habituer. Je range, je répare, je plante ; avant les grands froids je me serai fait un campement tolérable. Tu peux être assurée que ta tour sera prête pour le printemps. Que ne puis-je déjà t’y tenir ! Le mérite de Noirmoutiers, c’est que nous n’avons pas de voisins. Solitude complète. Je n’ai d’autres visiteurs, grâce à Dieu, que mon curé, l’abbé Aubain. C’est un jeune homme fort doux bien qu’il ait des sourcils arqués et bien fournis, et de grands yeux noirs comme un traître de mélodrame. Dimanche dernier, il nous a fait un sermon, pas trop mal pour un sermon de province, et qui venait comme de cire : « Que le malheur était un bienfait de la Providence pour épurer nos âmes. » Soit ! À ce compte, nous devons des remercîments à cet honnête agent de change qui a voulu nous épurer en nous emportant notre fortune. Adieu, ma chère amie. Mon piano arrive avec force caisses. Je vais voir à faire ranger tout cela.

P. S. Je rouvre ma lettre pour te remercier de ton envoi. Tout cela est trop beau, beaucoup trop beau pour Noirmoutiers. La capote grise me plaît. J’ai reconnu ton goût. Je la mettrai dimanche pour la messe ; peut-être qu’il passera un commis voyageur pour l’admirer. Mais pour qui me prends-tu avec tes romans ? Je veux être, je suis une personne sérieuse. N’ai-je pas de bonnes raisons ? Je vais m’instruire. À mon retour à Paris, dans trois ans d’ici (j’aurai trente-trois ans, juste ciel !), je veux être une Philaminte. Au vrai, je ne sais que te demander en fait de livres. Que me conseilles-tu d’apprendre ? l’allemand ou le latin ? Ce serait bien agréable de lire Wilhelm Meister dans l’original, ou les contes de Hoffmann. Noirmoutiers est le vrai lieu pour les contes fantastiques. Mais comment apprendre l’allemand à Noirmoutiers ? Le latin me plairait assez, car je trouve injuste que les hommes le sachent pour eux seuls. J’ai envie de me faire donner des leçons par mon curé.

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II

LA MÊME À LA MÊME


Noirmoutiers,… décembre 1844.

Tu as beau t’en étonner, le temps passe plus vite que tu ne crois, plus vite que je ne l’aurais cru moi-même. Ce qui soutient surtout mon courage, c’est la faiblesse de mon seigneur et maître. En vérité, les hommes sont bien inférieurs à nous. Il est d’un abattement, d’un avvilimento qui passe la permission. Il se lève le plus tard qu’il peut, monte à cheval ou va chasser, ou bien faire visite aux plus ennuyeuses gens du monde, notaires ou procureurs du roi qui demeurent à la ville, c’est-à-dire à six lieues d’ici. C’est quand il pleut qu’il faut le voir ! Voilà huit jours qu’il a commencé les Mauprat, et il en est au premier volume. — « Il vaut mieux se louer soi-même que de médire d’autrui. » C’est un de tes proverbes. Je le laisse donc pour te parler de moi. L’air de la campagne me fait un bien infini. Je me porte à merveille, et quand je me regarde dans ma glace (quelle glace !), je ne me donnerais pas trente ans ; et puis, je me promène beaucoup. Hier, j’ai tant fait, que Henri est venu avec moi au bord de la mer. Pendant qu’il tirait des mouettes, j’ai lu le chant des pirates dans le Giaour. Sur la grève, devant une mer houleuse, ces beaux vers semblent encore plus beaux. Notre mer ne vaut pas celle de Grèce, mais elle a sa poésie comme toutes les mers. Sais-tu ce qui me frappe dans lord Byron ? c’est qu’il voit et qu’il comprend la nature. Il ne parle pas de la mer pour avoir mangé du turbot et des huîtres. Il a navigué ; il a vu des tempêtes. Toutes ses descriptions sont des daguerréotypes. Pour nos poëtes, la rime d’abord, puis le bon sens, s’il y a place dans le vers. Pendant que je me promenais, lisant, regardant et admirant, l’abbé Aubain — je ne sais si je t’ai parlé de mon abbé, c’est le curé de mon village — est venu me joindre. C’est un jeune prêtre qui me revient assez. Il a de l’instruction et sait « parler des choses avec les honnêtes gens. » D’ailleurs, à ses grands yeux noirs et à sa mine pâle et mélancolique, je vois bien qu’il a une histoire intéressante, et je prétends me la faire raconter. Nous avons causé mer, poésie ; et, ce qui te surprendra dans un curé de Noirmoutiers, il en parle bien. Puis il m’a menée dans les ruines d’une vieille abbaye, sur une falaise, et m’a fait voir un grand portail tout sculpté de monstres adorables. Ah ! si j’avais de l’argent, comme je réparerais tout cela ! Après, malgré les représentations de Henri, qui voulait aller dîner, j’ai insisté pour passer par le presbytère, afin de voir un reliquaire curieux que le curé a trouvé chez un paysan. C’est fort beau, en effet : un coffret en émail de Limoges, qui ferait une délicieuse cassette à mettre des bijoux. Mais quelle maison, grand Dieu ! Et nous autres, qui nous trouvons pauvres ! Figure-toi une petite chambre au rez-de-chaussée, mal dallée, peinte à la chaux, meublée d’une table et de quatre chaises, plus un fauteuil en paille avec une petite galette de coussin, rembourrée de je ne sais quels noyaux de pêche, et recouverte en toile à carreaux blancs et rouges. Sur la table, il y avait trois ou quatre grands in-folio grecs ou latins. Ce sont des Pères de l’Église, et dessous, comme caché, j’ai surpris Jocelin. Il a rougi. D’ailleurs, il était fort bien à faire les honneurs de son misérable taudis ; ni orgueil, ni mauvaise honte. Je soupçonnais qu’il avait son histoire romanesque. J’en ai la preuve maintenant. Dans le coffre byzantin qu’il nous a montré, il y avait un bouquet fané de cinq ou six ans au moins. — Est-ce une relique ? lui ai-je demandé. — Non, a-t-il répondu un peu troublé. Je ne sais comment cela se trouve là. Puis il a pris le bouquet et l’a serré précieusement dans sa table. Est-ce clair ?… Je suis rentrée au château avec de la tristesse et du courage : de la tristesse pour avoir vu tant de pauvreté ; du courage, pour supporter la mienne, qui pour lui serait une opulence asiatique. Si tu avais vu sa surprise quand Henri lui a remis vingt francs pour une femme qu’il nous recommandait ! Il faut que je lui fasse un cadeau. Ce fauteuil de paille où je me suis assise est par trop dur. Je veux lui donner un de ces fauteuils en fer qui se plient comme celui que j’avais emporté en Italie. Tu m’en choisiras un, et tu me l’enverras au plus vite…

III

LA MÊME À LA MÊME


Noirmoutiers… février 1845.

Décidément je ne m’ennuie pas à Noirmoutiers. D’ailleurs, j’ai trouvé une occupation intéressante, et c’est à mon abbé que je la dois. Mon abbé sait tout, assurément, et en outre la botanique. Je me suis rappelé les Lettres de Rousseau, en l’entendant nommer en latin un vilain oignon que, faute de mieux, j’avais mis sur ma cheminée. — « Vous savez donc la botanique ? — Fort mal, répondit-il. Assez cependant pour indiquer aux gens de ce pays les simples qui peuvent leur être utiles ; assez surtout, il faut bien l’avouer, pour donner quelque intérêt à mes promenades solitaires. » J’ai compris tout de suite qu’il serait très-amusant de cueillir de belles fleurs dans mes courses, de les faire sécher et de les ranger proprement dans « mon vieux Plutarque à mettre des rabats. » — « Montrez-moi la botanique, » lui ai-je dit. Il voulait attendre au printemps, car il n’y a pas de fleurs dans cette vilaine saison, « Mais vous avez des fleurs séchées, lui ai-je dit. J’en ai vu chez vous. » — Je crois t’avoir parlé d’un vieux bouquet précieusement conservé. — Si tu avais vu sa mine !… Pauvre malheureux ! Je me suis repentie bien vite de mon allusion indiscrète. Pour la lui faire oublier, je me suis hâtée de lui dire qu’il devait avoir une collection de plantes sèches. Cela s’appelle un herbier. Il en est convenu aussitôt ; et, dès le lendemain, il m’apportait dans un ballot de papier gris, force jolies plantes, chacune avec son étiquette. Le cours de botanique est commencé ; j’ai fait tout de suite des progrès étonnants. Mais ce que je ne savais pas, c’est l’immoralité de cette botanique, et la difficulté des premières explications, surtout pour un abbé. Tu sauras, ma chère, que les plantes se marient tout comme nous autres, mais la plupart ont beaucoup de maris. On appelle les unes phanérogames, si j’ai bien retenu ce nom barbare. C’est du grec, qui veut dire mariées publiquement, à la municipalité. Il y a ensuite les cryptogames, mariages secrets. Les champignons que tu manges se marient secrètement. Tout cela est fort scandaleux ; mais il ne s’en tire pas trop mal, mieux que moi, qui ai eu la sottise de rire aux éclats, une fois ou deux, aux passages les plus difficiles. Mais à présent, je suis devenue prudente et je ne fais plus de questions.

IV

LA MÊME À LA MÊME


Noirmoutiers… février 1845.

Tu veux absolument savoir l’histoire de ce bouquet conservé si précieusement ; mais, en vérité, je n’ose la lui demander. D’abord, il est plus que probable qu’il n’y a pas d’histoire là-dessous ; puis, s’il y en avait une, ce serait peut-être une histoire qu’il n’aimerait pas à raconter. Pour moi, je suis bien convaincue… Allons ! point de menteries. Tu sais bien que je ne puis avoir de secrets avec toi. Je la sais, cette histoire, et je vais te la dire en deux mots ; rien de plus simple. — « Comment se fait-il, monsieur l’abbé, lui ai-je dit un jour qu’avec l’esprit que vous avez, et tant d’instruction, vous vous soyez résigné à devenir le curé d’un petit village ? » Lui, avec un triste sourire : « Il est plus facile, a-t-il répondu, d’être le pasteur de pauvres paysans que pasteur de citadins. Chacun doit mesurer sa tâche à ses forces. — C’est pour cela, dis-je, que vous devriez être mieux placé. — On m’avait dit, dans le temps, continua-t-il, que monseigneur l’évêque de N***, votre oncle, avait daigné jeter les yeux sur moi pour me donner la cure de Sainte-Marie : c’est la meilleure du diocèse. Ma vieille tante, la seule parente qui me soit restée, demeurant à N***, on disait que c’était pour moi une situation fort désirable. Mais je suis bien ici, et j’ai appris avec plaisir que monseigneur avait fait un autre choix. Que me faut-il ? Ne suis-je pas heureux à Noirmoutiers ? Si j’y fais un peu de bien, c’est ma place ; je ne dois pas la quitter. Et puis la ville me rappelle… » Il s’arrêta, les yeux mornes et distraits ; puis, reprenant tout à coup : « Nous ne travaillons pas, dit-il. Et notre botanique ?… » Je ne pensais guère alors au vieux foin épars sur la table et je continuai les questions. — « Quand êtes-vous entré dans les ordres ? — Il y a neuf ans. — Neuf ans… mais il me semble que vous deviez avoir déjà l’âge où l’on a une profession ? Je ne sais, mais je me suis toujours figuré que ce n’est pas une vocation de jeunesse qui vous a conduit à vous faire prêtre. — Hélas ! non, dit-il d’un air honteux ; mais si ma vocation a été bien tardive, si elle a été déterminée par des causes… par une cause… » Il s’embarrassait et ne pouvait achever. Moi, je pris mon grand courage. « Gageons, lui dis-je, que certain bouquet que j’ai vu était pour quelque chose dans cette détermination-là. » À peine l’impertinente question était-elle lâchée, que je me mordais la langue pour l’avoir poussé de la sorte ; mais il n’était plus temps. « Eh bien, oui, madame, c’est vrai ; je vous dirai tout cela, mais pas à présent… une autre fois. Voici l’Angélus qui va sonner. » Et il était parti avant le premier coup de cloche. Je m’attendais à quelque histoire terrible. Il revint le lendemain, et ce fut lui qui reprit notre conversation de la veille. Il m’avoua qu’il avait aimé une jeune personne de N… ; mais elle avait un peu de fortune, et lui, étudiant, n’avait d’autre ressource que son esprit… Il lui dit : « Je pars pour Paris, où j’espère obtenir une place ; mais vous, pendant que je travaillerai jour et nuit pour me rendre digne de vous, ne m’oublierez-vous pas ? » La jeune personne avait seize ou dix-sept ans et était fort romanesque. Elle lui donna son bouquet en signe de sa foi. Un an après, il apprenait son mariage avec le notaire de N…, précisément comme il allait avoir une chaire dans un collége. Ce coup l’accabla, il renonça à suivre le concours. Il dit que pendant des années il n’a pu penser à autre chose ; et en se rappelant cette aventure si simple, il paraissait aussi ému que si elle venait de lui arriver. Puis, tirant le bouquet de sa poche : « C’était un enfantillage de le garder, dit-il, peut-être même était-ce mal ; » et il l’a jeté au feu. Lorsque les pauvres fleurs eurent cessé de craquer et de flamber, il reprit avec plus de calme : « Je vous remercie de m’avoir demandé ce récit. C’est à vous que je dois de m’être séparé d’un souvenir qu’il ne me convenait guère de conserver. » — Mais il avait le cœur gros, et l’on voyait sans peine combien le sacrifice lui avait coûté. Quelle vie, mon Dieu ! que celle de ces pauvres prêtres ! Les pensées les plus innocentes, ils doivent se les interdire. Ils sont obligés de bannir de leur cœur tous ces sentiments qui font le bonheur des autres hommes… jusqu’aux souvenirs qui attachent à la vie. Les prêtres nous ressemblent à nous autres, pauvres femmes : tout sentiment vif est crime. Il n’y a de permis que de souffrir, encore pourvu qu’il n’y paraisse pas. Adieu, je me reproche ma curiosité comme une mauvaise action, mais c’est toi qui en es la cause.


(Nous omettons plusieurs lettres où il n’est plus question de l’abbé Aubain.)

V

LA MÊME À LA MÊME


Noirmoutiers… mai 1845.

Il y a bien longtemps que je veux l’écrire, ma chère Sophie, et je ne sais quelle mauvaise honte m’en a toujours empêchée. Ce que j’ai à te dire est si étrange, si ridicule et si triste à la fois, que je ne sais si tu en seras touchée, ou si tu en riras. Moi-même, j’en suis encore à n’y rien comprendre. Sans plus de préambule, j’en viens au fait. Je t’ai parlé plusieurs fois, dans mes lettres, de l’abbé Aubain, le curé de notre village de Noirmoutiers. Je t’ai même conté certaine aventure qui a été la cause de sa profession. Dans la solitude où je vis, et avec les idées assez tristes que tu me connais, la société d’un homme d’esprit, instruit, aimable m’était extrêmement précieuse. Probablement je lui ai laissé voir qu’il m’intéressait, et au bout de fort peu de temps il était chez nous comme un ancien ami. C’était, je l’avoue, un plaisir tout nouveau pour moi que de causer avec un homme supérieur dont l’ignorance du monde faisait valoir la distinction d’esprit. Peut-être encore, car il faut te dire tout, et ce n’est pas à toi que je puis cacher quelque défaut de mon caractère, peut-être encore ma naïveté de coquetterie (c’est ton mot), que tu m’as souvent reprochée, s’est-elle exercée à mon insu. J’aime à plaire aux gens qui me plaisent, je veux être aimée de ceux que j’aime… À cet exorde, je te vois ouvrant de grands yeux, et il me semble t’entendre dire : Julie !… Rassure-toi, ce n’est pas à mon âge que l’on commence faire des folies. Mais je continue. Une sorte d’intimité s’est établie entre nous, sans que jamais, je me hâte de le dire, il ait rien dit ou fait qui ne convînt au caractère sacré dont il est revêtu. Il se plaisait chez moi. Nous causions souvent de sa jeunesse, et plus d’une fois j’ai eu le tort de mettre sur le tapis cette romanesque passion qui lui a valu un bouquet (maintenant en cendres dans ma cheminée) et la triste robe qu’il porte. Je n’ai pas tardé à m’apercevoir qu’il ne pensait plus guère à son infidèle. Un jour il l’avait rencontrée à la ville, et même lui avait parlé. Il me raconta tout cela, à son retour, et me dit sans émotion qu’elle était heureuse, et qu’elle avait de charmants enfants. Le hasard l’a rendu témoin de quelques-unes des impatiences de Henri. De là des confidences, en quelque sorte forcées de ma part, et de la sienne un redoublement d’intérêt. Il connaît mon mari comme s’il l’avait pratiqué dix ans. D’ailleurs, il était aussi bon conseiller que toi, et plus impartial, car tu crois toujours que les torts sont partagés. Lui, me donnait toujours raison, mais en me recommandant la prudence et la politique. En un mot, il se montrait un ami dévoué. Il y a en lui quelque chose de féminin qui me charme. C’est un esprit qui me rappelle le tien. Un caractère exalté et ferme, sensible et concentré, fanatique du devoir… Je couds des phrases les unes aux autres pour retarder l’explication. Je ne puis parler franc ; ce papier m’intimide. Que je voudrais te tenir au coin du feu, avec un petit métier entre nous deux, brodant à la même portière ! — Enfin, enfin, ma Sophie, il faut bien lâcher le grand mot. Le pauvre malheureux était amoureux de moi. Ris-tu, ou bien es-tu scandalisée ? Je voudrais te voir en ce moment. Il ne m’a rien dit, bien entendu, mais nous ne nous trompons guère, et ses grands yeux noirs !… Pour le coup, je crois que tu ris. — Que de lions voudraient avoir ces yeux-là qui parlent sans le vouloir ! J’ai vu tant de ces messieurs qui voulaient faire parler les leurs, et qui ne disaient que des bêtises. — Lorsque j’ai reconnu l’état du malade, la malignité de ma nature, je te l’avouerai, s’en est presque réjouie d’abord. Une conquête à mon âge, une conquête innocente comme celle-là !… C’est quelque chose que d’exciter une telle passion, un amour impossible !… Fi donc ! ce vilain sentiment m’a passé bien vite. — Voilà un galant homme, me suis-je dit, dont mon étourderie ferait le malheur. C’est horrible, il faut absolument que cela finisse. Je cherchais dans ma tête comment je pourrais l’éloigner. Un jour, nous nous promenions sur la grève, à marée basse. Il n’osait me dire un mot, et moi j’étais embarrassée aussi. Il y avait de mortels silences de cinq minutes, pendant lesquels, pour me faire contenance, je ramassais des coquilles. Enfin, je lui dis : « Mon cher abbé, il faut absolument qu’on vous donne une meilleure cure que celle-ci. J’écrirai à mon oncle l’évêque ; j’irai le voir, s’il le faut. — Quitter Noirmoutiers ! s’écria-t-il en joignant les mains ; mais j’y suis si heureux ! Que puis-je désirer depuis que vous êtes ici ? Vous m’avez comblé, et mon petit presbytère est devenu un palais. — Non, repris-je, mon oncle est bien vieux ; si j’avais le malheur de le perdre, je ne saurais à qui m’adresser pour vous faire obtenir un poste convenable. — Hélas ! madame, j’aurais tant de regret à quitter ce village !… Le curé de Sainte-Marie est mort… mais ce qui me rassure, c’est qu’il sera remplacé par l’abbé Raton. C’est un bien digne prêtre, et je m’en réjouis ; car si monseigneur avait pensé à moi…

— Le curé de Sainte-Marie est mort ! m’écriai-je. Je vais aujourd’hui à N***, voir mon oncle.

— Ah ! madame, n’en faites rien. L’abbé Raton est bien plus digne que moi ; et puis, quitter Noirmoutiers !…

— Monsieur l’abbé, dis-je d’un ton ferme, il le faut ! À ce mot, il baissa la tête et n’osa plus résister. Je revins presque en courant au château. Il me suivait à deux pas en arrière, le pauvre homme, si troublé, qu’il n’osait pas ouvrir la bouche. Il était anéanti. Je n’ai pas perdu une minute. À huit heures, j’étais chez mon oncle. Je l’ai trouvé fort prévenu pour son Raton ; mais il m’aime, et je sais mon pouvoir. Enfin, après de longs débats, j’ai obtenu ce que je voulais. Le Raton est évincé, et l’abbé Aubain est curé de Sainte-Marie. Depuis deux jours il est à la ville. Le pauvre homme a compris mon : Il le faut. Il m’a remercié gravement, et n’a parlé que de sa reconnaissance. Je lui ai su gré de quitter Noirmoutiers au plus vite et de me dire même qu’il avait hâte d’aller remercier monseigneur. En partant, il m’a envoyé son joli coffret byzantin, et m’a demandé la permission de m’écrire quelquefois. Eh bien, ma belle ? Es-tu content, Coucy ? — C’est une leçon. Je ne l’oublierai pas quand je reviendrai dans le monde. Mais alors j’aurai trente-trois ans, et je n’aurai guère à craindre d’être aimée… et d’un amour comme celui-là !… — Certes, cela est impossible. — N’importe, de toute cette folie il me reste un joli coffret et un ami véritable. Quand j’aurai quarante ans, quand je serai grand’mère, j’intriguerai pour que l’abbé Aubain ait une cure à Paris. Tu le verras, ma chère, et c’est lui qui fera faire la première communion à ta fille.

VI

L’ABBÉ AUBAIN À L’ABBÉ BRUNEAU, PROFESSEUR
DE THÉOLOGIE À SAINT-A***


N***, mai 1845.

Mon cher maître, c’est le curé de Sainte-Marie qui vous écrit, non plus l’humble desservant de Noirmoutiers. J’ai quitté mes marécages et me voilà citadin, installé dans une belle cure, dans la plus grande rue de N*** ; curé d’une grande église, bien bâtie, bien entretenue, magnifique d’architecture, dessinée dans tous les albums de France. La première fois que j’y ai dit la messe devant un autel de marbre, tout resplendissant de dorures, je me suis demandé si c’était bien moi. Rien de plus vrai. Une de mes joies, c’est de penser qu’aux vacances prochaines vous viendrez me faire visite ; que j’aurai une bonne chambre à vous donner, un bon lit, sans parler de certain bordeaux, que j’appelle mon bordeaux de Noirmoutiers, et qui, j’ose le dire, est digne de vous. Mais, me demanderez-vous, comment de Noirmoutiers à Sainte-Marie ? Vous m’avez laissé à l’entrée de la nef, vous me retrouvez au clocher.


O Melibœe, deus nobis haec otia fecit.

Mon cher maître, la Providence a conduit à Noirmoutiers une grande dame de Paris, que des malheurs comme il ne nous en arrivera jamais ont réduite momentanément à vivre avec dix mille écus par an. C’est une aimable et bonne personne, malheureusement un peu gâtée par des lectures frivoles et par la compagnie des freluquets de la capitale. S’ennuyant à périr avec un mari dont elle a médiocrement à se louer, elle m’a fait l’honneur de me prendre en affection. C’étaient des cadeaux sans fin, des invitations continuelles, puis chaque jour quelque nouveau projet où j’étais nécessaire. « L’abbé, je veux apprendre le latin… L’abbé, je veux apprendre la botanique. » Horresco referens, n’a-t-elle pas voulu que je lui montrasse la théologie ? Où étiez-vous, mon cher maître ? Bref, pour cette soif d’instruction il eût fallu tous nos professeurs de Saint-A***. Heureusement ses fantaisies ne duraient guère, et rarement le cours se prolongeait jusqu’à la troisième leçon. Lorsque je lui avais dit qu’en latin rosa veut dire rose : « Mais, l’abbé, s’écriait-elle, vous êtes un puits de science ! Comment vous êtes-vous laissé enterrer à Noirmoutiers ? » S’il faut tout vous dire, mon cher maître, la bonne dame, à force de lire de ces méchants livres qu’on fabrique aujourd’hui, s’était mis en tête des idées bien étranges. Un jour elle me prêta un ouvrage qu’elle venait de recevoir de Paris et qui l’avait transportée, Abeilard, par M. de Rémusat. Vous l’aurez lu, sans doute, et aurez admiré les savantes recherches de l’auteur, malheureusement dirigées dans un mauvais esprit. Moi, j’avais d’abord sauté au second volume, à la Philosophie d’Abeilard, et c’est après l’avoir lu avec le plus vif intérêt que je revins au premier, à la vie du grand hérésiarque. C’était, bien entendu, tout ce que ma grande dame avait daigné lire. Mon cher maître, cela m’ouvrit les yeux. Je compris qu’il y avait danger dans la compagnie des belles dames tant amoureuses de science. Celle-ci rendrait des points à Héloïse pour l’exaltation. Une situation si nouvelle pour moi m’embarrassait fort, lorsque tout d’un coup elle me dit : « L’abbé, il me faut que vous soyez curé de Sainte-Marie ; le titulaire est mort. Il le faut !  » Aussitôt, elle monte en voiture, va trouver Monseigneur ; et quelques jours après j’étais curé de Sainte-Marie, un peu honteux d’avoir obtenu ce titre par faveur, mais au demeurant enchanté de me voir loin des griffes d’une lionne de la capitale. Lionne, mon cher maître, c’est, en patois parisien, une femme à la mode.

Ω Ζεῦ, γυναιχῶν οἳον ώπάσάς γένος[1]

Fallait-il donc repousser la fortune pour braver le péril ? Quelque sot ! Saint Thomas de Cantorbéry n’accepta-t-il pas les châteaux de Henri II ? Adieu, mon cher maître, j’espère philosopher avec vous dans quelques mois, chacun dans un bon fauteuil, devant une poularde grasse et une bouteille de bordeaux, more philosophorum. Vae let me ama.

  1. Vers tiré, je crois, des Sept Chefs devant Thèbes, d’Eschyle : « O Jupiter ! les femmes !… quelle race nous as-tu donnée ! » L’abbé Aubain et son maître, l’abbé Bruneau, sont de bons humanistes.