Carnot (Arago)/06

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 533-542).
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ESSAI SUR LES MACHINES. — THÉORÈME NOUVEAU SUR LES PERTES DE FORCE.


La première, je dirai plus, la principale production scientifique de Carnot, date de l’année 1783 ; elle est intitulée : Essai sur les machines en général.

Ceux-là se tromperaient beaucoup qui chercheraient dans l’essai de notre confrère la description technique ou l’étude spéciale d’une quelconque des machines simples ou composées dont les hommes ont su tirer tant d’avantages. Tel n’était pas, en effet, le but que l’auteur avait en vue.

Une machine, considérée dans sa plus grande généralité, est l’assemblage d’un nombre plus ou moins considérable de pièces fixes ou mobiles à l’aide desquelles les forces de toute nature produisent ordinairement des effets que leur action directe ne pourrait pas réaliser. Voyez, par exemple, le tailleur de pierre, la main sur la manivelle d’une machine bien simple, sur la manivelle du cric ou du treuil ; il renverse, il incline à sa convenance, il soulève jusqu’au faîte des plus hautes bâtisses d’énormes blocs que, sans cela, il ne parviendrait pas à déplacer de l’épaisseur d’un cheveu.

À la vue de ces effets, les ignorants crient à la merveille ; ils se persuadent que les machines multiplient les forces, et cette idée fausse, radicalement fausse, les jette dans des conceptions bizarres, ordinairement très-compliquées, qui enlèvent chaque année, en pure perte, d’immenses capitaux à l’agriculture, à l’industrie manufacturière et au commerce.

Dans une force, quelle qu’en soit la nature, ce qui doit s’apprécier en argent, ce que le fabricant achète à l’ingénieur, peut aisément se ramener à un effet très-simple et dont tout le monde a une idée nette. On suppose la force directement appliquée à l’élévation d’un poids ; on voit la hauteur à laquelle la force élève le poids dans un certain temps, et ces deux données de l’expérience, le poids et la hauteur, multipliées entre elles forment un produit qui est l’appréciation exacte de la force employée. Ce produit, en effet, pour un temps donné et pour une même hauteur d’élévation, ne peut pas augmenter ou diminuer sans que la force augmente ou diminue dans la même proportion ; en sorte, par exemple, que s’il devient double, triple, décuple, c’est que la force a doublé, triplé, décuplé.

Le produit qui donne la mesure directe d’une force, sert également à l’apprécier quand elle a exercé son action sur la résistance, par l’intermédiaire d’une machine ; eh bien, cette machine, douez-la par la pensée de toutes les perfections imaginables, et le produit du poids par la hauteur qu’il aura parcourue en un temps donné sera précisément égal à celui qu’on avait obtenu en opérant avec la même force, sans aucun intermédiaire. L’effet réel, disons mieux, l’effet convenablement envisagé d’une machine quelconque ne surpassera donc jamais celui que la force motrice était en état de produire naturellement. Si vous le voulez, vous pourrez sans doute, avec une machine, soulever des masses énormes, des millions, des milliards de kilogrammes par exemple ; mais puisque ce produit du poids par la hauteur doit rester constant, les quantités dont ces masses pourront être soulevées en une minute seront un million ou un milliard de fois plus petites que celles où votre main eût porté un seul kilogramme dans le même temps.

Chacun comprendra maintenant le véritable sens de l’aphorisme de mécanique : Les machines font perdre en temps ou en vitesse ce qu’elles font gagner en force. Qu’on me donne un point d’appui situé hors de la terre, s’écriait Archimède, et cette terre si grande, si massive, je la soulèverai à l’aide d’un levier par le seul effort de ma main. L’exclamation de l’immortel géomètre caractérisait merveilleusement les machines, en tant qu’elles donnent à l’homme le moyen de réaliser des effets qui, sans cela, seraient des milliards de milliards de fois au-dessus de sa force naturelle ; mais l’antiquité l’eût sans doute beaucoup moins admirée, si, analysant de plus près les phénomènes, comme nous venons de le faire, quelqu’un avait ajouté : Oui, sans doute, mathématiquement parlant, avec son point d’appui et son levier, Archimède soulèverait le globe ; mais, après quarante millions de siècles d’un effort continu, car un tel calcul ne dépasse pas aujourd’hui les limites de la science, le déplacement opéré serait à peine de l’épaisseur d’un cheveu.

Si la machine idéale, si la machine douée de toutes les perfections imaginables n’ajoute rien à la force qui la met en action, du moins elle ne lui fait rien perdre ; elle transforme les effets par équivalents rigoureux. Il n’en est pas de même d’une machine réelle : ici la puissance et la résistance communiquent entre elles à l’aide de pièces que nous supposions inflexibles et qui ne le sont pas ; à l’aide de chaînes et de cordages dont la raideur ne saurait manquer d’être nuisible ; les parties mobiles tournent d’ailleurs dans des collets, dans des crapaudines où s’opèrent de grands frottements : toutes ces causes réunies absorbent en pure perte une partie très-notable de la force motrice ; ainsi les effets d’une machine doivent toujours être inférieurs à ceux que la force eût engendrés en agissant directement sur les résistances.

Ces résultats de la théorie, confirmés d’ailleurs complétement par l’expérience, n’empêchent pas que, sous certains points de vue, telle ou telle machine ne puisse, sans paradoxe, être recommandée ; qu’elle ne soit utile, et même souvent indispensable. Des considérations de solidité ou d’ornement obligent, par exemple, de porter au sommet de certains édifices des blocs de pierre ou de marbre dont le poids dépasse les forces de l’ouvrier le plus vigoureux ; supprimez le treuil, supprimez les machines analogues, et un seul homme ne pourra plus exécuter le travail que l’architecte aura conçu ; il faudra réunir des milliers de bras sur un même point ; des espaces resserrés y mettront obstacle ; le grand appareil disparaîtra de tous les monuments d’architecture ; la porte triomphale, le palais, ne seront plus construits, comme la modeste chaumière, qu’avec de petits moellons.

Vous le voyez, Messieurs, il est des cas, nous ne saurions trop le répéter, dans lesquels, bon gré, mal gré, on doit se résigner à la perte de force qu’entraînent les machines, puisque sans leur secours certains travaux deviendraient inexécutables.

Les pertes de force qui dépendent de la flexibilité des matériaux dont les machines sont composées, de la raideur des cordes et du frottement, avaient été remarquées des plus anciens mécaniciens ; les modernes ont été plus loin : leurs expériences servent à apprécier ces pertes, à les évaluer en nombres avec une assez grande exactitude.

La science en était à ce point, lorsque Carnot publia son Essai. Dans cet ouvrage notre confrère, envisageant les machines, et même plus généralement tout système de corps mobile, sous un point de vue entièrement neuf, signale une cause inaperçue ou du moins imparfaitement analysée par ses prédécesseurs, et qui, en certains cas, doit aussi donner lieu à des pertes considérables ; il montre qu’on doit, à tout prix, éviter les changements brusques de vitesse. Carnot fait plus : il trouve l’expression mathématique de la perte de force vive que de pareils changements occasionnent ; il montre qu’elle est égale à la force vive dont tous les corps du système seraient animés, si on douait chacun de ces corps de la vitesse finie qu’il a perdue à l’instant même où le changement brusque s’est réalisé.

Tel est, Messieurs, l’énoncé du principe qui, sous le nom de théorème de Carnot, joue un si grand rôle dans le calcul de l’effet des machines.

Ce beau, ce précieux théorème est aujourd’hui connu de tous les ingénieurs ; il les guide dans la pratique ; il les garantit des fautes grossières que commettaient leurs devanciers.

Si je devais en faire sentir l’importance aux gens du monde, je dirais peut-être, malgré la bizarrerie apparente du rapprochement, que Carnot a étendu au monde matériel un proverbe dont la vérité n’était guère constatée que dans le monde moral ; que beaucoup de bruit et peu de besogne est désormais un dicton tout aussi applicable aux travaux effectifs des machines qu’aux entreprises de certains individus dont la pétulance fait espérer des merveilles que l’événement ne réalise jamais. En m’adressant aux hommes d’étude, je les prierais de distinguer soigneusement l’invention des organes matériels à l’aide desquels les forces transmettent leur action d’un point à un autre, de la découverte de ces vérités primordiales qui s’appliquent indistinctement à tous les systèmes imaginables ; j’essaierais de faire voir que, sous ce premier point de vue, les anciens ne nous étaient peut-être pas inférieurs. La vis d’Archimède, les engrenages de Ctésibius, les fontaines hydrostatiques de Héron d’Alexandrie, l’appareil rotatif à vapeur du même ingénieur, une foule de machines de guerre, et parmi elles les balistes, viendraient au besoin fortifier mon doute. Au contraire, dans le champ des vérités théoriques, la prépondérance des modernes se montrerait incontestable. Là apparaîtraient successivement et dans tout leur éclat : en Hollande, Stévin et Huygens ; en Italie, Galilée et Torricelli ; en Angleterre, Newton et Maclaurin ; en Suisse Bernouilli et Euler ; en France, Pascal Varignon, d’Alembert, Lagrange et Laplace.

Eh bien, Messieurs, voilà les illustres personnages à côté desquels Carnot est allé se placer par la découverte de son beau théorème.

Je ne sais, en vérité, si je ne dois pas craindre, en insistant plus longtemps sur les inconvénients des changements brusques, de faire naître dans mon auditoire le désir que, tout inconvénient mis de côté, je passe brusquement à autre sujet ; je me hasarderai cependant à ajouter encore quelques mots.

Il vient d’être souvent question de forces perdues : l’expression est juste, quand on compare les effets d’une machine à ceux qu’elle aurait pu produire, toutes les autres circonstances restant les mêmes, si le constructeur avait soigneusement évité les changements subits de vitesse ; mais il ne faut pas croire qu’aucune force ou fraction de force puisse être jamais anéantie dans l’acception grammaticale du mot : tout ce qui ne se retrouve ni dans l’effet utile engendré par le moteur, ni dans ce qu’il conserve de puissance après avoir agi, a concouru à l’ébranlement et à la destruction de la machine.

Ce dernier trait était nécessaire pour faire apprécier les éminents, les incontestables services que le théorème de Carnot a déjà rendus et qu’il rendra de plus en plus à l’art et à l’industrie. Si je ne craignais la vive incrédulité qui, de prime abord, s’attacherait à mes paroles, j’ajouterais que ce même théorème d’analyse et de mécanique a aussi joué un grand rôle dans les événements nombreux de notre Révolution, dont les déterminations de Carnot pouvaient changer le caractère. Au reste, j’en ai trop dit pour ne pas compléter ma pensée.

Dans ma jeunesse, encouragé par la bienveillance, par l’amitié dont Carnot voulait bien m’honorer, je prenais quelquefois la liberté de reporter ses souvenirs sur ces grandes époques de nos annales révolutionnaires où les partis, dans leurs convulsions frénétiques, furent anéantis, vaincus, ou seulement apaisés par des mesures brusques, violentes, par de véritables coups d’État. Je demandais alors à notre confrère comment, seul entre tous, il avait constamment espéré d’arriver au but sans secousses, et sans porter atteinte aux lois ; sa réponse, toujours la même, s’était profondément gravée dans ma mémoire ; mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque, sortant un jour du cercle d’études qu’un jeune astronome doit toujours s’imposer, je retrouvai textuellement la réponse constante dont il vient d’être question dans l’énoncé d’un théorème de mécanique ; lorsque je vis que notre confrère m’avait toujours entretenu de l’organisation politique de la société, précisément comme dans son ouvrage il parle d’une machine où des changements brusques entraînent nécessairement de grandes déperditions de force, et tôt ou tard amènent la dislocation complète du système !

Serait-il donc vrai Messieurs, que dans notre humaine faiblesse les esprits les plus élevés fussent si peu convaincus de la bonté, de la sagesse des déterminations que le cœur leur inspire, qu’ils eussent besoin de les confirmer, de les corroborer par des assimilations plus ou moins forcées ?

Ce doute ne vous étonnera pas si j’ajoute que, dans toutes les occasions difficiles, un des savants dont les travaux ont le plus illustré cette Académie se réglait, à l’en croire, sur cette maxime assurément très-commode : « L’eau prend exactement la forme du vase qui la contient ; un esprit sage doit, avec la même fidélité, se modeler sur les circonstances du moment. »

Je pourrais citer aussi un autre de nos confrères non moins célèbre, à qui certain personnage demandait un jour devant moi par quel secret il avait traversé sans encombre les terribles époques de nos discordes civiles : « Tout pays en révolution, répondit-il, est une voiture dont les chevaux ont pris le mors aux dents ; vouloir arrêter les chevaux, c’est courir de gaieté de cœur à une catastrophe ; celui qui saute de la voiture s’expose à être broyé sous les roues ; le mieux est de s’abandonner au mouvement en fermant les yeux, ainsi ai-je fait ! »

Dans l’ouvrage dont l’analyse m’a entraîné plus loin que je ne le prévoyais, Carnot a consacré quelques lignes à la question du mouvement perpétuel. Il fait voir non-seulement que toute machine, quelle qu’en soit la forme, abandonnée à elle-même s’arrêtera, mais il assigne encore l’instant où cela doit arriver.

Les arguments de notre confrère sont excellents ; aucun géomètre n’en contestera la rigueur : faut-il espérer, toutefois, qu’ils dessécheront dans leur germe les nombreux projets que chaque année, je me trompe, que chaque printemps voit éclore ?

Voilà ce dont on ne saurait se flatter. Les faiseurs de mouvements perpétuels ne comprendraient pas plus l’ouvrage de Carnot, que les inventeurs de la quadrature du cercle, de la trisection de l’angle, n’entendent la géométrie d’Euclide. De la science, ils n’en ont pas besoin : leur découverte, ils la doivent à une inspiration soudaine, surnaturelle. Aussi, rien ne les décourage, rien ne les détrompe ; témoin cet artiste, d’ailleurs fort estimable, qui sans se douter de ce qu’il y avait de naïvement burlesque dans les termes de sa demande, me priait d’aller voir pourquoi tous ses mouvements perpétuels s’étaient arrêtés !