Carnot (Arago)/07

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 542-545).
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CARNOT HOMME POLITIQUE, L’UN DES JUGES DE LOUIS XVI.


Carnot fut un des premiers officiers de l’armée française qui embrassèrent loyalement et avec enthousiasme les vues régénératrices de l’Assemblée nationale. Cependant, les annales de la Révolution ne font mention de lui qu’à partir de 1791.

Certains écrivains prennent à tort l’esprit de prosélytisme pour la juste mesure de la sincérité des convictions politiques ; ils ne comprennent point qu’une vie retirée, studieuse, puisse s’allier à un profond désir de réformes sociales ; les deux années d’inaction de Carnot leur semblent un véritable phénomène. Or, devinez de quoi ils se sont avisés pour l’expliquer ? Ils placent notre confrère parmi les émigrés de Coblentz ; ses tendances républicaines ne dateraient ainsi que de l’époque où il serait rentré furtivement en France. Je ne vous ferai pas, Messieurs, l’injure de réfuter une aussi risible supposition.

En 1791, Carnot était en garnison à Saint-Omer, et s’y maria avec mademoiselle Dupont, fille d’un administrateur militaire né dans ce pays. Ses principes politiques, la modération de sa conduite, ses connaissances variées, lui valurent bientôt après l’honneur de représenter le département du Pas-de-Calais à l’Assemblée législative. À partir de cette époque, Carnot se livra tout entier aux devoirs impérieux qui lui furent imposés ou par le choix de ses concitoyens, ou par le suffrage de ses collègues ; l’homme public absorba presque entièrement le géomètre : ce dernier ne se montra plus que de loin en loin.

Ici, Messieurs, deux routes se présentent à moi : l’une est unie et frayée ; la seconde est bordée de précipices. Si j’en croyais quelques personnes que leur bienveillance pour moi a rendues timides, je n’hésiterais pas à choisir la première. Prendre l’autre, ce sera encourir, je le sais, les reproches d’imprudence, d’aveuglement. À Dieu ne plaise que je me suppose la force de lutter contre des préventions si nettes, si décidées ; mais de mesquines considérations d’amour-propre s’évanouiront toujours à mes yeux devant le sentiment du devoir. Or, je le demande, ne blesserais-je pas profondément la conscience publique si, même dans cette enceinte consacrée aux arts, aux lettres, aux sciences, je me bornais à parler de l’académicien Carnot ? Sans doute, en déroulant devant vous la longue série de découvertes de tel ou tel savant illustre revêtu durant sa vie du titre de sénateur, on a pu légitimement, très-légitimement s’écrier que la postérité ne garderait aucun souvenir de fonctions sans portée, et qui d’ailleurs, de dégradation en dégradation, avaient fini par se réduire à des communications mensuelles avec la trésorerie ; mais ce serait un acte antinational, un acte d’ingratitude, que d’appliquer de telles paroles à la grande ombre de Carnot. On le désire, on le veut, on l’ordonne presque ; eh bien ! j’y consens, je ne parlerai pas du drame dont le dénoûment fut la mort tragique du successeur de cent rois et le renversement de la monarchie ; cependant moi, partisan décidé de l’abolition de la peine de mort, je n’aperçois pas les prétendues difficultés de position qui m’auraient empêché de m’abandonner ici publiquement aux inspirations de ma conscience ; je ne devine pas mieux pourquoi je me serais abstenu de rendre aussi cette enceinte confidente de l’aversion profonde que je professe pour tout arrêt politique rendu par un corps politique. Faut-il le dire, enfin, une fraternelle sollicitude pour la mémoire de Carnot ne me paraissait pas exiger le sacrifice qui m’est imposé. A-t-on oublié tout ce que l’histoire contemporaine m’aurait fourni de documents accusateurs contre les mille courtisans dont les manœuvres intéressées, hypocrites, antinationales, jetèrent le monarque dans un labyrinthe sans issue, le firent déclarer coupable à l’unanimité par la représentation nationale, et rendirent, bien plus encore que les ardentes idées démocratiques de la Convention, la catastrophe du 21 Janvier inévitable. Si de ces hautes considérations de morale j’étais descendu à l’appréciation minutieuse des faits, à leur discussion technique, telle qu’il faudrait la soumettre à une cour d’appel ou de cassation, j’aurais trouvé avec tous les esprits droits, avec notre Daunou, par exemple, l’illégalité du célèbre procès, moins dans la nature de la sentence, moins dans la sévérité de la peine infligée, que dans la composition même du tribunal, que dans l’usurpation de pouvoir qui lui avait donné naissance. Or, Messieurs, et je n’aurais pas manqué d’en faire la remarque, quand la Convention s’investissait du droit de prononcer sur le sort de Louis XVI ; quand elle réglait après coup, sa jurisprudence ; quand elle s’attribuait simultanément les fonctions d’accusateur et de juge, Carnot était absent de Paris, Carnot remplissait aux armées une de ces missions importantes dont son ardent patriotisme trouvait toujours le secret de vaincre les difficultés.