Catherine Tekakwitha/2/4

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Imprimerie du Messager (p. 123-131).


CHAPITRE QUATRIÈME


Le retour au village. — Une épreuve terrible — Un accident.


La maisonnée de Catherine Tekakwitha rentra à la mission pour le dimanche des Rameaux.

Les cérémonies de ce jour et de toute la Semaine Sainte étaient célébrées par les missionnaires avec le plus de solennité possible. Catherine les contemplait pour la première fois. Elle en fut vivement impressionnée. Le sermon sur la Passion surtout fut pour elle une révélation. Elle n’avait pas idée de tant de souffrances de la part du Sauveur du monde. Au milieu de ses larmes, elle prit la résolution de souffrir à son tour, comme si elle n’avait rien fait jusque-là, et d’unir ses souffrances à celles de Jésus crucifié jusqu’au dernier jour de sa vie.

Dès le retour de la néophyte, le missionnaire lui avait annoncé qu’elle ferait sa seconde communion le jour de Pâques.

Elle employa la Semaine Sainte à préparer son âme. Et le jour de Pâques dans la chapelle ornée de lumières et de fleurs, parmi les fidèles qui se pressaient à la sainte Table, cette âme très pure reçut pour la seconde fois le Pain des Anges.

Sa ferveur lui mérita la permission de revenir souvent au divin banquet. Nous verrons plus loin que, à l’exemple de tous les saints, elle fit de Jésus immolé sur l’autel, reçu dans la sainte communion, le centre de son culte le plus ardent.

Le P. Cholenec rappelle ici ce trait : On la voyait si attentive à l’église, si recueillie, si manifestement embrasée de l’amour de Dieu, que les jours de communion générale, c’était à qui, même parmi les personnes âgées, se mettrait près d’elle, « la seule vue de Catherine leur servant d’excellente préparation pour communier dignement ».

Une autre faveur fut accordée à la néophyte, le jour de Pâques.

La dévotion à la Sainte Famille, inspirée au P. Chaumonot chez les Hurons, fondée à Montréal quelques années plus tard et bénie par le saint évêque de Québec, Mgr de Laval, s’était répandue rapidement dans toutes les paroisses. Le P. Frémin l’avait établie à la mission de la Prairie. Elle se transporta naturellement à la nouvelle mission.

On n’y admettait que peu de personnes parmi les plus ferventes de l’un et de l’autre sexe. Et cela, comme l’explique le P. Cholenec, pour en donner une plus haute idée et pour obliger ceux et celles que l’on distinguerait par une grâce si considérable d’y correspondre par la sainteté de leur vie ». Les résultats, d’après le même historien, furent les suivants : « En quoi dit-il, l’on ne manqua pas de réussir : car comme les sauvages, quand une fois ils se sont donnés à Dieu, sont capables de tout en matière de dévotion pour être naturellement généreux, ce petit nombre d’âmes choisies soutint ce nouveau caractère par une piété si exemplaire, et quelques-uns même si austère, que tout le reste du village les regardait avec une espèce de vénération et dire alors un saint et une personne de la Sainte Famille, était dire une même chose, en sorte que ce nom même leur est resté depuis comme une marque distincte dans la mission. »

N’entrait communément dans ce cénacle que les personnes d’un âge avancé et après plusieurs années d’épreuves. Mais toutes les règles tombaient les unes après les autres devant la piété, la sainteté de Catherine Tekakwitha. Malgré son jeune âge, malgré son christianisme tout récent encore, elle fut reçue, le jour de Pâques, dans la congrégation de la Sainte Famille.

Loin de faire des envieux, ce choix fut approuvé de tous, surtout des membres de la congrégation. Ils en témoignèrent vivement leur joie, « regardant Catherine, écrit le P. Cholenec, comme une personne capable de soutenir elle seule cette sainte association par ses bons exemples ; il n’y eut qu’elle qui s’en jugea indigne, tant elle avait de bas sentiments d’elle-même ».

Ce fut pour elle un stimulant nouveau vers la perfection, afin, pensait-elle, de ne pas dégénérer de la ferveur qui animait les autres membres.

Le bon Dieu avait ménagé à Catherine cette double grâce en la fête de Pâques, — seconde communion et entrée dans la Sainte Famille, — pour fortifier son âme en vue de la terrible épreuve qui allait fondre sur elle. Le souverain Maître la permettait pour purifier davantage cette âme déjà si belle par le feu de la tribulation, « comme l’or dans le creuset ».

Voici le fait tel que rapporté par Cholenec et Chauchetière.

Peu de temps avant le retour au village, un homme de la bande de Catherine revint un soir d’une chasse à l’orignal, fort tard et fort fatigué. Entrant dans la cabane, il se jeta sur la première place qu’il trouva inoccupée. Le lendemain matin, sa femme fut surprise de ne pas le voir près d’elle et regardant tout autour, elle l’aperçut couché près de la natte de Catherine. Elle en conçut un violent soupçon. Les sauvages comme on sait y sont naturellement portés.

Pour comble de malheur, l’homme en question, le jour même, contribua, sans le savoir, à confirmer les craintes de sa femme. Il avait préparé un canot pour le prochain retour. Il lui fallait quelqu’un pour l’aider à le tirer hors du bois. L’empressement de la néophyte à toutes les corvées lui était bien connu. Il dit donc tout bonnement : « Ce sera Catherine qui viendra. »

Une fois l’esprit sur une fausse piste, il est ingénieux à y ramener toutes choses. Ainsi la femme se prit à considérer les allées et venues de la jeune fille, ses absences dans le bois ; incapable d’imaginer la vraie cause qui étaient les prières, que nous avons dites, dans l’oratoire, au bord du ruisseau, elle conclut à des rencontres, à des rendez-vous criminels avec son mari. Cette femme, affirment les deux biographes déjà cités, était vertueuse et sage, mais elle ne connaissait pas encore Catherine. Elle eut le bon sens de ne rien dire d’abord de ses soupçons, mais de les réserver pour le missionnaire de retour au village.

Les fêtes passées, elle plaça devant le Père, avec l’échafaudage de ses conjectures, la conduite et la parole imprudentes de son mari qui leur avaient donné lieu. Dieu permit que le missionnaire fût impressionné par cette ouverture. Loin de faire comme le P. de Lamberville à Kahnawaké, que nous avons vu percer du premier coup la fausseté d’une pareille accusation, il parut troublé, hésitant. La vertu de cette femme lui en imposait.

D’autre part, la sincérité de Catherine lui était parfaitement connue. Il résolut de s’en remettre à son témoignage. Il la fit venir et lui dévoila ce qu’on disait d’elle.

Notre bonne Catherine qui, pour échapper à ces coups de langues, à ces critiques, à ces insinuations malveillantes, dont on l’avait abreuvée à Kahnawaké, avait quitté sa famille, sa patrie, et tous les avantages qu’elle pouvait trouver dans un mariage honorable, pour venir en un lieu où il lui serait loisible de servir Dieu en toute tranquillité, aujourd’hui se voyait encore une fois en butte à la calomnie et sur un point qui lui était le plus sensible !

La manière dont elle reçut la communication du missionnaire le convainquit de son innocence. Elle l’écouta en silence ; puis, sans témoigner aucune émotion, simplement, elle déclara qu’elle n’avait absolument rien à se reprocher. L’incident était clos pour le Père. Il n’en fut pas de même pour la sauvagesse et quelques autres qui, malheureusement, avaient eu vent de l’affaire. Pour ces personnes l’affreux doute resta.

La néophyte avait déjà sacrifié bien des choses. Cette fois, elle dut immoler à Dieu son honneur et sa réputation. Elle le fit avec toute la magnanimité de son âme très noble : loin d’en vouloir à ceux qui la soupçonnaient encore, elle pria pour eux. La pensée de Jésus la consolait, la fortifiait dans son épreuve. Elle l’avait vu, peu de jours auparavant, le Vendredi Saint lui, l’innocence même la pureté incréée crucifié comme un criminel entre deux scélérats.

L’épilogue de cette diffamation nous est fourni par le P. Cholenec. On nous permettra de le citer intégralement.

« Dieu de son côté, écrit-il, récompensa bien amplement un abandon et une résignation si héroïques après la mort de Catherine par cet endroit même qui en avait été la cause ; car les merveilles qu’elle commença à opérer, firent rentrer en eux-mêmes ceux qui avaient fait un jugement si injuste. Et comme les deux disciples qui allaient à Emmaüs en la compagnie de Notre-Seigneur et qui ne le reconnurent pas pour ce qu’il était, parce qu’il se déguisait à leurs yeux, ne furent pas plutôt éclairés dans la fraction du pain, qu’ils furent les premiers à publier les merveilles de la résurrection et à condamner leur incrédulité ; de la même façon, ceux à qui Catherine avait caché sa vertu dans les bois et le village pour donner ensuite trop facilement dans la calomnie, frappés qu’ils furent par toutes les merveilles qu’ils en entendirent dire partout après sa mort, furent les premiers à publier ses vertus, se remettant alors en esprit sa modestie, sa douceur, sa charité, sa patience, sa dévotion et les beaux exemples qu’elle leur avait donnés, et lui restèrent fort dévots depuis ce temps. Pour ce qui est de la femme en particulier qui avait donné occasion à toute l’histoire, elle a été trois ans entiers à pleurer cette faute, ne pouvant s’en consoler et s’imaginant que Notre-Seigneur ne lui pardonnerait jamais d’avoir fait ce tort à une si sainte fille ; et il fallut que le missionnaire usât de toute l’autorité qu’il pouvait avoir sur son esprit, pour la faire revenir de son erreur aussi bien que de la peine et du chagrin qu’elle en avait conçus. »

Aussi bien, pour obvier à l’avenir aux misères de ce genre, la jeune fille résolut de ne plus retourner à ces longues expéditions de chasse dans les bois.

Il lui arriva bientôt un accident qui lui fit prendre une autre résolution, ou plutôt la confirma dans un dessein déjà formé.

Un jour que, pour préparer le bois du foyer, elle coupait un arbre dans la forêt voisine, elle vit l’arbre chanceler et s’abattre plus tôt qu’elle ne l’avait prévu. Elle s’écarta vivement, mais, tout en échappant au tronc de l’arbre, elle ne put esquiver une branche qui la frappa violemment sur la tête et la renversa par terre évanouie. On se porta à son secours. Un temps on la crut morte. Revenue à elle, on l’entendit prononcer doucement ces paroles : « Ô Jésus, je vous remercie de m’avoir secourue dans le danger. »

Elle en conclut que Dieu lui avait préservé la vie pour lui donner le temps de l’aimer davantage et de se haïr elle-même, en expiant par plus de pénitences et de mortifications les fautes de sa vie chez les Iroquois, fautes légères qu’elle appelait, comme avant elle sainte Thérèse, ses crimes et ses attentats contre la divine Majesté.

C’est ce qu’elle confia à une amie intime, choisie depuis peu, à qui elle dévoila par la suite tous les secrets de son âme. Cette personne survécut à Catherine. Elle put ainsi faire connaître aux missionnaires bien des actes de vertu de son amie qu’ils ignoraient eux-mêmes.

Le chapitre suivant va nous exposer les débuts et les développements de l’union en Dieu de ces deux âmes.