Catherine Tekakwitha/2/5

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Imprimerie du Messager (p. 133-143).


CHAPITRE CINQUIÈME


Une sainte amitié


Le choix d’un ami est toujours affaire sérieuse. Il est souvent gros de conséquences, pour le bien ou pour le mal. Sénèque écrivait : « Examine tout avec un ami, mais d’abord lui-même ». Ce qu’il exprimait de cette autre façon dans la même lettre : « Elige, postea dilige, choisis, puis aime ».

L’Ecclésiastique, dans son hymne à l’amitié, avait dit avant lui : « Prends conseil d’un seul entre mille… Un ami fidèle est une protection puissante, un trésor, un remède de vie et d’immortalité. » Puis il concluait : « Et ceux qui craignent Dieu, le trouvent » (VI, 7, 14, ss.).

Ce fut le cas de notre néophyte. Nous l’avons déjà remarqué : la crainte d’offenser Dieu lui faisait aimer la solitude ; elle fréquentait peu de personnes, même de son sexe, parce qu’elle ne voulait pas d’autres liaisons que celles qui pouvaient la stimuler dans les voies de la perfection. « En quoi, déclare le P. Chauchetière, sa prudence parut souvent admirable : elle se sépara d’une personne avec qui elle était jointe, parce qu’elle y remarqua de la superbe ; mais elle fit cette séparation, sans paraître mépriser la personne qu’elle quittait. »

On peut dire que jusque-là sa seule amie véritable était Anastasie. Elle avait largement puisé dans les exhortations et les exemples de celle qu’elle appelait sa mère. Seulement, cette excellente chrétienne, avancée en âge, ne pouvait plus seconder la ferveur de sa fille qui l’avait déjà dépassée et faisait des choses dont elle-même n’était point capable. Il fallait à notre néophyte une amie qui fût à peu près de son âge, dans la même résolution de se donner toute à Dieu, capable de supporter le genre de vie si austère qu’elle avait embrassé elle-même.

Dieu la lui fit trouver dans la personne d’une jeune femme, Tegaïgenta, Onneyout de nation, baptisée dans son pays sous le nom de Marie-Thérèse, par le P. Bruyas, alors missionnaire de ces contrées. Elle ne garda pas longtemps les promesses de son baptême. Pour se dégager des désordres où elle s’était plongée, elle vint à la mission de la Prairie en 1675. Le mieux ne fut guère sensible. Il lui fallait un violent coup de la grâce.

Marie-Thérèse va tenir une telle place dans les deux dernières années de la vie de Catherine Tekakwitha, que nous ne résistons pas au désir de la faire connaître, en racontant la singulière intervention de Dieu dans sa conversion.

Durant l’hiver qui suivit son arrivée à la Prairie, elle accompagna son mari à la chasse avec un enfant de sa sœur. Ils s’en allèrent au loin sur les bords de la rivière des Outaouais. En route, d’autres Iroquois se joignirent à eux ; la bande se trouva formée de onze personnes, quatre hommes, quatre femmes et trois enfants.

Le malheur voulut que la neige tombât fort tard, cette année-là, ce qui rendit la chasse impossible. Un seul orignal avait été tué ; on le dévora. Puis ce fut la famine. Ils mangèrent d’abord quelques petites peaux qu’ils avaient apportées pour faire des souliers ; les souliers eux-mêmes y passèrent ensuite ; on se jeta enfin sur les écorces des arbres, pendant qu’on se dirigeait vers le bas de la rivière.

Sur ces entrefaites, le mari de Thérèse tomba malade. Ce que voyant, deux hommes de la troupe, un Agnier et un Tsonnontouan, s’éloignèrent dans l’espoir de rapporter quelques pièces de gibier. Au bout d’une semaine, l’Agnier revint seul, alerte et bien portant, mais rien dans les mains : il avait apparemment mangé son compagnon.

On voulut alors forcer Thérèse à abandonner son mari, pour ne pas arrêter la marche de la caravane. Elle ne voulut rien entendre et resta, avec son neveu, près du moribond, pendant que les autres reprenaient leur marche. Au bout de deux jours le malade mourut, désolé de n’avoir pas reçu le baptême. Sa femme l’enterra et se remit en route, portant l’enfant sur ses épaules. Elle put rejoindre la bande.

Mais tout le monde était sur les dents. Loin encore des habitations françaises, que faire ? Le désespoir leur suggéra l’horrible dessein de manger quelques-uns de la troupe pour faire vivre le reste. On jeta d’abord les yeux sur la veuve du Tsonnontouan et ses deux enfants. Avant de les faire mourir, on demanda à Thérèse ce que la loi des chrétiens disait là-dessus, car il n’y avait qu’elle de baptisée parmi eux. Elle n’osa répondre. Le cas était difficile pour sa casuistique. « Mais surtout, nous dit le P. Cholenec, elle appréhendait avec grande raison que, sur sa réponse on ne vint à la tuer elle-même, après qu’on aurait mangé cette femme et ses deux enfants, comme ils firent en effet. »

Dans ce danger extrême, elle ouvrit les yeux sur l’état déplorable de son âme, les désordres de sa vie passée, l’imprudence qu’elle avait faite de venir à la chasse sans se confesser. Elle en demanda pardon à Dieu de tout son cœur et lui promit que s’il la délivrait de ce péril et la rendait saine et sauve à son village, elle se confesserait immédiatement et changerait de vie.

Dieu exauça sa prière. Après des fatigues incroyables et des repas d’anthropophages, la bande parvint à la Prairie. De onze personnes qu’elle avait d’abord été, il n’en restait que cinq, dont la chrétienne et son neveu. Elle se hâta d’accomplir la première partie de sa promesse, la confession. Le changement de vie retarda quelque peu.

À l’automne de 1676, la mission de la Prairie, ainsi que nous l’avons raconté, se transporta au Sault Saint-Louis. C’est ici que la grâce allait définitivement retourner l’âme de Marie-Thérèse. Voici dans quelles circonstances.

Après les fêtes de Pâques de 1678, on se mit à parachever la chapelle du Sault. Un jour, Catherine était à la considérer, lorsque la Providence lui amena Marie-Thérèse. Elles ne se connaissaient pas encore. Elles se saluèrent, puis, pour amorcer la conversation, Catherine demanda où les femmes se mettraient dans l’église. Thérèse montra l’endroit où sans doute elles seraient placées. Alors Catherine eut une de ces réflexions qui deviennent chez les saints des traits de feu. « Comme il est bien vrai, dit-elle de sa voix très douce et avec des larmes dans les yeux, que cette chapelle de bois n’est pas ce que Dieu demande le plus de nous, mais bien nos âmes pour y demeurer et en faire des temples ! Il est également véritable que je ne mérite pas d’entrer dans ce temple matériel, moi qui ai chassé Dieu si souvent de mon âme, et je mérite au contraire d’en être chassée à mon tour avec les chiens. »

Des sentiments d’une si grande élévation et d’une aussi profonde humilité frappèrent d’autant plus Marie-Thérèse qu’ils étaient plus inattendus. Son cœur à l’instant en fut embrasé.

Le P. Cholenec nous apprend que cette personne, d’une complexion robuste et dans la force de l’âge, c’est-à-dire d’environ vingt-huit à trente ans, était de ces naturels bouillants qui vont toujours dans l’excès ou pour le bien ou pour le mal.

Aussi jugea-t-elle que les paroles de Catherine venaient d’en haut, et que Dieu lui envoyait cette sainte fille pour la diriger dans son nouveau genre de vie. Elle lui déclara aussitôt ses aspirations, sa ferme volonté de réparer rigoureusement le passé, de se livrer toute au bon Dieu. Les vues, les sentiments étaient semblables dans l’une et l’autre femme ; Leurs cœurs s’unirent et, tout de suite, elles se communiquèrent leurs pensées les plus secrètes.

Pour le faire plus aisément, elles allèrent s’asseoir à l’écart, au pied de la croix plantée au bord de l’eau. Après le récit de leur vie passée elles résolurent de se lier ensemble pour en faire pénitence. Par prudence et par esprit d’obéissance à leur confesseur, le P. Cholenec, elles le consultèrent sur cette liaison. Il ne put qu’y donner son adhésion entière.

Voici le témoignage autorisé qu’il rend de cette belle et sainte amitié : « Depuis ce temps, elles ne firent pour ainsi dire qu’un cœur et qu’une âme en deux corps ; elles furent inséparables jusqu’à la mort de Catherine. Le nom de sa compagne lui était même resté comme héritage ; et quoique Catherine ne laissât pas de pratiquer Anastasie et d’aller encore de temps en temps avec elle, cependant elle s’attacha entièrement et pour toujours à cette seconde qui avait plus de feu et qui était plus capable de la seconder dans ses dévotions. On les voyait aller toujours ensemble au bois, aux champs et partout ailleurs ; elles allaient seules, évitant la rencontre et la compagnie des autres filles et femmes, tant pour ne pas se mêler dans leurs petits différends et dans les affaires du village, que pour n’en être pas détournées dans leurs dévotions. Elles ne parlaient que de Dieu et des choses qui les portaient à Dieu ; leurs entretiens étaient autant de conférences spirituelles, où elles se découvraient leur vie, leurs désirs et leurs moindres petites peines, pour s’encourager l’une l’autre à tenir ferme dans toutes les occasions qui se présenteraient de souffrir quelque chose pour Notre-Seigneur. Elles se le procuraient elles-mêmes volontairement, allant plusieurs fois la semaine au fond des bois pour se déchirer les épaules avec des verges, comme Catherine faisait depuis longtemps en son particulier. »


Ce fut à cette époque que Catherine Tekakwitha fit une visite à Montréal. « Elle y vit pour la première fois des religieuses, écrit le P. Cholenec ; elle fut si charmée de leur piété et de leur modestie, qu’elle s’informa curieusement de la manière dont vivaient ces saintes filles et des vertus qu’elles pratiquaient. »

Les religieuses que Catherine et sa compagne inséparable, Marie-Thérèse, virent à Montréal, étaient, nous l’avons déjà dit, les Sœurs de l’Hôtel-Dieu et celles de la Congrégation. Deux admirables fondations, l’une de Mademoiselle Jeanne Mance, l’autre de la vénérable Marguerite Bourgeoys.

Ville-Marie était encore au berceau. Elle tenait toute sur le plateau qui s’étendait entre le fleuve et la Petite Rivière (aujourd’hui la rue Craig). Les trois rues principales, Saint-Paul, Notre-Dame et Saint-Jacques, parallèles au fleuve, existaient déjà avec quelques autres petites rues transversales. L’Hôtel-Dieu s’élevait, rue Saint-Paul, tout près du couvent de la Congrégation.

Mademoiselle Mance était morte depuis cinq ans (1673), mais ses filles poursuivaient l’œuvre commencée avec un zèle et une charité qui jetèrent dans l’admiration les deux visiteuses. Tant de soucis, pensaient-elles, tant de fatigues, et toujours le calme, la douceur, la bonté rayonnant sur leurs figures, versant dans le cœur des malades, blancs ou sauvages indistinctement, la confiance et la résignation.

Un autre sujet d’étonnement pour elles fut l’œuvre de la Mère Bourgeoys : l’éducation des enfants, petites canadiennes au couvent, petites sauvagesses à la mission de la Montagne. Chez ces institutrices, comme chez les hospitalières, la même piété, le même dévouement, la même joie dans le sacrifice. La sainte fondatrice était là elle-même. Pendant plus de vingt ans encore, elle devait présenter à ses filles le modèle achevé de toutes les vertus religieuses.

Ce double spectacle ravit Catherine Tekakwitha, la plongea dans des réflexions inconnues jusque-là. Cependant, autant qu’on peut en juger, elle ne conçut aucun désir de la vie religieuse. Il fallait à sa dévotion le grand air libre. Elle, si attentive à faire ce qui lui paraissait le plus agréable à Dieu, n’aurait pas manqué de céder à l’instant, si l’Esprit-Saint, son grand et presque unique Maître, l’avait intérieurement dirigée vers le cloître.

Le fruit néanmoins de sa visite à Ville-Marie fut la résolution de mener une vie plus parfaite. De retour à la mission, elle en causa avec sa compagne. Celle-ci entra pleinement dans ses vues ; mais elle suggéra de s’associer une personne plus âgée, de plus d’expérience, qu’elle connaissait comme ayant vécu plusieurs années à Québec et à la mission de Lorette ; personne au reste remarquable par sa grande vertu. Marie — c’était son nom — accepta volontiers l’invitation de nos deux ferventes néophytes.

Afin d’être plus libres dans leurs délibérations, elles se réunirent au pied de la croix, où nous avons déjà vu Catherine et Thérèse.

Marie, comme la plus ancienne, ouvrit la séance. Elle raconta d’abord son séjour à l’Hôtel-Dieu de Québec, où elle était malade, les observations qu’elle avait faites sur les Sœurs, leur costume, leur genre de vie. Elle opina que le meilleur plan pour elle et ses deux jeunes amies, était de ne plus se séparer, de s’habiller de même façon, de vivre ensemble sous le même toit. C’était on ne peut mieux. L’imagination aidant, elles se voyaient toutes trois poursuivant avec ardeur, loin des regards et de toute distraction, un idéal charmant de vie commune. Où planteraient-elles leur tente ?

Justement, presque en face d’elles, au pied des rapides et près de l’autre rive du Saint-Laurent, leur apparaissait dans sa beauté l’île au Héron. C’était évidemment l’endroit voulu : c’est dans ce nid de verdure qu’il fallait dresser une grande croix, et, à son ombre, placer la petite cabane qui les abriterait.

Il n’y avait plus qu’à exécuter ce beau dessein. : Catherine, qui avait à un haut degré l’esprit d’obéissance, jugea que le consentement du missionnaire était d’abord requis. L’une d’elles fut dépêchée auprès de lui.

Hélas ! elle revint bientôt, passablement déconfite. Le Père avait renversé en riant tout leur échafaudage : elles étaient trop jeunes dans la foi pour fonder une communauté ; l’île au Héron était trop loin du village ; les jeunes gens qui vont et viennent entre le Sault et Montréal, ne manqueraient pas de faire souvent escale à leur île…

Nos bonnes chrétiennes convinrent qu’en effet le Père avait raison, et, conclut le P. Chauchetière qui nous a conservé ce curieux épisode, « elles ne pensèrent plus à leur monastère de l’île au Héron ».

Un plus grave incident allait occuper l’âme de Catherine Tekakwitha et l’attrister profondément.