Ce qu’il faut faire/La vie à la ville

La bibliothèque libre.
Traduction par B. Tseytline et E. Jaubert.
Ce qu’il faut faireAlbert Savine (p. 1-35).


LA VIE À LA VILLE


I


L’année dernière, au mois de mars, je rentrai un soir très tard chez moi. En tournant de la rue Zoubov dans l’impasse Chamovnitschesk, j’aperçus, sur la neige du Champ-des-Vierges, des taches noires. Quelque chose remuait là.

Je n’eusse prêté aucune attention à la chose, si un gorodovoï[1], qui se trouvait au coin de l’impasse, n’avait point crié dans la direction de ces taches noires :

— Vassili, pourquoi ne l’amènes-tu pas ?

— Mais elle ne veut pas marcher, fit une voix.

Et en même temps les taches se dirigèrent vers le gorodovoï. Je m’arrêtai et demandai au gorodovoï :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— On vient d’arrêter des filles dans la maison de Rjanov, me dit-il ; on les a menées au poste ; mais l’une d’elles est restée en arrière, et voilà, elle ne veut pas marcher.

Un dvornik[2] en touloupe[3] la menait. Elle marchait en avant, et lui la poussait par derrière. Nous tous, moi, le dvornik et le gorodovoï, nous étions vêtus chaudement comme il faut l’être en hiver ; elle seule n’avait qu’une robe. Dans l’obscurité je pouvais seulement distinguer une jupe de couleur cannelle, un fichu sur la tête et un autre au cou. Elle était assez petite, comme sont toujours les misérables ; les jambes courtes, le visage relativement large et disproportionné.

— C’est à cause de toi, vache… que nous sommes arrêtés. Marcheras-tu ou non ! cria le gorodovoï.

Il était visiblement fatigué et ennuyé de cette femme.

Elle marcha quelques pas et s’arrêta de nouveau.

Le vieux dvornik, un brave homme (je le connais), la tira par le bras.

— Je te ferai voir de t’arrêter ! Marche ! disait-il, en feignant de se fâcher.

Elle chancela et se mit à parler d’une voix craquante. Dans chaque son, une note fausse, une espèce de sifflement, de glapissement.

— Laisse-moi tranquille, ne me pousse pas. J’irai toute seule.

— Tu pourrais geler, lui dit le dvornik.

— Nous autres, nous ne gelons pas. J’ai chaud.

Elle voulait plaisanter. Mais ses paroles sonnaient comme des injures.

Près du réverbère le plus voisin de la porte de notre maison, elle s’arrêta de nouveau et, s’appuyant contre une barrière, se mit à fouiller dans sa jupe avec des mains maladives, gelées et ivres. De nouveau ils crièrent après elle, mais elle grommela quelques mots en faisant je ne sais quoi. Elle tenait dans une main une cigarette roulée, dans l’autre une allumette.

Je demeurai en arrière ; j’avais honte de passer devant elle, honte de rester et de regarder. Cependant je me décidai et vins vers elle. Elle était appuyée contre la barrière et frottait des allumettes qui ne prenaient point et qu’elle jetait. Je regardai son visage. Elle me parut âgée d’une trentaine d’années. Son visage était terreux, ses yeux petits, troubles et ivres, son nez épaté[4], ses lèvres tordues et baveuses, aux coins tombants ; et une courte mèche de cheveux secs sortait de dessous le mouchoir. La taille longue et plate, les jambes et les bras courts.

Je m’arrêtai devant elle. Elle me regarda et se mit à rire, comme si elle eût deviné tout ce que je pensais.

Je sentais qu’il fallait lui dire quelque chose. Je voulais lui montrer que je la plaignais.

— Avez-vous des parents ? lui demandai-je.

Elle partit d’un éclat de rire enroué, puis s’interrompit tout d’un coup et, relevant les sourcils, me fixa.

— Avez-vous des parents, répétai-je.

Elle sourit avec une expression qui semblait dire : « Voilà tout ce qu’il trouve à me demander ! »

— J’ai ma mère, fit-elle. Mais toi, est-ce que cela te regarde ?

— Et quel âge avez-vous ?

— Seize ans, dit-elle aussitôt, répondant là, évidemment, à une question habituelle.

— Marche donc, on crèvera de froid avec toi, que le diable t’emporte ! cria le gorodovoï.

Elle quitta la palissade, descendit en titubant l’impasse Chamovnitschesk et entra dans le poste. Et moi je rentrai chez moi, et je demandai si mes filles étaient revenues. On me dit qu’elles étaient allées au bal, qu’elles s’étaient beaucoup amusées, qu’elles étaient rentrées et dormaient déjà.




II


Le lendemain matin, je voulais me rendre au poste pour savoir ce qu’on avait fait de cette pauvre misérable, et j’étais prêt à partir d’assez bonne heure, lorsque arriva chez moi un de ces gentilshommes malheureux qui, par faiblesse, dévient de leur normale existence de barine et tantôt se relèvent et tantôt retombent. Nous nous connaissions depuis trois ans. Pendant ces trois ans, il avait dissipé plusieurs fois tout son avoir et jusqu’à ses vêtements ; un pareil accident venait de lui arriver, et il passait les nuits, temporairement, dans la maison Rjanov, pour la couchée ; dans la journée il venait chez moi.

Il me rencontra sur le pas de la porte et sans m’écouter il se mit immédiatement à me raconter ce qui s’était passé cette nuit à la maison de Rjanov. Il n’était pas encore à la moitié de son récit que lui, ce vieil homme, qui avait vu bien des choses dans sa vie, fondit brusquement en larmes et, s’interrompant de parler, détourna son visage vers le mur.

Voici ce qu’il me raconta. Tout ce qu’il me dit était absolument exact. J’ai vérifié tout son récit sur place, et j’ai appris encore d’autres détails que je donnerai tout ensemble :

Dans le corps de logis, au rez-de-chaussée, no 32, où couchait mon ami, il y avait, parmi les hôtes nocturnes, — gueux, femmes qui, pour cinq kopeks, se livrent au premier venu, — une blanchisseuse d’une trentaine d’années, blonde, tranquille et assez jolie, mais maladive.

La patronne du logis est la maîtresse d’un batelier. L’été, l’homme a un canot, et l’hiver ils vivent en louant des coins pour la couchée : trois kopeks sans coussin, cinq kopeks avec un coussin.

La blanchisseuse vécut là quelques mois, fort paisiblement ; mais, dans ces derniers temps, tout le monde se plaignait d’elle, parce qu’elle toussait toute la nuit, et empêchait les autres de dormir.

Une vieille femme de quatre-vingts ans, à moitié folle, aussi pensionnaire de ce logis, avait surtout pris en haine la blanchisseuse et la maltraitait sans trêve ni repos, parce qu’elle l’empêchait de dormir et toute la nuit toussait comme une brebis.

La blanchisseuse se taisait ; elle devait pour son loyer, elle se trouvait en défaut ; il lui fallait donc se tenir tranquille. Elle ne pouvait aller travailler qu’à des intervalles de plus en plus rares : ses forces l’abandonnaient, et c’est pourquoi elle ne pouvait payer la patronne.

La dernière semaine, elle n’était pas sortie du tout pour se rendre à l’ouvrage, et par sa toux empoisonnait la vie de chacun, surtout de la vieille femme, qui ne sortait pas non plus.

Il y avait quatre jours, la patronne n’avait plus voulu loger la blanchisseuse. Elle devait déjà six griveni[5] ; elle ne les payait pas, et nulle espérance de jamais les toucher. Tous les coins étaient pris, et les locataires se plaignaient de la toux de la blanchisseuse.

Lorsque la patronne eut signifié son congé à la blanchisseuse et annoncé sa sortie du logis, la vieille femme manifesta sa joie et poussa la blanchisseuse dehors. Celle-ci partit, mais une heure après elle revenait, et la patronne n’eut pas le courage de la chasser de nouveau. Et la patronne ne la chassa ni le second, ni le troisième jour.

— Où irais-je ? disait la blanchisseuse.

Mais le troisième jour, l’amant de la patronne, un Moscovite qui se connaissait en affaires, alla chercher le gorodovoï. Celui-ci arriva, armé d’un sabre et d’un pistolet suspendu à un cordon rouge ; avec des façons et des paroles polies, il fit sortir la blanchisseuse dans la rue.

C’était par une journée de mars. Le temps était serein, mais très froid. Les ruisseaux coulaient, les dvorniks cassaient la glace. Les traîneaux des isvostchiks[6] bondissaient sur la neige gelée et grinçaient en touchant les pierres du pavé. La blanchisseuse gravit le versant ensoleillé de la butte, arriva près de l’église et s’assit au soleil sur le parvis. Mais quand l’astre eut baissé à l’horizon, les mares se couvrirent d’une croûte de glace ; la blanchisseuse eut froid et prit peur.

Elle se leva et se traîna… Où ? Chez elle, à l’unique logis qu’elle eût eu dans ces derniers temps. Elle marchait, se reposait un peu, puis reprenait sa marche : il commençait à faire sombre lorsqu’elle arriva. Elle alla vers la porte, entra, glissa, gémit et tomba.

Un homme passa, puis un autre.

— Elle est ivre, sans doute…

Il passa encore un homme, qui se heurta à la blanchisseuse et vint dire au dvornik :

— Il y a là, à l’entrée, une femme ivre ; j’ai manqué me casser la tête en me heurtant à elle ; enlevez-la donc.

Le dvornik y fut. La blanchisseuse était morte.




III


Voilà ce que me raconta mon ami. On pourrait croire que j’ai arrangé ces deux faits ; — la rencontre avec la prostituée de quinze ans et l’histoire de cette blanchisseuse ; mais qu’on se détrompe : ils se sont bien réellement passés la même nuit — je n’ai pas retenu la date, mais c’était en mars 1884.

Après avoir écouté le récit de mon ami, je me rendis au poste, puis à la maison Rjanov pour connaître un peu plus en détail cette histoire de la blanchisseuse.

Le temps était clair et splendide. À l’ombre on voyait briller les paillettes de la neige, mais au soleil, sur la place de Chamovnitschesk, la glace fondait et l’eau coulait. Du côté du fleuve quelque chose bruissait. Les arbres du parc Neskoutschny apparaissaient bleus au delà du fleuve ; les moineaux devenus roux, et qu’on voyait si peu de tout l’hiver, se manifestaient à tous les yeux par l’exubérance de leur joie. Les hommes paraissaient gais, mais chez tous on devinait un travail excessif. On entendait des volées de cloches, sur le fond desquelles se détachaient les coups de feu des casernes, le sifflement des balles rayées et leur choc sur les cibles.

J’entrai dans le poste. Sur le seuil, des gorodovoï armés me conduisirent chez leur chef. Armé, lui aussi, d’un sabre et d’un pistolet, il était occupé avec un vieillard en haillons et tout tremblant, debout devant lui, et si faible qu’il n’arrivait pas à articuler clairement une réponse à ce qu’on lui demandait. Après en avoir fini avec le vieillard, il se tourna vers moi. Je questionnai sur la femme de la veille. Il m’écouta d’abord avec attention, puis sourit de voir et que j’ignorais pourquoi on les menait au poste, et surtout que j’étais étonné de sa jeunesse.

— Pardon, mais il y en a de douze, de treize, de quatorze ans, toujours et partout, dit-il joyeusement.

À mes questions sur la femme de la veille il répondit qu’on avait dû toutes les envoyer au Comité (à ce qu’il me semble).

À ma question : — Où passaient-elles la nuit ? — il répondit vaguement. Quant à celle sur laquelle je désirais me renseigner, il ne s’en souvenait pas. Il en passe tant chaque jour !

Dans la maison Rjanov, au no 32, je trouvai le sacristain, lisant près de la morte. On l’avait prise et placée sur le lit qu’elle occupait avant, et les locataires, des gueux, avaient fait une quête pour l’office des morts, pour l’achat d’une bière et d’un linceul ; les femmes l’avaient ensevelie et mise dans le cercueil. Le sacristain lisait dans l’obscurité ; une femme couverte d’un manteau, se tenait debout, un cierge à la main. Debout aussi, avec un cierge pareil, un homme (un monsieur, faudrait-il dire) était là, vêtu d’un beau pardessus, en bottines vernies, en chemise empesée. C’était le frère de la morte, qu’on avait pu trouver.

Je passai devant la morte et, me dirigeant vers le coin de la patronne, je l’interrogeai sur tout.

La patronne s’effraya de mes questions. Elle avait évidemment peur qu’on ne l’accusât de quelque chose, mais ensuite elle se rassura peu à peu, se mit à parler et finit par me raconter tout. En repassant, je considérai la morte. Tous les morts sont beaux, mais celle-ci était particulièrement belle et touchante dans son cercueil. Elle avait le visage propre et pâle, les yeux clos et bombés, les joues enfoncées, des cheveux blonds, légers autour du front haut ; une expression de lassitude, douce et non point triste mais étonnée.

Et en effet, si les vivants ne voient pas, les morts s’étonnent.




IV


Le jour même où je notais tout cela, un grand bal se donnait à Moscou.

Cette nuit-là à neuf heures, je sortis de la maison. L’endroit que j’habite est environné de fabriques. Je sortis après les coups de sifflet des fabriques qui, après une semaine d’incessant labeur, renvoyaient le personnel avec un jour de liberté.

Je croisai et dépassai en marchant les ouvriers qui se dirigeaient vers les cabarets et les traktirs. Plusieurs étaient déjà ivres, plusieurs avaient des femmes avec eux.

Je demeure dans un quartier de fabriques. Tous les matins, à cinq heures, on entend un coup de sifflet, un autre, un troisième, un dixième, dans le lointain. Cela signifie que le travail commence des enfants, des femmes, des vieillards. À huit heures second coup de sifflet : — c’est une demi-heure pour le repos. À midi, un troisième : — c’est une heure pour le dîner. Et à huit heures, un quatrième : — c’est la sortie.

Par un hasard singulier, en dehors de la fabrique de bière qui touche à ma maison, les trois fabriques les plus voisines de chez moi ne produisent que des objets nécessaires aux babas[7].

Dans l’une, la plus proche, on ne fait que des bas ; dans l’autre, des soieries ; dans la troisième, des parfums et des pommades.

On peut entendre ces coups de sifflet sans y voir autre chose qu’une indication des heures :

— Voilà déjà le coup de sifflet, il faut aller se promener.

Mais on peut aussi, dans ces coups de sifflet, voir ce qu’il y a en réalité, ce que signifie le coup de cinq heures : des êtres humains, souvent couchés côte à côte, les hommes avec les femmes, dans une cave humide, se levant dans l’obscurité, se hâtant vers un bâtiment tout bourdonnant de machines, se mettant à une besogne dont ils ne saisissent ni la fin ni l’utilité pour eux, travaillant ainsi, souvent dans la chaleur, dans l’étouffement, dans la poussière, avec de courts répits, — une, deux, trois heures — pendant douze heures et plus à la file. Ils s’endorment, et de nouveau se lèvent ; et ils se remettent à cette besogne, pour eux stupide, qu’ils ne font que par nécessité.

Ainsi, l’une après l’autre, les semaines passent, avec l’interruption des fêtes. Et je vois ces ouvriers qu’on a lâchés pour l’une de ces fêtes. Ils sortent dans la rue, partout des traktirs, des cabarets, des filles. Et eux, ivres, se tirant l’un l’autre par le bras, et traînant avec eux des filles comme celle que je vis mener au poste, prennent des isvostchiks, vont roulant de traktir en traktir, s’injurient, rôdent les rues et parlent sans savoir ce qu’ils disent.

J’avais déjà vu pareilles bordées des ouvriers de fabrique, et je m’écartais d’eux, et j’avais de la peine à retenir mes reproches ; mais depuis que j’entends tous les jours ces coups de sifflet, et que j’en sais le sens, je m’étonne seulement que tous ne tombent point encore plus bas.

Ainsi, tout en marchant, observais-je les ouvriers. Ils se démenèrent par les rues jusqu’à onze heures environ, puis leur mouvement commença à s’apaiser. Çà et là, seulement, des gens ivres, et des rencontres d’hommes et de femmes qu’on menait au poste.




V


Peut-être s’amuse-t-on joyeusement aux bals. Mais comment en est-il ainsi ? Quand nous voyons dans la société et parmi nous qu’un homme se trouve qui n’a pas mangé et qui a froid, nous avons honte d’être joyeux, et nous ne pouvons l’être tant qu’il n’est point rassasié et réchauffé ; sans compter qu’on imagine difficilement des gens capables de s’amuser d’un plaisir qui fait souffrir les autres. La joie nous répugne et nous déroute des enfants méchants qui serrent la queue d’un chien avec une pince et que cela fait rire.

Quel aveuglement est donc le nôtre, de ne point voir, dans nos plaisirs, cette pince dont nous serrons la queue de tous ces gens, qui souffrent pour notre amusement !

Ces femmes qui s’en vont au bal dans une robe de cent cinquante roubles ne sont point nées au bal ou chez Mme Minangoy[8] ; chacune d’elles a habité un village, a vu des moujiks ; elle a une niania, une bonne dont le père et les frères sont de pauvres gens qui, à gagner cent cinquante roubles pour l’isba, consacrent une longue vie, une vie de travail ; elle le sait : comment peut-elle donc s’amuser, sachant qu’elle porte sur son corps nu cette isba, le rêve du frère de sa bonne ?

Supposons toutefois qu’elle n’ait pas pu faire cette observation. Mais ceci, que le velours et la soie, et les bonbons et les fleurs, et les dentelles, et les robes ne se font pas tout seuls et qu’il faut des gens pour les faire, ceci, semblait-il, elle ne pouvait l’ignorer. Elle ne pouvait, semblait-il, ignorer quels êtres font tout cela, dans quelles conditions, et pourquoi ils le font. Elle ne pouvait ignorer que la couturière, dont elle était si mécontente, lui avait fait cette robe non par amour pour elle, mais par nécessité : de même pour les dentelles et les fleurs et le velours.

Peut-être encore qu’elles ont l’esprit trop obscurci pour considérer même cela. Mais ceci, que cinq ou six serviteurs des deux sexes, vieux, respectables, souvent malades, se privaient de sommeil et prenaient peine à cause d’elle, elle ne pouvait l’ignorer, ayant vu leurs visages fatigués et renfrognés. Elle ne pouvait non plus ignorer que, cette nuit-là, il gelait à 28 degrés, et que le vieux cocher passait la nuit entière assis sur le siège.

Mais je sais que précisément elles ne voient pas cela. Et du moment que ces jeunes femmes, ces jeunes filles, hypnotisées qu’elles sont par le bal, ne voient point tout cela, on ne saurait les condamner. Elles font, les pauvrettes, ce que les adultes trouvent bon ; mais les adultes, comment expliqueront-ils leur cruauté envers des êtres humains ?

Les adultes donneront toujours la même explication :

— Je ne violente personne : les objets, je les achète ; les gens, bonnes, cochers, je les loue. Acheter, louer, il n’y a là rien de mauvais. Je ne fais violence à personne, je loue ; quoi de mauvais là-dedans ?

J’entrai ces jours-ci chez l’une de mes connaissances. En passant dans la première chambre, je fus surpris de voir deux femmes à une table, sachant mon ami célibataire. Une maigre et jaune femme, l’air vieillot, d’une trentaine d’années, un châle jeté sur les épaules, rapidement, rapidement, faisait quelque chose avec ses mains et ses doigts au-dessus de la table, en tremblant nerveusement comme dans une attaque. Une jeune fille était assise de côté, qui faisait aussi quelque chose, avec le même tremblement nerveux.

Je m’approchai et regardai attentivement ce qu’elles faisaient. Elles jetèrent les yeux sur moi, tout en continuant leur manège avec la même application. Devant elles du tabac était éparpillé avec des cigarettes. Elles faisaient des cigarettes. La femme triturait du tabac dans la paume de ses mains, mettait dans un moule, tournait et jetait à la jeune fille. Celle-ci roulait le papier, et en poussant, le jetait pour en prendre un autre. Tout cela se faisait avec une telle rapidité, une telle tension, qu’on ne saurait le décrire. J’exprimai ma surprise de cette rapidité.

— Voilà quatorze ans que je ne fais pas autre chose, dit la femme.

— C’est bien pénible ?

— Oui, j’ai mal à la poitrine, et l’odeur en est lourde.

Du reste, elle n’avait pas besoin de dire cela. Il suffisait de la regarder. Il suffisait de regarder la jeune fille. Celle-ci n’en était qu’à sa troisième année, mais chacun, à la voir ainsi, eût reconnu un organisme vigoureux en train déjà de s’abîmer. Mon ami, un brave homme et libéral, avait loué ces femmes pour lui faire des cigarettes à raison de deux roubles cinquante kopeks le mille.

Il a de l’argent, et il le donne contre du travail : qu’est-ce qu’il y a de mauvais là-dedans ? Mon ami se lève vers midi. Ses soirées, de six heures à deux heures, il les passe aux cartes ou au piano ; il se nourrit de mets délicats ; tous les travaux, d’autres les font pour lui. Il imagine un nouveau plaisir : fumer. Je me souviens quand il a commencé à fumer.

Il y a une femme et une jeune fille qui peuvent à peine se nourrir en se transformant en machines, en passant leur vie entière à respirer du tabac et à se détruire ainsi la santé. Lui a de l’argent qu’il n’a point gagné par le travail, et il aime mieux jouer aux cartes que de se faire ses cigarettes. Il donne de l’argent à ces femmes à cette condition seulement qu’elles continueront à vivre aussi péniblement qu’elles vivent, c’est-à-dire à lui faire des cigarettes.

J’aime la propreté, et je donne de l’argent seulement à cette condition que la blanchisseuse lave cette chemise que je change deux fois par jour, et cette chemise épuise les dernières forces de la blanchisseuse, et elle meurt.

Qu’y a-t-il là de mauvais ? Ceux qui achètent et qui louent obligeront sans moi les autres à fabriquer le velours et les bonbons qu’ils achèteront ; ils loueront sans moi des femmes pour faire leurs cigarettes et pour laver leurs chemises. Alors pourquoi se priver de velours, et de bonbons, et de cigarettes, et de chemises propres, puisqu’on a établi cela une fois pour toutes ? — C’est le raisonnement que j’entends souvent, presque toujours. C’est le même raisonnement que fait la foule lorsque, affolée, elle détruit quelque chose. C’est le même raisonnement qui inspire les chiens, lorsque, l’un d’eux se jetant sur l’autre et le renversant, tous se jettent sur cet autre et le déchirent à belles dents. On a commencé, on a fait du dégât, pourquoi, moi aussi, n’en profiterais-je pas ?

— Mais qu’arrivera-t-il, si je porte une chemise sale, si je fais moi-même mes cigarettes ? Cela soulagera-t-il quelqu’un ? demandent les gens qui veulent se justifier.

Si nous n’étions pas si loin de la vérité, il serait honteux de répondre à une question pareille ; mais nous sommes tellement pervertis qu’elle nous semble toute naturelle ; et, si honteux que ce soit, nous devons y répondre.

— Quelle différence y aura-t-il, si je porte ma chemise une semaine au lieu d’un jour, et si je fais moi-même mes cigarettes, ou si je ne fume pas du tout ?

— Celle-ci, que la blanchisseuse, que la faiseuse de cigarettes usera moins ses forces, et que l’argent que je donnais pour le blanchissage et les cigarettes, je peux en faire don à cette blanchisseuse, ou même à d’autres blanchisseuses et à des ouvriers que leur travail épuise, et qui, au lieu de peiner au-dessus de leurs forces, auront dès lors la possibilité de se reposer et de prendre un peu de thé.

À cela j’ai entendu répliquer. (Les gens riches et de luxe rougissent de comprendre leur situation.) On objecte :

— Si je porte du linge sale et ne fume point, pour donner l’argent aux pauvres, on n’en dépouillera pas moins les pauvres, et votre goutte d’eau dans la mer ne sera d’aucun secours.

La honte est plus grande encore de répondre à une objection semblable, mais il faut y répondre. L’objection est coutumière. La réponse est bien simple.

On dit : l’action d’un seul, c’est une goutte dans la mer. Une goutte dans la mer !

Une légende indienne raconte qu’un homme laissa tomber une perle dans la mer ; pour la retrouver, il prit un seau et se mit à puiser de l’eau et à la répandre sur le bord. Il travailla ainsi, sans répit, et, le septième jour, l’esprit marin eut peur que l’homme finît par dessécher la mer, et il lui rapporta la perle.

Si notre mal social, l’oppression de l’homme, — c’était la mer, alors même cette perle que nous avons perdue vaudrait qu’on sacrifiât sa vie pour épuiser l’océan de ce mal. L’esprit du monde en serait effrayé et se soumettrait plus vite que l’esprit marin. Mais le mal social n’est pas une mer ; c’est une fétide fosse d’ordures, que nous-mêmes emplissons soigneusement de nos immondices. Il nous suffirait seulement de nous réveiller, de comprendre ce que nous faisons, de ne plus aimer nos immondices, pour que cette mer qui est notre œuvre, se desséchât aussitôt : et nous posséderions alors cette perle inestimable de la vie fraternelle, humaine.



  1. Sergent de ville.
  2. Concierge.
  3. Pelisse de mouton.
  4. Mot à mot en forme de bouton.
  5. Pluriel de griven, monnaie de dix kopeks.
  6. Cochers.
  7. Femmes. Terme populaire.
  8. Couturière française de Moscou.