Chansons de route/Une croix dans la tranchée

La bibliothèque libre.
Librairie Payot et Cie (p. 231-234).


UNE CROIX DANS LA TRANCHÉE














 


Au Capitaine de Goulaine.

 

UNE CROIX DANS LA TRANCHÉE

Nous suivions la tranchée à vingt mètres des Boches,
Silencieux, le dos voûté, le pied glissant,
Et les canons tapaient, là, près de nous, si proches
Que le vent des obus nous fouettait en passant ;

Nous voyions, à travers les créneaux, La Boisselle,
Son petit cimetière et son îlot brumeux :
Paysage banal qu’un frôlis de ton aile
A fait sublime — ô Gloire ! — et pour jamais fameux ;

Nous bonjourions les gàs bretons du « 19me »,
À leurs postes d’écoute au bout des longs boyaux ;
On se disait deux mots — « Brezonnek »[1], parfois, même —
Les « tiens bon ! » se croisaient avec les « Kénavos »[2] ;

Quand, tout à coup, je vis, au ras de la tranchée
Une petite croix faite avec deux roseaux,
Croix sans date et sans nom, timidement cachée :
Comme en font les enfants sur les tombes d’oiseaux.


Qui donc était ce mort ? Quand tomba-t-il ?… Mystère !
Il était de ceux-là qu’on note « disparus »
Et qui devant les yeux des remueurs de terre
Sous un coup de leur pic, un soir, sont reparus ;

On ne dérange pas le corps du camarade :
On salue, on se signe et le travail reprend
Si bien qu’il reste encor, là, sous la fusillade,
Soldat jusqu’au-delà du tombeau : dans le rang !

Et devant l’humble croix saisi d’un trouble étrange,
Je me sentis jaloux de ce mort radieux
Qui, face à l’Ennemi, dans son linceul de fange,
Dormait le grand sommeil des Héros et des Dieux !

(La Boisselle, 13 mai 1915.)

  1. En Langue bretonne.
  2. Adieux.