Chants populaires de la Basse-Bretagne/Ervoanik Prigent

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ERVOANIK PRIGENT.
PREMIÈRE VERSION.
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I

  Ervoanik Prigent est allé à la mine d’or, (1)[1]
Jamais Tréguier ne sera pauvre ;
A moins qu’à son retour il ne soit pillé
Par La Villaudry et ses gens.

  Une petite vieille femme est à La Villaudry,
Qui monte tous les jours sur le colombier,
Et elle voit sept lieues autour d’elle,
Avec une longuevue qu’elle a.

  La petite vieille femme disait
Un jour au vieux La Villaudry :
— Je vois venir Ervoanik Prigent,
Avec les charretiers de Guingamp ;

  Sur le cheval de devant est un perroquet,
Qui sait le latin et le français ;
Qui sait le latin et le français,
Aussi bien que le breton. —

  Quand La Villaudry entendit cela,
Il se rendit à l’extrémité de son avenue ;
Il prit la tête du cheval de devant,
Et salua Ervoanik Prigent :

  — Descendez, Ervoanik, entrez à la maison,
Et mettez vos chevaux à l’écurie. —
Ervoanik Prigent répondit
A La Villaudry, en ce moment :

  — Je ne descendrai ni entrerai dans votre maison,
Et mes chevaux n’iront pas à l’écurie ;
Je ne déchargerai pas mon cheval blanc,
Que je ne sois arrivé à Tréguîer, pour dîner.

  Que je ne sois arrivé à Tréguier, pour dîner,
En la société de ma sœur aînée. —
Le vieux La Villaudry répondit
Alors à Ervoanik Prigent :

  — Entre Saint-Malo et Tréguier,
Etaient les brigands, hier ;
Se trouvaient les brigands, hier à midi,
Ervoanik, prenez garde à eux ! —


  Quand Ervoanik Prigent entendit cela,
Il sauta à bas de son cheval ;
Il sauta à bas de son cheval,
Et suivit La Villaudry.

  Il rencontra la gouvernante,
Et lui donna son perroquet ;
Il lui donna son perroquet,
Car il la prit pour la dame.

  La fille de La Villaudry disait
Au vieux La Villaudry, cette nuit-là :
— Il témoigne plus de respect (déférence) aux gens de la maison,
Qu’à vous-même et à moi —

  Celui qui aurait entendu Ervoanik Prigent
Jouant de sa flûte d’argent !
Les personnes âgées prenaient leurs ébats en haut (dans les chambres),
Et les jeunes le faisaient aussi en bas.

  Il jouait de son instrument si vaillamment,
Qu’il séduisit le cœur de la jeune fille ;
Qu’il séduisit le cœur de la jeune fille ;
Elle veut l’avoir pour époux.

  Le vieux La Villaudry demandait,
A Ervoanik Prigent, cette nuit-là :
— Ervoanik Prigent, dites-moi,
Avez-vous jamais été marié ? —

  Si Ervoanik avait voulu dire
Qu’il n’avait jamais été marié,
Il eut sauvé sa vie,
Et aussi ses richesses.

  Mais il dit tout le contraire,
Il dit qu’il était marié :
— Il y a aujourd’hui trois ans que je fus marié,
Je n’ai été que trois jours avec ma femme ! —

  Le vieux La Villaudry répondit
Alors à Ervoanik Prigent :
— Si vous aviez voulu, Ervoanik, avoir dit
Que vous n’avez jamais été marié,

  Vous auriez sauvé votre vie,
Ainsi que vos richesses ! —
Les valets de La Villaudry sont alors arrivés,
Et ont arrêté Ervoanik ;

  Ils ont arrêté Ervoanik,
Et l’ont renversé sur l’aire de la salle.
Ervoanik Prigent disait
A La Villaudry, en ce moment :


  — Seigneur de La Villaudry, si vous m’aimez,
Vous ne me tuerez pas sur l’aire de votre salle ;
Vous ne me tuerez pas sur l’aire de votre salle,
La moitié de mon sang est sang royal. —

  Le vieux La Villaudry répondit
A Ervoanik Prigent, en ce moment :
— J’ai des chiens et des lévriers,
Qui lécheront ton sang à mesure que tu le verseras ! —

  — Seigneur de La Villaudry, si vous m’en croyez,
Vous ne me tuerez pas dans votre maison ;
Conduisez-moi au seuil de l’écurie,
Pour que je voie mon cheval avant de mourir ! —

  Ervoanik Prigent disait,
En arrivant au seuil de l’écurie :
— Seigneur Dieu, mon cheval chéri,
C’est donc ici que nous perdrons la vie ! —

  Quand le cheval blanc l’a entendu,
Il a rompu son attache ;
Il a rompu quatre chaînes,
Et s’est précipité sur le vieux La Villaudry.

  Il a tué sept La Villaudry,
Avant d’arriver au huitième ;
Mais quand il est arrivé au huitième,
Hélas ! celui-là l’a tué !

  Celui-là a tué le cheval,
Parce qu’il avait revêtu une cuirasse.
Ervoanik Prigent et ses richesses,
Tout resta là ! (1)


Chanté par le Petit Tailleur,
au bourg de Plouaret, 1863.


(1) Je ne puis donner aucun éclaircissement historique sur cette étrange ballade, qui est répandue dans tout le pays de Tréguier. J’ignore complètement quel peut être le fait qui lui a donné naissance. Le nom de Prigent est très-commun dans les environs de Lannion : quant à la Villaudry (?) , je ne connais ni famille, ni village, ni manoir de ce nom ; à moins pourtant que La Villaudry ne soit la traduction française de Keraudry. On peut rapprocher Ervoanik Prigent de Iannik ar Bon-Garçon, page 354 de notre recueil : il y a quelque analogie dans la situation générale, et dans quelques détails.



ERVOANIK PRIGENT.
SECONDE VERSION.
________


I

  Ervoanik Prigent est allé à la mine d’or,
Jamais Tréguier ne sera pauvre ;
Jamais Tréguier pauvre ne sera,
A moins que La Villaudry ne l’attaque.

  La vieille sorcière de La Villaudry
Montait tous les jours sur le sommet du colombier ;
Elle montait tous les jours sur le sommet du colombier,
Et voyait sept lieues à la ronde autour d’elle.

  — Je vois venir Ervoanik Prigent,
Et avec lui dix-huit charretées d’argent ;
Dix-huit charrettes chargées d’argent et d’or,
Jamais La Villaudry ne sera pauvre.

  Sur le cheval de devant est un perroquet,
Qui sait le latin et le français ;
Qui sait le latin et le français,
Aussi bien qu’il sait le breton.

  La vieille sorcière disait
Un jour, au seigneur de La Villaudry :
— Seigneur de La Villaudry, préparez-vous,
Je vois venir Ervoanik Prigent ;

  Je vois venir Ervoanik Prigent,
Et avec lui dix-huit charretées d’argent ;
Dix-huit charrettes pleines d’argent et d’or,
Jamais La Villaudry ne sera pauvre. ... —

  Ervoanik Prigent disait
A ses charretiers, ce jour-là :
— Conduisez légèrement et sans bruit,
Car c’est ici La Villaudry ! —

  Il n’avait pas fini de parler,
Qu’il a pris la tête du cheval de devant ;
Il a pris la tête du cheval de devant,
Et La Villaudry l’a salué :

  — Ervoanik Prigent, restez passer la nuit,
Les brigands sont à Koat-ann-noz. —
— Autant vaut que je meure dans un bois,
Que dans votre maison, je le sais bien. ... —

I

  En entrant dans la maison,
Il a rencontré une belle demoiselle ;
Il a rencontré une belle demoiselle,
Et lui a offert son perroquet. …

  Il fallait voir Ervoanik Prigent,
Jouant d’un flageolet d’argent ; [1][2]
Si bien que la mie disait à son père
Qu’elle voulait l’avoir pour époux !

  — Ervoanik Prigent, dites-moi,
Etes-vous marié ou ne l’étes-vous pas ? —
— J’ai sept enfants,
Et je voudrais être auprès d’eux, à la maison ! —

  Et quand ils eurent fini de souper,
Ils se mirent à jouer aux cartes ;
À jouer aux dés et aux cartes,
Et Ervoanik gagnait à chaque coup.

  — Gagne, Ervoanik, tant que tu voudras,
Mais voici l’heure où tu mourras ! —
— Seigneur de La Villaudry, si vous m’aimez,
Vous ne me tuerez pas sur l’aire de votre maison ;

  Conduisez-moi dans un coin de votre écurie
Que je voie mon cheval avant de mourir ;
Que je voie mon cheval avant de mourir,
Il m’a coûté cinq cents écus d’or. —

  La vieille sorcière, du coin du feu,
Dit aussitôt :
— Ne le conduisez pas à l’écurie,
Vous n’êtes pas capables, trois à trois, de maîtriser son cheval. —

  Ervoanik Prigent, en entendant cela,
Poussa trois cris, de toutes ses forces ;
Il a poussé trois cris, de toutes ses forces,
Et son cheval a brisé trois portes.

  Bien dur de cœur eut été celui qui n’eut pleuré,
Etant à La Villaudry,
En voyant les charretiers morts.
Pendus avec leurs guides ! (1)[3]

  Le petit page s’est échappé,
Il s’est sauvé par la porte du jardin ;
Il s’est sauvé par la porte du jardin,
Et est allé porter la nouvelle à Tréguier.


I

  Le jeune archer saluait,
En arrivant à La Villaudry :
— Bonjour et joie à tous dans cette maison,
La vieille sorcière, où est-elle ?

  La vieille sorcière où est-elle,
Pour que nous ayons d’abord sa vie ?.... —
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Le seigneur de La Villaudry a été pendu,
Et la vieille sorcière a été brûlée ;
La vieille sorcière a été brûlée,
Et ses cendres ont été jetées au vent !


Chanté par Marguerite Philippe, commune de Pluzunet. — 1867.


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  1. (1) Ervoanik est un diminutif de Ervoan, Ewenn, Iouenn, qui tous signifient Yves. C’est le Owenn gallois et irlandais.
  2. (1) Je traduis le mot kanjolenn par flageolet, quoique je ne le trouve ni dans Lagadeuc, ni dans Le Gonidec ; c’est un mot tombé en désuétude, mais que je me rappelle avoir entendu dans d’autres chants populaires.
  3. (1) Landon, Landoniou, au pluriel, cordes, guides, au moyen desquelles les charretiers dirigent leurs chevaux.