Chants populaires de la Basse-Bretagne/Jeanne Le Roux

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JEANNE LE ROUX [1][1]
PREMIÈRE VERSION.
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I

  Ecoutez tous, et vous entendrez
Un gwerz nouvellement composé,
Qui a été fait à Jeanne Le Roux,
La plus jolie fille qui marche dans sa paroisse.

  Jeanne Le Roux disait
A son père et à sa mère, un dimanche matin :
— Il faut dire que vous n’êtes pas sages.
De fixer pour le jour de ma noce un dimanche ;

  Et pourtant vous entendez dire depuis longtemps
Que le sieur La Tremblaie (1) est dans le pays ;
Et pourtant vous entendez dire et vous voyez
Que le sieur La Tremblaie cherche à m’avoir ! —

  Son père et sa mère dirent
A Jeanne Le Roux, sitôt qu’elle parla :
— Le trouve mauvais qui voudra.
Votre noce sera faite le dimanche ;

  Votre noce sera au point du jour,
La Tremblaie ne sera pas encore levé —
………………. .

II

  Jeanne Le Roux disait
A monsieur le recteur, le dimanche matin :
— Hâtez-vous, monsieur, faites diligence.
J’entends mettre le feu à la mèche ! —

  Elle n’avait pas fini de parler,
Que l’église et le porche étaient pleins ;
Que l’église et le porche étaient pleins
Des soldats de La Tremblaie.


  Le sieur La Tremblaie disait
A monsieur le recteur, ce jour-là :
— Monsieur le recteur, dites-moi,
Ou est la femme de noce ! (la nouvelle mariée) —

  Monsieur le recteur répondit
Au sieur La Tremblaie, quand il l’entendit :
— Monsieur La Tremblaie, excusez-moi,
Je ne marie pas le dimanche ;

  Je ne marie pas le dimanche,
C’est un baptême que j’ai fait. —
— Monsieur le recteur, vous mentez,
Vous avez marié Jeanne Le Roux ;

  Rendez-moi ici Jeanne Le Roux,
Ou je vous tuerai d’abord ;
Ou je vous tuerai d’abord.
Car elle est ici avec son père et sa mère. —

  Jeanne Le Roux disait
Au sieur La Tremblaie, là, en ce moment :
— Monsieur La Tremblaie, si vous m’aimez,
laissez-moi aller sur le mur du cimetière ;

  Laissez-moi aller sur le mur du cimetière,
Pour dire adieu à mon mari. —
— Sur le mur du cimetière vous n’irez pas,
Vous ferez vos adieux de dessus la croupe de mon cheval !

  Jeanne Le Roux disait
Au sieur La Tremblaie, là, en ce moment :
— Laissez-moi aller encore dans l’église,
Pour faire mes adieux à mes compatriotes. —

  — Dans l’église vous n’entrerez pas,
Vous ferez vos adieux de dessus la croupe de mon cheval ;
Vous viendrez avec moi sur la croupe de mon cheval.
Criez, sanglotez, pleurez à satiété ! —

  Jeanne Le Roux disait
Au sieur La Tremblaie, là, en ce moment :
— Monsieur La Tremblaie, si vous m’aimez,
Vous me donnerez un couteau ;

  Vous me donnerez un couteau,
Pour couper ma ceinture de noce ;
Pour couper ma ceinture de noce.
Qu’on a trop serrée sur moi. —

  Le sieur La Tremblaie, quand il a entendu,
Lui a montré trois couteaux,
Un à manche noir, un à manche blanc,
Un autre en or jaune soufflé :


  C’est celui à manche noir qu’elle a pris,
Et elle se l’est plongé dans le cœur !
Quand le sieur La Tremblaie se détourna,
La pauvre Jeanne était couchée sur la bouche !

  Le sieur La Tremblaie disait,
A Jeanne Le Roux, en ce moment :
— J’ai enlevé dix-huit [1][2] jeunes mariées,
Jeanne Le Roux est la dix-neuvième ;

  Jeanne Le Roux, la dernière,
Me brise le cœur ! —


Chanté par Jeanne Le Gall. Keramborgne, 1848.


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JEANNE LE ROUX.
SECONDE VERSION.
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I

  Les plus jolies filles qui soient sous le soleil,
Sont les filles de Le Roux, de Paimpol :
La petite Jeanne est jolie comme une rose,
Les deux autres sont rousses.

  Jeanne Le Roux disait,
Un jour, à son père et à sa mère :
— Mon père, ma mère, vous n’êtes pas sages,
De mettre mon mariage un dimanche.

  Et pourtant vous entendez dire depuis longtemps
Que le capitaine La Tremblaie est dans le pays ;
Vous savez et vous entendez dire
Comme il cherche à m’avoir ! —

  Son père dit alors
A Jeanne Le Roux, quand il l’entendit :
— Vous serez mariée avant le jour,
Quand le sieur La Tremblaie sera dans son lit. —


II

  Le capitaine La Tremblaie disait
A son petit page, cette nuit-là :
— Lève-toi demain de bon matin,
Pour que nous allions chasser au bois ;

  Il nous faudra aller à la chasse,
Jeanne Le Roux sera mariée demain
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

III

  Jeanne Le Roux disait
A monsieur le recteur, ce jour-là :
— Dépêchez-vous de dire votre grand’messe,
J’ai senti mettre le feu à la poudre !

  J’ai senti mettre le feu à la poudre,
Le sieur La Tremblaie arrive. —
Monsieur le recteur disait
Alors à Jeanne Le Roux :

  — Si je ne craignais de salir tes habits,
Je t’aurais cachée dans un cerceuil de bois.
Et je t’aurais mise dans la sacristie,
Sur laquelle il y a sept clefs. —

  — Serait-il Dieu possible
Que vous craigniez de salir mes habits !
Je voudrais les voir tous dans un feu de joie,
Et être à la maison, sur le foyer de mon père ! —

  Elle n’avait pas fini de parler,
Que l’église et le porche étaient pleins ;
Qu’église et porche étaient remplis
De La Tremblaie et de ses soldats.

  Le capitaine La Tremblaie demandait
Au recteur, ce jour-là :
— Monsieur le recteur, dites-moi
Où est la fille de noce (la nouvelle mariée) ? —

  — Monsieur La Tremblaie, excusez-moi,
Ce n’est pas une noce que j’ai faite ;
Ce n’est pas une noce que j’ai faite,
C’est un enfant que j’ai baptisé. —

  — Ce n’est pas une noce que vous avez faite ?
Où donc est l’enfant que vous avez baptisé ? —
— la nourrice l’a emporté,
Pour le réchauffer sur la pierre du foyer. —


  — Ce n’est pas pour des baptêmes
Que je vois les boucles d’argent sur les chaussures ;
Que je vois les boucles d’argent sur les chaussures,
Et la dentelle aux manches ;

  Vous avez marié Jeanne Le Roux,
Et c’est celle-là qu’il me faut ! —
— Elle est dans la sacristie,
Renfermée sous sept clefs. —

  Le capitaine La Tremblaie disait
A Jeanne Le Roux, en ce moment :
— Ne te rappelles-tu pas bien
Que quand tu étais dans la maison de ton père,

  Tu me dis
Que tu ne coucherais pas avec moi la nuit de ta noce ? ...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Jeanne Le Roux disait
Au sieur La Tremblaie, ce jour-là :
— Laissez-moi monter sur le mur du cimetière.
Pour dire adieu à mon mari ? —

  — Montez quand vous voudrez sur le mur,
Et dites-lui au revoir. —
Jeanne Le Roux disait
En montant sur le mur du cimetière :

  — Mon pauvre mari, dites-moi,
Si je retourne, me reprendrez-vous ? —
— Si vous revenez, vous serez la bien venue,
Puisque ce n’est pas de votre plein gré. —

  Jeanne Le Roux demandait
Alors au capitaine La Tremblaie :
— Monsieur La Tremblaie, dites-moi,
Serai-je obligée à d’autres que vous ? —

  — A moi et à mon valet de chambre,
Et à mes soldats quand ils le désireront ;
Et à mes soldats, quand ils le désireront,
Il y en a cent dix ! —

  Jeanne Le Roux disait
Au sieur La Tremblaie, ce jour-là :
— Monsieur La Tremblaie, si vous m’aimez,
Vous me prêterez un couteau ;

  Vous me prêterez un couteau.
Pour couper ma ceinture de noce,
Qui a été trop serrée,
Par la mère qui m’a donné le jour ? —


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Le sieur La Tremblaie dont il est question dans cette chanson était un des plus célèbres capitaines tenant pour le roi, en Bretagne, sous la ligue. Il défendit vaillamment Moncontour contre les entreprises du duc de Mercœur. En l’année 1591, secondé par un corps de troupes anglaises, envoyé par la reine d’Angleterre, sur la demande des États de Nantes, il enleva l’île de Bréhat aux Ligueurs. La tradition locale veut que la scène qui a fourni le sujet de notre gwerz se soit passée a Paimpol, où séjourna à cette époque le capitaine La Tremblaie. Du reste les deux premiers vers de la seconde version le disent clairement :

Les plus jolies filles qui soient sous le soleil,
Sont les filles de Le Roux, de Paimpol.



  1. (1) Une version de cette chanson, extraite de la collection de M. de Penguern, a été publiée dans l’Athenaeum français, en 1855. Elle diffère peu de la nôtre.
  2. (1) On aura bien certainement remarqué déjà comme le mot tric’houec’h, dix-huit, mot-à-mot trois six, revient souvent dans nos chants populaires
    bretons.