Chants populaires de la Basse-Bretagne/L’Héritière de Keroulaz

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L’HÉRITIÈRE DE KEROULAZ
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I

Je voudrais être petite colombe blanche
À Keroulas, sur le toit :
Je voudrais être sarcelle,
Sur l’étang où elle lave ses vêtements,

Afin de voir ma douce héritière,
Qui lave blanc comme le lait….
………………………………………………………………………

— Bonjour à vous, ma douce héritière,
Pourquoi êtes-vous lavandière ?
Assez de servantes sont dans la maison de votre père,
Pour vous laver vos vêtements.

— Je suis venue laver mon linge clair (fin),
Pour passer le temps seulement.
Seigneur de la Ronce[1], dites-moi,
Pourquoi êtes-vous venu me voir à pied ?

Assez de chevaux sont chez votre père,
Pour vous porter jusqu’à Keroulas.
— J’ai une haquenée blanche,
Avec une bride d’argent en tête,

Les coins de ses deux hanches dorés,[2]
Bonne pour vous porter, héritière.
— Seigneur de la Ronce, excusez-moi,
Je ne mérite pas d’aller à cheval ;

Mais dans un carrosse bien accoutré,
Avec huit chevaux pour le traîner ;
Je dis un carrosse doré,
Sur quatre roues d’argent.

— Petite héritière, vous êtes fière,
Et le monde parle de vous…
— Pourquoi le monde parle-t-il mal de moi,
Qui possède cinq mille écus de rente ?



  Il n’y a pas d’héritière dans la contrée,
Qui soit plus riche que moi,
Si ce n’est l’héritière de Rosambo,
Si elle fait un pas (devant moi), elle n’en fera pas deux ;

  Si elle en fait deux, pour trois elle ne fera pas,
Car son cœur est contristé ;
Car son cœur est contristé,
Et c’est vous, marquis, qui en êtes la cause.

  Nul ne marche devant ma face (ne me plait tant)
Comme le fils du seigneur de Kerthomas :
Nul ne marche avec un aussi bon visage
Que Kerthomas vêtu de satin blanc.

  Je voudrais voir tous mes biens perdus
Et moi mariée à Kerthomas,
À Kerthomas ou à Coadelès,
Ou au baron de Coatgouradès.[3]

  — J’ai passé par Kerthomas,
Et je n’y ai rien vu :
Je n’y ai rien vu,
Qu’un vieux manoir sans toiture ;

  Et une mare au milieu de la maison,
Bonne aux canards pour prendre leurs ébats.
— Tu mens au milieu de ta face !
Tu n’as pas été à Kerthomas.

  À Kerthomas il y a une salle
Dorée jusqu’à terre ;
Dorée jusqu’à terre,
Faite aux gentilshommes pour s’ébattre ;

  Capable de recevoir un roi,
Eût-il une suite de cinq cents hommes ;
Eût-il une suite de cinq cents hommes,
Sans en mettre deux dans le même lit.

II

  L’héritière disait
À sa mère, en arrivant à la maison :
— Je voudrais voir tous mes biens perdus
Et être mariée à Kerthomas ;

  À Kerthomas ou à Coadelès,
Ou au baron de Coatgouradès.
Sa mère dit alors
À l’héritière, quand elle l’entendit :


— Ma fille, vous êtes encore bien jeune,
Je ne puis pas vous marier ;
Votre famille du côté de votre père,
Ma fille, ne le trouverait pas bon.

……………………………...........….........……
……………….....................……………………

III

Les pauvres de sa paroisse pleuraient,
Et ne trouvaient personne pour les consoler :
Et ne trouvaient personne pour les consoler,
Si ce n’est l’héritière, celle-là le faisait :

— Pauvres de ma paroisse, ne pleurez pas,
Venez me voir à Châteaugal,
Je donnerai l’aumône tous les jours
Et la charité[4] trois fois la semaine.

— Vous ne donnerez pas l’aumôme,
La charité encore, je ne dis pas ;
Mes moyens ne dureraient pas
À donner l’aumône aux pauvres.

— Sans rien ôter à vos moyens,
Je donnerai l’aumône aux pauvres ;
Il y a chez mon père une écurie,
Seigneur De La Ronce, qui vaut tous vos biens….

Les voilà fiancés et mariés :
Elle va à Châteaugal avec son mari.
Dur eût été le cœur de celui qui n’eût pleuré,
S’il eût été à Keroulas,

En voyant la bonne héritière
Embrasser les pierres de la maison de son père,
En disant : — Adieu, Keroulas,
Jamais plus en toi je ne ferai un seul pas ![5]



IV

L’héritière disait,
En arrivant à Châteaugal :
— Apportez-moi un escabeau pour m’asseoir,
Si je suis la belle fille de cette maison.

Escabeau pour s’asseoir lui a été donné,
Et un autre à son mari, auprès d’elle :
— Ouvrez toutes grandes les fenêtres,
Je vois des pauvres par bandes ;

Ouvrez toutes grandes les fenêtres,
Afin que je leur donne une partie de mes biens.
Quand je regarde encore vers la grande route,
Je vois un cavalier vêtu de bleu ;

Un cavalier vêtu de bleu,
Qui ressemble à Kerthomas…
Et Kerthomas demandait,
En arrivant à Châteaugal :

— Bonjour et joie à tous dans cette maison,
L’héritière où est-elle ?
— Kerthomas, entrez dans la maison,
Afin que votre cheval aille à l’écurie.

Un banquet est terminé,
Et un autre est commencé ;
Et un autre est commencé,
Quand le souper sera terminé, vous la verrez….

L’héritière disait
À sa petite servante, cette nuit-là :
— Délacez-moi mes corsets,
Car mon cœur est brisé !

Elle n’avait pas fini de parler,
Qu’elle tomba à terre ;
Elle tomba à terre,
Et mourut aussitôt sur la place.

Et Kerthomas (mourut) aussitôt qu’elle,
Avant de sortir de la maison !….

Dieu pardonne à leurs âmes,
Ils sont tous les deux sur les tréteaux funèbres ;
Ils sont tous les deux devant Dieu,
Et puissions nous tous y aller aussi !…


Chanté par Marie Daniel,
de la paroisse de Duault (Côtes-du-Nord).



FRAGMENT DE LA MÊME BALLADE


— Ma petite mère chérie, dites-moi,
Quand serai-je fiancée ?
Si vous faites, faites que ce soit tout de suite,
Car le Marquis de Mesle est au pays.

— Jusqu’à ce que vous ayez vingt-cinq ans,[6]
À moins d’avoir le consentement de vos parents.
— Pour mes parents du côté de mon père
Ne m’ont jamais voulu de bien….

………………………………………………………………

L’héritière demandait
À sa fille de chambre, un jour :
— Qu’est-ce qui passe par là,
Que le pavé en tremble ?

— C’est le Marquis de Mesle sur son cent (en grande tenue),
Qui vient, héritière, pour vous voir.
— Et quand il serait sur son mille,
Je n’éprouve aucune joie de sa présence.

…………………………………………………………………

À Kerthomas j’ai été,
Et je jure que je n’y ai rien vu
Qu’une vieille salle enfumée,
Bonne pour servir de nid aux hiboux ;

Et au milieu de la salle est une mare
Faite aux canards pour s’ébattre.
— Tu mens au milieu de ta face !
À Kerthomas il y a de grands biens.

À Kerthomas j’ai été,
Et j’y ai vu assez de (belles) choses :
À Kerthomas il y a une salle
Qui est dorée jusqu’à la terre :

Les meubles en sont d’ivoire,
Celle-là est belle, plus que jolie !
Il ne s’y trouve ni porte ni fenêtre
Qu’on n’ait de quoi les dorer….


AUTRE FRAGMENT.


Petite héritière, vous êtes fière,
Et les gens savent bien que vous l’êtes,
Avoir refusé le fils de Luzuron,[7]
Lui qui est beau comme un baron.



  — S’il était aussi beau que vous le dites,
Il ne viendrait pas me voir sans bottes ;
S’il était assez bon gentilhomme,
Il n’aurait pas un licol à la tête de son cheval.

  Bottes et éperons dorés
Doit avoir un gentilhomme ;
Moi, quand j’irai, je n’irai pas sur des chevaux,
J’irai dans un carrosse bien équipé ;

  J’irai dans un carrosse bien équipé,
Avec dix-huit chevaux pour le traîner ;
Six seront devant et six derrière,
Et trois seront de chaque côté.

  Dix-huit cents boisseaux de froment
Reçoit mon père du côté de Bretagne,
Et autant du côté du pays de France,
Et moi je serai Dame d’autre part.

  Il n’y a pas une héritière à Rennes
Qui fasse un pas devant moi,
À moins que ce ne soit la Dame de Rosambo,
Et si elle en fait un, elle n’en fera pas deux.

  J’ai en Léon une tourelle,
Avec trente pommelles dessus,
Les garnitures en sont d’argent,
Les fenêtres d’ivoire ;

  Les fenêtres, d’ivoire blanc,
Et les portes, d’or jaune....[8]


Chanté par Pierre Gouriou,
Tisserand au Vieux-Marché — 1844.






  1. Ce seigneur de La Ronce, ou de La Roncière, est peut-être une interpolation arbitraire, car on ne le voit pas figurer dans la touchante histoire de l’infortunée héritière.
  2. Sans doute les coins des housses retombant des deux côtés sur les flancs du cheval.
  3. Kergroadès, probablement. On voit encore les ruines du beau château de ce nom dans la commune de Plourin, arrondissement de Brest — Ce pourrait bien encore être une altération de Coatgourden ?
  4. « L’aumône » se disait, dans nos campagnes, des dons en nature, farine, pommes de terre, pain, qu’on distribuait régulièrement aux mendiants qui se présentaient au seuil de chaque habitation, à des jours fixes, ordinairement deux fois la semaine : la « charité » qu’on appelait aussi « qualité, » peut-être parce que c’étaient les gens de qualité qui la donnaient le plus fréquemment, était aussi une aumône, mais en numéraire, et qui se distribuait moins régulièrement, ordinairement à l’occasion des noces, des baptêmes ou des décès des personnes les plus considérables de la commune.
  5. C’est dans « Les Antiquités du Finistère » de M. le chevalier de Fréminville, seconde partie, page 203, qu’une version de cette ballade a été publiée pour la première fois.
  6. Sous-entendu — Vous ne pouvez vous marier.
  7. Altération peut-être de Lannuzouarn, nom de famille de la mère de la jeune héritière de Keroulaz.
  8. Cette ballade reproduit la touchante histoire de Marie de Keroulaz, fille unique de François de Keroulaz, seigneur de Keroulaz, dans le bas Léon, et de dame Catherine de Lannuzouarn, et que sa mère força d’épouser, en 1565, François du Chastel, marquis de Mesle, lorsqu’elle eût préféré donner sa main au jeune seigneur de Kerthomas.

    Rapprocher de « l’héritière de Keroulaz » du Barzaz-Breiz, page 193.