Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre/I

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I

L’HOMME ET L’ŒUVRE



La vie de Baudelaire méritait d’être écrite, parce qu’elle eſt le commentaire & le complément de ſon œuvre.

Il n’était pas de ces écrivains aſſidus & réguliers dont toute la vie ſe paſſe devant leur pupitre, & deſquels, le livre fermé, il n’y a plus rien à dire.

Son œuvre, on l’a dit ſouvent, eſt bien lui-même ; mais il n’y eſt pas tout entier.

Derrière l’œuvre écrite & publiée il y a toute une œuvre parlée, agie, vécue, qu’il importe de connaître, parce qu’elle explique l’autre & en contient, comme il l’eût dit lui-même, la genèſe.

Au rebours du commun des hommes qui travaillent avant de vivre & pour qui l’action eſt la récréation après le travail, Baudelaire vivait d’abord. Curieux, contemplateur, analyſeur, il promenait ſa penſée de ſpectacle en ſpectacle & de cauſerie en cauſerie. Il la nourriſſait des objets extérieurs, l’éprouvait par la contradiction ; & l’œuvre était ainſi le réſumé de la vie, ou plutôt en était la fleur.

Son procédé était la concentration ; ce qui explique l’intenſité d’effet qu’il obtenait dans des proportions reſtreintes, dans une demi-page de proſe, ou dans un ſonnet. Ainſi s’explique encore ſon goût paſſionné des méthodes de compoſition, ſon amour du plan & de la conſtruction dans les ouvrages de l’eſprit, ſon étude conſtante des combinaiſons & des procédés. Il y avait en lui quelque choſe de la curioſité naïve de l’enfant qui caſſe ſes joujoux pour voir comment ils ſont faits. Il ſe délectait à la lecture de l’article où Edgar Poë, ſon héros, ſon maître envié & chéri, expoſe impudemment, avec le ſang-froid du preſtidigitateur démontrant ſes tours, comment, par quels moyens précis, poſitifs, mathématiques, il eſt parvenu à produire un effet d’épouvante & de délire dans ſon poëme du Corbeau. Baudelaire n’était certainement pas dupe du charlataniſme de cette genèſe à poſteriori ; il l’approuvait même & l’admirait comme un bon piége tendu à la badauderie bourgeoiſe. Mais en pareil cas, lui, j’en ſuis ſûr, il eût été de bonne foi. C’eſt très-ſérieuſement qu’il croyait aux miracles préparés, à la poſſibilité d’éveiller chez le lecteur, de propos délibéré & avec certitude, telle ou telle ſenſation. Cette conviction chez lui n’était qu’un corollaire de l’axiome célèbre de Théophile Gautier : « Un écrivain qu’une idée quelconque, tombant du ciel comme un aérolithe, trouve à court de termes pour l’exprimer, n’eſt pas un écrivain véritable. » Baudelaire eût dit volontiers :« Tout poëte qui ne ſait pas être à volonté brillant, ſublime, ou terrible, ou groteſque, ne mérite pas le nom de poëte. » Il s’eſt vanté plus d’une fois de tenir école de poéſie & de rendre en vingt leçons le premier venu capable de faire convenablement des vers épiques ou lyriques. Il prétendait d’ailleurs qu’il exiſte des méthodes pour devenir original, & que le génie eſt affaire d’apprentiſſage. Erreurs d’un eſprit ſupérieur qui juge tout le monde à la meſure de ſa propre force, & qui imagine que ce qui lui réuſſit réuſſirait à tout autre. Il en eſt de ces croyances au génie volontaire & à l’originalité appriſe, comme de cette réponſe de M. Corot le payſagiſte à quelqu’un qui lui demandait le moyen d’égaler ſon talent : — « Regardez, & faites ce que vous aurez vu. » Le peintre, de très-bonne foi dans ce conſeil, oubliait d’ajouter : Ayez mes yeux & mes doigts, & auſſi mon intelligence. De même, Théophile Gautier, lorſqu’il formulait ſon déſolant arrêt, méconnaiſſait le privilége du génie en impoſant à tous comme un devoir ce qui n’eſt en lui qu’un don rare & magnifique ; & Baudelaire, en affirmant la didactique de l’originalité & du talent poétique, faiſait d’abord abſtraction de ſa valeur perſonnelle. Et c’eſt toujours le fait des grammaires & des méthodes qui ne ſervent qu’à ceux qui les font, c’eſt-à-dire à ceux qui ſont capables de les faire.


Ainsi qu’il l’a écrit lui-même de Théodore de Banville[1], Baudelaire « fut célèbre, tout jeune. » Il n’avait guère plus de vingt ans qu’on parlait déjà de lui dans le monde de la jeuneſſe littéraire et artiſtique comme d’un poëte « original », nourri de bonnes études et procédant des maîtres vigoureux et francs d’avant Louis XIV, particulièrement de Régnier. Cette deſcendance, au moins comme inſpiration, n’était pas très-juſte ; ſous ce rapport, Baudelaire ne procédait de perſonne. Mais quant aux qualités d’exécution, de ſtyle, fermeté, netteté, préciſion, la parenté pouvait s’établir.

En ce temps-là déjà (1843-44) la plupart des pièces imprimées dans le volume des Fleurs du Mal étaient faites ; et douze ans plus tard, le poëte, en les publiant, n’eut rien à y changer. Il fut prématurément maître de ſon ſtyle et de ſon eſprit.

À cet âge, où l’on commence à vivre, Baudelaire avait déjà beaucoup vécu et conſéquemment beaucoup penſé, beaucoup vu, beaucoup agi ſur lui-même. Il avait voyagé au loin, dans ces contrées de l’Inde dont le payſage & le parfum obſédaient ſa mémoire. Émancipé de bonne heure par la mort de ſon père, il s’était vu maître d’une petite fortune qui fondit entre ſes mains & paya ſon apprentiſſage de curieux & d’artiſte. Son eſprit, activé par le déplacement & par l’expérience précoce de la vie, avait dès lors toute ſa maturité ; les hardieſſes que d’autres oſent à peine rêver, il les avait réaliſées & les impoſait par l’aſcendant d’une volonté éprouvée & qui défiait le ridicule.

Dans cette biographie d’un Eſprit, je ne ſaurais me laiſſer engraver dans le ſable fin de l’anecdote & du cancan. Pourtant, je dois le dire, ces ſingularités de coſtume, de mobilier, d’allures, ces bizarreries de langage & d’opinions, dont ſe formaliſait l’hypocrite vanité des ſots toujours offenſés des coups portés à la banalité, n’indiquaient-elles pas déjà le parti pris de révolte & d’hoſtilité contre les conventions vulgaires qui éclate dans les Fleurs du Mal, un beſoin de s’entretenir dans la lutte en provoquant journellement & en permanence l’étonnement & l’irritation du plus grand nombre ? C’était la vie mariée à la penſée, l’union de l’action & du rêve, qu’il invoque dans un de ſes plus audacieux poëmes. Tout autre que lui fût mort des ridicules qu’il ſe donnait à plaiſir, dont les effets le réjouiſſaient, & que lui faiſait porter allégrement & comme des grâces la conſcience inébranlable de ſa valeur.

Ajoutons que ces extravagances, qui n’irritaient que les nigauds, n’ont jamais peſé à ſes amis. On ne les ſubiſſait pas ; on s’en divertiſſait, on les ſavourait comme un condiment aux plaiſirs de l’intimité.

C’était auſſi pour lui un moyen d’épreuve ſur les inconnus. Une queſtion ſaugrenue, une affirmation paradoxale lui ſervaient à juger l’homme à qui il avait affaire ; & ſi au ton de la réponſe & à la contenance il reconnaiſſait un pair, un initié, il redevenait auſſitôt ce qu’il était naturellement, le meilleur & le plus franc des camarades.


Pendant cette phaſe inédite de ſa vie, Baudelaire était ſeigneurialement logé dans une maiſon hiſtorique, ce fameux hôtel Pimodan conſacré par le ſéjour de pluſieurs notabilités littéraires & artiſtiques, & où Théophile Gautier a placé la ſcène d’un de ſes contes, le Club des Haſchichins. Il y habitait ſous les combles un appartement de trois cent cinquante francs par an, compoſé, j’ai bonne mémoire ! de deux pièces & d’un cabinet. Je revois en ce moment la chambre principale, chambre à coucher & cabinet de travail, uniformément tendue ſur les murs & au plafond d’un papier rouge & noir, & éclairée par une ſeule fenêtre dont les carreaux, juſqu’aux pénultièmes incluſivement, étaient dépolis, « afin de ne voir que le ciel », diſait-il. Il était plus tard bien revenu de ces mélancolies éthérées, et aima plus que perſonne les maiſons & les rues. Il dit quelque part : « J’ai eu longtemps devant ma fenêtre un cabaret rouge & vert qui était pour mes yeux une douleur délicieuſe. » (Salon de 1846.)

Entre l’alcôve & la cheminée, je revois encore le portrait peint par Émile Deroy en 1843, & ſur le mur oppoſé, au-deſſus d’un divan toujours encombré de livres, la copie (réduite) des Femmes d’Alger, œuvre du même peintre, faite pour Baudelaire, & qu’il montrait avec orgueil. Qu’eſt devenue cette copie, reſtée belle dans mon ſouvenir ? Je l’ignore, & Baudelaire lui-même n’a jamais ſu me le dire. Le portrait heureuſement a été ſauvé & nous a conſervé la phyſionomie de l’auteur des Fleurs du Mal dans ſon premier âge littéraire.

Diſons un mot du pauvre Deroy, artiſte de talent, mort jeune avant 1848, & qui a droit à une place dans les ſouvenirs de notre jeuneſſe. Il était fils de M. Iſidore Deroy, lithographe, dont on connaît de nombreuſes vues de Paris & de la Suiſſe. Je ne me rappelle pas de qui il était l’élève, ou ſi même il avouait un maître. Il ſe trouva tout doué, tout prêt lors de l’avénement des coloriſtes ſignalé par le triomphe de Delacroix & les premiers ſuccès de Couture. Outre le portrait dont je parle, & cette copie, égarée ou perdue, des Femmes d’Alger, que Baudelaire priſait très-haut, il a laiſſé une étude d’après une petite chanteuſe des rues[2], quelques portraits, parmi leſquels celui de M. de Banville, père du poëte, que l’on voit encore chez ſon fils, de Pierre Dupont, de Privat d’Anglemont, une étude de femme conſervée par Nadar. Remarquablement organiſé comme peintre, coloriſte merveilleux, homme intelligent d’ailleurs & juge clairvoyant, il était, comme tous les hommes de valeur en lutte contre l’obſcurité, aſſez peu généreux en paroles. La pauvreté, l’iſolement l’avaient rendu méfiant & cauſtique. Il mourut triſte & délaiſſé, peu regretté de ſes confrères qu’il ne ménageait guère & à qui il faiſait peur ; mais digne de ſympathie pour ceux qui avaient apprécié ſon talent & qui croyaient à ſon avenir. Baudelaire l’aimait, tant pour les qualités d’artiſte que pour ſon eſprit ; il en avait fait ſon commenſal. C’eſt par l’intermédiaire de Deroy que j’ai fait connaiſſance avec Baudelaire, à l’occaſion du Salon de 1845.

Revenons à ce portrait. qui nous rend un Baudelaire que peu de gens aujourd’hui ont connu, un Baudelaire barbu, ultrà-faſhionable, & voué à l’habit noir.

La figure peinte en pleine pâte s’enlève partie ſur un fond clair, partie ſur une draperie d’un rouge ſombre. La phyſionomie eſt inquiète ou plutôt inquiétante ; les yeux ſont grand ouverts, les prunelles directes, les ſourcils exhauſſés ; les lèvres exſufflent, la bouche va parler ; une barbe vierge, drue & fine, friſotte à l’entour du menton & des joues. La chevelure, très-épaiſſe, fait touffe ſur les tempes ; le corps, incliné ſur le coude gauche, eſt ſerré dans un habit noir d’où s’échappent un bout de cravate blanche & des manchettes de mouſſeline pliſſée. Ajoutez à ce coſtume des bottes vernies, des gants clairs & un chapeau de dandy, & vous aurez au complet le Baudelaire d’alors, tel qu’on le rencontrait aux alentours de ſon île Saint-Louis, promenant dans ces quartiers déſerts & pauvres un luxe de toilette inuſité.

Il m’eſt impoſſible, en regardant cette peinture, de n’avoir pas auſſitôt préſent à la mémoire le portrait de Samuel Cramer dans la Fanfarlo nouvelle écrite à la même date, & dont le héros me ſemble l’exacte reſſemblance de l’auteur. — « Samuel a le front pur & noble, les yeux brillants comme des gouttes de café, le nez taquin & railleur, les lèvres impudentes & ſenſuelles, le menton carré & deſpote, la chevelure prétentieuſement raphaëleſque… ». Quelques pages plus loin, l’auteur revient à ce nez, trait eſſentiel & ſignificatif dans la phyſionomie de Samuel & dans celle de ſon peintre : — « Malgré ſon front trop haut, ſes cheveux en forêt vierge, & ſon nez de priſeur, elle le trouva preſque bien, &c… »

Ce portrait, page d’hiſtoire pour nous, reſſuſcite tout un paſſé de jeuneſſe poétique & eſpérante : les longues promenades au Luxembourg & au Louvre, les viſites aux ateliers, les cafés eſthétiques & les ſoirées de l’Odéon-Lireux. Autour de cette figure ſilencieuſe, atteſtant dans ſon coſtume & dans sa pose les prétentions communes, ſurgit tout un eſſaim de jeunes viſages : Pierre Dupont, Th. de Banville, Levavaſſeur, Prarond, Aug. Dozon, Jules de la Madelène, Philippe de Chennevières, tous ſouriant au même eſpoir & profeſſant la même ambition ; ambition innocente, mais démeſurée, puiſqu’elle est infinie, ridicule même ſelon quelques-uns, mais où il n’entrait du moins rien de vil ; car, j’en puis répondre, ni l’argent ni les « poſitions » n’étaient pour rien dans les rêves d’avenir en ce temps-là. Et, pour nous réſumer ſur ces ſouvenirs où nos regrets s’éterniſeraient, diſons que ſi les ambitions étaient grandes, la camaraderie était franche & gaie. On ne poſait, si poſe il y a, que pour le bourgeois ; et les habits funèbres & les chevelures déſordonnées ne ſervaient que, comme les monſtres que les Chinois portent à la guerre, d’épouvantails à l’ennemi.

Quant au portrait, Baudelaire, après l’avoir longtemps promené de logement en logement, s’en était dégoûté. « Je n’aime plus ces rapinades », diſait-il. Et il en fit cadeau à un ami, qui l’a gardé.

  1. Notice ſur Théodore de Banville, au tome IV des Poëtes français. Gide-Hachette, 1862.
  2. Cette petite guitariſte, qui circulait en ce temps-là dans le quartier latin, occupait beaucoup les eſprits d’alors, peintres & poëtes ; c’eſt à elle que ſe rapporte la pièce des Stalactites de Th. de Banville, préciſément intitulée : à une petite chanteuſe des rues. C’eſt elle auſſi, je le crois du moins, la mendiante rouſſe, des Fleurs du Mal.