Chronique de la quinzaine - 14 avril 1859

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Chronique n° 648
14 avril 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1859.

Nous nous félicitons de pouvoir commencer par une affirmation rassurante : le congrès se réunira, et probablement dans des conditions plus favorables à la paix qu’on ne l’avait d’abord espéré. La certitude de la réunion du congrès a aujourd’hui une signification d’autant plus heureuse que nous venons de traverser l’épreuve la plus difficile par laquelle nous aient fait passer encore les complications qui agitent l’Europe.

L’adhésion des puissances au congrès proposé par la Russie était en effet à peine connue que les doutes les plus sérieux se sont élevés sur la possibilité d’ouvrir cette grande délibération. Une première difficulté avait excité la controverse : le Piémont serait-il admis au congrès avec voix délibérative au même titre que les cinq états qui forment ce que l’on a nommé la pentarchie européenne ? Cette difficulté n’était pas fort grave : elle nous préoccupait peu pour notre compte, car nous ne considérions pas qu’il fût désavantageux au Piémont de ne point prendre part aux décisions du congrès, et de conserver pour l’avenir, au prix de cette abstention, la liberté d’action de sa politique italienne ; mais cette polémique a été bientôt éteinte par un débat plus périlleux. L’Autriche a émis une prétention qui pendant une semaine a rendu douteuse la réunion du congrès et a fait craindre l’explosion immédiate de la guerre. Le cabinet de Vienne a voulu subordonner son entrée dans le congrès au désarmement préalable du Piémont. C’était poser une question irritante avec une maladresse singulière, dans les termes les moins favorables à une bonne solution. Entre le Piémont et l’Autriche, la discussion portée sur ce terrain n’avait point d’issue. Qui a armé le premier ? d’où sont venues les premières menaces ? Quand une lutte politique a duré quelque temps, chacun croit sincèrement avoir le droit de trancher de telles questions contre ses adversaires. Entre l’Autriche et le Piémont, qui prononcerait ? Était-on fondé à croire que la France et la Russie donneraient tort au Piémont et raison à l’Autriche ? En admettant que l’Angleterre et la Prusse fussent disposées à imputer au Piémont l’attitude agressive, ces gouvernemens pouvaient-ils employer des mesures coercitives pour contraindre la Sardaigne à désarmer ? Dans de tels termes, nous le répétons, la question était sans issue. En faisant du désarmement préalable du Piémont la condition absolue de son entrée aux conférences, l’Autriche donnait le change sur ses véritables intentions : elle semblait chercher un prétexte pour échapper à l’action du congrès proposé ; elle allait prendre le rôle agressif, et perdre définitivement sa cause devant cette opinion pacifique, non-seulement française, mais européenne, qui rejettera la responsabilité de la guerre sur celui qui la commencera. Nous ne sommes pas surpris que ce système n’ait trouvé faveur auprès d’aucune des quatre grandes puissances, et que, devant la prétention obstinément soutenue de la cour de Vienne, la crainte ne se soit tout à coup répandue partout que la guerre ne fût inévitable et ne dût éclater par la faute de l’Autriche.

C’est au moment où tout paraissait désespéré que l’on est, croyons-nous, parvenu à conjurer ce danger. Au fond, il y avait dans la demande de l’Autriche des élémens que l’opinion pacifique européenne ne devait pas repousser, s’il était possible de les dégager de la forme maladroite dont la cour de Vienne les avait revêtus. Pour les découvrir, nous prions qu’on nous permette d’examiner avec impartialité les nécessités de la situation de l’Autriche. Peut-être quelques journaux dont nous avons obtenu les mauvaises grâces nous contesteront-ils la licence d’impartialité que nous osons réclamer. Ces journaux, dans l’état subalterne où végète parmi nous la presse politique, croient peut-être faire preuve d’indépendance et de libéralisme en vociférant contre le despotisme autrichien et en soufflant patriotiquement le feu des animosités internationales. Pour nous, qui ne nous sentons ni aussi indépendans ni aussi libres qu’eux, nous nous contentons de penser que de notre temps les peuples et les gouvernemens, même lorsque la force des choses les met aux prises, ne sont plus tenus de s’exciter au combat comme les guerriers d’Homère, en s’accablant de mutuelles injures. Préférant donc le bon goût moderne à l’antique barbarie, nous n’aurons pas peur d’examiner ce qu’il pouvait y avoir de légitime au fond des raisons qui guidaient l’Autriche dans sa première demande. Disons-le tout de suite : ce que l’Autriche recherche, c’est un grand et honorable prétexte de désarmer. Ses arméniens et le pied de guerre où elle s’est mise la ruinent ; son intérêt, plus que celui d’aucune autre puissance, est que l’œuvre du congrès soit efficace et décisive pour la paix. En entrant au congrès, elle veut avoir une garantie sérieuse que le congrès ne se conclura point par la guerre. Si une vague incertitude devait régner sur ce point jusqu’au terme des travaux du congrès, comme ces travaux occuperont plusieurs mois, elle aurait à subir longtemps et inutilement toutes les charges du grand déploiement militaire que la crainte de la guerre l’oblige à entretenir. Elle aurait ainsi les inconvéniens financiers de la guerre sans compensation, sans avoir même le droit d’espérer qu’au prix d’accablantes dépenses, elle pourrait échapper à la nécessité finale d’une guerre véritable. En demandant le désarmement du Piémont, elle voulait évidemment atteindre le prétexte qui lui permît de désarmer elle-même, et comme elle ne pouvait obtenir le désarmement du Piémont que par le concours des quatre puissances, elle espérait y trouver encore la garantie morale que le congrès, en s’assemblant, mettrait l’éventualité de la guerre hors de question. Ce n’est pas tout : il faut reconnaître qu’en acceptant les quatre bases sur lesquelles le cabinet de Londres a d’avance établi les délibérations du congrès, l’Autriche a fait à l’Europe, sur la question italienne, des concessions qu’elle est, à son point de vue, autorisée à considérer comme très importantes. Les quatre bases anglaises sont sans doute la formule des élémens de négociation que lord Cowley avait obtenus à Vienne ; elles comprennent une nouvelle et solennelle reconnaissance de îa souveraineté des états italiens, leur neutralité garantie, leur indépendance mise à l’abri de toute protection ou ingérence exclusive de la part des puissances garantes, — et, comme conséquence, la révision des traités particulière de l’Autriche avec ces états, l’examen et l’abolition possible du droit de garnison attribué à l’Autriche dans les places de Ferrare, Gomacchio et Plaisance, enfin l’encouragement donné aux princes italiens d’accomplir les réformes nécessaires dans leur gouvernement et dans leur administration. Si l’on réfléchit que ces bases de délibération répondent à peu près à toutes celles des réclamations mises en avant par le Piémont qui peuvent se concilier avec les traités, l’on conviendra qu’en y souscrivant, et par le fait même de son adhésion au congrès, l’Autriche se montre disposée à faire •des concessions réelles et des sacrifices positifs : elle donne quelque chose, et ce quelque chose doit à ses yeux être beaucoup. A ses yeux aussi par conséquent, le prix de ce qu’elle est disposée à céder doit être la certitude de la paix. Si, après et malgré des concessions qui lui coûtent tant, elle pouvait se trouver encore en face d’une guerre inévitable, il est naturel que la guerre immédiate, avant toute concession, lui parût préférable à une telle perspective survivant aux concessions accomplies.

Nous redoutons peu de nous tromper en traduisant de la sorte les motifs qui avaient inspiré à l’Autriche la demande du désarmement du Piémont. La formule était mauvaise, mais les raisons, quoique mal exprimées, étaient bonnes. Ces raisons pouvaient être avouées par les opinions amies de la paix. Tous ces grands intérêts que font si gravement souffrir, dans l’Europe entière, les périlleuses incertitudes qui tiennent les affaires en suspens depuis trois mois, ces intérêts de commerce et d’industrie au nom desquels lord Palmerston, à la fin de février, demandait une solution prompte, souhaitent également ces deux choses : et que le congrès ne soit point un amusement dilatoire, et que le caractère sérieux du congrès soit défini d’avance par quelque grande mesure décisive pour la paix. Les puissances qui s’efforcent de prévenir la guerre doivent avoir le même souci. Nous ne parlons pas de la Russie, qui peut être soupçonnée de mêler aujourd’hui un aigre levain de rancunes à sa politique narquoise ; mais l’Angleterre et la Prusse, l’Angleterre surtout, dont le gouvernement a épousé l’intérêt sacré de la paix avec une si noble sollicitude, devaient reconnaître que si l’Autriche se trompait dans la forme, on pouvait tirer un grand parti des raisons dont s’était inspirée la proposition autrichienne. Il y avait un mot précieux dans cette proposition : le désarmement. Pour la rendre excellente, il suffisait d’en retirer l’application injuste et blessante au Piémont seulement, et de la généraliser de telle sorte qu’elle pût être la pierre de touche de toutes les intentions, et devenir un gage anticipé de l’œuvre sérieusement pacifique du congrès. Ainsi s’est formée la nouvelle proposition du désarmement général, qui depuis quelques jours est venue rasséréner les esprits et les choses. Quelle est la portée exacte du désarmement général dont on parle, et d’où cette idée est-elle partie ? Nous n’oserions affirmer qu’en ce moment la portée du désarmement général fût exactement définie, et que la forme et la date de la mesure fussent déjà fixées. Le désarmement s’accomplirat-il avant l’ouverture du congrès, ou sera-t-il décidé au sein même du congrès ? Nous ne voyons pas une grande différence entre ces deux suppositions, car dans la seconde hypothèse, qui nous paraît être la plus probable, il est certain que le désarmement serait la première œuvre du congrès. Dans tous les cas, le désarmement général aurait le même caractère : il serait la préface des négociations. D’où en est venue la première pensée ? S’il en fallait juger par les déclarations des journaux semi-officiels de Vienne et de Berlin et par les informations anglaises, l’on serait bien embarrassé pour en donner le brevet au véritable inventeur. Vienne se présente comme ayant eu l’initiative, Berlin s’en fait honneur à son tour, et nous ne serions pas surpris que le gouvernement anglais, dans les explications qu’il a promises pour le 15 avril à la chambre des communes, ne briguât le premier rôle dans cette honnête conspiration de la paix. Ce que nous regardons comme certain, c’est que la demande du désarmement général, qu’elle y soit née spontanément ou qu’elle y ait été suggérée, est bien partie de Vienne ; c’est que la Prusse a chaudement épousé et recommandé la proposition, qu’elle se l’est pour ainsi dire appropriée dès qu’elle en a eu connaissance ; c’est enfitt que dans sa forme actuelle la vraie et sérieuse proposition de désarmement général a été produite par l’Angleterre. C’est du moins en passant par l’intermédiaire du cabinet britannique que l’idée de désarmement général a pris toute son autorité et toute sa force, et qu’elle est devenue l’expression : de la médiation dont parlent les journaux oflîciels de Berlin.

Il nous semble que la France, à quelque point de vue que l’on se place, est parfaitement à son aise vis-à-vis d’une demande de désarmement général. Dès le mois de janvier, au moment où l’Autriche envoyait les premiers renforts à son armée d’Italie, nous n’hésitions point à exprimer ici les craintes que nous inspirait cette précipitation dans les manifestations militaires. Nous rappelions, l’histoire à la main, que les armemens d’une puissance appelaient toujours ceux de la puissance adverse, et que c’est par cette concurrence de préparatifs que commençaient toutes les guerres. Nous avons, dans le même ordre d’idées, blâmé les préparatifs extraordinaires du Piémont ; ces préparatifs étaient inutiles, puisque d’une part ils ne pouvaient être sufiîsans dans l’éventualité d’une lutte où la Sardaigne eût résisté seule à l’Autriche, et que d’un autre côté le Piémont était mieux protégé que parson armée contre une agression autrichienne par son alliance défensive avec la France. De toute façon, une fois le principe du congrès adopté, il n’y a plus eu d’autre péril immédiat pour la paix que cette provocation mutuelle qu’entretiennent de part et d’autre des armemens excessifs. En France donc, l’opinion, qui est si favorable à la paix, accueillera avec empressement toute mesure qui écartera ce danger. Il est heureusement facile à notre gouvernement de donner satisfaction sur ce point à l’opinion. Il lui est en effet permis de dire qu’à proprement parler il n’a point armé et s’est abstenu de toute manifestation militaire comminatoire. Si des précautions ont été prises, si des approvisionnemens en matériel ont été assurés, il n’a rien été fait d’extraordinaire. La France a réformé son vieux matériel d’artillerie, elle a renouvelé des approvisionnemens que trois années d’économies à la suite de la dernière guerre avaient laissé s’épuiser. Si l’on a fait quelque chose de plus, il semble que l’on n’ait pas eu besoin pour cela de dépasser les prévisions du budget de 1859, car nous n’avons connaissance d’aucun crédit extraordinaire ouvert au ministre de la guerre, et le projet de budget de 1860 n’offre trace d’aucune préoccupation belliqueuse. L’on n’ignore point les sollicitudes auxquelles a donné lieu ce projet de budget. Avons-nous le droit de parler de ce qui s’est passé à ce sujet ? Nous ne savons. Dans les débats de la chambre des communes d’Angleterre, il est interdit de s’occuper des délibérations de la chambre des lords et de prononcer le nom de cette illustre assemblée ; mais les Anglais, qui excellent à concilier la liberté avec la légalité littérale, ont spirituellement tourné la difficulté. Au lieu de dire : L’on a fait ou avancé telle chose dans la chambre des lords, ils disent : L’on a fait ou avancé telle chose dans un autre lieu, in another place. Nous emploierons la tournure anglaise, et nous dirons que chez nous, in another place, dans un lieu où les budgets sont l’objet d’une sérieuse étude, l’on s’était ému, assure-t-on, du contraste que présente le budget de 1860, comparé aux bruits de guerre qui nous assiègent depuis le commencement de l’année. Que signifie le budget de paix qui nous est soumis, se demandait-on avec anxiété, si les circonstances vont au premier moment nous imposer un budget de guerre ? Malgré une si louable prévoyance, le budget de paix n’a point été changé en budget de guerre. Le désarmement général, qui ne nous soumettrait qu’à l’obligation consolante de ne point armer, serait donc accueilli avec grande faveur dans le pays et dans un autre lieu, in another place.

Le désarmement ne serait pas moins heureux pour l’Allemagne, car les velléités d’armement ont peut-être agité la confédération germanique plus sérieusement encore que la France. Le soulèvement des passions germaniques est l’incident le plus malheureux des complications actuelles. Il est douloureux de voir avec quelle énergie intempestive se sont réveillées en Allemagne les animosités populaires contre la France, ces ressentimens suscités au-delà du Rhin par les guerres oppressives du premier empire, et que quarante ans de paix n’ont point réussi à calmer. Le gouvernement français a raison de décliner toute responsabilité dans les provocations quiont produit en Allemagne une émotion si regrettable ; il vient de faire dans le Moniteur un nouvel effort pour la calmer. Le dernier article du Moniteur est pavé de bonnes intentions ; nous n’en dirions rien de plus, si nous n’apprenions par les correspondances étrangères qu’il est dû à la plume élégante et conciliante de l’auteur de Napoléon III et l’Italie. Cette divulgation du nom de l’écrivain nous permet, tout en laissant au gouvernement le mérite des bonnes intentions révélées par l’article, d’imputer à une erreur d’opinion personnelle quelques idées qui nous paraissent dangereuses. Nous sommes moins étonnés par exemple des encouragemens donnés par l’article aux tendances unitaires de l’Allemagne depuis que nous avons le droit d’attribuer ces vues imprudentes à un publiciste systématique, et non au gouvernement de la France. En principe, toute politique française doit considérer comme contraires à nos intérêts les tendances unitaires de l’Allemagne. N’en déplaise à l’article du Moniteur, l’unité de l’Allemagne, la direction dans un même intérêt et dans une même politique d’un empire continental de près de soixante millions d’âmes sera en tout temps menaçante pour la France. Depuis que les questions d’équilibre général se sont posées en Europe, depuis François 1er et en passant par Henri IV, Richelieu, Mazarin, Louis XIV et Napoléon, la France a toujours lutté contre cette menace : elle a toujours appuyé en Allemagne les résistances religieuses et politiques qui s’opposaient aux efforts tentés pour constituer cette absorbante et redoutable unité. Le jour où l’on voudrait sacrifier ces traditions de la politique française à cette nuageuse chimère du principe des nationalités dont se gonflent les déclamations de notre temps, on ferait bien de brûler les glorieuses archives de notre politique étrangère depuis trois siècles. Ces encouragemens adressés aux tendances unitaires de l’Allemagne sont d’ailleurs peu habiles dans les circonstances présentes. Les états allemands qu’il importerait aujourd’hui à la France de se concilier sont les états secondaires ; ce sont ces états qui se sont le plus effrayés des menaces de guerre suscitées par la question italienne, et ce sont justement ceux qu’épouvante un mouvement unitaire qui ne pourrait s’accomplir qu’à leurs dépens : étrange façon, l’on en conviendra, de rassurer des gouvernemens effarés que de caresser l’idée dans laquelle ils voient leur plus terrible ennemi ! Alléguera-t-on que les unitaires allemands viennent de se mêler avec ardeur à l’agitation anti-française d’outre-Rhin, et qu’il serait habile de les en détacher pour faire concourir l’opinion libérale allemande à l’émancipation de l’Italie ? Nous appelons pour notre part, d’aussi bon cœur au moins que le publiciste officiel, le jour où une véritable cordialité régnera entre tous les partis libéraux des diverses contrées de l’Europe ; mais nous ne méconnaissons pas le prix auquel la France doit acheter la sincère sympathie du libéralisme européen. La France a donné en 1848 le signal des révolutions en Europe ; mais comment oublier que bientôt après elle a pris l’initiative des réactions, qui, commencées d’abord contre le désordre démagogique, ont fini par atteindre les garanties elles-mêmes de la liberté ? La France ne peut espérer de regagner la confiance des peuplés que lorsqu’elle se sera montrée résolue à rentrer dans les traditions régulières et libérales de sa révolution. Jusque-là nous croyons que toute avance faite aux unitaires allemands sera un vain calcul. Les unitaires allemands ont déjà montré en 1848 le peu de fonds qu’il y avait à faire sur leurs sympathies italiennes. Dans une dépêche du mois de septembre 1848, adressée à son représentant à Paris, le gouvernement de Francfort ne posait-il pas en principe que l’Allemagne doit conserver une forte position entre les Alpes et le Pô, et ne déclarait-il point que la confédération, en qualité de créancière de l’Autriche, ne souffrirait pas que l’Autriche se dessaisît de ses possessions italiennes, qu’elle regardait comme gage de ses créances ? Que l’on relise cette curieuse dépêche de M. de Schmerling dans le livre de M. Jules Bastide auquel nous faisions récemment allusion. C’est le spectacle de ces cruels malentendus qui inspirait à ce ministre de la nouvelle république des paroles affligées, mais honnêtes, qu’il sera bon de rappeler toutes les fois que l’on proposera à la France de seconder par la guerre l’émancipation des autres peuples : « C’est par notre exemple seul et sans exercer aucune contrainte que nous propagerons l’idée féconde qui anime la France. Il faut avoir le courage de le dire : à une époque, on a voulu procéder par des voies différentes. Il en est résulté un mal dont l’Europe souffre encore aujourd’hui. Nous avons fait, il y a cinquante ans, de la propagande armée, et voici ce qui est arrivé : nous avions commencé par la propagande républicaine, nous avons fini par les conquêtes impériales… Aujourd’hui nous portons la peine de cette faute, car il est dur pour nous d’être en suspicion à nos meilleurs amis. Que voyons-nous en effet ?, Vous le savez tous : il ne nous est pas possible de faire résonner la crosse d’un fusil sur le pavé d’une ville frontière sans que les gouvernemens et les peuples eux-mêmes s’imaginent ou feignent de croire que nous voulons recommencer les brillantes folies de l’empire. ».

Quant, à l’Italie, si elle a conservé assez de sang-froid pour reconnaître son véritable intérêt, pourquoi verrait-elle avec désenchantement des arrangemens qui rendraient possible et prochaine la réunion du congrès ? Nous avions, il y a quinze jours, indiqué l’esprit du mémorandum adressé par M. de Cavour, à lord Malmesbury, qui vient d’être publié et où sont énumérés les griefs de l’Italie. La conclusion de ce document est certes plus modérée que le langage qui y est parlé. Nous croyons que les principes des actes réclamés par le ministre piémontais sont contenus dans les bases préliminaires proposées par l’Angleterre. N’est-ce pas un important succès pour la cause italienne et pour son persévérant avocat que de fournir ainsi le thème principal d’une délibération imposante des grandes puissances ? Il -est impossible qu’il ne sorte point de cette délibération, si elle se poursuit et se conclut pacifiquement, des améliorations considérables dans le sort de l’Italie. Il sera mis fin certainement, sous la sanction de l’Europe, aux empiétemens accomplis par l’Autriche au-delà de ses frontières légales : l’ère des ingérences étrangères cessera ; une époque nouvelle commencera pour la péninsule, où les peuples et les gouvernemens pourront enfin régler avec indépendance leurs mutuelles relations, et où d’une transaction nécessaire devra naître un régime libéral. Les patriotes italiens auront alors à commencer devant l’Europe une difficile et intéressante expérience, et c’est au succès de cette expérience que sera attachée la délivrance ultérieure et totale de la péninsule. Certes la tâche, même renfermée dans ces limites, sera encore assez considérable pour occuper l’activité politique des esprits élevés qui se sont dévoués à la liberté italienne ; elle sera assez noble pour tenter les aspirations probes et désintéressées du vrai patriotisme. Les Italiens, soutenus, dans leurs efforts par l’autorité morale du libéralisme européen, seront mis en mesure de montrer ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes ; ce rôle n’est-il pas plus sûr et plus honorable que de jouer une précaire indépendance sur les chances violentes d’une guerre entre deux puissances étrangères ? Nous ne saurions donc croire que les Italiens puissent penser à mettre obstacle à la réunion du congrès. Si le parti de la guerre a de nombreux adhérons en Italie, la cause de l’affranchissement de la péninsule par la paix y compte aussi, nous le savons, des partisans éclairés et dévoués. Nous ne ferons qu’un acte de justice en mentionnant parmi ceux-ci un savant professeur de Pise, M. Matteucci, l’un des correspondans de notre Académie des Sciences, dont le nom a marqué dans l’histoire contemporaine du libéralisme italien. M. Matteucci est l’auteur de l’adresse toscane destinée au congrès dont nous analysions les principes il y a quinze jours. L’honorable professeur a développé ces principes, qui se rapprochent beaucoup des conclusions de la dépêche de M. de Cavour, dans un mémoire qu’il a envoyé aux membres du parlement anglais, et que nous avons sous les yeux. Ce qui mérite à ces efforts la sympathie des libéraux européens, c’est que M. Matteucci et ses amis travaillent par la paix au succès de la cause italienne, et ne veulent point la compromettre dans des violences qui la perdraient peut-être encore une fois.

Enfin une considération qui devrait plus qu’aucune autre assurer le concours de la France à la proposition de désarmement général, c’est l’importance particulière attachée par le gouvernement anglais à cette combinaison. Nous sommes, on le sait, des partisans sincères et résolus de l’alliance anglaise. La politique française, il y aurait de la puérilité à ne pas le reconnaître, a subi depuis trois ans des variations qui ont affecté cette alliance. Les résultats produits par ces variations, avouuns-le encore, n’ont point été heureux : on les voit dans la confusion et le malaise que trahit en ce moment la situation générale de l’Europe. Ils montrent combien il est dangereux en politique de vouloir faire trop de choses à la fois, et de ne pas subordonner, dans ses prévisions et dans sa conduite, les petits intérêts aux grands. L’alliance cordiale de la France avec l’Angleterre est le premier intérêt de la paix européenne et du libéralisme sur le continent. Si cette alliance était aujourd’hui ce qu’elle fut en 1854 et 1855, qui ne voit combien seraient simplifiées les difficultés de la question italienne ? Le terrain naturel de l’alliance anglo-française est l’Orient. Unis à l’Angleterre en Orient, pour empêcher que l’héritage du moribond, que convoitait l’empereur Nicolas, ne tombe peu à peu ou soudainement entre les mains de la Russie, nous avons la plénitude de notre liberté d’action continentale. La plus forte expression de cette sûre et utile alliance a été la politique de 1854. Nous préférons cette politique à celle qui a suivi la guerre, et qui, suivant nous, en a atténué les grands résultats. Nous savons qu’à l’union avec l’Angleterre d’autres opposent avec grand fracas les avantages d’une étroite intelligence avec la Russie. La première chose qu’il y ait à dire contre une politique d’intimité avec le cabinet de Saint-Pétersbourg, c’est qu’elle n’est pas compatible avec l’alliance anglaise efficace et puissante. Quant aux avantages de cette politique, la puissance russe étant essentiellement continentale, les Russes ne pouvant nous donner ce qui nous manque et ne nous apportant que ce que nous avons surabondamment, la force militaire, il ne nous est pas possible de les apercevoir. Ce qui nous met au contraire en défiance, c’est qu’en agissant avec l’alliance russe soit en Orient, soit sur la confédération germanique, nous travaillons nécessairement contre nos intérêts, et au profit des intérêts de la Russie. En Orient, la pente de cette politique n’est que trop visible : elle accélère la dissolution de l’empire ottoman, et y prépare un nouveau rôle aux ingérences russes, soit que l’anarchie des races appelle un jour une intervention, soit que la Porte elle-même, poussée à bout, se replace sous le joug que nous lui avions fait secouer en 1853. En Allemagne, le résultat inévitable est analogue. C’est du côté de l’Allemagne qu’est pour la France le danger continental. S’il arrivait que la France eût à soutenir une lutte contre la confédération, à quoi nous servirait la Russie ? En aucun cas, toute son histoire et toutes les lois naturelles de son développement politique sont là pour nous en instruire, la Russie ne prendra parti pour nous contre l’Allemagne, car c’est par l’Allemagne et par la protection qu’elle a donnée à ses états secondaires, par la médiation qu’elle a toujours exercée entre la Prusse et l’Autriche, que la Russie a conquis la grande influence qui lui appartient depuis 1815 dans les affaires d’Europe. Si la France s’engageait dans une lutte contre l’Allemagne, elle travaillerait donc encore au profit de la Russie, puisqu’elle pousserait la confédération dans ses bras. Se partager entre l’alliance anglaise et l’intimité russe n’est guère aisé, subordonner la première à la seconde serait s’exposer à d’extrêmes périls sans compensation. Il nous paraît naturel qu’une alliance franco-russe ait en Russie des partisans chaleureux, car elle fait à tous les points de vue les affaires des Russes, et leur restitue, — on commence à s’en apercevoir, — le grand rôle que la guerre d’Orient semblait leur avoir enlevé. Le représentant le plus éminent de cette politique est le prince Gortchakof. La fortune qu’il lui doit est un symbole assez exact des avantages qu’elle procure à son pays. Il y rêvait déjà dans la petite cour allemande où il était accrédité au moment où allait commencer la guerre d’Orient, et nous avons eu l’occasion de mentionner dans la Revue les curieuses ouvertures qu’il fit à cette époque au ministre de France à Stuttgart pour nous détacher de l’alliance anglaise. Cette politique, qu’il a eu le mérite de faire réussir en partie, a fini par le conduire au ministère des affaires étrangères. Nous serions enchantés du succès personnel de cet homme d’esprit, si la France n’était point exposée à payer trop cher un jour les illusions de l’alliance russe, et c’est pour prévenir les conséquences d’une telle erreur que nous verrions avec joie le gouvernement français se mettre d’accord avec l’Angleterre sur la question du désarmement général et profiter de cette combinaison pour asseoir les bases d’une entente complète des deux peuples dans les affaires d’Italie.

De grandes questions intérieures devraient en ce moment alimenter les discussions publiques, s’il était possible de se soustraire aux absorbantes préoccupations de la politique étrangèi-e. Le corps législatif ne tardera pas sans doute à sanctionner les conventions qui furent conclues à la fin de l’été dernier entre M. le ministre des travaux publics et les compagnies de chemins de fer. La sécurité des grands intérêts engagés dans l’industrie des chemins de fer dépend de ces conventions, car, comme nous l’avons expliqué dans le temps, elles fixent dans des conditions équitables l’avenir financier des compagnies, et les garantissent dans une certaine mesure contre les chances d’exploitation défavorable des lignes que l’état les a chargées de construire encore. Les compagnies de chemins de fer ont besoin de crédit pour achever la portion considérable du réseau qui reste à établir. Leur crédit dépend des dernières conventions ; un grand intérêt public exige donc que ces conventions soient votées. Cependant des intérêts privés, qui se prétendent lésés par la concurrence des chemins de fer, ont cru le moment bon pour soulever d’injustes réclamations contre les compagnies. Croirait-on que le reproche le plus acharné que l’on adresse à ces vastes et utiles entreprises, c’est de faire les transports à trop bon marché ? C’est en effet le bon marché des transports que l’on attaque dans les tarifs différentiels, dont on a fait tant de bruit depuis quelques années. C’est grâce aux abaissemens de tarifs, qu’elles peuvent accomplir dans certaines conditions, que les compagnies de chemins de fer peuvent remplir un des objets les plus manifestes et les plus utiles du grand progrès réalisé par les voies nouvelles, faire circuler les marchandises aux moindres frais possibles entre les grands centres de production et de consommation. Qui recueille le bénéfice de ce progrès ? C’est l’industrie en masse, puisque toute diminution des frais de circulation de la marchandise élargit le débouché ; c’est enfin le public des consommateurs, plus abondamment et plus économiquement servi. Comme il était naturel de s’y attendre, les prohibitionnistes et les protectionnistes ont pris en main la cause des transports chers, et se sont constitués les adversaires à outrance des compagnies. M. le baron Charles Dupin a eu l’art de se faire dans cette question l’organe de tous les préjugés que l’esprit de routine peut ameuter contre l’esprit de progrès et l’intelligence commerciale. Mais les protectionnistes font plus de bruit encore en ce moment contre la question de la libre importation des blés. L’absurdité de l’échelle mobile, qui enlève toute certitude et par conséquent toute prévoyance et toute sécurité au commerce des céréales, a eu beau être démontrée tant de fois qu’on rougit de revenir sur une question si évidente. L’insuffisance de la production française en céréales est vainement inscrite dans les statistiques officielles. Au risque d’affamer la France, de créer des disettes artificielles, de produire les crises financières qui accompagnent ordinairement les importations de blé brusques et saccadées, nos protectionnistes veulent qu’on leur rende l’échelle mobile, suspendue pourtant depuis si longtemps qu’elle est en quelque sorte abrogée par la force des choses. Espérons que tant d’efforts rétrogrades et barbares demeureront impuissans, et que la France verra triompher ainsi ce principe d’humanité qui veut que la nourriture du peuple ne soit grevée d’aucune taxe au profit d’intérêts qui, à côté de l’alimentation populaire, ne sont, si vastes et si influons qu’ils soient, que des intérêts particuliers et privilégiés.

En Angleterre, où l’esprit public a la bravoure de mener de front les controverses intérieures et les soucis de la politique étrangère, le bill de réforme, hardiment présenté par le ministère à la chambre des communes, a, comme on s’y attendait, abouti à une crise parlementaire. Bien qu’une trentaine de libéraux aient voté avec lui, le ministère a vu son bill succomber sous une majorité de 39 voix ; au lieu de se retirer, il a conseillé à la reine la dissolution de la chambre des communes. L’Angleterre va donc être sous peu de jours en plein mouvement électoral. Les amis de la paix sur le continent ont vu avec inquiétude que la politique anglaise fût livrée aux incertitudes d’une élection générale dans un moment si critique pour le repos de l’Europe. Cette inquiétude nous paraît peu fondée. Après la discussion de la motion de lord John Russell, qui avait occupé sept nuits à la chambre des communes, il n’était guère possible que lord Derby et ses collègues prissent un autre parti que celui auquel ils se sont arrêtés, et l’on peut espérer que, par leur vaillante résolution, ils amèneront dans la nouvelle chambre des communes des élémens parlementaires qui permettront aux partis de se reconstituer avec unité, et de fournir aux ministères futurs des moyens de gouvernement plus solides que ceux qu’offrait la dernière chambre.

Quoique le bill de lord Derby ait donné lieu à une des plus belles discussions que la chambre des communes ait depuis longtemps entendues, il serait sans intérêt maintenant de revenir en détail sur les dispositions particulières de ce projet de réforme, puisqu’il est abandonné, et que si plus tard le ministère actuel présente un autre bill sur le même sujet, ce sera probablement sur d’autres données et avec des combinaisons différentes. Sur la plupart des grands principes qui doivent constituer une bonne loi électorale anglaise, le parti conservateur et la majorité de l’opposition étaient d’accord au fond. L’esprit de la constitution britannique en matière de droit électoral, c’est la variété de ce que nous appellerions les collèges électoraux, et dans les collèges la diversité des titres électoraux. C’est tout le contraire de ce qui se passe en France depuis la révolution. Chez nous, sous les diverses constitutions qui nous ont régis, qu’elles fussent monarchiques ou républicaines, nous avons toujours appliqué, soit à la division des circonscriptions, soit au droit électoral, l’idée d’unité et d’uniformité. Les électeurs ont été électeurs au même titre, et il n’y a pas eu de différence essentielle dans la composition et le caractère des districts électoraux. Tel est l’esprit français, si ébloui par la régularité mathématique, qu’il serait permis de dire que, pour lui, l’alignement de la rue de Rivoli prend le caractère d’une institution politique. Les Anglais tiennent ce fanatisme de la ligne droite et de l’égalité arithmétique, qui partage un pays en compartimens comme une table de Pythagore et traite les citoyens comme des unités numériques, pour incompatible avec une bonne législation représentative. Pour eux, la meilleure représentation est celle qui, grâce à la diversité des procédés d’élection, reproduit dans un parlement toute la variété des intérêts qui existent au sein d’une nation. Nous n’énumérerons pas toutes les franchises qui donnent le droit d’élection en Angleterre. Il en est deux principales qui correspondent aux deux principales divisions des circonscriptions électorales en bourgs et en comtés. Les bourgs sont censés représenter les intérêts de l’industrie, du commerce et du travail, les comtés la propriété territoriale. En fait, ces positions se confondent souvent, car un grand nombre de bourgs sont de petites villes agricoles, et quelques comtés, les plus peuplés et les plus importans, sont dominés par l’intérêt industriel. Dans les bourgs, la franchise est donnée à l’habitation, à ce que les Anglais appellent l’occupation ; on est électeur à la condition de payer pour son habitation un loyer annuel de 10 livres sterling. Dans les comtés, la franchise appartient surtout à la qualité de propriétaire : on est électeur à la condition de posséder une propriété rapportant un revenu de 40 shillings ; mais lors du bill de la réforme de 1832 une autre catégorie d’électeurs, analogues à ceux des bourgs, fut créée dans les comtés ; on donna la franchise aux tenanciers payant un loyer de 50 livres sterl. Cette analogie et en même temps cette inégalité de franchise entre le tenancier de comté et l’habitant du bourg n’avait pas tardé à paraître anormale. Un membre du parti libéral, M. Locke King, avait depuis longtemps attaché son nom à une motion qui revenait périodiquement, et avait fini par obtenir la majorité dans la chambre des communes, motion dont le but était d’égaliser la franchise d’occupation entre les comtés et les bourgs. Le cabinet de lord Derby s’était approprié la motion de M. Locke King, et l’égalité de la franchise d’occupation dans les comtés et dans les bourgs était un des principaux traits de son bill. C’est celui qui auprès de la chambre lui a le plus nui. Cette tentative d’uniformité a été dénoncée comme attentatoire à ce culte de la variété que professent, sincèrement ou non, les adorateurs de la constitution anglaise. Vainement M. Disraeli, lord Stanley, et l’éloquent sollicitor-general sir Hugh Cairns ont-ils allégué, à l’appui de cette innovation partielle, toute sorte de bonnes raisons politiques et pratiques ; vainement rappelaient-ils qu’ils introduisaient dans d’autres parties de leur bill de nouvelles variétés de franchise. Ce n’était point l’abaissement de la franchise dans les comtés de 50 livres à 10 qu’on leur reprochait : c’était de ne pas abaisser la franchise des bourgs de telle sorte que l’inégalité et la distinction des franchises entre les comtés et les bourgs subsistassent encore. On les blâmait aussi d’avoir, toujours dans une pensée de simplification et de régularité, enlevé l’un de leurs votes aux possesseurs de free holds de 40 shillings, qui, lorsqu’ils sont en même temps locataires d’une maison de 10 livres dans un bourg, sont électeurs à la fois du bourg et du comté. Lord John Russell, sir James Graham, M. Sidney Herbert, lord Palmerston, attaquaient, comme grosses de dangers révolutionnaires, ces téméraires innovations. L’égalité de la franchise et la suppression de l’un des deux votes conduiraient bientôt, suivant ces orateurs, à la demande de districts électoraux divisés suivant une proportion arithmétique : l’on allait tomber ainsi dans le système français ; la constitution anglaise était en danger.

Nous n’insisterons pas sur les innovations du bill ministériel et sur les critiques qu’il a provoquées : la portée de mesures semblables et d’appréciations si diverses échappe aux étrangers. Ce que nous comprenons mieux, ce sont les argumens du ministère contre la tactique suivie par l’opposition. Les adversaires du cabinet pouvaient à la seconde lecture proposer le rejet pur et simple du bill. Cette conduite n’eût pas réussi à l’opposition, car la plupart de ses membres auraient répugné à écarter par un vote absolu une mesure de réforme. La marche naturelle, puisque l’opposition n’avait pas le courage de tenter le rejet pur et simple, eût été de laisser le bill arriver à l’épreuve du comité, c’est-à-dire à la discussion des articles. Là, l’opposition eût présenté des amendemens aux dispositions du bill qu’elle condamnait : si elle eût fait passer ses amendemens, le ministère les aurait peut-être acceptés. Il n’y aurait eu alors ni crise ministérielle ni dissolution du parlement. Lord John Russell, à cette marche naturelle, a préféré une manœuvre insolite. Il a choisi les deux dispositions du bill qui lui paraissaient le plus généralement attaquées, et il a demandé à la chambre de les censurer par une motion abstraite. Cette tactique, qui réunissait des adversaires qui se seraient peut-être divisés dans la discussion des articles, n’avait évidemment d’autre objet que de poser la question de cabinet. Le ministère, après le succès de lord John Russell, n’avait à opter qu’entre sa démission ou une dissolution. Devant la situation des partis et la coalition qui avait donné une majorité accidentelle à ses adversaires, il a bravement choisi la dissolution. Nous croyons qu’il a bien fait. Évidemment les 330 membres qui ont condamné les principales dispositions de son bill ne représentaient pas, la discussion l’a prouvé, une majorité prête à voter avec ensemble le bill que lord John Russell ou M. Bright aurait présenté sur la même question. Un représentant éminent du parti libéral, un membre de l’administration de lord Palmerston, M. Horsman, avait décrit avec une justesse sarcastique la confusion des élémens hétérogènes et indisciplinés qui composent l’opposition. Un des plus spirituels orateurs du parti vvhig, M. Osborne, avec moins d’amertume et avec plus de chaleur, a constaté cette désorganisation du parti libéral, et a fait appel au patriotisme des deux chefs qui s’en disputent la conduite, lord John Russell et lord Palmerston, les suppliant de mettre fin à leur rivalité. Lord Derby, profitant de ces divisions du libéralisme, s’est vengé de lord John et de lord Palmerston en dépeignant avec l’ironique vigueur qui le distingue les inconséquences et l’impuissance où les ont conduits les derniers actes de leur vie publique. Si l’on en juge par l’irritation que la dissolution a excitée chez les chefs du parti libéral, M. Bright excepté, il semble probable que cette mesure profitera au ministère. Il serait injuste de parler de cette dernière campagne parlementaire sans mentionner un admirable discours de sir Bulwer Lytton, et sans rendre hommage au talent oratoire, à l’esprit de gouvernement et à la parfaite bonne grâce que M. Disraeli a déployés pendant ces longs et imposans débats. e. forcade.




Un événement des plus heureux vient d’avoir lieu au théâtre de l’Opéra-Comique : Meyerbeer y a fait représenter un nouvel ouvrage, le Pardon de Ploërmel, qui a été accueilli avec une faveur marquée. On connaît la manière de l’auteur de Robert le Diable et des Huguenots. On peut la discuter, en apprécier plus ou moins les résultats compliqués ; mais on ne saurait refuser à la vive et haute intelligence qui a créé des œuvres aussi considérables une part légitime d’admiration. Nous aimons l’inspiration simple qui vient directement de la source intime de la vie, et nous croyons, avec le sens commun et l’histoire, qu’il y a plus d’invention véritable dans une églogue de Virgile ou dans l’œuvre d’un Grétry, malgré son harmonie et son orchestre détraqué, comme on dit, que dans cinquante opéras modernes de la force du Tannhauser ou du Lohengrin de M. Wagner. Nous pensons qu’il a fallu à Haydn plus de génie pour tirer du néant la musique instrumentale, pour créer l’œuvre impérissable qui porte son nom, qu’on n’en trouve dans Beethoven, qui a transformé et agrandi le domaine qui lui avait été légué par ses deux illustres prédécesseurs, Haydn et Mozart. Qui voudrait cependant méconnaître que Meyerbeer occupe un rang considérable dans l’art moderne ? Ses opéras ont le privilège d’attirer et de fixer le public. Il intéresse tout le monde par de grandes beautés, il pique la curiosité des connaisseurs par des détails ingénieux de facture, il remue la foule par la couleur et la passion dramatiques. Nous examinerons très prochainement le mérite du Pardon de Ploërmel, dont l’exécution et la mise en scène font honneur à l’administration de l’Opéra-Comique, qui en sera largement récompensée. p. scudo.




ESSAIS ET NOTICES.
Étude sur Daniel Huet, évêque d’Avranches,
par M. l’abbé Flottes ; 4 vol. in-8o, Montpellier 1857.

Des esprits libéraux et très attachés au catholicisme ont déploré souvent que la révolution française eût interrompu violemment les traditions du clergé. Certes, après les désordres du xviiie siècle, le clergé, comme la noblesse, comme la nation tout entière, avait besoin de se régénérer, et les épreuves de 89 ne lui furent pas inutiles. Comment ne pas regretter cependant cette rupture avec les meilleures ti’aditions du passé, principalement avec l’esprit de l’église de France du xviie siècle ? Séparé de ses origines, défiant vis-à-vis de la France nouvelle, le clergé n’accepta qu’avec trop d’empressement des maximes toujours repoussées jusque-là par l’esprit de l’église nationale. De là tant de nouveautés qui auraient scandalisé Bossuet et Fénelon ; de là ce scepticisme de Lamennais, qui fit peu à peu tant de disciples dans les rangs les plus élevés de l’église, qui parut même triompher (on l’a remarqué avec finesse) précisément à l’heure où l’impétueux écrivain se rejetait dans des erreurs toutes contraires ; de là enfin ces controverses étranges où l’on a vu de prétendus défenseurs du christianisme attaquer la raison, bafouer le spiritualisme cartésien, montrer enfin que l’instinct de la vraie théologie leur faisait défaut aussi bien que la connaissance de la vraie philosophie. Les règles étaient tombées en oubli, l’ancienne sagesse avait disparu ; ce clergé de France, si respectable par ses mœurs, son zèle, sa charité, recevait ses principes d’un petit nombre de docteurs, laïques ou autres, que Bossuet aurait foudroyés.

Il reste encore cependant plus d’un théologien fidèle aux traditions du xviie siècle. La province en a peut-être plus que Paris. Protégés par leur solitude, ces nobles esprits ont recueilli dès l’enfance des leçons et des exemples qui les rattachaient à la vie intellectuelle du clergé d’autrefois ; ils conservent ces souvenirs et continuent ces exemples. Sans demeurer étrangers à leur temps, très attentifs au contraire à tous les symptômes qui se produisent et mieux préparés que la plupart de leurs confrères à juger les nouveautés de la théologie, ils vivent avec Bossuet et Fénelon, avec Nicole et Arnauld. Au-dessous de ces grands maîtres, combien de personnages dont les œuvres sont inconnues aujourd’hui, dont le nom même éveille à peine un souvenir! Ouvrez la Bibliothèque des Auteurs ecclésiastiques, terminée au commencement du XVIIIe siècle par le docte Ellies Dupin, vous serez frappé de voir dans cette glorieuse assemblée, que domine le nom de Bossuet, le second et le troisième rang encore si noblement occupés, tant d’intelligences dévouées au vrai, tant d’esprits ingénieux, savans, profonds, un Thomassin, un Duhamel, un Adrien Baillet, un Godefroy Hermant, bien d’autres encore, sans parler des maîtres de l’érudition, les Launoy et les Ducange, les Mabillon et les Ruinart, sans parler non plus de ces pénétrans moralistes, Singliz, Duguet, Hamon, Sacy, qu’Ellies Dupin désigne sous le nom de moines de Saint-Cyran, et que la postérité appelle avec respect les pieux solitaires de Port-Royal. Eh bien! les gardiens de la grande tradition, tels que la province en conserve, sont chez eux pour ainsi dire au milieu de tous ces personnages; ils ont conversé familièrement avec ces maîtres vénérables; ils connaissent le rôle de chacun d’entre eux, les nuances qui les distinguent, les services qu’ils ont rendus, les erreurs de détail qu’ils ont pu commettre. Aussi quel charme on éprouve et quelles lumières on recueille en écoutant de tels hommes ! Simple, sans dogmatisme ambitieux, leur conversation est pleine de trésors. Dès qu’on les approche, on se sent pénétré de respect; derrière eux, tout un monde vous apparaît : vous voici introduits au milieu des érudits et des penseurs de l’église de France du XVIIe siècle, vous entendez parler les jurisconsultes chrétiens et les théologiens spiritualistes.

Nous avons connu plusieurs de ces hommes en Bretagne, en Anjou, dans la Provence, dans le Languedoc; le plus remarquable de tous (nous parlons de ceux qu’il nous a été donné de rencontrer), celui qu’il faut interroger comme le représentant le plus fidèle d’une école peu nombreuse et abandonnée de jour en jour, c’est M. l’abbé Flottes, à la fois excellent philosophe et théologien consommé, intelligence précise et pénétrante, nourri de la substance même de l’église du grand siècle, et qui occupera une place très intéressante dans l’histoire de l’église du XIXe siècle, si cette histoire est étudiée un jour comme elle doit l’être. Il y a trente-six ans, lorsque Lamennais publia le premier volume de l’Essai sur l’Indifférence en matière de religion, et que la majorité du clergé catholique en accueillit les doctrines avec des transports d’enthousiasme, M. l’abbé Flottes fut un des premiers à signaler le scepticisme funeste que renferment ces pages éloquentes. Pendant plus de quarante ans, il a honoré l’université par son enseignement et ses écrits; descendu aujourd’hui de sa chaire, il continue avec sa plume toute seule ce qu’il faisait si bien autrefois par la plume et par la parole. Maintenir les principes de l’église spiritualiste du XVIIe siècle, poursuivre, comme les Régis et les Duhamel, l’alliance de la raison et de la foi, telle a été la constante pensée de M. l’abbé Flottes ; ni les passions anti-philosophiques d’une partie du clergé, ni les excès de la science laïque, n’ont pu le détourner de sa voie. Sa modération est égale à ses lumières. On dirait un homme d’un autre âge qui, soutenu par l’esprit des maîtres, s’avance sans bruit, mais d’un pas sûr, au milieu des disputes théologiques de notre époque.

La biographie de M. l’abbé Flottes est bien simple. Né à Montpellier, dans les premiers jours de 1789, il n’est jamais sorti de sa ville natale. Entré jeune dans les ordres, après de solides et brillantes études, il a enseigné tour à tour la théologie au séminaire, la philosophie au lycée et à la faculté des lettres. Les œuvres pieuses de la charité, les œuvres sereines de l’étude, voilà les principaux événemens de cette vie si calme en apparence, et si activement remplie. Si j’avais maintenant à retracer en détail l’enchaînement des travaux de M. l’abbé Flottes, je le montrerais dès 1823 opposant aux périlleuses théories de l’Essai sur l’Indifférence la tradition du christianisme spiritualiste et revendiquant les droits de la raison individuelle. Vingt ans plus tard, quand une voix éloquente accusa Pascal de scepticisme, nous le verrions prendre la défense de l’auteur des Pensées, et découvrir chez lui un système philosophique bien différent de celui que M. Cousin condamnait avec une autorité si haute. Sur ce point, il est vrai, nous ne serions pas toujours du même avis que M. l’abbé Flottes; qu’importe, pourvu que nous soyons d’accord sur l’inspiration qui l’anime? Au milieu des péripéties du débat, les écrivains qui ont jugé le livre de M. l’abbé Flottes n’ont pas très nettement saisi à quel ensemble d’idées se rattachait cette œuvre. On n’a vu en lui que l’adversaire respectueux, le contradicteur érudit de M. Cousin, et on n’a pas remarqué, ce semble, la libérale pensée qui dominait pour lui la discussion. En écrivant l’apologie de Pascal, M. l’abbé Flottes a voulu prouver que le scepticisme théologique de nos jours ne saurait se couvrir de ce grand nom, que la doctrine des ennemis de la raison n’a pas de précédons parmi nos maîtres, qu’elle n’est pas seulement une erreur, mais une erreur toute nouvelle dans l’église de Bossuet et de Fénelon. Si M. l’abbé Flottes, entraîné par la thèse qu’il soutient, a un peu effacé l’originalité de l’auteur des Pensées afin de le ranger sous la même bannière que l’évêque de Meaux, cette façon d’apprécier Pascal, toute contestable qu’elle paraisse, est encore un titre pour le savant critique aux yeux de la philosophie libérale et du spiritualisme religieux. Le cours de philosophie que M. Flottes a professé avec tant de succès devant un auditoire d’élite, et dont sept volumes ont été publiés, nous donnerait l’occasion de mettre en lumière les richesses de sa pensée, si lumineuse et si précise. Dans cette série de leçons sur la vie intellectuelle, la vie morale et la vie religieuse de l’humanité, M. l’abbé Flottes a exposé toute une philosophie chrétienne. Un grand charme de cet enseignement, c’est la variété des témoignages de toute sorte que l’orateur cite à l’appui de ses doctrines. Saint Paul ne craignait pas d’invoquer les philosophes de la Grèce, les pères empruntaient des argumens aux écrivains et aux poètes de l’antiquité ; soutenu par ces exemples, M. l’abbé Flottes prend plaisir à extraire des écrivains profanes toutes les nobles pensées que peut revendiquer le spiritualisme chrétien. De là tout un trésor de citations, de belles paroles, de merveilleuses sentences spiritualistes, empruntées à tous les siècles, à tous les maîtres, et qui viennent sans cesse raviver l’attention du lecteur. Les modernes y tiennent leur place au même titre que les anciens ; Mme de Staël prend la parole en compagnie de saint Augustin et de saint Jean Chrysostôme, et M. de Tocqueville avec Platon et Aristote. Cette riche anthologie morale, si libéralement composée, donne une physionomie toute neuve à l’exposition des éternels principes de la science. Quant à la doctrine générale de ces leçons, M. l’abbé Flottes aurait pu prendre pour épigraphe les belles paroles de saint Clément d’Alexandrie : « J’appelle philosophie non celle des stoïciens, ni celle de Platon, ni celle d’Épicure, ni celle d’Aristote, mais tout ce qui a été dit d’excellent par chaque secte, tout ce qui enseigne la justice avec une science pieuse; c’est ce tout, cet ensemble éclectique que j’appelle philosophie. La philosophie introduit donc et prépare à l’avance ceux que le Christ achève. »

Le dernier ouvrage de M. l’abbé Flottes, celui qui doit surtout nous occuper ici, se rattache étroitement, on va le voir, à l’ensemble de travaux dont nous venons de donner une analyse trop rapide sans doute. Puisqu’une des préoccupations les plus vives du savant théologien est d’enlever aux ennemis de la raison les prétendues autorités qu’ils invoquent dans l’histoire de l’église, il y a un penseur du XVIIe siècle dont il lui appartenait d’interpréter les œuvres et de déterminer avec précision le rôle philosophique. Daniel Huet peut-il fournir des argumens aux hommes qui ont entrepris de sacrifier la raison à la foi? À cette question, M. l’abbé Flottes a répondu par un livre qui mérite l’attention la plus sérieuse.

Avant d’exposer le véritable sens des théories philosophiques de l’évêque d’Avranches, M. l’abbé Flottes commence par peindre sa physionomie morale, il signale les bizarreries de son esprit, ses grâces de dilettante, son goût des savans badinages, ses superstitions singulières, ses subtils paradoxes, — et ce portrait, dessiné d’une main exacte et sûre, nous prépare ingénieusement à l’explication qui va suivre. Ce ne sont pas ici de simples curiosités littéraires, les plus sérieux problèmes sont en jeu, et l’on s’en aperçoit bien vite à la gravité de la démonstration. L’auteur ne s’amuse pas aux détails et ne recherche pas les ornemens; il écrit pour prouver. Citations des textes, témoignages des contemporains, tout cela entre les maints de M. l’abbé Flottes prend un caractère particulier d’autorité; on dirait un juge qui prononce un arrêt.

Il n’est certainement pas sceptique, le théologien qui a dit: « La raison n’est pas la cause de la foi; mais après qu’elle nous a enseigné qu’il faut suivre la foi pour guide, elle conserve le droit d’examiner si les dogmes proposés sont incroyables, s’il y a des motifs de crédibilité pour les accepter, car aucune cause ne peut forcer l’esprit à croire des propositions incroyables, c’est-à-dire qui seraient dépourvues de ces motifs. Dieu ne le commande point, ce serait porter la perturbation dans l’intelligence, et lui faire violence : la raison est donc juge des motifs de crédibilité; mais lorsque la foi ne repose que sur des motifs, elle est humaine, c’est-à-dire qu’elle n’a que la certitude à laquelle la raison peut atteindre. C’est lorsque la grâce est intervenue que la foi est divine, c’est-à-dire qu’elle est accompagnée d’une certitude absolue, exempte de tout doute. » Voilà en résumé tout le système de l’évêque d’Avranches sur les rapports de la raison et de la foi. Comment expliquer cependant les maximes toutes différentes que nous trouverons plus tard sous sa plume? Quelle interprétation donner à ce Traité philosophique de la Faiblesse de l’Esprit humain, qui produisit une émotion si fâcheuse parmi les théologiens du XVIIe siècle? Pourquoi l’auteur prend-il plaisir à rassembler tous les argumens des pyrrhoniens, à les passer en revue, à les ranger en bataille? Ce traité, le dernier de ses écrits philosophiques et son livre de prédilection, ne doit-il pas être considéré comme le testament de sa pensée? À ce compte, l’évêque d’Avranches, après avoir tenté dans plusieurs ouvrages l’accord de la raison et de la foi, aurait fini par désespérer de ses efforts et par proclamer l’impuissance de l’esprit humain. Le scepticisme, chez cet ingénieux érudit, serait le résultat de la lassitude intellectuelle, et Daniel Huet aurait trouvé le repos, tout en souriant de son plus fin sourire, sur l’oreiller de Montaigne. N’est-ce pas là le jugement le plus modéré qu’un critique équitable doit porter sur les contradictions de l’évêque d’Avranches ?

Point du tout; regardez-y de plus près. Le Traité philosophique de la Faiblesse de l’esprit humain se rattache étroitement aux précédens ouvrages philosophiques de l’auteur. Au milieu de ses doctes frivolités, l’ami de Chapelain, l’admirateur de Desmarets, avait imaginé tout un système sur le plus grand problème qui ait tourmenté les philosophes chrétiens, Je veux dire les rapports de la foi et de la raison. Ce système très complet, très logiquement enchaîné, fruit de longues et laborieuses méditations, il en avait déposé le germe dans la préface de sa Démonstration évangélique ; il le soutint, sans oser encore l’exposer directement, dans sa Censure de la Philosophie cartésienne ; il le développa enfin dans les Questions d’Aunay. Or la place de la raison est immense dans le système de Huet : c’est la raison qui prépare la foi, c’est la raison qui est juge de la crédibilité des dogmes; seulement, quand la raison a fini sa tâche, quand elle a conduit l’esprit de l’homme au seuil des domaines supérieurs où va le faire pénétrer la foi, la foi couronne l’œuvre de la raison. Qu’on approuve ou non cette théorie, il est impossible de ne pas y voir une ingénieuse combinaison d’idées et un sentiment très équitable des droits de la pensée libre. — Fort bien, dira-t-on; mais ce beau système n’a-t-il pas été renié ensuite par l’auteur? Ne le voyons-nous pas renversé de fond en comble dans ce traité De Imbecillitate mentis humanæ, où tous les argumens des sceptiques sont développés à plaisir? Grave erreur : Daniel Huet ne renonce pas à son système; il s’y attache si bien au contraire, que le Traité de la Faiblesse de l’esprit humain est un argument ad hominem contre ceux qui, supprimant un des termes du problème, n’admettent que la raison sans la foi et la philosophie sans la religion. Pour combattre ses adversaires, Huet met en scène un sceptique et lui donne carte blanche. Il s’amuse à troubler, à inquiéter la raison humaine; il lui rappelle les coups qu’elle a reçus, les ennemis qui l’entourent, et semble lui demander pourquoi elle se prive volontairement des secours que lui fournirait une solide alliance avec la foi. Huet lui-même a pris soin de nous en avertir : tout cela est un jeu, un pur badinage de controversiste. Ce manifeste du scepticisme, dont tant de lecteurs ont été dupes, n’est autre chose qu’une scène de comédie.

Mais on ne badine pas avec le scepticisme, on ne s’en sert pas impunément comme d’un épouvantail. Sans parler de tous les dangers que présente une telle tactique, celui qui ne craint pas de s’en servir en est toujours victime; ses lecteurs le prennent au mot, soit pour le louer, soit pour le blâmer, et le voilà enrôlé malgré lui parmi les adversaires déclarés de la raison. Huet avait eu le pressentiment du sort qui l’attendait; il ne put se résoudre à publier de son vivant ce dangereux badinage. Les Questions d’Aunay avaient été imprimées en 1690 ; le Traité de la Faiblesse de l’esprit humain, qui en formait l’appendice, ne vit le jour qu’en 1723, deux ans après la mort de l’auteur. Il sentait bien que sa stratégie serait mal comprise : « J’aurai à dos, écrivait-il le 19 août 1715 à un ami qui le pressait d’imprimer le Traité, j’aurai à dos les gens superficiels... L’apparence du mauvais sens frappera d’abord, et on n’entendra raison qu’après les réflexions. » C’est ce qui est arrivé ; à une première lecture, c’est l’apparence du mauvais sens qui frappe d’abord l’esprit. Ceux qui avaient connu l’évêque d’Avranches, qui avaient suivi le développement de ses idées, qui étaient initiés aux subtilités et à la bizarrerie de sa méthode, furent moins surpris de cette publication ; mais à mesure qu’on s’éloigne du temps et du pays de Daniel Huet, on voit sa pensée tout à fait méconnue et son badinage pris au sérieux. Les meilleurs critiques, les Leclerc, les Basnage, peuvent bien avoir des doutes sur la convenance d’une telle argumentation; ils seraient prêts cependant à répéter le témoignage que Bossuet rendait à l’évêque d’Avranches en 1690, c’est-à-dire l’année même où paraissaient les Questions d’Aunay, accusées aussi aujourd’hui de contenir en germe le scepticisme du Traité. « Je l’ai vu, dit Bossuet, dès sa première jeunesse, prendre rang parmi les savans hommes de son siècle, et depuis j’ai eu les moyens de me confirmer dans l’opinion que j’avais de son savoir durant douze ans que nous avons vécu ensemble. Je suis instruit de ses sentimens. » Ainsi pensaient de leur côté les Leclerc, les Basnage, les d’Olivet; mais attendez une génération nouvelle, ou bien passez en Italie, en Allemagne, en Angleterre, et voyez comme le point de vue est changé. Ce qui avait paru une bizarrerie de Huet, une argumentation erronée, singulière, paradoxale, va devenir bientôt, chez des critiques moins bien informés, un scepticisme armé de toutes pièces. Pour le XVIIIe siècle tout entier, Daniel Huet est un des chefs du scepticisme moderne. Un seul homme, un jésuite, le père Baltus, s’efforça de dévoiler à ses contemporains la pensée de l’évêque d’Avranches; mais le travail du père Baltus sur le traité de Huet est plutôt une apologie qu’une explication critique. Le père Baltus approuve tout dans l’argumentation de l’évêque ; il y trouve la doctrine des pères de l’église, et, oubliant d’en signaler, comme le fait M. l’abbé Flottes, les paradoxes et les erreurs, il compromet par ses exagérations la cause qu’il veut défendre. Il ne paraît pas, en effet, que cette apologie ait beaucoup profité à la réputation de Huet. En Hollande, douze ans après la mort de l’évêque d’Avranches, le cartésien Crousaz prend au sérieux son scepticisme et le réfute avec force (1733). Deux ans après, Egger, professeur de philosophie à Berne, publie un livre intitulé De Viribus mentis humanæ contra Huetium, au moment même où le savant Muratori imprimait à Venise son Trattato delle Forze dell’ intendimento umano, o sia il Pirronismo confutato. Un médecin allemand nommé Grosse les avait précédés dans cette voie, et comme il écrivait son livre quelques années seulement après la mort de Huet[1], on s’aperçoit bien qu’il juge encore le savant prélat comme le jugeait le XVIIe siècle ; le scepticisme qu’il lui reproche n’est qu’un scepticisme involontaire. Le critique de Francfort aurait pu dire comme Bossuet : Je suis instruit de ses sentimens. Il faut insister sur ce point : à mesure qu’on s’éloigne du temps où l’auteur des Questions d’Aunay composait ses entretiens philosophiques, à mesure que la tradition s’efface et que les habitudes de son esprit sont moins connues, Huet est jugé plus sévèrement et son imprudent badinage prend les proportions d’un système. De nos jours, tous les historiens de la philosophie sont d’accord pour faire de lui un des principaux représentans du scepticisme théologique. Un jeune écrivain, connu déjà par de sérieux services rendus à l’histoire de la philosophie, et qui est mort il y a deux ans dans toute la vigueur de l’âge et du talent, M. Christian Bartholmèss, avait résumé et formulé énergiquement toute cette tradition hostile à l’évêque d’Avranches ; l’auteur du Traité de la Faiblesse de l’esprit humain est décidément placé par lui, et placé au premier rang, dans la galerie des sceptiques modernes : il donne la main à Lamothe-Levayer et à Sorbière, à Glanvill et à Hirnhaym, à Lamennais et au père Ventura[2].

Ce rapide tableau montre assez combien il fallait de savoir et de sagacité pour retrouver la pensée de Huet à travers tant de vicissitudes. Il n’y avait qu’un homme profondément initié à la vie morale du XVIIe siècle qui pût attaquer sans crainte un tel sujet et y porter la lumière. J’appliquerai volontiers à M. l’abbé Flottes ce que La Fontaine disait du critique Leclerc :

Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages.


Leclerc, esprit pénétrant et ferme, un des maîtres de l’ancienne critique, un de ces hommes que M. l’abbé Flottes consulte toujours avec une respectueuse confiance, Leclerc n’aurait eu que des éloges pour cette judicieuse étude. Il y aurait reconnu bien des qualités qui distinguaient au XVIIe siècle l’érudition théologique. Je crains que le lecteur de nos jours, moins frappé de ces mérites, ne trouve parfois la démonstration de l’auteur trop exacte ou du moins trop méthodique, trop mathématiquement suivie ; on dirait un enchaînement de théorèmes. Tout ce que rappelle à l’esprit le nom de l’ingénieux Huet, ses exquises jouissances d’érudit et de lettré, ses labeurs effrayans entremêlés d’études si mondaines, cette facilité à passer de la méditation des Écritures à l’histoire des romans, maintes choses que des écrivains de nos jours ont peintes avec finesse et grâce, tout cela est absent du livre de M. l’abbé Flottes. Ce n’est pas là non plus ce que nous devions lui demander. Avant tout, il faut être soi. La critique a été renouvelée par l’analyse des détails et le vivant coloris des portraits ; M. l’abbé Flottes est de l’école française du XVIIe siècle.

N’appréciez-vous pas surtout cette constance d’une pensée religieusement suivie et que ne découragent ni l’inattention de la foule ni le triomphe apparent des doctrines contraires? Le grand mérite des écrits de M. l’abbé Flottes, c’est l’inspiration secrète qui les a dictés. Fils dévoué de l’église, il a toujours compris un des premiers, avec la sagacité de l’intelligence et la sollicitude du cœur, les dangers qu’on lui faisait courir. Quand il interroge les théologiens et les philosophes du XVIIe siècle, quand il feuillette la Bibliothèque universelle ou les Nouvelles de la République des Lettres, ce n’est pas seulement, croyez-le-bien, le siècle de Huet et de Pascal qui l’occupe; ses pieuses méditations sont tournées aussi vers les choses présentes. Sous ces recherches d’une érudition si précise, il y a une prédication cachée et très intelligible toutefois, prédication sans bruit, sans scandale, aussi modeste que courageuse, adressée aux théologiens de son temps. Il leur dit : «Défiez-vous! Des novateurs aventureux vous ont proposé d’abattre la raison de l’homme pour la précipiter plus sûrement dans la foi; abattre la raison, c’est détruire la base du christianisme. Défiez-vous surtout si l’on vous dit que l’église de France au XVIIe siècle a déjà vu se produire ce système ; l’église de Pascal et de Bossuet, de Fénelon et de Malebranche, est une église forte, saine, qui respecte la raison comme elle soutient la foi. Huet lui-même, ce bel-esprit paradoxal, n’a pas méconnu les droits de la pensée humaine et les règles de la certitude. Le scepticisme qu’on vous conseille aujourd’hui, que plusieurs d’entre vous ont adopté, qui se répand déjà dans vos écrits et inquiète notre époque, est le fruit d’un caprice funeste ou d’une pusillanimité coupable. Le spiritualisme est le seul allié naturel de la religion de l’Évangile. » Voilà, ce me semble, la signification des écrits de M. l’abbé Flottes. En le traduisant tout haut, ce discours prononcé à voix basse, j’ai pu trop accentuer certaines paroles; je suis bien sûr au moins de ne pas avoir fait de contre-sens.

Cette prédication n’était que trop commandée par l’état des écoles théologiques, et peut-être n’a-t-elle pas été inutile. Il est certain que depuis quelques années des symptômes heureux se sont produits çà et là dans la littérature religieuse. Si le lamennaisisme a encore de nombreux représentans, soit dans le clergé, soit parmi les hommes qui sont regardés comme les défenseurs officiels de l’église, plus d’une voix cependant s’est élevée pour venger la raison de l’homme. Les doctrines qui veulent anéantir la raison ont été vigoureusement réfutées et flétries. On est revenu à la théologie du XVIIe siècle, on a vu que, par ses mille nuances, par ses variétés mêmes et ses luttes intestines, cette théologie attestait un mâle exercice de la pensée, qu’elle devait beaucoup à Descartes et à ses disciples, tandis que le scepticisme clérical est aussi funeste à la religion qu’à la science. Des théologiens enfin ont compris que la religion du Christ ne doit pas être un instrument de mort pour l’intelligence, et qu’il est moins beau pour elle de régner sur des troupeaux d’aveugles que de gouverner des âmes libres. Je citerai au premier rang l’éminent doyen de la faculté de théologie de Paris, M. l’abbé Maret, qui poursuit son grand ouvrage sur les rapports de la raison et de la foi. Tandis que M. l’abbé Flottes enlève au scepticisme théologique les autorités qu’il invoque à faux dans le passé, M. l’abbé Maret attaque ce scepticisme en face et lui prouve que l’inévitable conséquence de ses doctrines est l’abrutissement de l’homme et la mort de toute religion. Au milieu des scandales que donnent encore tous les jours les insulteurs de la raison, les âmes avides de vérités religieuses ont éprouvé un soulagement salutaire en lisant des pages comme celle-ci : « Quelque certaine que soit l’autorité de l’église, il est aussi évident que le jour qu’elle suppose de nombreuses vérités qui la précèdent; mais s’il n’y a aucun moyen d’établir ces vérités, la foi raisonnable sera impossible. La foi se réduira à un sentiment indéfinissable, à un enthousiasme échauffé, à un fanatisme aveugle, ou plutôt toute foi périra dans le scepticisme universel, qui sortira nécessairement de cette doctrine, comme sa suprême et dernière conséquence. Oui, l’homme consentira plutôt à ne rien croire qu’à voir sa raison s’abîmer dans une foi aveugle et abrutissante... »

Puissent ces fortes paroles retentir au sein du clergé français! Puissent les énervantes théories des théologiens sceptiques faire place à la théologie saine et féconde que Bossuet et Fénelon enseignèrent aux contemporains de Descartes! En attendant que les chrétiens philosophes, dispersés dans les rangs de l’église ou intimidés par la violence de leurs adversaires, osent enfin se rallier et se défendre, nous avons voulu leur signaler un homme dont la vie entière est un exemple de constance et de modération. Le jour où les théologiens spiritualistes reprendront au sein de l’église gallicane l’autorité qui leur appartient, une belle place dans l’estime publique sera due à l’homme dévoué qui fait l’objet de cette étude, au penseur chrétien qui n’a pas attendu les excès dont nous sommes témoins pour protester avec énergie, à l’écrivain qui signalait si nettement dès 1823 les dangers du scepticisme théologique, et qui, depuis lors, enseignant toujours l’alliance de la raison et de la foi, a prouvé que ce scepticisme n’a pas de précédens chez nous; enfin à ce représentant de l’ancienne église de France, qui, dans le chaos des doctrines nouvelles et le désarroi des esprits, a toujours conservé, sans défaillance comme sans présomption, la sagesse du philosophe et la dignité du prêtre.


SAINT-RENE TAILLANDIER.



Explorations de David Livingstone dans l’Afrique australe[3].


Parmi les dépouilles d’animaux rares ou venus de loin que conserve notre Muséum d’histoire naturelle de Paris, se trouvent celles d’une grande girafe de l’Afrique australe. Les griffes du lion l’avaient épargnée, elle avait échappé, dans ses vastes pâturages, aux zagaies et aux pièges des indigènes : elle est tombée sous le fusil d’un Français. Une des premières de son espèce, elle a été offerte à notre curiosité, et voilà soixante ans que nous venons contempler cette reine de l’Afrique, abattue par Le Vaillant au pays des Petits-Namaquois. Le jour où notre compatriote faisait entendre le bruit de la poudre à ces lointains échos qui n’avaient répété encore que le cri des bêtes fauves, il prenait pour ainsi dire possession, au nom de l’homme blanc, des régions inexplorées qui s’étendent dans le midi de l’Afrique, et il inaugurait cette série d’expéditions aventureuses et de guerres contre les grands animaux sauvages dans lesquelles devaient le suivre quelques hommes hardis comme lui. Après lui, sont venus Harris, Delegorgue, Cumming et Whalberg, contre lequel les animaux ont pris leur revanche, et enfin l’Afrique australe a vu avec Anderson le révérend David Livingstone pénétrer dans ses solitudes.

Depuis Le Vaillant, le théâtre des combats de l’homme et des animaux sauvages a remonté loin vers le nord au profit de la géographie. Les connaissances que nous avons acquises de l’aspect et de la configuration de l’Afrique australe sont presque entièrement dues aux chasseurs, car cette portion du continent n’a pas été, comme le Soudan et d’autres régions, le théâtre de grandes expéditions scientifiques. Sans doute il en résulte quelque infériorité dans la valeur des notions ainsi obtenues; elles sont moins certaines et moins précises, et nous ne sommes pas en droit de demander à l’aventureux sportman, curieux avant tout de lutte et de butin, autant qu’à ce voyageur calme, observateur, à l’esprit savant, judicieux et bien préparé, qui naguère nous retraçait jour par jour son long itinéraire de Kuka à Timbuktu. Toutefois nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre, et si des géographes tels que M. Desborough Cooley ont pu trouver quelquefois en défaut le voyageur dont nous nous occupons aujourd’hui, et signaler dans ses cartes quelques contradictions, il n’en est pas moins vrai que c’est à lui et à ses émules que nous devons la connaissance du lac N’gami, du haut Zambèze, de vingt grands cours d’eau et des principaux caractères topographiques de ces régions de l’Afrique australe que nos cartes nous représentaient, il n’y a pas trente ans, avec cette légende familière à l’Afrique : terres inconnues.

On sait déjà que le révérend David Livingstone, parti de la ville du Cap, et une autre fois de la baie d’Algoa, est remonté droit dans le nord par le centre de l’Afrique, et que de là il a été, en plusieurs voyages, à la mer des Indes, le long du Zambèze, et à la ville de Saint-Paul de Loanda, sur l’Océan-Atlantique. Les lecteurs de la Revue ont été tenus au courant de ses principales découvertes[4]. Aujourd’hui la traduction qu’on vient de publier permet d’entrer dans quelques détails nouveaux sur la physionomie des régions visitées par l’intrépide voyageur et sur celle de leurs habitans.

On a vu déjà que les deux grandes races indigènes de l’Afrique méridionale sont les Cafres et les Hottentots : ceux-là actifs, belliqueux, hostiles aux étrangers; ceux-ci doux, paisibles, indolens. Nombre de tribus sont sorties de leur mélange, plus ou moins misérables, mais généralement affables et bienveillantes. Ce caractère de bienveillance est particulier à l’Afrique australe ; il a favorisé les explorations de M. Livingstone et ne s’est guère démenti durant son vaste parcours, même quand le missionnaire voyageur remontait dans le nord au milieu de familles indigènes dont, l’origine et les mélanges ne sont pas faciles à discerner. Parmi ces peuplades, il en est qui, au dire de M. Livingstone et d’après les dessins qui sont joints à sa relation, rappellent d’une façon étrange, à ces limites reculées de la terre africaine, la physionomie des anciens Égyptiens : la peau est moins sombre, la chevelure moins laineuse, les traits ont plus de distinction et d’élégance que chez les autres indigènes. Dans l’originalité du costume et de la coiffure, dans certaines pratiques de l’industrie, on croit saisir encore d’autres lointaines ressemblances; il y a aussi des individus dont les yeux sont bridés à la façon de ceux des Chinois. Les migrations lointaines, les mélanges intérieurs ont produit dans la longue série des siècles un immense travail au sein de ce continent compacte, et quel est l’ethnologue qui débrouillera jamais ce profond chaos ? Quelle que soit leur origine, ces hommes, comme en général tous les noirs de l’Afrique, sont bons et bienveillans toutes les fois qu’ils n’ont pas été corrompus par le contact des marchands d’esclaves, des Portugais et des musulmans, car c’est une erreur de croire que l’Afrique doive être civilisée par l’islamisme. Cette erreur est malheureusement commune à tous ceux qui abordent ce sujet d’études; tout d’abord on s’imagine, en voyant ces hommes envers lesquels on ne peut nier que la nature se soit montrée parcimonieuse de ses dons intellectuels, qu’une religion moins élevée, moins philosophique que la nôtre, et plus facile à concilier avec leurs habitudes, leur convient davantage, et peut les aider à gravir un des degrés de l’échelle sociale. C’est l’islamisme en effet qui a groupé en sociétés et en états les populations noires du Soudan, depuis le Bambara et le Dahomey jusqu’au Darfour et au Kordofan ; mais quiconque, ne s’arrêtant pas à des apparences superficielles, a étudié avec quelque attention les relations de Clapperton, de Baikie, de Barth, et l’ouvrage si éloquent dans sa naïve simplicité du cheik Mohammed-el-Tounsi, préfère la barbarie bienveillante des sauvages livrés à eux-mêmes au dérèglement de leurs sociétés musulmanes. Là est le principal fruit des récits de M. Livingstone : tandis qu’il n’était guère donné à Barth de voir que des indigènes factices modifiés par une prétendue éducation religieuse, lui les a vus tels, pour la plupart, que les a faits la nature, et ils sont préférables en cet état.

Le missionnaire peut se méprendre sur les prompts effets que doit produire, selon lui, l’introduction du christianisme au milieu des indigènes; cette religion aura une peine extrême à s’infiltrer dans leurs esprits, et il ne faut pas se dissimuler qu’elle y revêtira, selon toute probabilité, un caractère de fétichisme ; mais ce n’est pas en quelques années qu’on peut espérer de modifier les instincts, les usages, les traditions d’une race, et mieux vaut encore donner au sauvage quelques rudimens d’idées morales que de l’abandonner à la dangereuse influence des doctrines du Koran. Dans ses ébauches de sociétés africaines, l’islamisme au Waday, au Baghirmi, au Bornou, et dans tout le Soudan, a régularisé l’ambition et la cupidité; il a changé en un dur despotisme l’autorité des chefs, introduit, sous forme d’officiers et de fonctionnaires, nombre de parasites vivant aux dépens du public, alourdi les tributs, mis le sérail là où il n’y avait que la polygamie, légalement voué à l’esclavage toutes les tribus dites infidèles. Quant aux élémens bien incomplets de commerce et d’industrie qui l’ont suivi, ils sont moins son fait que celui d’un contact extérieur, et le bien-être matériel qui en résulte n’équivaut pas à la dégradation morale dans laquelle les noirs qui l’ont adopté semblent tombés sans retour. Ce qu’il faut à l’Afrique, c’est une religion douce, indulgente, dégagée de ses côtés dogmatiques, prêchant d’exemple la morale et la charité ; de plus, un trafic honnête dont les échanges profitent aux noirs autant qu’aux blancs. Si nous osions formuler un léger reproche en présence de ces hommes, véritables apôtres des temps modernes qui s’en vont, au péril de leur vie, porter à tant de déshérités leur part de bien-être, c’est qu’ils insistent un peu trop sur les mystères de la religion qu’ils enseignent. Ce qui importe, c’est moins d’élever à la pureté du dogme des esprits rebelles à l’abstraction, et de leur expliquer la Trinité et le Verbe, que de les initier aux bienfaits pratiques de la morale et d’une assistance réciproque.

Le sol exerce sur les hommes qui l’habitent une extrême influence ; c’est là où il est stérile que végètent les misérables Bushmen (hommes des buissons). Heureusement, à l’exception du désert de Kalahari, sur les confins duquel errent ces pauvres hommes, l’Afrique du sud est en général bien arrosée et fertile, riche en animaux, en productions de toute espèce, et très propre à la culture. Au point de vue pittoresque, elle offre de splendides paysages: ce sont des forêts d’une sublime majesté, des rochers gigantesques aux formes bizarres, ces chutes grandioses du Zambèze appelées Mosioatounga, où le fleuve se précipite avec un bruit de tonnerre dans de profonds abîmes en lançant vers le ciel des colonnes de vapeur où se jouent les couleurs de l’arc-en-ciel. A tous ces points de vue, la relation de M. Livingstone est pleine d’intérêt, sans parler des périls personnels du voyageur et de ses luttes avec les lions, les buffles, les hippopotames. En outre, cette relation est désormais accessible à tout le monde en France, grâce à la traduction élégante et très fidèle qu’en a donnée Mme H. Loreau. On a dit il y a trois ans, lorsque Barth, ce voyageur qui sera une des gloires du XIXe siècle, rentra en Europe, qu’il ne se trouva pas chez nous comme en Allemagne et en Angleterre un éditeur pour publier son voyage. Ce n’est pas aux éditeurs, c’est au public qu’il faut s’en prendre, et vraiment il est pénible d’avoir à supposer que, sous le rapport de la curiosité intelligente, la France soit inférieure aux nations voisines. Enfin voici, avec la traduction de la relation de M. Livingstone, un premier pas fait dans cette voie trop négligée, et il y a lieu de souhaiter, dans l’intérêt de notre amour-propre et de notre instruction, qu’il provoque de nouveaux efforts.


ALFRED JACOBS.


V. DE MARS.

  1. Huetius, von der Schwachheit des menschlichen Verstandes, Francfort 1724.
  2. Huet, évêque d’Avranches, ou le Scepticisme théologique, par Christian Bartholmèss ; 1 vol. Paris 1850.
  3. Traduction de Mme Loreau ; gr. in-8o, 1859, chez Hachette.
  4. Voyez la Revue du 1er août 1857.