Chronique de la quinzaine - 30 avril 1859

La bibliothèque libre.

Chronique no 649
30 avril 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril 1859.

Les choses ont été plus fortes que les hommes : la France est engagée dans une guerre que les vœux les plus sincères et les plus graves intérêts n’ont point pu détourner de nous. Dès ce moment, nous en avons fini avec les devoirs complexes de la discussion, qu’il fallait soutenir tant que la France paraissait être maîtresse de son choix entre la paix ou la guerre. La nécessité a parlé : plus de récriminations sur l’irréparable et l’irrévocable ; l’ère du devoir simple commence. La France est engagée dans une guerre contre l’Autriche pour l’indépendance de l’Italie ; nous n’avons plus qu’une opinion et une volonté : il faut que la France triomphe, et que l’Italie soit indépendante. Ces questions préalables, qui nous ont donné depuis quatre mois de si cuisans soucis, et qui nous ont si cruellement ballottés du doute à l’espérance, n’appartiennent plus qu’à l’histoire : l’avenir, lorsque l’entreprise sera finie, en balancera le compte, et dira au crédit de qui les résultats devront être portés. Pour nous, aujourd’hui nous n’avons plus qu’un vœu dans le cœur : c’est que les objections consciencieuses que nous avons dû exprimer pendant la phase de la délibération publique soient radicalement et glorieusement réfutées par la bravoure et la fortune de la France. Au point où les choses sont arrivées, est-il nécessaire de faire un retour sur le passé et d’expliquer comment les espérances de paix, qui paraissaient si autorisées il y a quinze jours, ont été tout à coup déjouées ? Nous avons trois versions sur les vicissitudes qui ont terminé la phase diplomatique de la question actuelle : la version autrichienne, la version anglaise, la version du gouvernement français. Il va sans dire que c’est à cette dernière que nous devons nous tenir. Nous n’aurions, pour notre compte, aucun goût à revenir sur cette histoire controversée ; mais une considération nous décide. Il paraît que les résolutions extrêmes de l’Autriche ont été prises par l’empereur François-Joseph, sous la pression du parti militaire qui l’entoure, en dehors de son cabinet. Il paraît que M. de Buol, en adressant la sommation autrichienne à M. de Cavour, n’aurait fait qu’apposer sa signature au bas d’un document qu’il n’approuvait guère. Il faut donc voir dans la démarche qui a mis fin aux espérances de paix un des résultats habituels du despotisme, un de ces coups de tête par lesquels les souverains absolus sont enclins à interrompre violemment le pacifique travail des discussions raisonnées.

Il n’est pas nécessaire de faire remonter le récit des négociations qui viennent d’avoir un si triste dénoûment au-delà de la mission de lord Cowley. Le voyage diplomatique de l’ambassadeur anglais à Vienne avait réussi, s’il faut en croire les déclarations réitérées du cabinet britannique. Si en effet les quatre bases par lesquelles lord Malmesbury a défini plus tard le travail du congrès doivent être considérées comme la formule des élémens de négociation que lord Cowley avait ménagés entre Vienne et Paris, il faut reconnaître qu’un point de départ sérieux pour une transaction pacifique avait été obtenu. C’était quelque chose en effet, sans parler de l’évacuation des États-Romains, de poser pour l’Autriche aussi bien que pour la France îe principe de la nécessité des réformes dans les états italiens, et le principe de la substitution d’une confédération italienne aux traités particuliers de l’Autriche. Le cabinet anglais regrette qu’à la négociation préparée sur de telles bases, qui étaient le fond même de la question italienne, il ait été substitué par la Russie une proposition de congrès. Le regret du cabinet anglais, nous sommes fâchés de le dire, exprimé après coup, nous paraît oiseux. On aura toujours le droit de dire à lord Derby et à lord Malmesbury : « Pourquoi avez-vous acquiescé au congrès, si vous pensiez être sûrs de faire réussir la négociation dans la forme où lord Cowley l’avait établie ? » Le cabinet anglais, de son propre aveu, aurait donc commis une faute en se ralliant à la proposition de la Russie ? Mais le langage de lord Malmesbury à la chambre des lords nous permet de supposer que le cabinet anglais n’avait pas dans le succès de la négociation préparée par lord Cowley une foi aussi vive que celle qu’il a manifestée rétrospectivement. Qu’elle est en effet l’excuse que lord Malmesbury donne à sa conduite ? Il prétend qu’il a adhéré au congrès pour détourner la responsabilité qui eût pesé sur lui, si, après son refus, la paix ne fût point sortie de la négociation commencée par l’ambassadeur d’Angleterre à Paris. Lord Malmesbury et ses collègues n’étaient donc pas sûrs du succès de cette négociation ? Et en effet, pour en assurer le succès, il eût fallu qu’ils eussent eu le dessein arrêté de sortir au besoin de la neutralité pour imposer leur arbitrage à celle des deux puissances qui eût refusé son consentement à une solution équitable. Le cabinet anglais, n’ayant pas la force ou se croyant empêché par les intérêts de son pays de prendre une résolution semblable, était obligé d’accepter le congrès, et tous ses regrets sur une pareille détermination sont aujourd’hui aussi puérils que superflus. La forme de négociation par congrès une fois mise en avant, il est bien vrai, comme l’a dit lord Derby, que les discussions sur la forme ont fait perdre de vue le fond même des délibérations tel que l’avaient défini les bases anglaises, et que la paix a été compromise parle débat des questions de forme avant que les élémens mêmes d’une solution diplomatique n’aient été abordés ; mais à qui la faute ?

Ici ce sont les récriminations autricliiennes que nous rencontrons, car c’est bien manifestement l’Autriche qui s’est opposée à la réunion du congrès. L’Autriche allègue la note par laquelle M. de Buol annonçait son adhésion au ministre russe à Vienne, M. de Balabine. M. de Buol parlait, il est vrai, dans cette note du désarmement du Piémont ; mais, à notre avis, en indiquant la convenance du désarmement du Piémont, l’Autriche semblait préparer un thème de discussion ultérieure, et non poser une condition sine qua non de son adhésion au congrès. Plus tard, la question du désarmement a été généralisée. Nous avons applaudi, dans une intention sincèrement pacifique, à la pensée de faire précéder par le désarmement général les délibérations du congrès. Nous entrions même à cet égard dans une appréciation impartiale des intérêts de l’Autriche : nous comprenions que l’Autriche aurait eu dans le congrès une situation particulière, puisque les résolutions du congrès ne devaient, en aucun cas, rien enlever aux autres puissances, tandis que l’Autriche seule avait à faire des concessions qui lui paraîtraient naturellement très considérables. En retour de ces concessions, dont son entrée au congrès eût été le gage, il était juste qu’on lui assurât par le désarmement général une garantie positive du maintien de la paix. Cette considération avait persuadé tout le monde : la France concédait le désarmement général et préalable dans la forme stipulée par les dernières propositions anglaises ; le Piémont lui-même y acquiesçait. Or, à la surprise de tout le monde, ce prétexte du désarmement lui faisant défaut, c’est sur une question de dignité, suivant nous mal comprise, que l’Autriche a rompu les négociations. Elle a sacrifié les chances de la paix à une puérile et peu politique répugnance d’amour-propre. Elle n’a pas voulu, elle grande puissance, se trouver dans un congrès en présence du petit Piémont. L’Autriche, dit-elle, en adhérant au congrès, n’entendait participer, suivant les termes de la proposition russe, qu’à une négociation entre les cinq grandes puissances, et elle ne pouvait laisser modifier cette base première par l’admission du Piémont, à qui, ajoute-t-elle avec ironie, le désarmement ne saurait, en aucun cas, conférer le caractère de grande puissance. La fierté est estimable sans doute, mais à une condition : c’est qu’elle ne se laisse pas ternir par l’équivoque. Or les tergiversations du cabinet de Vienne au sujet de l’admission des états italiens au congrès ont frappé toute l’Europe. M. de Buol avait demandé d’abord comme une des bases du congrès l’observation du protocole d’Aix-la-Chapelle de 1818. Ce protocole avait décidé que, dans les congrès ultérieurs, on appellerait à l’avenir les états secondaires sur les intérêts desquels on aurait à délibérer. En invoquant l’autorité du protocole d’Aix-la-Chapelle, le cabinet de Vienne ne pouvait avoir que la pensée qui venait naturellement à l’esprit de chacun : c’est qu’un congrès où seraient discutées les aifaires d’Italie ne pouvait se passer du concours des états italiens. L’Autriche, assure-t-on, espérait avoir pour elle les voix de Rome, Naples, Florence et Modène, et n’avait pas de scrupule, avec un tel cortège, à affronter le Piémont au sein du congrès. L’on n’aurait malheureusement pas tardé à savoir que ni Rome, ni Naples, ni Modène, ne consentaient à envoyer des agens au congrès. Quant à la Toscane, elle hésitait : elle aurait fini sans doute par s’y faire représenter ; mais ce qui paraît certain aussi, c’est que, se voyant seule dans le congrès comme puissance italienne en face du Piémont et de Mme la duchesse de Parme, qui n’hésitait point à y entrer suivant les conditions du protocole d’Aix-la-Chapelle, l’Autriche a donné à ce protocole une interprétation impossible, et s’est fait un irrévocable point d’honneur de l’exclusion du Piémont.

C’est donc pour un point d’honneur, qu’elle n’a pas semblé avoir toujours compris de la même façon, que l’Autriche a brusquement et violemment dissipé les espérances que les amis de la paix avaient placées dans la réunion d’un congrès. L’on s’était sérieusement accoutumé en France à l’idée de ce congrès, et nous ne serions point surpris que notre diplomatie n’eût fait, pour en préparer les délibérations, des travaux que la guerre va rendre en partie inutiles. La question la plus importante parmi celles qui devaient y être résolues, l’organisation d’une confédération italienne, a dû être étudiée à fond dans la chancellerie de notre ministère des affaires étrangères, dont les archives contiennent déjà de si remarquables projets de fédérations italiennes. Il y a, comme on sait, le plan d’Henri IV ; il y a le travail politique de M. de Chauvelin sous le ministère du cardinal de Fleury ; il y a surtout la négociation de M. d’Argenson et le projet de Louis XV en 1745 et 1746. Le marquis d’Argenson, celui que ses contemporains, pour le distinguer de son frère, le brillant ministre de la guerre, appelaient d’Argenson la bête, ce philanthrope bourru, cet homme à idées, qui a eu, au travers de sa médiocrité chagrine, quelques intuitions de génie, avait, de concert avec Louis XV, formé le projet qui fournit sans doute à la politique actuelle de la France le précédent pratique qui a dû être consulté avec le plus de fruit. Il voulait chasser les Autrichiens de l’Italie, détacher la maison de Savoie de leur alliance, en donnant la Lombardie au roi de Sardaigne, et prendre ses sûretés contre le retour des Autrichiens, en établissant entre les états de la péninsule un lien analogue à celui de la confédération germanique. Ce fut assurément le projet le plus intéressant que le marquis d’Argenson put élaborer dans son court ministère. Il nous en a raconté l’histoire. La principale différence qui distingue la politique du marquis d’Argenson de la tentative que nous allons reprendre aujourd’hui, c’est qu’en 1745 la guerre existait déjà entre la France et l’Autriche, et que le roi de Sardaigne était l’allié de l’empereur. D’Argenson espérait, par sa négociation de Turin, détacher le roi de Sardaigne de cette alliance, et mettre fin à la guerre. « Les conquérans, nous dit-il, sont les querelleurs de la société civile ; chacun les fuit et les chasse. » Ses vues sur l’Italie, au lieu d’être l’occasion d’une guerre, devaient rendre la paix à la France. Il fallait le plus grand secret pour les faire réussir, car il importait de n’éveiller les craintes ni de l’Autriche à l’endroit du roi de Sardaigne, ni de l’Espagne, notre alliée, dont la fougueuse reine, Élisabeth Farnèse, ne voulait dépouiller l’Autriche qu’au profit des infans ses fils. D’Argenson tâta d’abord la cour de Turin par l’intermédiaire d’un jésuite, et ensuite par un vieux diplomate français, M. de Champeaux, lequel se présenta au roi de Sardaigne sous un déguisement de prêtre et sous le faux nom d’abbé Rousset. Louis XV, qui prenait un vif intérêt à cette négociation, n’en informa aucun de ses autres ministres, et écrivit lui-même les instructions de M. de Champeaux. Le projet avorta par le mauvais vouloir de l’Espagne, que Louis XV n’osa pas braver, et le roi de Sardaigne, secondé par les Autrichiens de Lichtenstein, vint surprendre dans Asti les troupes françaises, commandées par M. de Montal. Si l’avortement du congrès ne nous permet plus de continuer pacifiquement la tradition de M. d’Argenson, le coup de tête de l’empereur d’Autriche va nous fournir du moins l’occasion de venger glorieusement les échecs qu’éprouva en Piémont en 1746 l’armée du maréchal de Maillebois.

En effet, malgré la lueur d’espoir qu’a fait un instant briller le projet de médiation mis en avant par lord Derby à la onzième heure, suivant l’expression anglaise, on peut considérer la guerre comme ayant éclaté par la faute de l’Autriche. Il serait superflu de s’occuper de cette médiation anglaise. Si, comme nous le croirions volontiers d’après son propre aveu, le ministère anglais a commis une faute en laissant substituer la proposition d’un congrès à la négociation entamée par lord Cowley, cette faute ne pouvait plus se réparer au moment où il a voulu si tardivement revenir sur ses pas. Il n’eût guère été possible de régler la grande question italienne sans le concours de l’Europe : il aurait toujours été nécessaire de recourir à un congrès pour donner une sanction européenne aux arrangemens intervenus sous l’influence de la médiation anglaise ; mais, à l’heure qu’il est, cette nécessité est plus éclatante encore. Les troupes françaises, appelées par le roi de Sardaigne menacé, sont entrées en Italie ; pourraient-elles se retirer, si les résultats poursuivis par la France n’étaient point placés sous une garantie européenne ? La question italienne appartient à l’Europe. Pourrait-on la dérober en quelque sorte à la Russie, qui a proposé le congrès, et à la Prusse, qui y a adhéré ? Enfin l’acceptation de la médiation anglaise par l’Autriche peut-elle être considérée comme sérieuse ? Si nous sommes bien informés, M. de Buol aurait envoyé de Vienne le 28, à l’armée autrichienne, l’ordre de commencer ses opérations. Le 29, en effet, des éclaireurs autrichiens ont passé la frontière du Piémont, et ce matin le gros de l’armée concentrée entre Plaisance et Pavie a dû se mettre en marche. L’ordre de M. de Buol et les opérations de l’armée autrichienne peuvent-ils se concilier avec l’acceptation de la médiation anglaise ? La France a dû accueillir avec courtoisie la dernière proposition de lord Malmesbury : elle n’a pas même eu besoin de la décliner ; la proposition tombait pour ainsi dire d’elle-même devant la force des choses et l’impétueux courant des faits.

Certes, depuis le commencement des complications actuelles, nous avons franchement plaidé la cause de la paix : nous n’avons pas caché le chagrin que nous éprouverions, s’il était impossible, dans l’état de civilisation où l’Europe est arrivée, de résoudre par des discussions pacifiques les problèmes politiques qui s’imposent aux nations ; mais si notre confiance dans la raison des gouvernemens et des peuples devait être déjouée, nous avions exprimé ce vœu à plusieurs reprises : puissent l’Italie comme la France, à force de patience, laisser du moins à l’Autriche la responsabilité terrible de rendre la guerre inévitable ! Cette responsabilité, c’est l’Autriche, grâce à Dieu, qui l’a assumée en recourant la première à la force des armes. L’appel aux armes a cela de redoutable, qu’en mettant fin aux débals présidés par la raison et la justice, il tourne le droit contre celui qui ne craint point de le proclamer le premier, qu’il crée pour les hommes de nouveaux devoirs, les devoirs les plus simples et les plus clairs du patriotisme, et qu’il rend tous les intérêts cà leur liberté en les affranchissant de la légalité qui les contenait. L’Autriche va faire la rude expérience de cette révolution qu’elle a déchaînée sur elle-même. Il semblait que la paix lui fût plus nécessaire qu’à aucune autre puissance en Europe ; c’est elle-même qui la rompt, et toutes les opinions et tous les intérêts, qui, attachés à la paix, lui prêtaient une sorte d’appui moral, s’élèvent aujourd’hui contre elle. Le droit légal européen résultant du maintien des traités existans était la grande autorité qu’invoquait l’Autriche au profit de sa domination en Italie ; cette légalité, qui était pour elle une protection respectée, même lorsqu’elle paraissait contraire à l’équité et aux droits naturels de populations réclamant leur indépendance nationale, c’est elle-même qui l’a fait tomber en poussière. Au moment où le premier de ses soldats aura mis le pied sur le territoire piémontais, expirera la vertu des traités auxquels elle a dû la possession de la Lombardie et de la Vénétie. L’Europe est libre désormais de changer l’état des possessions territoriales dans la Haute-Italie. Ce n’est plus qu’une question de force, et si l’Autriche, comme nous l’espérons, est la plus faible, elle ne pourra plus invoquer en sa faveur le droit écrit de l’Europe ; elle sera réduite à intercéder auprès d’intérêts qui seront libres d’agir vis-à-vis d’elle à leur convenance. Dégagée maintenant du lien légal des traités, l’Europe n’aura plus en présence d’elle que les souvenirs et les traces trop visibles du mauvais gouvernement de l’Autriche en Italie. Vainement la distribution des territoires en Italie a-t-elle été faite en 1815 dans une pensée de défiance et d’hostilité contre la France ; les intérêts qui ont sacrifié les droits et le bonheur des peuples à des plans stratégiques sont effacés et ne se relèveront plus. La conscience de l’Europe demande depuis longtemps que l’Italie soit rendue aux Italiens. Les traités seuls s’y opposaient, la cour de Vienne les supprime, et ne laisse plus subsister que les torts de son propre gouvernement. Certes l’Autriche eût pu prévenir depuis longtemps le dénoûment fatal vers lequel elle se précipite. Les sages conseils ne lui ont pas manqué. Au mois de novembre 1848, lord Palmerston l’exhortait à établir en Lombardie un gouvernement national sous un archiduc. La dépêche de lord Palmerston a été fréquemment citée dans ces derniers temps ; l’on a omis seulement les considérations curieuses sur lesquelles le noble lord fondait ses sagaces conseils. « Des changemens importans, disait-il, peuvent s’accomplir en France. L’élection qui va avoir lieu le mois prochain (celle du président de la république) peut amener dans ce pays d’autres hommes au pouvoir. Avec d’autres hommes peut se produire une autre politique. Des maximes de politique traditionnelle, jointes à une action plus prononcée dans la politique extérieure, peuvent être prises pour guide du gouvernement de la France. Le sentiment populaire dans ce pays, aujourd’hui enclin à la paix, peut aisément être retourné dans une direction opposée, et la gloire, comme on dira en France, d’affranchir l’Italie de la domination autrichienne peut entraîner la France à faire de grands sacrifices et de grands efforts. Les occasions d’intervenir en faveur de l’indépendance italienne ne manqueraient pas longtemps à la France : les Lombards les lui fourniraient amplement dès qu’ils sauraient que le gouvernement et le peuple français seraient disposés à répondre à leur appel. Il n’est guère possible de douter qu’une armée française efficace et puissante, aidée et soutenue d’une insurrection générale des Italiens, serait trop forte pour les troupes que l’Autriche pourrait lui opposer en Italie. Dans une telle hypothèse, il est probable que l’Autriche perdrait tout ce qu’elle possède en Italie jusqu’aux Alpes. » L’Autriche aurait pu en 1848, sans déshonneur et avec habileté, mettre à profit ce conseil prophétique de lord Palmerston. Elle aurait dû au moins, dans un esprit de sage prévoyance, se concilier les populations diverses qui forment son empire, en les associant au gouvernement par des institutions libérales. Une politique libérale était non-seulement possible à l’Autriche, elle était pour elle une garantie suprême de conservation. Il y a juste un an, un gentilhomme autrichien exposait dans la Revue les élémens et la nécessité d’une telle politique, et montrait dans l’établissement d’institutions représentatives la voie de salut de la monarchie[1]. Aucune bonne inspiration n’a été écoutée : l’Autriche, au lieu de se réformer, s’est abandonnée à l’ivresse des réactions qui ont succédé aux mouvemens révolutionnaires de 1848 ; elle a applaudi à tous les progrès de la cause de l’absolutisme en Europe ; elle a fait le concordat avec Rome. Lorsque sa bonne fortune lui permettait encore de se faire représenter en Lombardie par un prince aussi distingué et aussi aimable que l’archiduc Maximilien, elle annulait les desseins généreux du jeune vice-roi par les mesures aussi maladroites qu’oppressives du ministre de l’intérieur, M. Bach, démocrate d’avant 1848, lequel ressemble à tous ces convertis de l’absolutisme qui, se sauvant d’un excès dans l’excès contraire, ont un goût particulier pour la tyrannie, et ne manquent jamais de compromettre, de faire détester les pouvoirs qu’ils servent. C’est par ce chemin que la cour de Vienne est arrivée à la faute suprême d’une déclaration de guerre.

Grâce à la décision téméraire de l’Autriche, la situation dans laquelle nous entrons est, nous le répéterons, nette et facile pour la conscience de tout le monde en France. Nous avons devant nous un but dont les divergences d’opinion ne sauraient plus troubler la clarté : ce but, c’est le triomphe de la France. Nous n’entendons pas seulement par là les succès du champ de bataille : c’est l’affaire de notre armée, de notre démocratie militaire, qui fait avec tant d’abnégation de ses vertus et de ses sacrifices anonymes la gloire et la puissance de notre nation ; c’est l’affaire de ses chefs, et parmi ceux-ci surtout des généraux les plus jeunes, des Bourbaki, des Trochu, des Mac-Mahon, des Lamotterouge, des d’Autemarre, des de Failly, etc., qui nous ont donné le droit de tant attendre d’eux. Nous voulons parler encore et surtout du succès politique de la guerre, car toutes les victoires deviennent stériles quand ce succès échappe ou est compromis. Le succès de la guerre que nous allons commencer doit être l’indépendance et la liberté de l’Italie. Pour l’obtenir, des devoirs particuliers sont imposés à l’Italie et à la France.

Les Italiens peuvent assurément beaucoup pour l’indépendance de l’Italie. Les dernières nouvelles de Florence et des duchés le prouvent péremptoirement : ce qui se passe en Italie a tous les caractères d’un mouvement national. Déjà, depuis quelque temps, des manifestations importantes, des écrits acclamés par la foule annonçaient que toutes les parties de l’Italie concouraient à l’agitation pour la délivrance, dont le Piémont était le foyer. Nous avons déjà parlé de quelques-unes de ces brochures éloquentes, du discorso de M. Salvagnoli, de Toscona e Austria, par lesquelles les libéraux de la Toscane donnaient la main à la politique piémontaise. Le marquis Gualterio, l’auteur des Rivolgimenti Italiani, dans une lettre adressée tout récemment à M. de Cavour sur gli interrenti dell’ Austria nello Stato Romano, vient de prendre la parole avec autant de chaleur que d’autorité pour mêler la voix des Romains à ce concert de l’Italie autour de la cour de Turin. Une expression plus significative de ce mouvement, c’est ce flot de volontaires qui accourt en Piémont, et qui apporte chaque jour dans ce pays, de toutes les parties de l’Italie, un millier d’hommes. Enfin les événemens de la Toscane et des duchés ne montrent pas seulement la ruine du régime qui pesait sur l’Italie ; ils indiquent la direction politique du mouvement, qui jusqu’à présent est tout unitaire, et cherche dans le roi Victor-Emmanuel sa personnification. Ainsi l’entraînement qui prépare la guerre semble en même temps préparer l’organisation politique à laquelle aspire l’Italie. Il ne faut pas s’y tromper, cette aspiration, au moment où nous sommes, est évidemment l’unité. L’on nous écrit que des Siciliens même offrent la couronne au roi Victor-Emmanuel. Les idées de fédération, qui furent un instant si populaires en 1848, sont maintenant bien dépassées. Nous avons sous les yeux des lettres intéressantes écrites par des chefs influens du mouvement : le fédéralisme de Gioberti y est traité de radotage doctrinaire, et peu s’en faut qu’on n’en parle comme on faisait chez nous du temps de la convention, où l’accusation de fédéralisme fut employée d’une façon si injuste et si cruelle contre les girondins. Nous signalons cette tendance, et nous ne voulons point la discuter pour le moment ; nous constaterons seulement qu’au point de vue d’une guerre d’indépendance, la tendance unitaire est une bonne inspiration du pati’iotisme italien. Au point de vue du patriotisme, l’Italie, ayant besoin du concours de la France, fera bien, nous le reconnaissons, d’atténuer la nécessité du secours étranger en amenant le plus d’Italiens qu’il se pourra sur le champ de bataille. Il est évident aussi que les efforts militaires des Italiens ne pourront avoir toute leur puissance qu’en se disciplinant autour du souverain italien qui arbore le drapeau de l’indépendance nationale. Si le mouvement pouvait s’accomplir partout comme à Florence, ce résultat serait obtenu de la façon la plus pratique. Les armées régulivères de chaque état se rallieraient au roi de Sardaigne, et l’on arriverait ainsi à composer une armée italienne très respectable. L’on en aura une idée par le chiffre qu’atteignent les divers effectifs des armées italiennes. D’après un état qui nous a été envoyé d’Italie, ils s’élèveraient à plus de 300,000 hommes. S’il était possible de ramasser ces diverses armées et de les réunir sous une seule main italienne, la cause de l’indépendance de l’Italie, quelles que fussent les éventualités de l’avenir, serait infailliblement gagnée, nous ne savons si, en travaillant à l’indépendance par le mouvement unitaire, on n’aura pas rendu l’unité seule possible lorsque l’entreprise sera achevée ; mais ce souci-là doit être renvoyé à l’avenir, ainsi que plusieurs autres. La majorité des Italiens semblent, pour le présent, ne s’occuper que de la question pratique de la guerre, et ont le bon sens d’oublier leurs anciennes divisions. Les opinions extrêmes se dissimulent ou se taisent ; elles n’ont aucune chance de succès aujourd’hui. L’on nous cite, comme une preuve de cette modération des opinions, la répugnance que montreraient un certain nombre de volontaires qui arrivent en Piémont à servir dans les corps francs de Garibaldi, parce que ce chef aurait été autrefois républicain. Nous trouvons cette répugnance injuste et déplacée. Garibaldi, quoique nos soldats se soient trouvés en face de lui à une autre époque, nous paraît mériter la sympathie des Italiens, et pourra rendre de grands services comme partisan. C’est une des rares figures pittoresques qui tranchent sur notre époque effacée, et nous croirons plutôt, sur la foi d’autres correspondans, qu’il est un des chefs les plus populaires du mouvement, et que le roi Victor-Emmanuel et M. de Cavour sauront tirer parti de ses instincts militaires et du prestige qu’il a auprès des masses italiennes. Les Italiens ne doivent se diviser en ce moment ni sur les choses ni sur les hommes.

L’heure n’est point venue encore sans doute de discuter froidement et en détail la politique par laquelle la France doit faire triompher l’indépendance de l’Italie. Malgré l’émotion de la crise actuelle, qu’il nous soit permis cependant de rappeler sommairement les principes qui doivent nous guider dans l’entreprise qui s’impose à nous. Quoique plus d’une fois dans notre histoire nous ayons manifesté notre sympathie pour l’indépendance des peuples italiens, plus d’une fois aussi, nous devons l’oublier aujourd’hui moins que jamais, nous avons été funestes à l’Italie. Nous lui avons nui en trafiquant de ses territoires et en la traitant comme une conciuète. C’est nous qui avons détruit la république de Venise. « Dans toutes les circonstances, écrivait, le 26 mai 1797, notre général à la municipalité de cette ville, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous donner des preuves du désir que j’ai de voir consolider votre liberté, et de voir la misérable Italie devenir libre et indépendante des étrangers. » Et plus d’un mois cependant avant d’écrire cette lettre, le même général avait livré Venise à l’Autriche par l’article secret du traité de Leoben ! Nous avons donc de grandes réparations à faire à l’Italie, et notre politique a dans ces derniers temps contracté envers elle une responsabilité immense. Il faut qu’aujourd’hui nous acquittions une fois pour toutes envers ce noble et malheureux paj’s toutes les dettes de notre histoire ; il faut pour cela que notre politique se concentre exclusivement sur la question italienne, qu’elle ne laisse point cette question se noyer et disparaître dans des complications plus vastes. La guerre peut être localisée en Italie : tout le monde l’espère ; mais il ne suffit pas de l’espérer, il faut le vouloir. Pour cela, il importe de prendre garde à la gravité des circonstances actuelles. L’Europe, à l’heure qu’il est, reçoit un vaste ébranlement. Il est impossible que ce choc ne produise point un de ces frémissemens contagieux qui remuent si facilement nos sociétés européennes. Bien près de l’Italie, il y a l’Orient ; bien près de nous aussi est l’Allemagne. Dtjà l’attente seule de l’explosion qui s’accomplit aujourd’hui sur les bords du Tessin fait fermenter bien des chimères dans certaines imaginations. On a prononcé le mot de nationalités, et toute sorte de brochures ont brodé sur ce thème toute sorte de systèmes. En 1848, l’Europe a été envahie par des essais de reconstitution sociale. Aujourd’hui nous assistons à une sorte de socialisme diplomatique : les utopistes s’exercent à la reconstitution de l’Europe, et font sous le couvert des nationalités une impossible géographie politique. Il y a là un grand danger pour notre entreprise italienne. Si la croisade des nationalités était prêchée ailleurs qu’en Italie, les alliances des forces organisées, c’est-à-dire des gouvernements européens, se combineraient suivant les nécessités de la lutte, et l’intérêt particulier de l’Italie pourrait disparaître dans la conflagration générale. Après ce danger, qu’il n’est peut-être pas au pouvoir de la France seule de conjurer, il en est un qu’elle est en mesure de dominer, car il ne pourrait naître que de son ambition. Nous espérons fermement qu’elle évitera celui-là. Elle paraîtra en effet en Italie non comme conquérante, mais comme alliée de l’Italie indépendante, représentée par le Piémont, et lorsque l’œuvre sera achevée, elle ne cherchera point à influer arbitrairement sur l’organisation politique de la péninsule : elle laissera régler par les Italiens les destinées de l’Italie.

Éviter tout ce qui pourrait faire dévier la question italienne et tout ce qui pourrait la grossir, voilà en deux mots le résumé des devoirs de la politique française dans l’entreprise difficile qu’elle va tenter. Pénétrés de la nécessité où nous sommes d’observer cette double règle de conduite, si nous voulons réussir, nous ne partageons point les désirs divers que nous entendons exprimer au sujet des alliances que la France pourrait rechercher. Les alliances, voilà l’écueil d’une politique placée dans les conditions où nous sommes. Le plus sage à notre avis est de n’en violenter ou de n’en courtiser particulièrement aucune. Le plus prudent est de chercher à faire tout seuls, et en Italie exclusivement, l’œuvre de l’affranchissement de l’Italie. Nous sommes assez forts, on n’en doute point, pour n’avoir pas besoin d’un concours étranger contre l’Autriche. S’il en est ainsi, pourquoi solliciterions-nous des alliances ? Les neutralités nous suffisent. L’Allemagne, si ses intérêts ne sont point attaqués et si ses susceptibilités nationales sont ménagées, l’Allemagne, prudemment contenue par la Prusse, demeurera neutre. Sans doute les rancunes de la Russie contre l’Autriche nous la rendent favorable dans cette guerre : mais nous devons appréhender, et que cette guerre ne fasse trop les affaires de la Russie en Orient, et qu’une alliance russe trop prononcée n’éveille les défiances de l’Angleterre. Quant au gouvernement anglais, nous devons comprendre les principes constitutionnels et les intérêts traditionnels qui l’empêchent de s’associer à nous dans une guerre contre l’Autriche. Bien loin de nous plaindre de sa neutralité, nous devrions plutôt l’en remercier, si elle nous laisse toute la gloire du triomphe d’une cause que l’Angleterre a toujours encouragée moralement. Le concours de l’Angleterre, demeurant, grâce à sa neutralité, amie des deux puissances belligérantes, ne sera point à dédaigner le jour où il s’agira de consolider par une paix équitable les résultats qui auront été acquis. Mais nous ne prolongerons point ces réflexions. Elles s’évanouissent dans l’émotion de l’heure présente et devant l’ordre de choses si nouveau et de toute façon si gros de conséquences qu’inaugure en ce moment le canon autrichien.

C’est au moment où l’inconnu s’ouvrait ainsi à la France et à l’Europe que notre pays vient de perdre un de ses citoyens les plus fermes et les plus intègres et un de ses plus illustres écrivains politiques. M. Alexis de Tocqueville s’éteignait, il y a quelques jours, à Cannes, après une longue et cruelle maladie. Une plume amie ne tardera pas à rendre ici à cette noble mémoire l’hommage qu’elle mérite, et l’on ne nous pardonnerait pas de remplir imparfaitement ce devoir. En voyant mourir en un tel moment M. Alexis de Tocqueville, ce libéral viril qui pénétrait avec une intuition si sûre les lois mystérieuses qui gouvernent le tempérament des peuples et le cours des événemens, on ne peut s’empêcher de se demander avec tristesse ce que cette haute intelligence eût auguré pour les deux cultes de sa pensée, la France et la liberté, de la grande expérience où nous entrons. Quel que fût le jugement qu’il eût porté sur le présent, M. de Tocqueville aurait eu, croyons-nous, bon espoir pour la liberté et pour la France. Les libéraux sans doute répugnent à provoquer la guerre, même pour le triomphe des idées qui leur sont chères, car ils croient que ces idées ont assez de vertu pour réussir sans violence ; mais la guerre ne les décourage pas, car l’histoire moderne de l’Europe leur a appris qu’en affaiblissant le despotisme par les charges et les souffrances qu’elle impose, la guerre finit toujours par populariser la liberté.

Les affaires du Holstein n’occupent pas l’Europe comme les affaires d’Italie, et cela se conçoit ; elles n’existent pas moins. Peut-être même, dans la situation qui s’est dévoilée tout à coup, serait-ce montrer une étrange légèreté de ne point tenir compte de ces difficultés, en apparence secondaires, de ces questions incidentes, qui un jour ou l’autre, et sans qu’on y prenne garde, peuvent jouer leur rôle dans l’ensemble des complications du continent, car enfin cette question du Holstein n’est-elle pas un des élémens des rapports des puissances allemandes ? Ne peut-elle pas avoir son influence sur la politique du Danemark lui-même ? Le Danemark, on le sait, a fait ce qu’il a pu pour donner une satisfaction aux réclamations légitimes de l’Allemagne, en convoquant, il y a quelque temps, une nouvelle diète dans le Holstein, et en consultant cette diète sur les besoins des duchés, sur leurs vœux, sur la place qu’il leur convient d’accepter dans l’organisation constitutionnelle de la monarchie danoise ; il n’a point réussi : les états provinciaux du Holstein ont répondu par une opposition systématique, et en formulant des prétentions qui mettraient en doute l’existence de la monarchie elle-même. Qu’est-il arrivé depuis ce moment ? Le cabinet de Copenhague, si nous ne nous trompons, a transmis à ses envoyés près des cours étrangères un mémoire tout confidentiel où il expose les idées, les actes, les propositions diverses qui se sont fait jour dans cette laborieuse et infructueuse session de la diète du Holstein. Ce n’est ni un document diplomatique, ni une note officielle destinée à être remise aux gouvernemens ; c’est un simple résumé de l’état de la question, fait pour servir de guide à tous les envoyés danois, de même que le ministre des affaires étrangères du Danemark a dû s’en servir dans ses entretiens avec la diplomatie étrangère accréditée à Copenhague. La pensée du Danemark a été de bien montrer en quoi la diète du Holstein pouvait avoir raison, en quoi aussi elle s’était donné les torts les plus graves. Des versions diverses ont été présentées de ce mémoire ; elles n’étaient point précisément infidèles, mais elles étaient incomplètes et défectueuses ; elles ne traduisaient qu’assez imparfaitement la pensée qui avait dicté cet exposé. Au fond, le gouvernement danois n’a pris encore aucune résolution ; il en est toujours à délibérer sur ce qu’il doit faire définitivement à l’égard de ces propositions des états provinciaux du Holstein, qu’il ne peut ni repousser entièrement ni accepter complètement.

Cet antagonisme qui s’est si violemment déclaré entre le Holstein et le Danemark a plus d’une cause sans doute ; il a surtout été excité et entretenu par un prince qui est devenu presque un personnage en Allemagne, par le duc d’Augusten bourg, qui ne cesse de s’agiter encore aujourd’hui pour troubler la paix intérieure du Danemark, pour fomenter l’opposition des duchés et empêcher toute conciliation entre les diverses parties de la monarchie danoise. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler quel est ce prince dont le titre ducal n’existe plus, et qui persiste toujours dans son rôle de prétendant agitateur. Le duc d’Augustenl)ourg est le fils de la sœur du feu roi Frédéric VI de Danemark. Bien que ses titres à la couronne fussent fort douteux d’après l’ancienne loi de succession danoise, il aurait pu néanmoins, avec de l’esprit de conduite et en montrant de l’attachement pour son pays, aspirer au trône à la mort du roi actuel, Frédéric VII, et de son oncle, le prince héréditaire Ferdinand, qui n’ont d’enfans ni l’un ni l’autre. Au lieu de suivre le droit chemin tout tracé devant lui, il a préféré recourir à toute sorte de menées, en travaillant par tous les moyens à préparer le démembrement de la monarchie danoise. C’est de lui que vient l’idée de la division de la monarchie en deux parties, c’est lui aussi qui a conçu la pensée de la formation d’un nouvel état européen, composé des duchés de Slesvig, de Holstein et de Lauenbourg, état dont il serait naturellement le premier duc régnant. C’est sous ses auspices que s’est organisé le parti slesvig-holsteinois. Ce travail de conspiration a duré plus de vingt ans ; on en a vu les effets en 1848. Si le duc d’Augustenbourg ne fut pas le chef ostensible de l’insurrection de cette époque, s’il jugea plus prudent de se faire remplacer par son frère à la tête des insurgés, il ne fut pas moins le fauteur, le soutien le plus actif de ce mouvement, soit dans le pays même, soit au dehors, près de tous les cabinets allemands. Les papiers saisis à son château d’Augustenbourg ne laissèrent aucun doute sur le degré de sa participation à la révolte. Certes le Danemark n’eût fait que rester dans son droit en le considérant comme un prince rebelle et en le traitant en conséquence. Il n’en fut rien ; on se borna à exiger de lui qu’il quittât le pays, qu’il renonçât à toute expectative de succession à la couronne, et qu’il vendît ses terres à l’état. Il y eut un acte signé à Francfort le 30 décembre 1852. Le Danemark paya au prince rebelle une somme de 4 millions d’écus ou 12 millions de francs pour la valeur de ses terres ou pour l’acquittement de dettes et pensions. Le duc s’engagea à son tour, sur sa parole de prince et sur l’honneur, à demeurer désormais hors des états du roi, à ne rien entreprendre pour troubler la tranquillité du Danemark, et à ne s’opposer d’aucune façon à tout ce qui serait adopté, soit pour le règlement de la succession à la couronne, soit pour l’organisation éventuelle de la monarchie.

Le Danemark achetait ou croyait acheter la tranquillité douze millions de francs. Il semble en effet qu’après des engagemens aussi formels, payés d’un prix généreux, le duc d’Augustenbourg dût se tenir tranquille ; bien au contraire, il n’a point discontinué un moment d’exciter, de diriger Topposition violente qui s’agite dans le Holstein. Avec ce qu’il a reçu du Danemark, il a acheté de grandes terres dans la Silésie, où il a établi sa résidence et où il s’occupe à organiser de nouvelles agitations. À tout instant, d’ailleurs, on le voit parcourant l’Allemagne, allant cle Vienne à Berlin : tantôt il est à Francfort s’efforçant d’agir sur les membres de la diète ; tantôt il séjourne à Hambourg, où il réunit et anime les chefs de l’opposition holsteinoise. Ainsi le Danemark le trouve partout sur ses pas, travaillant à exciter contre lui l’Allemagne, soufflant la discorde entre les diverses parties de la monarchie, et cela malgré les engagemens formels de l’acte du 30 décembre 1852. Il suffit de considérer cet acte pour voir quel fondement peuvent présenter les protestations publiées par le duc d’Augustenbourg et accueillies par les principaux journaux d’Allemagne contre le règlement de la succession à la couronne danoise, règlement promulgué d’ailleurs sous les auspices des puissances européennes et fondé sur les principes du protocole de Londres. Le fait est que le Danemark est un état relativement faible, et que dès lors on croit pouvoir tout accueillir contre lui en Allemagne. Le duc d’Augustenbourg se sert merveilleusement de toutes les passions germaniques ; il est admis et fêté dans toutes les cours comme ennemi du Danemark. On ne peut s’empêcher cependant de s’intéresser à ce petit pays, qui depuis si longtemps lutte pour son indépendance, et qui n’excite à ce point les animadversions des hobereaux du Holstein que parce qu’il est décidé à rester un état constitutionnel et libéral. e. forcade.




ESSAIS ET NOTICES.

DE L’ABOLITION DU SERVAGE EN RUSSIE.


Nous avons sous les yeux un mémoire récemment publié en français sous ce titre : Réflexions préalables sur les bases proposées au mode d’émancipation des serfs en Russie, par un député d’un comité provincial[2]. Cet écrit nous paraît digne d’attention ; il met en lumière des faits curieux qui jettent un jour nouveau sur l’économie rurale de la Russie. Nous avions vu dominer jusqu’ici dans les publications sur ce grave sujet le point de vue des personnes, maîtres et serfs. Voici un troisième intérêt maintenant, plus important peut-être que les deux autres en ce qu’il les rapproche et les confond, celui du sol. Tout dépend en effet du plus ou moins de développement de la production rurale : si la richesse agricole s’accroît, maîtres et serfs y trouveront également leur compte ; si elle décline, la condition des uns et des autres deviendra plus mauvaise. L’auteur des Réflexions préalables est évidemment un grand propriétaire russe, qui connaît à fond la véritable situation des choses, et qui mérite d’être écouté.

Quand il s’agit de la Russie, l’imagination se figure un pays indéfini, où une population clair-semée vit facilement sur des espaces sans bornes. La réalité n’est pas tout à fait conforme à ce tableau. Le territoire de la Russie d’Europe est dix fois plus étendu que celui de la France ; mais il s’en faut de beaucoup que cette immense surface soit partout également cultivable. Tout le nord de l’empire ne forme, à vrai dire, qu’une forêt, grande au moins comme la France entière ; l’extrême rigueur du climat y rend toute culture à peu près impossible. Dans le midi, de vastes steppes sans bois et sans eau offrent un autre genre de stérilité. Somme toute, les trois cinquièmes au moins du territoire total sont incultivables, et le sol susceptible de culture n’est tout au plus que de 200 millions d’hectares. Or on évalue la population totale à 60 millions d’habitans, et comme la population rurale en forme à peu près les cinq sixièmes, cette dernière doit être en tout de 50 millions, ou 25 têtes en moyenne par 100 hectares de bon sol. Cette proportion commence à devenir moins exceptionnelle, car nous avons sur notre propre territoire bien des cantons qui n’en contiennent pas davantage ; mais ce qui contribue encore plus à faire rentrer une grande partie de la Russie dans les conditions ordinaires de l’Europe, c’est l’extrême inégalité de population entre les provinces. La moitié environ des 200 millions d’hectares cultivables appartient aux régions les plus orientales, où la population ne s’élève en moyenne qu’à 10 habitans par 100 hectares de bon sol ; l’autre moitié compte par conséquent 40 habitans ruraux sur la même surface, comme beaucoup de nos départemens, et il en est qui en ont 50 et même 100. De là une distinction fondamentale à établir, sous le rapport de l’économie rurale, entre les portions les moins peuplées de l’empire et les portions les plus peuplées.

Dans les premières, les trois quarts du sol cultivable restent incultes, déduction faite des forêts et des autres terrains improductifs, parce que les bras manquent ; dans les secondes, au contraire, les bras surabondent, et le sol, fatigué par l’assolement triennal, ne suffit plus qu’avec peine. D’un côté, les animaux domestiques sont assez multipliés, surtout les chevaux et les porcs, à cause de l’immensité des pâturages ; de l’autre, on n’en a presque pas, faute de moyens d’alimentation, et ce sont précisément les parties les plus cultivées qui possèdent le moins de bétail. L’auteur donne à ce sujet des détails à peine croyables. « C’est à la fois risible et triste, dit-il ; mais dans cet immense empire de Russie il y a des points où le sol ne suffit plus. Plusieurs provinces, telles que Smolensk, Pskov et autres, ont été fertiles jadis, et ont perdu une grande partie de leurs facultés productives à la suite de la culture des trois champs et de l’impossibilité de fumer le sol en proportion de son épuisement. Ce travail de dévastation s’étend avec rapidité dans toutes les directions. Les endroits peuplés ont un sol épuisé, tandis que d’immenses espaces de la terre la plus fertile ne se peuplent pas. »

La cause principale de cette mauvaise distribution du travail est évidemment l’institution du servage. Les paysans, étant attachés à la glèbe, n’ont pu que multiplier sur place. « Les peuples, dit l’auteur, ne pouvaient pas se porter librement d’un endroit à l’autre. Il n’y a pas eu de grands foyers de prospérité publique, pas de centres commerciaux. Les villes sont restées misérables, même dans les situations les plus favorables au commerce. Il y a eu beaucoup de production et point de débouchés. Le seigle et l’avoine sont les céréales produites en plus grande abondance, et qui sont absorbées principalement par les producteurs eux-mêmes. Si les serfs n’avaient pas été attachés à la glèbe, il est probable que l’aspect du pays aurait été tout autre. La population rurale, abandonnée à elle-même, se serait répandue beaucoup plus au large. Bon nombre de travailleurs auraient recouru à l’exploitation forestière ; des établissemens industriels se seraient élevés au milieu des forêts impénétrables qui couvrent le nord de la Russie. Les villes auraient été peuplées, et les fabriques auraient prospéré, à l’aide d’un travail libre. »

Ces réflexions paraissent d’une grande justesse. On ne porte jamais atteinte impunément à la liberté des personnes et des propriétés. L’institution du servage, déjà si mauvaise, se complique encore en Russie d’une autre coutume plus mauvaise encore, s’il est possible, quoiqu’elle ait trouvé de nombreux preneurs, l’organisation communale. M. Wolowski a déjà exposé ici même[3], avec une grande autorité, les inconvéniens de ce communisme pratique, qui peut avoir au premier abord quelque chose de patriarcal et de respectable, mais qui ne supporte pas l’examen. On a voulu en faire une institution particulière à la race slave, mais des traces de coutumes analogues se retrouvent aux origines de toutes les nations de l’Europe, et partout elles disparaissent devant la civilisation. L’auteur des Observations préalables en indique en peu de mots les mauvais effets. « Les paysans, dit-il, sont devenus si friands des morceaux de terre plus fertiles que d’autres, qu’ils font des cadastres à leur guise et se partagent les quatre ou. cinq hectares dont ils jouissent en six ou douze lots ; ils espèrent établir par là une plus grande égalité entre les cultivateurs. Ils divisent de la sorte les bons morceaux en longues bandes qui n’ont pas plus de dix mètres de largeur. Ils se cognent avec leurs charrues les uns contre les autres, se livrent des combats sur la lisière de leurs bandes, renouvellent les partages de la terre à mesure que la population augmente, et quelquefois rien que sur la réclamation de quelques individus qui se croient lésés, et se coalisent pour forcer la commune à une nouvelle répartition du sol. »

La conséquence à tirer de ces faits, c’est qu’il faut supprimer le plus promptement possible les deux maux de la culture en Russie, la servitude de la glèbe et l’organisation communiste. Il résulte cependant des bases posées par le gouvernement pour le projet d’émancipation qu’il s’agirait de conserver l’une et l’autre en les déguisant ; en même temps que la liberté, les paysans recevraient, d’après ce projet, une maison avec son enclos et un lot de terre à la condition de payer au seigneur une redevance perpétuelle, et la commune serait solidaire du paiement de cette redevance. C’est contre ces bases que s’élève l’auteur des Réflexions préalables, et autant qu’il est possible de se prononcer sur une question si vaste et si complexe dont nous ne possédons qu’imparfaitement les élémens, il doit être dans le vrai. Le but de cette concession de propriété, qui paraît un acte libéral à l’égard des paysans, n’est pas caché par le document officiel ; c’est, dit-on, pour éviter le vagabondage, ou, en d’autres termes, pour attacher le paysan au sol par un nouveau lien. « En outre, dit l’office ministériel du 5 décembre 1857, les terrains, une fois concèdes en jouissance aux paysans, devront toujours rester à la disposition de la commune. » Qui ne voit ici la conservation sous d’autres noms de l’état de choses actuel ? « La crainte qui me domine, dit l’auteur, c’est qu’on ne sacrifie tout l’avenir de la culture en attachant le paysan au sol, c’est-à-dire au seigneur, par le titre de débiteur insolvable substitué à celui de serf qu’il a porté jusqu’à présent. La solidarité de la commune sera sans doute très commode pour le propriétaire, mais ce sera évidemment un despotisme complémentaire qui pèsera sur le paysan. Les chefs de la commune seront inexorables par la crainte d’encourir un surcroît de charge pour chaque allégement accordé à un des leurs. Ils précipiteront la ruine de celui que le malheur aura atteint ; ils ne seront pas plus bénévoles pour le paysan riche, ils compteront sur ses ressources pour se tirer d’affaire, et mettront tout en œuvre pour le river à la chaîne communale. »

Comment sortir de ces difficultés ? La solution la plus simple, celle qui se présente le plus naturellement à l’esprit, consiste à donner aux paysans la liberté personnelle pleine et entière et à attribuer en même temps aux seigneurs la complète propriété du sol ; les conventions particulières pour la culture se régleraient ensuite, en Russie comme partout, suivant les convenances locales, par le libre débat entre les parties. Malheureusement cette solution rencontre dans les mœurs de graves obstacles. La croyance à un certain droit vague du paysan sur la propriété du sol paraît dominer beaucoup d’esprits. Je suis à toi, dit le paysan au seigneur d’après un adage populaire, mais la terre est à moi. Les habitudes communistes ne sont pas moins invétérées, on y attache une sorte d’amour-propre national, comme au souvenir de la tribu primitive. De part et d’autre, on s’effraie de voir séparer ce qui a été uni jusqu’ici ; les seigneurs redoutent d’avoir des terres sans paysans, les paysans d’avoir la liberté sans terre. « L’idée que la population rurale peut et doit dépendre du travail ne se fait pas jour parmi nous, » dit l’auteur du mémoire que nous examinons, et ce n’est pas sans quelque courage qu’il a pris pour devise cette phrase de Montesquieu : On n’est pas pauvre parce qu’on ne possède rien, mais parce qu’on ne veut pas travailler.

À la distance où nous sommes placés du théâtre où se débattent ces grands intérêts, nous ne pouvons apprécier les difficultés d’exécution. Il se peut que des mesures de transition soient nécessaires dans l’état actuel des idées et peut-être aussi des droits acquis ; nous n’en sommes pas juges. Un seul point nous paraît certain par lui-même, c’est qu’il faut arriver le plus tôt possible à la plus entière liberté des personnes et des propriétés, par conséquent éviter toute mesure différente qui ne serait pas nécessaire, et ne lui donner dans tous les cas qu’un caractère essentiellement temporaire. « Tout pouvoir partagé, dit avec raison l’auteur, est faible et défectueux. La propriété du titre, celle du seigneur, ne peut être utile que si elle comporte la jouissance effective. La jouissance effective, celle du paysan, est précaire tant qu’elle n’est pas légitimée par le titre. Deux propriétaires, l’un titulaire et l’autre effectif, ne peuvent que se nuire mutuellement. L’incertitude et l’équivoque en matière de droit amènent naturellement le malaise, les empiétemens d’un côté, une ombrageuse susceptibilité de l’autre. Les collisions sont également à craindre de l’antagonisme des intérêts et du contact perpétuel des personnes qui les représentent. »

Il peut sans doute paraître séduisant de créer d’un seul trait la petite propriété sur une large base, en rendant propriétaires d’une maison et d’un enclos plusieurs millions de paysans ; mais, outre que cette prétendue propriété n’est que nominale, conditionnelle, subordonnée à un rachat souvent impossible, serait-elle un présent vraiment avantageux pour ceux qui la recevraient ? « Non, » répond l’écrivain russe. Il emprunte à ce sujet de nombreuses citations aux études sur l’Économie rurale de l’Angleterre qui ont paru dans la Revue il y a quelques années ; nous ne pouvons donc qu’appuyer des conclusions si conformes à nos propres idées. La petite propriété est utile et respectable dans les pays où elle existe naturellement, anciennement ; mais-il est plus que douteux qu’il y ait profit à la créer de toutes pièces là où elle n’existe pas. « La possession de la terre sans un capital équivalent, dit avec raison l’auteur, est le fléau de la classe agricole. » Cette vérité trouve surtout son application dans un pays où la population rurale s’est déjà développée à l’excès, et nous avons vu que, malgré les apparences contraires, une grande partie de la Russie est dans ce cas. La petite propriété devient alors, comme le servage, un double fléau, en ce qu’elle retient la population rurale là où elle surabonde, et qu’elle l’empêche de se porter là où elle fait défaut.

Les faits montrent clairement quels sont les besoins de l’économie rurale en Russie. D’un côté, la culture des grains d’hiver et de printemps occupe les deux tiers des terres arables ; de l’autre, le dixième. Ici la terre se repose un an sur trois, là neuf ans sur dix. Dans les pays à grands pâturages, l’engrais se perd inutilement ; dans les pays d’assolement triennal, il manque. Il faut donc augmenter les jachères sur certains points et les réduire sur d’autres, ici rapprocher la céréale de l’engrais, et là l’engrais de la céréale ; d’un côté fournir plus de terre au travail, et de l’autre plus de travail à la terre. Les petites propriétés forcées", les baux perpétuels, toutes les combinaisons qui nuisent à la liberté des transactions, ne peuvent que contrarier le mouvement naturel vers une meilleure proportion, et par conséquent nuire au progrès agricole. Mieux vaut, dans leur propre intérêt, faire des paysans des fermiers aisés que des propriétaires obérés : leur travail en sera plus productif, et par conséquent leur condition meilleure.

Supposons qu’une famille de paysans composée de cinq personnes ait besoin pour vivre de 20 hectolitres de tous grains, à raison de 4 hectolitres par tête. Si vous lui concédez une jouissance de 3 hectares, dont partie en toute propriété et partie en bail perpétuel, ce qui est en effet la proportion indiquée, voici ce qui arrivera : le sol continuera à être soumis à l’assolement triennal ; un hectare sera tous les ans semé en seigle, un hectare en grains de printemps ; à raison de 6 hectolitres à l’hectare, semence déduite, moyenne actuelle du rendement en Russie, la famille n’aura à consommer que 12 hectolitres, il ne lui restera rien pour la redevance, et le sol ira en s’épuisant, faute d’engrais et de repos. Supposez au contraire qu’on lui donne une ferme de 15 hectares de terres arables soumises à un assolement quinquennal : 3 hectares en grains d’hiver et 3 hectares en grains de printemps donneront, avec le même rendement, 36 hectolitres à partager suivant les conventions entre le paysan et le maître, et on aura de plus 9 hectares de jachères qui commenceront par entretenir la fertilité du sol, et qui, cultivées plus tard en pommes de terre ou autres plantes, pourront doubler, tripler, quadrupler le produit total.

Nous avons pris pour exemple cette dimension de 15 hectares par ferme, sans compter les prairies, parce qu’elle est en tout pays la plus généralement appropriée à l’exploitation par une famille ; mais rien ne s’oppose à ce qu’elle soit accrue ou diminuée suivant les cas. L’essentiel est que l’on suive le plus possible les convenances de la culture ; avant tout, il faut produire. Les trop petites fermes, comme les trop petites propriétés, n’ont ni présent ni avenir en Russie, où la culture des plantes fourragères est à peu près inconnue à cause de l’extrême sécheresse du climat, et où celle des pommes de terre ne se répand que lentement. Il faut des jachères pour le présent, il en faut aussi pour l’avenir, car tous les progrès ultérieurs reposent sur cette base. En même temps l’excès de population rurale, aujourd’hui accumulé sur quelques points, tendra à s’écouler vers les provinces désertes et fertiles, car, encore un coup, la population rurale ne manque pas, et telle qu’elle est, elle suffit parfaitement, avec une meilleure répartition, à mettre en valeur toutes les ressources de l’empire.

L’auteur comprend et accepte au surplus toutes les transitions raisonnables. Il admet que, pour commencer, la rente du sol soit réduite le plus possible, afin que les paysans aient avantage à rester, et qu’ils puissent former par des bénéfices un capital qui serve à l’amélioration de la culture ; il admet que les premiers baux soient aussi longs qu’on voudra, pourvu qu’ils ne soient pas perpétuels, et qu’à l’expiration du terme indiqué, le maître et le tenancier soient libres de disposer comme ils l’entendront, l’un de son industrie, l’autre de sa terre ; il admet enfin que des entraves soient mises pour quelque temps à l’émigration. « Ce serait peut-être ici, dit-il, un des cas peu nombreux où l’intervention de la loi et de l’administration pourrait être véritablement salutaire, non en gênant inutilement l’émigration, mais en lui imposant l’obligation de ne s’éloigner d’un lieu à l’autre que dans la limite d’un certain nombre d’émigrans à la fois. Il est d’ailleurs évident que les paysans n’auront aucun motif de se presser, une fois qu’ils seront convaincus que la faculté de déplacement leur est accordée à toute perpétuité. La prudence leur conseillera de faire explorer les nouveaux lieux par la portion la plus jeune et la plus entreprenante. »

La propriété de l’enclos et le bail perpétuel d’un lot de terre étant abandonnés, la solidarité de la commune, le partage périodique par tiaglo, et les autres usages qui se rattachent à l’organisation primitive de la tribu, disparaîtraient aussi ; ce serait une grande révolution, mais une révolution bienfaisante. De même que le servage ne se comprend que dans un intérêt de défense contre l’ennemi, le communisme n’est à sa place que dans la vie nomade. L’un et l’autre sont des restes d’un état social qui n’existe plus. Dans ce système, la propriété territoriale resterait tout entière entre les mains des seigneurs, à moins de convention contraire. Cette solution peut paraître excessive ; elle est pourtant la plus juste et la meilleure, suivant toute apparence. M. Tegoborski nous apprend que les trois quarts des paysans serfs appartiennent aujourd’hui à 20,000 propriétaires ; mais il faut remarquer que le tiers seulement du sol cultivable relève de ce petit nombre de possesseurs, les deux autres tiers appartiennent à la couronne ou aux petits et moyens propriétaires, qui forment déjà en Russie une classe assez nombreuse. Que le tiers du sol constitue le domaine de la grande propriété, ce n’est pas trop, surtout en Russie, où la culture est généralement arriérée, et où elle présente, par suite des conditions naturelles et économiques, des difficultés particulières. Le travail des champs n’est possible que pendant quatre ou cinq mois par an à cause de la longueur des hivers. L’intérêt agricole proprement dit se complique de l’intérêt forestier, qui a beaucoup d’importance sous ce climat, et qui est à peu près inconciliable avec le voisinage de la petite propriété. La grande propriété est d’ailleurs la seule qui puisse supporter les sacrifices nécessaires pour préparer l’avenir par des améliorations progressives. L’abus qu’elle pourrait faire de ses droits sera moins à craindre dès que les paysans jouiront de la liberté personnelle et pourront se déplacer à volonté ; si les bras ont besoin de la terre, la terre aussi a besoin des bras, et celui de ces deux élémens qui jouit du privilège de la mobilité a un véritable avantage sur l’autre.

Quant aux inquiétudes que manifestent les seigneurs sur cet affranchissement réciproque de la terre et du travail, l’auteur essaie de les calmer en proposant le rachat des redevances personnelles qu’ont à payer aujourd’hui certaines catégories de paysans en dehors de la jouissance du sol. Il y a en effet tel propriétaire dont le revenu consiste presque tout entier dans les redevances de paysans non cultivateurs. « La terre n’offrant par son peu d’étendue et de fertilité aucune ressource à la culture, les paysans se sont adonnés dans ces localités au travail industriel et paient avec facilité leurs redevances, moyennant le salaire qu’ils reçoivent. » Il est manifeste que dans ce cas, si le paysan devenait libre sans rachat, le propriétaire se trouverait ruiné. L’obligation de ce rachat devrait incomber aux paysans, puisqu’ils seraient à l’avenir affranchis d’une charge qui pèse aujourd’hui sur eux, et si cette obligation était reconnue trop onéreuse, l’état pourrait en acquitter une partie. On trouverait des exemples de ce mode d’affranchissement dans ce qui s’est passé en Allemagne lors de l’abolition des droits seigneuriaux ; les paysans en ont racheté un tiers, les seigneurs en ont perdu un tiers, et le dernier tiers a été payé par l’état.

À coup sûr, l’ancien ordre de choses était plus commode pour tout le monde, du moins en apparence. Le seigneur n’avait pas à s’inquiéter de trouver des cultivateurs, ils naissaient sur ses domaines et ne pouvaient pas les quitter ; quand ils refusaient le travail, on avait le droit de les y contraindre par la force. De leur côté, les paysans n’avaient pas charge d’eux-mêmes, la commune leur devait un lot de terre quand ils venaient au monde, et ils avaient quelquefois la jouissance des trois quarts du sol, un quart seulement restant au seigneur. D’où vient donc que cette organisation séculaire, qui semblait si bien concilier tous les intérêts, ne peut plus durer ? Outre qu’elle blesse les droits imprescriptibles de l’homme, elle n’est pas assez productive : elle a le double effet de pousser à la multiplication indéfinie de la population rurale et à la stérilisation du sol ; il vient nécessairement un point où le jeu simultané de ces deux facteurs amène une impossibilité radicale. Le partage complet de la terre entre les paysans n’allégerait que pour un moment l’embarras ; c’est l’assolement triennal qu’il faut combattre, quoiqu’on ait voulu l’élever aussi à la hauteur d’une institution nationale ; c’est le système général de culture qu’il faut changer.

On a vu quel misérable rendement on obtient aujourd’hui sur un sol qui passe pour des plus fertiles. Même dans les fameux pays de terre noire, la récolte moyenne ne dépasse pas trois ou quatre fois la semence, ou la moitié de ce qu’on obtient en France, le quart de ce qu’on obtient en Angleterre. Voilà où conduit la combinaison du communisme et de la servitude. Avec la même surface emblavée, la Russie pourrait nourrir deux ou trois fois plus d’habitans, mais à la condition de changer tous ses procédés de culture. Une telle perspective vaut bien un peu d’effort Qu’il soit dur pour les paysans de renoncer à leurs prétentions sur le sol et pour les seigneurs d’abandonner leurs droits sur les personnes, c’est possible ; mais les uns auraient en échange le premier des biens, la liberté, mère de l’industrie, dont on ne peut espérer les bienfaits sans en accepter en même temps les charges, et les autres la propriété absolue, avec ses chances et ses devoirs, mais aussi avec ses profits.

En résumé, le mémoire dont il s’agit tend à la constitution d’une puissante classe rurale, et sous ce rapport il nous paraît digne de sympathie. Nous savons en France, par notre propre exemple, quel vide laisse dans une société l’absence de cet élément. De sérieuses difficultés politiques s’opposent en Russie, comme partout où domine l’esprit de despotisme et de centralisation, à cette tendance salutaire. L’auteur se borne à les indiquer, mais il est facile de le comprendre à demi-mot. « Nous touchons, dit-il, à un moment curieux, celui d’une lutte acharnée entre la bureaucratie et la noblesse rurale. La bureaucratie s’est déjà prononcée catégoriquement sur la grande question du jour. N’étant pas elle-même propriétaire, elle est souverainement insoucieuse de l’ébranlement de la propriété territoriale et de la ruine des paysans ; elle y gagnerait même, car sa propre fortune dépend de ses appointemens et de la rapine, et le nombre des emplois salariés augmentera nécessairement, lorsqu’il y aura des millions de nouveaux droits à définir et à exploiter. Le combat que la noblesse rurale aura à livrer sera rude, et les forces seront inégalement partagées, car si d’un côté sont les connaissances spéciales, de l’autre se trouvent l’avantage de la position officielle, l’aplomb que donne la longue habitude de la dictature, enfin une foule de plumes mercenaires et habiles toujours prêtes à ériger le sophisme en axiome. »

Après ce tableau, dont les principaux traits pourraient trouver leur application ailleurs qu’en Russie, l’auteur fait appel au pouvoir suprême, à qui il adresse de consciencieux avertissemens. « La noblesse russe, dit-il, a toujours senti le besoin de parler librement à son souverain. Seul arbitre du sort de millions d’hommes, entouré d’un petit nombre de conseillers irresponsables, élevé lui-même à une hauteur immense au-dessus des multitudes qu’il gouverne, les esprits indépendans le contemplent de bien loin, et ne peuvent alléger par leurs vœux stériles la charge qui pèse sur sa conscience. Ils voudraient parvenir jusqu’à lui, mais le chemin leur est barré. Il en résulte que de lourdes fautes ne sont pas prévenues par un examen contradictoire. Nous en voyons trois grandes preuves dans l’histoire de la Russie. Lorsqu’un de nos grands-ducs eut l’idée fatale de partager son duché en apanages, aucune voix ne réclama au nom de l’état, qui se morcela, se divisa de plus en plus, et tomba sous le joug des Tartares ; la civilisation de la Russie en fut retardée de plusieurs siècles. Aucune voix ne réclama non plus, lorsque les derniers restes de la liberté des cultivateurs furent supprimés par les mesures de Boris Godounof et de Pierre Ier. Enfin, lorsque Pierre Ier établit sa capitale à l’extrémité la plus éloignée d’un empire organisé sur le système de la centralisation la plus absolue, il rencontra quelques réclamations en faveur de l’ancienne capitale ; mais en définitive, il trouva plus de soumission que d’opposition à ses vues, et réussit à rendre d’autant plus pénible pour ses successeurs l’administration de leur vaste empire. La possibilité d’immenses fautes est l’attribut obligé d’un pouvoir illimité. »

Nous ignorons quel sera l’effet de ce mâle langage. L’écrivain russe exprime la crainte que ses observations n’arrivent trop tard. « Il est probable, dit-il, qu’elles seront mises de côté devant un parti pris d’avance et dans un sens tout opposé. » Telle est la fatalité des gouvernemens absolus. Sans exprimer une opinion arrêtée sur la question en elle-même, le fonds des idées qui ont inspiré cet écrit et l’énergique liberté du ton nous ont paru également dignes d’estime ; nous ne pouvons croire qu’il soit tout à fait inutile. L’auteur lui-même n’est pas précisément sans espoir, car il paraît attendre quelque grand progrès de l’opinion publique en Russie. « Heureusement, dit-il, une nouvelle ère commence à poindre, et il y a lieu d’espérer que l’émancipation de la pensée suivra de près l’émancipation des paysans ; peut-être même la précédera-t-elle de quelques heures. » Nous aimons à rester sur cette espérance.


LEONCE DE LAVERGNE.



Considérations sur la Révolution française, par Fichte,
traduites pour la première fois par M. J. Barni ; Paris, Chamerot.


Certains esprits singuliers s’imaginent que, dans l’étude de l’histoire comme dans toute autre chose, la conscience n’est jamais de trop, et que, pour qui veut sincèrement connaître le passé de son pays, il n’est ni utile, ni honnête de s’obstiner, sous prétexte de patriotisme, dans l’erreur qui nous flatte et dans les mensonges convenus. Dussent-ils être traités de complices posthumes de Pitt et de Cobourg, de Blücher et de Castlereagh, ces gens-là se figurent que la justice la plus simple les oblige à chercher un moyen de contrôler l’histoire nationale, telle que nos historiens la racontent : ce moyen, c’est notre histoire écrite par des étrangers. Sans doute, ces derniers ont comme nous leurs préventions ; mais comparées aux nôtres, elles se neutralisent : la vérité peut sortir de cette confrontation. Si parfois cette vérité est amère, combien aussi est-elle douce et flatteuse, quand le témoignage des étrangers vient confirmer par tel ou tel événement de notre histoire l’enthousiasme traditionnel de notre pays et légitimer notre orgueil à nos propres yeux !

La révolution française à son début est un de ces événemens. Elle fut saluée à l’étranger par des intelligences élevées et de nobles cœurs, dont la sympathie reste un de ses meilleurs titres. Fox et Sheridan, Schiller et Klopstock, tous tressaillent et s’inclinent. Kant lui-même, le flegmatique Kant, s’étonne de se sentir ému. Que Fichte, son élève, jeune alors, mais qui resta toujours jeune de cœur, se soit senti violemment remué par un événement capable de tirer Kant de ses abstractions et de l’étude de la raison pure, rien d’étonnant. On sait comment Fichte devait mourir, et si ce souvenir est pour nous pénible, ce n’est pas une raison pour refuser à cette mort notre douloureuse admiration. Après avoir passé sa vie à enseigner le devoir, Fichte périt en le pratiquant.

L’ouvrage de sa jeunesse que M. Barni vient de traduire, les Considérations sur la Révolution française, contient l’adhésion la plus complète et la plus franche aux principes de 1789, tels qu’ils sont restés pour tout esprit libéral. Ceux qui traitent aujourd’hui Montesquieu d’idéologue trouveront dans Fichte bien des rêveries, et sur quelques point de détail ils auront le triste mérite d’avoir raison. C’est, chez le philosophe allemand comme chez nos pères de la constituante, les mêmes espérances illimitées, la même confiance dans le bon sens public, tout cela avant l’heure des désenchantemens et des humiliantes expériences. Il y eut là bien des illusions sans doute ; mais l’illusion est nécessaire à qui entreprend les grandes tâches. En pareil cas, quand on ne veut que ce qui est rigoureusement possible, on ne peut pas même tout ce que l’on veut. Ces illusions d’ailleurs sont un défaut dont nous sommes provisoirement si corrigés ; elles nous sont devenues tellement étrangères, qu’exprimées par Fichte, elles auront du moins à cette heure un intérêt de curiosité. Même pour les critiques calmes, qui n’aspirent qu’à constituer « l’histoire naturelle des esprits, » des esprits comme Fichte, des êtres qui ont cru à la dignité humaine et à la justice absolue, restent d’intéressans sujets d’étude ; c’est une variété perdue que ces naturalistes réclameront peut-être comme appartenant de droit à cette nouvelle branche de l’anatomie comparée. C’est bête comme un fait, disait M. Royer-Collard ; — c’est bête comme une idée, diraient volontiers nos critiques. Mais quand une idée a eu la chance d’être signée du nom de Fichte, peut-être alors devient-elle quelque chose comme un fait, et à ce titre assez respectable.

Les traductions des divers ouvrages de Kant, que M. Barni a publiées jusqu’ici, et dont l’une a été couronnée par l’Académie française, offrent un mérite très précieux pour nous autres Français ; on les dit plus claires que le texte. Ici l’habile interprète ne rencontrait pas tout à fait les mêmes difficultés ; le style de Fichte est dans cet ouvrage beaucoup moins hérissé de formules que celui de Kant, plus pratique grâce au sujet, et par conséquent plus clair. C’est une lecture et non une étude, une lecture intéressante, surtout par le sujet et par le point de vue particulier où l’auteur était placé. M. Barni a fait précéder cette traduction d’un travail plein d’intérêt et de recherches curieuses sur la vie et les ouvrages de Fichte. La vie de Fichte est le complément naturel de ses œuvres et leur sert de pièce justificative, car, ce qui n’arrive pas toujours, l’homme chez lui a valu le penseur et l’écrivain.


EUGÈNE DESPOIS.



Résumé historique de l’Exploration faite dans l’Afrique centrale de 1853 à 1856 par le Dr Vogel, et Notices diverses sur les découvertes en Afrique, par V.-A. Maltebrun, Paris 1858.


Le courageux et savant jeune homme que l’Allemagne et l’Angleterre ont envoyé en Afrique sur les traces de Barth a-t-il péri ? conservons-nous quelque espérance de le voir, échappé à la mort, nous raconter lui-même les fatigues de son long voyage et les souffrances de sa captivité ? l’Angleterre fait en ce moment tous ses efforts pour éclaircir ce doute pénible et prolongé. Par malheur, il faut le reconnaître, la première supposition a plus de vraisemblance que la seconde. Quel que fût le sort du voyageur, il était utile que des mains pieuses prissent le soin de réunir et de coordonner les fragmens épars envoyés par Vogel en diverses circonstances à ses correspondans d’Europe, et disséminés dans divers recueils géographiques : c’est ce que M. V.-A. Maltebrun a fait en France. — Héritier d’un nom qu’il sait porter dignement, M. Maltebrun appartient à cette phalange de géographes en tête de laquelle marchent d’illustres savans, et qui a entrepris de faire revivre chez nous ce goût de découvertes et de voyages auquel non-seulement la curiosité publique, mais encore l’intérêt commercial d’une nation telle que la nôtre trouve un large profit.

Il faut bien l’avouer, la France, qui depuis d’Anville, pour ne pas remonter plus haut, tenait le premier rang dans la science géographique, s’est montrée inférieure à elle-même durant ces vingt ou trente dernières années. Ce n’était pas que les savans et les hommes de bonne volonté lui fissent défaut ; mais ceux-ci, au milieu de leurs études et de leurs recherches, demeuraient peut-être trop étrangers aux procédés pratiques de la cartographie ; peut-être aussi ceux qui font de la partie graphique une profession, et que nous appelons dessinateurs ou cartographes, manquaient-ils des ressources de la science. Le public de son côté ne témoignait-il pas trop d’indifférence pour ces travaux difficiles ? Toujours est-il certain que nos publications géographiques ne se sont pas maintenues dans ces derniers temps au rang où on avait été habitué à les voir. Nous pouvons d’autant mieux reconnaître ce fait alors que s’opère dans l’esprit public un mouvement favorable à ces sortes d’études, et que des hommes spéciaux s’y adonnent avec une ardeur désintéressée, qui mérite toute sorte d’encouragemens. Animée d’une noble émulation, la France vient même de lancer un voyageur au sein des régions qu’a explorées avec tant de profit l’expédition anglo-germaine : M. Mackarthy part avec le désir d’inscrire son nom à côté de celui de Barth ; puisse-t-il aussi bien faire et être plus heureux que les compagnons de ce voyageur !

Dans son résumé des explorations de Vogel, ouvrage qui a été précédé d’un grand nombre de publications relatives aux autres parties de l’Afrique, M. Maltebrun s’est appliqué à tracer d’une façon complète l’itinéraire du jeune Allemand et à coordonner les notions nouvelles qui en résultent. Vogel a vu et franchi après Barth le Binué ou Tchadda, ce grand affluent du Niger qui a été remonté par le docteur Baikie, et qui doit ouvrir aux Européens l’accès du Soudan central ; il a pénétré plus-au midi que ne l’avaient fait ses prédécesseurs, sur les bords du Serbenel, affluent du lac Tsad, dans le pays des Tuboris, que recouvrent d’immenses marécages formant après la saison des pluies une sorte de mer temporaire. Autrefois sans doute les marais des Tuboris rejoignaient le Tsad et le Fittri pour former avec eux le centre de la grande mer soudanienne. Les peuplades qui sont répandues dans les contrées que traversa le voyageur à cette limite extrême de son excursion n’ont pas été atteintes par la conquête musulmane ; toutefois quelques-unes paient un tribut d’esclaves aux Fellatahs par crainte de ces terribles envahisseurs. Plus à l’ouest, Vogel pénétra dans des villes que n’avait visitées aucun des membres de l’expédition avant lui : Yakoba, qui n’avait pas vu d’Européen depuis Clapperton, et Salia, qui n’a pas moins de seize kilomètres de tour. Celle-ci, pour son étendue, sa population et l’importance de son marché, doit prendre place à côté des grandes villes de Kano, de Sokoto, de Gando, et elle est située dans la même région qu’elles. « Elle est, écrivait le voyageur, protégée par un fossé et par un mur d’environ quinze pieds de haut ; le nombre de ses habitans est d’environ vingt mille ; une grande portion du sol, dans l’intérieur des murs, est en culture. La ville a trois noms différens : Zeg-Zeg, Salia et Sansan. Le premier est celui de la peuplade païenne sur laquelle elle a été conquise par les Fellatahs en 1807 ; le second lui a été imposé par ses nouveaux maîtres, et le troisième désigne à la fois la ville et toute la province. » C’est au retour de cette expédition dans l’ouest que Vogel, revenant à Kuka, prit la résolution de pénétrer dans l’est par le Bagirmi, où nous avons suivi le docteur Barth jusqu’au fond du Waday ; la dernière de ses lettres qui soit parvenue en Europe était datée du 4 décembre 1855. Le voyageur, en y annonçant son intention de gagner le lac Fittri et la ville de Wâra (c’est la capitale du Waday), témoignait l’espoir d’être de retour au commencement de 1857. Ce serait vers cette époque, d’après les récits apportés au Tripoli par des caravanes, que Vogel aurait été décapité par ordre du sultan du Waday en représailles de confiscations opérées par l’agent anglais de Tripoli sur des marchandises venant de ce pays. Depuis, on a raconté que le voyageur, dans une de ses excursions aux environs de la ville de Wâra, s’était dirigé vers une montagne sacrée dont l’accès était interdit même aux musulmans, et que pour ce fait il aurait été mis à mort, ou peut-être seulement emprisonné. Le fruit de ses labeurs n’aura cependant pas péri tout entier ; outre les fragmens réunis et appuyés d’une carte par M. Maltebrun, nous avons un certain nombre de positions déterminées astronomiquement, et dont le géographe français a eu l’heureuse idée de présenter le tableau à la fin de son résumé historique.


ALFRED JACOBS.


V. DE MARS.


  1. Voyez la livraison du 1er mai 1858, l’Autriche sous l’empereur François-Joseph.
  2. Paris, chez Guillaumin.
  3. Voyez les livraisons du 1er et 15 juillet, et du 15 septembre 1858.