Chronique de la quinzaine - 14 avril 1902

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Chronique n° 1680
14 avril 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril.


La France ressemble en ce moment à un immense appareil chimique où quelque chose se prépare. Le contenu bout avec intensité et on entend un ronflement puissant, mais on ne sait pas ce qui sortira de l’opération. Chaque parti est plein de confiance et annonce sa victoire prochaine. Tous vont à la bataille avec un entrain et une résolution qu’on n’avait pas vus depuis longtemps. Le ministère actuel, qu’il l’ait fait exprès ou non, a violemment excité les passions dans les sens les plus divers. Il a des partisans très ardens et des adversaires qui ne le sont pas moins. Avec lui sont tous les révolutionnaires. On ne rencontre pas en France un radical, un socialiste, un collectiviste, un anarchiste qui ne travaille à son succès électoral. Un tel fait est des plus significatifs.

Nous ne disons pas, bien entendu, qu’il n’y ait pas d’autres élémens dans l’armée ministérielle ; nous nous contentons de constater que tous les hommes de désordre en font partie. Il y a aussi les jacobins, hommes d’ordre, ceux-là, ou du moins d’un certain ordre, au maintien duquel ils sacrifient volontiers toutes les libertés. On les a vus quelquefois, dans les révolutions, partir du désordre, mais marcher tout droit à la dictature. Parmi les libertés à détruire, ils ont fait choix, pour commencer, de la liberté de l’enseignement, les uns parce qu’ils y sont sincèrement opposés, les autres parce qu’ils voient dans la campagne à faire une occasion et un moyen de grouper toutes les forces de la libre pensée. Ceux-ci s’arrêtent à l’anticléricalisme, ceux-là s’en prennent à l’esprit religieux lui-même. La question de la liberté de l’enseignement a paru éminemment propre à les rallier tous dans une action commune. Enfin, il y a dans la coalition ministérielle, sans compter ceux qui sont toujours partisans du gouvernement, quel qu’il soit d’ailleurs, un nombre assez considérable de républicains qu’on a réussi à effrayer au sujet des dangers que la République a courus et qu’elle court encore. M. Henri Brisson, dans la proclamation qu’il a adressée aux électeurs du Xe arrondissement de Paris, a énuméré avec un effroi rétrospectif toutes les tentatives inconstitutionnelles et insurrectionnelles faites il y a trois ans, depuis celles de M. Déroulède à la place de la caserne de Reuilly et de M. Guérin au fort Chabrol, jusqu’aux désordres du champ de courses d’Auteuil. Tout cela paraît déjà un peu vieux. Beaucoup de républicains en ont été indignés, mais n’en sont pas restés inquiets au même point que M. Brisson. Toutefois, M. Brisson représente un état d’âme assez commun, et dont il faut d’autant plus tenir compte qu’on l’entretient avec adresse. Il y a des gens qui ont eu peur, et la peur ne pardonne pas. On en rencontre beaucoup en province qui n’ont connu les choses qu’avec le grossissement naturel aux récits de journaux, et qui ne sont pas encore remis de la chaude alarme qu’ils ont éprouvée. Au moment où ils se sont produits, les événemens ne paraissaient pas si terribles ; mais, depuis, on en a créé la légende, et rien n’est plus indestructible qu’une légende propagée quotidiennement par les milliers de voix de la presse. Il est donc convenu que le ministère actuel a sauvé la République et qu’il la sauverait encore au besoin. C’est dans cette affirmation, qu’il a si souvent répétée lui-même, qu’est sa principale force. Voilà le résultat auquel ont abouti les auteurs des tentatives, aussi puériles que ridicules, d’il y a trois ans. Ils ont fourni un prétexte pour organiser un gouvernement de combat et pour embrigader à sa suite, avec les partis de révolution et de violence, un nombre considérable de républicains plus tranquilles, mais timorés.

En face de l’armée ministérielle, l’armée antiministérielle n’est pas composée d’élémens moins composites. D’abord il est assez naturel de répondre à une coalition par une autre ; et au surplus il faut reconnaître que, si les coalitions sont quelquefois légitimes, c’est surtout dans l’opposition. L’action du gouvernement doit être une ; celle de l’opposition peut être diverse et partir de plusieurs points pour converger vers le même but. Comment empêcher les mécontens, quels qu’en soient le nombre et le caractère, de travailler à la même œuvre, sans même avoir besoin de s’entendre, de combiner leurs mouvemens et de discipliner leurs forces ? Un mouvement tout spontané se produit parmi eux, et ils s’aperçoivent qu’ils agissent en commun avant même de s’être proposé de le faire. Lorsqu’ils s’en aperçoivent, quelques-uns sont pris de scrupules : ils se demandent s’ils ne font pas un peu plus que de raison le jeu de leurs voisins, et alors se produisent des hésitations, des conflits, des scissions. Mais la force des choses finit par reprendre son empire, et, bon gré mal gré, la bataille rapproche les combattans.

Le ministère actuel, par la fatalité même de son origine et de sa composition, a alarmé ou blessé des intérêts respectables toutes les fois qu’il a dû donner des satisfactions à ses amis. Nous nous sommes bien promis de ne reparler jamais, sans une obligation absolue, de la triste affaire qui a pesé si lourdement sur nos destinées politiques depuis cinq ou six ans ; mais enfin, sans elle, nous n’aurions jamais vu ce ministère. À qui la faute, si tous les ennemis de l’armée, — car l’armée, hélas ! a des ennemis, — se sont passionnément ralliés à lui ? À qui la faute, si tous ceux dans l’esprit desquels l’idée de patrie s’est obscurcie, — car, hélas ! il y en a également, — ont été les plus enragés de ses soutiens ? Nous ne sommes pas assez injustes pour dire et pour croire que le ministère a, de parti pris, favorisé les sentimens des uns et des autres ; il a même fait des phrases contre eux ; mais enfin un gouvernement est responsable de sa clientèle. Et, dès lors, comment s’étonner si, dans beaucoup d’âmes généreuses, une révolte s’est produite ? Que l’armée ait été attaquée, non seulement dans la personne de ses chefs, mais dans les principes essentiels sur lesquels elle repose, rien n’est moins douteux. Qu’un cosmopolitisme malsain ait été souvent opposé à la notion de patrie, rien n’est plus certain. Nous pourrions remplir plusieurs de nos chroniques de citations empruntées aux journaux, aux revues, aux livres, aux discours de politiciens, et qui confirmeraient, assez inutilement d’ailleurs, ce que tout le monde sait à ce sujet. De là est sorti le mouvement nationaliste, dont la Ligue de la Patrie française a pris la direction. Cette direction a pu prêter à des critiques. Le parti nationaliste, — si on peut donner le nom de parti à cet assemblage d’hommes venus de tous les points de l’horizon politique, — prête certainement à l’équivoque et ne nous offre aucun avenir défini. Nous avons des réserves à faire sur plus d’un détail de son action : mais il y a là un sentiment généreux, qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas juger seulement sur ses déviations. Qui l’a provoqué, ce sentiment ? Qui lui a donné tant d’ardeur et quelquefois d’exaltation ? C’est la campagne contre l’armée et contre la patrie elle-même à laquelle nous avons assisté. Le nationalisme est une protestation. Cette protestation a eu un grand retentissement dans certaines régions de la France, et en particulier dans nos provinces de l’Est, circonstance qui suffit pour qu’on n’en parle qu’avec ménagement.

Mais le ministère actuel n’a pas seulement alarmé les intérêts moraux du pays ; il a encore inquiété ses intérêts matériels, qui se rattachent quelquefois étroitement aux premiers. Parmi les discours, assez nombreux déjà, qui ont été prononcés sur des points de la France très éloignés les uns des autres, la même accusation a été dirigée contre lui : c’est d’avoir un collectiviste au nombre de ses membres. M. Barthou, le dernier en date des orateurs que nous avons entendus, s’est fait pour le gouvernement l’avocat des circonstances atténuantes, et il a poussé si loin l’atténuation des fautes commises qu’il a paru quelquefois en faire la justification. Toutefois, l’introduction d’un collectiviste au pouvoir reste à ses propres yeux impardonnable, et le seul motif qu’il a de s’en consoler, — car il est bien décidé à se consoler de tout, — est l’espoir qu’un pareil fait ne se renouvellera pas. Nous en sommes moins sûr que lui. En attendant, longue est l’énumération, même dans sa bouche, des fâcheuses conséquences qu’a eues la présence de M. Millerand au ministère. On peut les résumer en disant que jamais la perturbation n’a été plus profonde dans le monde du travail. Jamais on n’avait vu coup sur coup autant de grèves. Quand une prend fin, une autre commence : nous en avons en ce moment même quatre ou cinq sur plusieurs points de la France. Et la menace de la grève générale plane toujours sur nous. Si, à ce désordre économique, on ajoute le désordre financier qui s’est introduit dans le budget sous la forme du déficit, on verra ce qu’ont pu faire, en quelques années de mauvais gouvernement et de mauvaise administration, des lois mal conçues et mal exécutées, des arrêtés et des décrets où l’omnipotence ministérielle s’est donné libre carrière sans discussion préalable ni contrôle, pour jeter dans les esprits, même bienveillans et optimistes, le trouble et l’inquiétude. Les sujets de mécontentement étant aussi divers, on comprend pourquoi les mécontens le sont aussi. Et, lorsqu’on songe à tous les projets et propositions de loi que le ministère et ses amis ont laissés en souffrance, faute de temps pour les voter, mais qu’ils espèrent bien reprendre et faire aboutir dans la législature prochaine, les plus vives appréhensions pour l’avenir se joignent à celles que provoque le présent. Nous voyons déjà l’armée compromise par la réduction de la durée du service militaire sans de sérieuses mesures préalables pour en atténuer le danger, nos finances mises en péril par des réformes imprudentes et hâtives, la liberté de l’enseignement menacée de suppression pure et simple. Ces perspectives sont de nature à effrayer les bons citoyens qui veulent une France forte et respectée au dehors, une République tolérante et conciliante au dedans, un gouvernement à la recherche de ce qui unit et non pas de ce qui divise, enfin une politique de réparation et d’apaisement. L’armée antiministérielle est donc très nombreuse, et la lutte est engagée partout avec une ardeur qui ne laisse de place, ni à l’indifférence, ni au découragement.

Nous parlons des ministériels et des antiministériels, comme si ces épithètes définissaient suffisamment les adversaires en présence. Des polémiques ont eu lieu dans les journaux pour savoir s’il en était ainsi en effet : les uns l’ont affirmé et les autres nié. Il faut s’entendre sur ce point, et, pour cela, faire une distinction. Si l’épithète d’antiministériel ne suffit pas pour caractériser une politique, il n’en est pas de même de celle de ministériel, qui est devenue très précise. Ce n’est pas vainement, ce n’est pas impunément que le ministère actuel a gouverné pendant près de trois années. À quoi bon lui demander son programme ? Nous l’avons, et nous avons même quelque chose de mieux, à savoir ses actes. Il faudrait fermer les yeux à l’évidence pour ne pas savoir ce que c’est que le ministère Waldeck-Rousseau, et par conséquent ce que c’est qu’être ministériel. Oui, certes, le programme du ministère est connu, et c’est en somme, dans toutes ses tendances, le programme jacobin. Ce sont encore plus, dans la pratique de chaque jour, les méthodes et les procédés jacobins. A cet égard, nous sommes fixés. Mais le mot d’antiministériel n’est pas aussi clair, parce que, s’il dit bien ce que ne veulent pas ceux qui l’adoptent, il ne dit pas ce qu’ils veulent. Il n’y a peut-être qu’une manière d’être ministériel ; il y en a, au contraire, plusieurs d’être antiministériel, et, par exemple, des différences très sensibles distinguent un antiministériel comme M. Cavaignac d’un autre comme M. Ribot ou M. Poincaré. D’accord sur un point, ils ne le sont pas sur les autres. Ils conviennent également que le Cabinet actuel a fait beaucoup de mal et que la première chose à faire est de le renverser ; mais ils ne le sont pas sur ce qu’il faut mettre à sa place, ni sur la manière de gouverner lorsqu’il aura enfin disparu. M. Méline, dans un discours qu’il a prononcé récemment à Remiremont, a ouvert un avis plein de bon sens, mais qui risque fort de n’être pas suivi. Il voudrait qu’on fît le moins de politique possible dans la législature prochaine, et qu’on ne s’y occupât que de questions d’affaires. Il demande une trêve des partis. Nous nous en accommoderions volontiers ; nous n’y comptons nullement. Il y a trop de gens intéressés à maintenir le pays dans les eaux troubles de la politique, pour qu’on lui permette de vivre en dehors d’elles pendant quatre ans. Or, pour combattre ceux qui veulent faire de la politique, il faut en faire soi-même, et c’est à quoi nous serons fatalement condamnés. Mais laquelle ? Une politique antiministérielle ? Soit : seulement, quand le ministère actuel ne sera plus là pour les concilier, il faudra bien que ses adversaires prennent eux-mêmes figure, et ils s’apercevront alors, s’ils ne s’en doutent déjà, qu’être antiministériel aujourd’hui ne dit pas ce qu’on sera demain. A la vérité, le suffrage universel ne porte pas ses yeux si loin. Il vit tout entier dans l’heure présente, et les réalités immédiates sont les seules qui existent pour lui. Qu’on le débarrasse de ce qui le gêne : on verra ensuite. Ceux qui lui parlent trop de l’avenir ressemblent à ses yeux au pédant de la fable adressant un discours à l’enfant qui se noie. Il est tenté de leur crier : « Tire-moi d’abord du danger ! » Il aime les simplifications les plus sommaires. Voilà pourquoi, dans une grande partie de la province, et à Paris même où les nationalistes occupent une si large place, les mots de ministériel et d’antiministériel, malgré ce que le second a de vague et d’incomplet, suffisent généralement à la lutte présente et sont ceux qu’on emploie le plus souvent. On peut le regretter, mais il en est ainsi.

Le mot d’anticollectiviste aurait, à nos yeux, quelque chose de plus précis : il est à croire, en effet, que la législature prochaine sera toute remplie par la lutte contre le collectivisme. En introduisant dans son gouvernement le chef parlementaire du parti, M. Waldeck-Rousseau a singulièrement avancé ses affaires. Il lui a donné des prétentions qui subsisteront longtemps. M. Barthou, dans son discours d’Oloron, se réjouit d’avance de ce que, au récent congrès de Tours, les collectivistes ont décidé qu’un des leurs ne pourrait plus désormais faire partie d’un gouvernement bourgeois : cela montre, entre parenthèses, le peu de confiance qu’il a dans ces gouvernemens eux-mêmes pour éliminer spontanément les collectivistes, puisqu’il compte de préférence sur ces derniers pour s’éliminer eux-mêmes. Cette caution, qui semble lui suffire, ne nous rassure pas beaucoup. Il y a longtemps que les collectivistes protestent plus ou moins dans leurs congrès contre la présence, d’un des leurs au ministère ; mais cela ne trouble en rien la parfaite quiétude de M. Millerand, qui n’a pas eu un seul moment l’idée de donner sa démission. Le parti, pour se tirer d’affaire, l’a mis en congé, ce qui arrange tout le monde. Rien ne nous prouve que, demain, un autre collectiviste n’entrera pas dans un autre ministère ; on en sera quitte pour le mettre aussi en congé, ou pour trouver un moyen nouveau de concilier les ambitions individuelles avec les principes. Toutefois il est possible que, dans les Cabinets futurs, nous n’ayons pas à déplorer la présence d’un collectiviste : qu’importe, si le parti impose du dehors son influence au Cabinet, comme il a bien l’intention de faire ? En décidant qu’un des leurs cessera de faire partie du gouvernement, les collectivistes entendent se fortifier au lieu de s’affaiblir, et, s’ils renoncent à une part matérielle du pouvoir, c’est afin d’en accaparer une part morale plus considérable. Ils savent aussi bien que nous que le mal accompli sera long et difficile à réparer. Le fait seul que M. Millerand a été ministre classe leur parti parmi ceux qui ont une sorte de droit sur le gouvernement, et cet avantage leur suffit pour le moment. M. Jules Ferry a provoqué autrefois une certaine émotion en parlant des radicaux de gouvernement ; on a fait du chemin et nous avons aujourd’hui des collectivistes de gouvernement. C’est là un fait très inquiétant. M. Barthou cherche à en atténuer les conséquences en disant que M. Millerand n’a pas fait, en somme, tout le mal qu’il aurait pu faire, et qu’il a été obligé de se conformer lui-même sur certains points à la politique générale du ministère dont il était membre. C’est ainsi qu’il a voté le budget des Cultes et le crédit afférent à notre ambassade auprès du Saint-Siège. Mais il faudrait mettre, en regard de ces concessions que M. Millerand a faites à ses collègues, celles que ses collègues lui ont faites à lui-même, et qui ont eu un caractère encore plus pratique. Quand même il n’aurait pas été ministre, les votes auxquels il s’est associé auraient eu lieu ; ils auraient seulement réuni une voix de moins ; tandis que, s’il ne l’avait pas été, beaucoup de choses mauvaises n’auraient pas été faites et ne continueraient pas de peser sur nous. Les collectivistes soutiennent, et ils continueront de répéter, qu’on a eu besoin d’eux pour sauver la République, qu’on n’aurait pas pu le faire sans leur concours, et que dès lors on leur doit infiniment. S’ils ne se font pas payer en portefeuilles, ils le feront en influence, et ils combattront avec, une énergie et une puissance croissantes pour la réalisation des réformes qui leur sont chères, ou de ce qu’ils appellent de ce nom. C’est contre eux surtout que sera la lutte de demain.

Dans l’ignorance où nous sommes de ce que seront les élections du 27 avril et ; du 11 mai, il y aurait quelque chose d’un peu présomptueux-à parler du gouvernement qui les suivra. Il sera ce qu’il pourra, d’après les possibilités qu’auront créées les élections elles-mêmes, car on ne sauve un pays que lorsqu’il y a consenti d’avance et qu’il en a fourni les moyens. Qui peut dire comment sera composée la majorité de la future Chambre, et même s’il y aura une majorité ? Dès lors, qui peut dire ce qu’il y aura lieu de faire ? Mais on n’en est que plus libre pour exprimer des vœux. Parmi ces vœux, il en est un qui s’est fait jour dans une partie de la presse, celle que nous appellerons semi-ministérielle, et aussi dans le discours de M. Barthou : c’est de revenir à la concentration républicaine et à un gouvernement qui la représente. Serait-ce déjà un aveu d’impuissance ? La concentration républicaine a rendu autrefois des services. La République n’était pas définitivement fondée ; elle était attaquée dans son principe même avec violence ; tous les républicains devaient donc s’unir pour la défendre, car il fallait donner un gouvernement au pays, avant de savoir comment il devrait par la suite se comporter et gouverner. On se défend, en pareil cas, avec toutes les forces dont on dispose, sans se montrer difficile sur leur composition. Mais, quand on est revenu à un état de choses normal et régulier, on gouverne suivant un programme mieux défini et avec des élémens plus homogènes. La concentration républicaine n’est pas, et elle n’était pas autrefois, dans l’esprit même de ceux qui en ont le plus habilement usé, un procédé définitif de gouvernement : aussi sommes-nous surpris qu’on tire une sorte de principe de conduite de ce qui n’a été qu’un expédient. La concentration républicaine, si on la ressuscitait demain, serait une nouvelle phase de la défense républicaine, avec des élémens un peu moins disparates, si on en éliminait les collectivistes, mais avec son caractère essentiel, qui est d’appeler au secours de nos institutions défaillantes les républicains des nuances les plus diverses, et au besoin les plus opposées. Et pourquoi même en éliminer les collectivistes, si le danger pour la République subsiste toujours ? En proclamant la permanence de ce danger, on donne plus de force à leur argument, qu’on ne peut pas se passer d’eux pour le conjurer. Ils frapperont impérieusement à la porte qu’on essaiera de leur : fermer, et, quand même elle ne s’ouvrirait pas à leurs personnes, elle s’ouvrira à leur esprit.

Cela est d’autant plus certain qu’il y aura dans la prochaine Chambre des élémens nouveaux, ardens et turbulens, soit à gauche, soit à droite. Ils ne se laisseront pas plus les uns que les autres excommunier sans se défendre, et, dans la mêlée qui en résultera, la lutte contre eux sera d’autant plus difficile qu’on aura des idées moins nettes et une volonté moins ferme. Serait-ce par hasard, à la concentration républicaine qu’on demanderait de la netteté dans les idées et de la fermeté dans les résolutions ? Elle peut avoir d’autres qualités, elle n’a pas celles-là. C’est une très vieille connaissance à nous que la concentration républicaine ! Comme instrument de gouvernement, elle a toujours été la faiblesse même, subissant un jour telle influence et le lendemain telle autre, suivant que celle-ci ou celle-là était la plus puissante, ou seulement la plus audacieuse, et nous n’avons pas besoin de dire de quel côté il y a eu d’ordinaire le plus d’audace. Elle est en grande partie responsable de tous les désordres dont nous souffrons. Elle a affaibli le pouvoir exécutif dans son principe. Elle a donné à croire que la République ne pouvait pas avoir un gouvernement véritable, et que ce qu’on appelait ainsi n’était qu’une réunion d’hommes qui se partageaient le pouvoir comme toute autre chose, de manière qu’il y en eût un peu pour chacun. À ce dernier point de vue, elle peut donner ou promettre satisfaction aux ambitions les plus diverses, et c’est par là qu’elle a plu souvent aux amateurs de portefeuilles qui n’avaient pas d’opinions bien arrêtées ou qui en changeaient aisément. Nul ne sait ce que nous réservent les élections qui se préparent, ni par conséquent quelles combinaisons nous serons peut-être obligés de subir quand elles seront terminées ; mais ce qui pourrait nous arriver de plus fâcheux serait de retomber dans l’empirisme de la concentration républicaine, alors que nous souffrons surtout depuis quinze ans de l’absence de gouvernement et que le pays en demande un à grands cris. Si nous avions une fois de plus ce vieux pis aller, nous continuerions de demander autre chose, et nous ne serions certainement pas les seuls. Tout le monde y verrait une transition qu’on s’appliquerait à rendre aussi courte que possible, les uns pour revenir à un gouvernement collectiviste et jacobin comme celui d’aujourd’hui, les autres pour lui substituer un gouvernement libéral. Mais rien ne serait pire que de mettre une Chambre nouvelle, qui aura grand besoin de se débrouiller elle-même, en face d’une équivoque et d’une confusion. Les six premiers mois d’une législature en déterminent toute la suite : quand ils ont été mal employés, c’est une législature manquée.

Le besoin d’avoir un gouvernement se fait aujourd’hui sentir sous les formes les plus diverses. De là vient l’impatience d’un grand nombre d’esprits distingués qui accusent la constitution actuelle des conséquences de l’application qui en est faite. Que demandent-ils tous ? La révision. Et quel but donnent-ils à la révision ? Le développement des pouvoirs du Président de la République. Mais que leur répondent ceux qui combattent la révision, la jugeant dangereuse dans l’anarchie où sont tombés les esprits, et ne la considérant pas d’ailleurs comme indispensable ? Ils répètent tous la même chose, à savoir que la constitution actuelle n’est pas aussi défectueuse qu’on le prétend, qu’elle n’exclut pas un gouvernement plus énergique, et qu’avant d’augmenter les pouvoirs du Président de la République, il serait bon qu’il usât de ceux qu’elle lui a expressément donnés. C’est ce que nous avons lu avec satisfaction dans le remarquable discours que M. Paul Deschanel a adressé à ses électeurs de Nogent-le-Rotrou. Des fautes énormes ont été commises depuis une vingtaine d’années dans notre politique extérieure aussi bien que dans notre politique intérieure : n’auraient-elles pas pu être évitées ? M. Deschanel croit qu’elles auraient pu l’être, par l’intervention personnelle, mais parfaitement constitutionnelle, du Président de la République. Le caractère des hommes qui se sont succédé à l’Elysée depuis près de vingt-cinq ans a été pour beaucoup dans l’effacement auquel ils se sont condamnés : mais il faut bien dire que le choix qui en a été fait a été le plus souvent déterminé par le désir, conscient ou inconscient, de ne pas avoir affaire à un Président qui aurait déjà donné une trop haute idée de sa capacité, et surtout de sa volonté. Au moment où Gambetta est mort, il n’aurait certainement pas été élu Président de la République ; Jules Ferry n’a pas pu l’être ; MM. de Freycinet, Waldeck-Rousseau et Méline, pas davantage. Il y a une exception, celle de M. Casimir-Perier ; mais il a donné sa démission au bout de six mois, un peu trop découragé d’avance par l’insuffisance des pouvoirs qu’il n’avait pas exercés. Même dans cette circonstance, la nécessité d’un gouvernement remplissant tout son objet, et l’impossibilité présumée d’en trouver les élémens dans la constitution actuelle se sont manifestées avec force. Nous croyons, comme M. Deschanel, et nous l’avons dit bien souvent, qu’il y a dans le texte de cette constitution beaucoup plus de ressources qu’on n’en a jusqu’à ce jour mis en œuvre ; mais son discours est une preuve de plus de ce besoin qu’éprouve le pays d’un gouvernement effectif et réel, besoin également ressenti par ceux qui attaquent ou qui critiquent la constitution de 1875, et par ceux qui la défendent. Qu’il y ait là un sentiment général, ou du moins très répandu en France, on ne peut en douter : et que nous propose-t-on pour y satisfaire ? La concentration républicaine ! C’est là une conception de politiciens aux abois, incapables de rien inventer et qui ne savent que revenir aux formes du passé, même aux plus usées et les plus discréditées de toutes. On nous persuadera difficilement que le pays soit orienté de ce côté. Il veut vraiment du nouveau, et tant pis pour ceux qui ne sauront pas lui en donner. Tant pis aussi pour nous, et tant pis peut-être pour lui-même, car l’expérience a montré que, dans la recherche de ce dont il éprouve un besoin si vif, il est sujet à se tromper sur la qualité de ce qu’il rencontre, au point de se laisser entraîner dans des aventures, ou de se jeter dans les bras d’un aventurier. Les mêmes causes risquent d’enfanter une fois de plus les mêmes effets. Si la législature prochaine apporte au pays les mêmes déceptions que la dernière, la situation deviendra certainement très grave, et l’histoire nous a montré à maintes reprises comment se résolvent les situations qu’on a laissées ainsi s’aggraver.

Puisque tout le monde fait des vœux, pourquoi ne pas faire les nôtres ? Nous voudrions un gouvernement qui s’opposerait vaillamment à toutes les entreprises collectivistes, et qui d’ailleurs ferait jouir tous les Français des bienfaits de la République par la tolérance et par la liberté. Notre programme se résume en deux mots : ni collectivisme, ni jacobinisme. On dira peut-être qu’il est tout négatif ; mais il faut bien s’opposer au mal dont on est menacé avant de faire le bien, ou plutôt pour pouvoir le faire.

Le ministère actuel, qu’il disparaisse aussitôt après les élections ou quelques mois après, qu’il se transforme ou qu’il reste tel qu’il est, aura créé la situation la plus périlleuse où nous ayons été depuis l’origine de la République. En introduisant le collectivisme au pouvoir, il a mis l’ennemi dans la place et il nous a condamnés à lutter longtemps contre lui dans des conditions où il semble s’être donné à tâche d’assurer notre infériorité. Le danger du jacobinisme n’est pas moindre. Placé entre l’un et l’autre, après les avoir imprudemment évoqués tous les deux, peut-être M. Waldeck-Rousseau s’est-il résigné à céder quelque chose au second pour échapper au premier. M. Millerand avait déposé un certain nombre de projets de loi, dont un surtout, celui qui organisait l’arbitrage et la grève obligatoires, aurait mis, s’il avait jamais été voté et appliqué, la révolution dans le monde industriel. M. Waldeck-Rousseau le sentait fort bien. Il a montré à plusieurs reprises qu’il avait des idées justes sur ces sujets délicats. Aussi n’a-t-il pas voulu que les projets de M. Millerand vinssent en discussion, et tout au plus lui a-t-il permis de faire un certain nombre de décrets, d’ailleurs très malencontreux, pour augmenter la puissance des syndicats et en faire les régulateurs patentés du travail. Mais alors il fallait remplir le temps avec autre chose.

M. Waldeck-Rousseau a mieux aimé sacrifier des congréganistes que des industries, et porter atteinte à la liberté qu’à la richesse nationale. Triste alternative que celle où il s’était mis ! L’esprit antilibéral qui a inspiré la loi sur les associations est purement jacobin. Cette loi donna de plus satisfaction aux tendances antireligieuses qui sont celles de tous nos partis avancés, et même, il faut l’avouer, d’une fraction assez considérable du vieux parti républicain. Il suffit, dans ce pays, de sonner l’hallali contre les congrégations pour trouver de l’écho dans un grand nombre d’esprits, et pour que toute une meute d’aboyeurs prêts à mordre se forme aussitôt. Un gouvernement peut vivre quelque temps de cela. Nous ne sommes pas sûrs que M. Waldeck-Rousseau n’ait pas été débordé par le mouvement qu’il avait déchaîné, et que, par exemple, les propositions faites au Sénat par MM. Béraud et Maxime Lecomte, pour supprimer la liberté de l’enseignement à tous les degrés, n’aient pas dépassé le point où il aurait voulu s’arrêter lui-même. C’est à cela qu’on s’expose quand on excite certaines passions sans les partager. Le devoir du gouvernement de demain sera de retirer ou de laisser tomber dans les oubliettes parlementaires, heureusement si profondes, les projets de loi de M. Millerand, et de combattre avec énergie les diverses propositions qui portent atteinte à la liberté de l’enseignement. Cela suffira pour donner tout de suite une orientation au parlement, pour rassurer nos industries, pour ramener la paix dans les consciences. Mais cela ne se fera pas sans des luttes très violentes, qui ne permettront pas, conformément au vœu de M. Méline, de faire entre les partis une trêve politique. Cette trêve serait pourtant bien désirable et bien utile pour permettre aux Chambres de consacrer leurs soins au rétablissement d’un équilibre sincère dans le budget. On peut contester le chiffre de notre déficit, mais non pas le déficit lui-même. Des économies sérieuses le diminueront ; elles ne suffiraient pas pour le faire disparaître, à moins qu’on ne parvînt, soit en corrigeant certaines lois que la dernière Chambre a mal faites, la loi sur les boissons par exemple, soit en ramenant dans les esprits la confiance qui en est sortie, à augmenter sensiblement les plus-values de nos recettes. Une Chambre qui aurait accompli cette œuvre nécessaire, que la précédente législature a rendue difficile, aurait bien mérité du pays.

Mais notre vœu sera-t-il réalisé plus que tant d’autres ? L’heure actuelle est obscure et incertaine. Les violences brutales, qui tendent de plus en plus à en faire les saturnales des temps modernes, ont éloigné des élections un grand nombre d’honnêtes gens : il ne faut qu’en savoir plus de gré à ceux qui n’hésitent pas à entrer dans l’arène et à y courir les risques de la bataille. Pour tous, le devoir de prendre part au scrutin s’impose étroitement, car c’est aux abstentions que sont dues en grande partie la faiblesse numérique des modérés dans les Chambres, et les facilités données aux collectivistes et aux radicaux. L’abstention, marque d’abandon et d’indifférence, est un consentement tacite et résigné d’avance à tout ce que l’avenir réserve, et on peut voir par le passé le plus rapproché de nous de quelles menaces cet avenir se compose. Mais il semble bien que les abstentions seront plus rares cette fois qu’elles ne l’ont été depuis longtemps. Chacun comprend sa responsabilité et s’y montre sensible. Le ministère Waldeck-Rousseau a inquiété tant d’intérêts et blessé tant de consciences qu’il a réussi à tirer de leur inertie habituelle beaucoup de citoyens qui avaient cru y trouver jusqu’ici un refuge commode. Ils ne s’occupaient pas, disaient-ils, de politique ; la politique s’est occupée d’eux et est venue secouer leur torpeur. Il y a aujourd’hui en France beaucoup de bonne volonté, qui se traduit par un immense effort. Qu’en sortira-t-il ? Presque à la veille du scrutin, ce n’est pas le moment de prétendre en deviner le secret : nous le saurons bientôt. Mais il faut espérer que ce nouvel élan de confiance ne sera pas suivi d’une nouvelle désillusion, que tant de dévouement aura sa récompense, et que la République, acceptée de tous aujourd’hui, à de si rares exceptions près qu’elles sont en vérité négligeables, sortira fortifiée de l’épreuve qu’elle traverse. Puisse-t-elle surtout en sortir plus assurée de ses libertés fondamentales, épurée et pacifiée !


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.