Chronique de la quinzaine - 31 mars 1902

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Chronique n° 1679
31 mars 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars.


La situation présente, à l’intérieur, une certaine monotonie. Le temps parait long à mesure qu’on se rapproche des élections, et l’agonie de la Chambre continue d’être un spectacle fort peu édifiant. Ces malheureux députés, qui ont montré pendant près de trois ans une si grande complaisance à l’égard du ministère, et en ont été récompensés par un si grand nombre de recettes buralistes et de bureaux de tabac ; qu’ils ont distribués à leurs électeurs, se demandent avec effroi s’ils se seront par là suffisamment concilié leurs bonnes grâces, — et ils ne savent qu’en penser. Ils sont troublés, inquiets, énervés, et le désordre qui est dans leurs esprits se manifeste dans leurs actes : il en reste pour le spectateur une impression d’impuissance et de désordre tout à fait déconcertante.

C’est ainsi qu’un de ces derniers jours, la Chambre a été saisie de plusieurs propositions d’amnistie sur lesquelles elle a dû se prononcer. Il s’agissait d’abord des victimes de la Haute-Cour, qui ne lui inspirent, comme on sait, aucune tendresse ; mais, à propos de ces derniers, toute une procession d’autres condamnés a défilé devant elle, et pour chaque catégorie d’entre eux on lui a demandé le pardon et l’oubli. Pendant plusieurs heures elle a voté des amnisties, et encore des amnisties. Les débits de chasse et de pêche, les contraventions ou débits commis dans les contributions indirectes, ou dans les douanes, ou dans les mines, ou dans les bois, ont été amnistiés. La Chambre, en somme, n’a été impitoyable que pour les condamnés de la Haute-Cour et pour les cyclistes, rapprochement qui devrait donner à réfléchir à ces derniers en leur montrant combien ils sont impopulaires dans nos campagnes. Le gouvernement assistait à ce débordement de clémence sans pouvoir l’empêcher : on le voyait à son banc, désorienté et affaissé, dans la personne de M. le ministre de l’Instruction publique. Il aurait fallu la férule de M. Waldeck-Rousseau lui-même, et il était retenu chez lui par les suites d’un accident de voiture. La Chambre s’est donc livrée à une véritable débauche d’amnisties. Mais, lorsqu’elle s’est trouvée en présence du monstre qu’elle venait d’enfanter, elle a été prise d’une sorte de pudeur qui l’a empêchée de le reconnaître, et, après avoir successivement voté tous les articles de la loi, elle en a repoussé l’ensemble. Voilà comment une séance a été perdue après tant d’autres. Les séances complètement perdues sont d’ailleurs les plus inoffensives ; mais de quel désarroi mental ne nous apportent-elles pas le témoignage ! Ces velléités dans tous les sens, bientôt accompagnées de repentir ; ces initiatives hardies, subitement paralysées par la crainte du ridicule ; ces poussées violentes, que rien ne semble pouvoir arrêter, mais qui s’arrêtent d’elles-mêmes et sont bientôt suivies d’un recul ; tout cela montre le gouvernement parlementaire sous un jour peu flatteur. On se demande s’il survivrait à beaucoup de crises de ce genre, et s’il ne faut pas tout faire pour lui en épargner le retour trop fréquent.

À ce point de vue, le vote de la Chambre, d’après lequel les assemblées de l’avenir auraient un mandat législatif de six ans au lieu de quatre, aurait mérité d’être mieux accueilli qu’il ne l’a été par l’opinion. Beaucoup de publicistes avaient déjà soutenu qu’une durée de quatre ans était insuffisante pour une législature ; que la première année était perdue, parce que la Chambre en avait besoin pour vérifier ses pouvoirs, se reconnaître et se constituer ; que la dernière l’était encore plus sûrement, parce que le voisinage des élections produisait les effets dont nous sommes en ce moment même les spectateurs attristés ; et que, dès lors, il ne restait plus que deux ans pour le travail utile. Nous croyons qu’ils n’avaient pas tort. On dit, il est vrai, que, si la Chambre est mauvaise, il est dur de la conserver six ans ; mais qui oblige à le faire ? Ne peut-on pas la dissoudre ? Le droit de dissolution est inscrit dans nos lois constitutionnelles, ou plutôt il y dort. Il y aurait quelquefois intérêt à pouvoir l’y réveiller et à s’en servir. Deux motifs s’y sont opposés depuis vingt-cinq ans : d’abord le souvenir du Seize-Mai et de la façon maladroite dont on a usé alors du droit de dissolution, ensuite la trop grande brièveté du mandat législatif actuel. Les souvenirs du Seize-Mai sont déjà très atténués, et ils disparaîtront avec la génération qui a été témoin de l’événement. Quant à la brièveté du mandat législatif, c’est à la loi d’y remédier. Évidemment, on ne peut dissoudre une Chambre, avant qu’elle ait duré quatre ans, que dans des cas très rares. La dissolution, qui est d’un usage traditionnel en Angleterre, et y est devenue la fin naturelle de toutes les Chambres des communes, a chez nous quelque chose de violent et presque de révolutionnaire, qu’elle perdrait peut-être si le mandat législatif avait une plus longue durée. Le vote qui la portait à six ans n’avait donc rien en soi que de très défendable. On lui a reproché d’être incomplet. Il aurait fallu, a-t-on prétendu, décider en outre que la Chambre serait renouvelée partiellement, tous les trois ans par exemple. Mais le renouvellement partiel, qui consacre en quelque sorte la perpétuité d’une assemblée, ne saurait s’appliquer sans contradiction à une Chambre qu’on peut dissoudre. Que le Sénat, qui ne peut pas être dissous, soit renouvelé partiellement, rien de plus logique : il représente la continuité et la permanence, autant qu’elles peuvent être représentées dans une république. La Chambre, au contraire, suit et doit suivre de plus près l’opinion dans sa mobilité. Il faut bien qu’il y ait quelque différence entre les deux assemblées ; on commettrait un pléonasme constitutionnel en donnant à l’une une organisation qui se rapprocherait trop de celle de l’autre. Le Sénat élu au scrutin de liste et renouvelé partiellement, la Chambre élue au scrutin d’arrondissement et renouvelée intégralement, paraissent assez bien adaptés par là au rôle un peu différent qu’ils sont appelés à jouer. La question de la durée du mandat législatif est indépendante des autres et doit être traitée à part. Mais ce n’est pas aujourd’hui le moment de se livrer à ces études de droit politique, car il ne reste déjà rien du vote des six ans. La Chambre a détruit elle-même ce qu’elle avait fait, et dans les conditions les plus singulières : elles valent la peine d’être signalées.

Quelque opinion que l’on ait sur la substitution de six ans à quatre ans, c’est une réforme très grave. Elle ne peut pas être introduite dans notre législation générale au pied levé, sans avoir été au préalable étudiée avec soin et expliquée avec clarté. Il n’est pas vrai, comme on l’a dit, que personne n’avait été averti que la proposition de réforme devait être faite, car M. Pourquery de Boisserin avait déposé depuis longtemps déjà son amendement aux lois électorales : pourtant, personne ne s’y attendait.

Aussi la surprise a-t-elle été grande, et surtout l’émoi a-t-il été vif, lorsque le président de la Chambre a appelé cet amendement à son tour de discussion, et a donné la parole à son auteur pour le défendre. Eh quoi ! M. Pourquery de Boisserin avait proposé le mandat de six ans, et nul n’en savait rien ? On s’est retourné du côté du gouvernement pour chercher une direction. Le gouvernement, qui, lui, avait fort bien remarqué l’amendement et s’était rendu compte de son intérêt, a invité la Chambre à le voter, sans d’ailleurs se donner la peine de le justifier. On aurait de la peine à trouver un argument quelconque dans les brèves et sibyllines paroles prononcées à ce sujet par M. Leygues. A un tout autre moment de notre histoire parlementaire, une pareille question aurait été l’objet de débats approfondis. Tous les partis auraient été appelés à se prononcer en pleine connaissance de cause. La presse aurait reproduit et commenté les raisons données pour et contre. L’opinion, enfin, aurait pu se former. Cette fois, on a négligé toutes ces précautions, et le vote a ressemblé à un escamotage. Qu’a-t-on vu ? Un gouvernement qui se contentait de faire un geste, et une Chambre affolée dont les membres ne consultaient, pour la plupart, que leur intérêt personnel. Être réélus pour six ans, quel rêve ! En quelques minutes, l’agitation de l’assemblée a atteint son paroxysme. Les députés d’un même département se cherchaient pour combiner leurs votes. Les bancs de la Chambre ressemblaient à une fourmilière. L’hémicycle était envahi. Le bruit des conversations couvrait tout, excepté pourtant les cris d’indignation et de colère des radicaux et des socialistes, qui dénonçaient la grande trahison commise contre le suffrage universel. Le député voulait s’émanciper de l’électeur, reprendre un peu de sa liberté, se soumettre un peu moins souvent à l’épreuve qu’il subit aujourd’hui même et qui ne tourne pas à son honneur : cela était-il tolérable ? Nous trouvons, nous, que les six mois qui précèdent les élections pourraient assez convenablement s’appeler les saturnales des temps modernes ; mais les radicaux et les socialistes, eux, les regardent comme une période féconde et fructueuse, la seule où leurs projets aient chance d’aboutir, la seule où la terreur électorale dissipe tous les scrupules et détermine les volontés hésitantes, la seule enfin où l’on travaille. Aussi leur fureur était-elle extrême. La Chambre était comme une mer démontée, et le désordre est devenu plus grand encore lorsque le président a annoncé le résultat du scrutin. Le mandat de six ans avait été voté à une vingtaine de voix de majorité. Le vote était acquis, ou semblait l’être ; mais l’était-il réellement ?

Dès le lendemain, les journaux radicaux et socialistes ont manifesté une violente exaspération. Les journaux conservateurs ou réactionnaires ne se montraient pas moins sévères. La plupart des journaux républicains progressistes étaient pleins de réticences et de réserves : les uns étaient nettement hostiles au vote de la Chambre, les autres auraient voulu qu’il fût complété par le renouvellement partiel, et déclaraient que, s’il ne l’était pas, ils préféraient à tout changement le maintien de l’état de choses actuel. On a vu par là que la mauvaise manière dont elles sont exécutées peut gâter les meilleures choses. Le déchaînement contre la Chambre est devenu général. On l’accusait de n’avoir songé qu’à son intérêt, — en quoi il est bien probable qu’on avait raison, — et de s’être attribué à elle-même six ans de durée, comme si elle était sûre d’être réélue. En présence de ce déchaînement, la Chambre a eu peur. Nous avons assisté au spectacle, amusant cette fois, de députés qui passaient au bureau des procès-verbaux pour rectifier leur vote, et le remords, encouragé par les clameurs de l’opinion, s’est emparé d’un si grand nombre d’entre eux, qu’au bout de deux ou trois jours, il ne restait plus rien de la majorité ; elle s’était comme effritée. N’importe : quand le résultat d’un scrutin a été proclamé en séance publique, il est définitif, quoi qu’il arrive ensuite, de sorte que la loi, votée ou non par la Chambre, a été renvoyée telle quelle au Sénat. Mais on peut juger avec quelle autorité elle s’y est présentée. Le gouvernement lui-même a abandonné la disposition qui y avait été introduite par l’amendement de M. Pourquery de Boisserin. Il a consenti à ce qu’elle fût disjointe du reste du projet, afin d’être examinée à part quand on en aurait le temps. Cet ajournement sine die ressemble fort à un enterrement pur et simple. Aussi le chiffre augmente-t-il tous les jours des députés qui se repentent d’avoir voté les six ans. D’abord ils ne les auront pas ; ensuite leurs concurrens leur reprochent déjà, avec toute la vivacité des polémiques électorales, d’avoir voulu se soustraire, pendant un laps de temps scandaleusement long, au jugement du pays.

Nous avons dit les raisons en faveur de la durée de six ans : on leur trouvera peut-être un caractère un peu théorique. Beaucoup de ceux qui les repoussent se placent à un point de vue tout pratique. Ils ne sont pas sûrs du tout, et nous ne le sommes pas plus qu’eux, que la Chambre de demain vaille mieux que celle d’aujourd’hui. Quelque mauvaise qu’elle puisse être, ils ne croient pas qu’on ait le courage de la dissoudre. Et alors, la perspective de la subir durant six années leur inspire préventivement un effroi naturel. Que deviendrions-nous, disent-ils, si la Chambre actuelle devait durer encore deux ans ? Et nous comprenons que cette perspective ait quelque chose qui les exaspère. On cherche moins, en ce moment, la meilleure organisation des pouvoirs publics que le moyen de se débarrasser le plus tôt possible d’un système de gouvernement qui inquiète tous les intérêts matériels et moraux du pays. On court au mal immédiat pour essayer de le supprimer, et, si l’on n’y parvient pas du premier coup, on aime mieux lui livrer une nouvelle bataille dans quatre ans que dans six. C’est un sentiment très légitime. Quoi qu’il en soit, le fantôme des six ans est aujourd’hui dissipé, ou du moins il a disparu dans les brumes d’un avenir indéterminé. La Chambre prochaine, comme ses devancières, ne durera que quatre ans, et, dans trois ans et demi, nous avons quelque chance d’assister de nouveau au spectacle qui se déroule en ce moment sous nos yeux.

On a discuté beaucoup d’autres questions électorales au Palais-Bourbon. La plupart n’ont qu’un médiocre intérêt ; il en est une pourtant qui mérite qu’on s’y arrête, celle de savoir dans quelle mesure les préfets ont le droit de refuser de recevoir les déclarations de candidatures qui pourraient leur être faites. Au moment de la lutte contre le boulangisme, le Parlement a voté une loi qui interdit à un candidat de se présenter dans plus d’une circonscription, et qui, pour assurer sa propre exécution, l’oblige à déposer à la préfecture de son département une déclaration de candidature. Le préfet en accuse réception. La loi, en somme, ne dit pas autre chose, et c’est un véritable abus d’en faire sortir pour le préfet le droit de refuser une déclaration, c’est-à-dire de décider à lui tout seul si un candidat est éligible ou non. Il est de principe, au moins jusqu’à ce jour, qu’une assemblée parlementaire est seule juge de la validité de l’élection de ses membres. Nous comprendrions que l’on confiât ce jugement à un tribunal, qui offrirait plus de garanties d’impartialité que l’assemblée plie-même ; mais le confier à un préfet, c’est-à-dire à un agent politique du ministère, et cela avant même que l’élection ait eu lieu, est une décision tellement grave qu’elle ne serait venue à l’esprit de personne sous un autre régime que celui-ci. L’Empire lui-même n’en a pas eu l’idée.

Les radicaux d’aujourd’hui ne reculent pas devant des scrupules qui leur paraissent d’un autre âge. Il y a eu pourtant des exceptions parmi eux. M. Viviani, par exemple, s’est montré inquiet de l’omnipotence préfectorale qu’on voulait instituer, et M. Camille Pelletan, qui a sur beaucoup de ses collègues l’avantage de connaître l’histoire, instruit par le souvenir du passé, s’est ému à la pensée de ce qui pourrait arriver, si les armes qu’on s’apprêtait à forger tombaient un jour entre les mains d’un autre gouvernement et d’une autre administration. Qu’auraient à répondre les radicaux, si on leur disait demain : Subissez la loi que vous avez faite vous-mêmes ? A notre sens, la déclaration de candidature a pour unique objet de s’assurer qu’un même candidat ne se présente pas dans plusieurs circonscriptions à la fois : sa portée ne va pas plus loin. La Chambre a fini par le sentir : cependant elle a solennellement déclaré inéligibles les condamnés de la Haute-Cour et les membres des familles qui ont régné sur la France. Nous avions cru qu’ils l’étaient déjà ; mais M. Allemane, qui a proposé un amendement dans ce sens, estime que deux précautions valent mieux qu’une. Pour les membres des familles autrefois souveraines, la précaution est assurément toute platonique : aucun d’eux ne paraît avoir des projets électoraux. Quant aux condamnés de la Haute-Cour, que feront-ils ? Nous l’ignorons ; mais, si l’un d’eux voulait se présenter, croit-on sérieusement que l’obligation de faire une déclaration de candidature et le refus de la recevoir que lui opposerait un préfet, pourraient l’arrêter ? Sans doute le refus du préfet serait efficace, si le candidat n’avait pas derrière lui une forte poussée de l’opinion ; mais, dans le cas contraire, il ne pèserait pas beaucoup plus qu’un fétu de paille dans un tourbillon. Aucune puissance humaine n’est-capable, avec le scrutin secret, d’empêcher l’électeur de voter pour qui lui plaît. Et qui sera ensuite juge de la validité du vote ? La Chambre seule. Les voix données à un inéligible ne seront pas comptées, dit-on, et cela s’est vu, en effet, au temps du boulangisme ; mais elles n’ont pas été comptées, à cette époque, parce que la Chambre a voulu qu’il en fût ainsi ; il aurait suffi qu’elle voulût le contraire pour que la solution fût différente. Toutes les garanties prises par une Chambre expirante contre une Chambre future ont quelque chose de puéril. La commission s’en est rendu compte. La loi s’était tellement déformée à travers la discussion qu’elle en a eu honte, et en a demandé le renvoi. Nous perdons notre temps, disait mélancoliquement M. Leygues. Une fois de plus, une loi, après avoir rempli de sa discussion toute une séance, a disparu comme dans une trappe : on n’en entendra plus parler. Et le lendemain il en a été de même pour une loi sur la corruption électorale. Elle a paru et disparu en quelques heures.

Au moment où nous écrivons, la Chambre continue de discuter des lois quelconques, et ne réussit à en voter aucune. Le Sénat discute le budget du matin au soir : il vient enfin d’en finir. M. Waldeck-Rousseau lui-même semble avoir perdu de son prestige, et la majorité se montre réfractaire à sa voix au Luxembourg comme au Palais-Bourbon. L’anarchie morale est à son comble. On ne sait pas si les élections auront lieu le 27 avril ou le 4 mai. Sur un seul point seulement tout le monde est d’accord : c’est que le plus tôt sera le mieux.


Depuis quinze jours, il s’est passé un fait important dans notre politique extérieure. Le 19 mars dernier, les gouvernemens alliés de la France et de la Russie ont répondu par une note identique à la communication qui leur avait été faite du récent traité anglo-japonais. La note, comme le traité lui-même, se divise en deux parties : la première contient l’affirmation d’une politique commune, et la seconde, l’annonce de certains moyens que les deux puissances se réservent d’employer dans le cas où leurs intérêts viendraient à être menacés. Il y a donc une assez grande analogie, et même une espèce de symétrie, entre le traité anglo-japonais et la note franco-russe : mais il y a aussi des différences, et elles sont même assez profondes.

Toutefois, elles ne portent que sur la seconde partie des deux documens : sur la première, la ressemblance, sinon l’entente, est parfaite. Dans le préambule de leur traité, l’Angleterre et le Japon témoignent d’un vif désir qu’il ne soit porté aucune atteinte à l’indépendance de la Chine et de la Corée, qui doivent rester ouvertes au commerce et à l’industrie de toutes les nations. Les assurances si catégoriques données à ce sujet par l’Angleterre et le Japon ne devaient rencontrer, loin de là, aucune objection à Paris et à Saint-Pétersbourg. La France et la Russie tiennent autant que personne à l’indépendance de la Chine et de la Corée, et à la libre, ou du moins à l’égale ouverture de ces grands pays au commerce de tous les autres. Il semble donc qu’il n’était pas nécessaire de faire ici deux groupemens de puissances, qui, par cela même qu’ils sont distincts l’un de l’autre, ont l’air d’être opposés, et qui se proposent cependant le même but. Y a-t-il là un de ces mystères diplomatiques qui sont si difficiles à percer ? Non, il n’y a ni obscurité, ni mystère. Sous les formes les plus courtoises et les plus correctes, il y a l’indication de deux intérêts rivaux. L’Angleterre et le Japon, d’une part, la Russie et la France, de l’autre, parlent le même langage, mais ne l’entendent pas tout à fait de même. S’il en était autrement, l’accord anglo-japonais et la note franco-russe ne s’expliqueraient pas. Il serait sans doute très exagéré de dire qu’il y a eu dans le traité une menace contre la Russie : il y a eu toutefois un avertissement à son adresse, et c’est bien ainsi qu’elle l’a compris. La note franco-russe est la contre-partie du traité : elle aussi contient un avertissement, et personne ne s’y est trompé. Mais il ne faut pas en exagérer la portée, et, lorsque les deux puissances, allons plus loin : lorsque les quatre puissances assurent qu’elles n’ont agi que dans l’intérêt de la paix, il n’y a pas lieu de mettre en doute la sincérité de leur déclaration. En ce qui nous concerne, M. Delcassé a eu déjà une double occasion de s’expliquer, d’abord au Sénat et ensuite à la Chambre, et, si ses explications ont été très discrètes, du moins elles ont été parfaitement nettes. A notre tour, nous pouvons maintenant examiner la note franco-russe, en peser les termes, et nous demander dans quelle mesure elle nous engage.

Car elle nous engage dans une certaine mesure, on ne saurait le contester. Aussi l’opinion, sans aller jusqu’à s’en émouvoir, s’est-elle un peu préoccupée de la situation nouvelle qui nous était faite, et M. Denys Cochin a posé à ce sujet à M. le ministre des Affaires étrangères une question à laquelle M. Delcassé n’a répondu qu’à demi. Ce n’est pas un reproche que nous lui faisons : répondre à demi est quelque chose en matière diplomatique. Mais enfin, il est naturel qu’on se demande en France jusqu’où le développement de l’alliance russe peut nous conduire, et quelles obligations elle risque de nous imposer, non plus seulement en Europe, mais en Asie, et peut-être dans toutes les parties du monde où les deux pays ont des intérêts. Il n’est pas douteux que le but de l’alliance, lorsqu’elle a été primitivement conclue, était plus précis et plus restreint. Il n’était même pas venu à la pensée de ses premiers négociateurs qu’elle pût s’étendre aux deux hémisphères : si cette idée s’était présentée à leur esprit, ils l’auraient repoussée. L’alliance avait pour but de nous assurer la sécurité de nos frontières, et c’est en cela surtout qu’elle nous était précieuse ; car cette sécurité, nous ne l’avons pas eue toujours, et nul de nous n’a pu oublier les heures inquiètes que nous avons quelquefois traversées. C’est pour cela que l’alliance a eu tout de suite en France une popularité que la réflexion n’a fait que confirmer, et qui n’a rien perdu de sa force, ni de sa chaleur. Il semble bien aujourd’hui qu’elle n’ait plus tout son caractère original. La note du 19 mars a montré les deux puissances agissant en commun à l’autre extrémité du monde. Dès lors l’opinion a dû se demander, et elle s’est demandé en effet, si les obligations nouvelles que nous avions contractées ne pouvaient pas nous imposer subitement des devoirs et des charges où nous donnerions peut-être plus qu’on ne nous donnerait. On s’est posé la même question en Angleterre, lorsque le traité avec le Japon y a été connu. L’opinion britannique n’a pas été unanime dans le jugement qu’il convenait d’en porter. Beaucoup de personnes ont exprimé l’appréhension que l’ambition et l’humeur batailleuse du Japon n’entraînassent un jour l’Angleterre plus loin ou plus vite qu’elle ne voudrait aller, et peut-être que ses intérêts propres ne le comporteraient.

A des questions de ce genre, l’avenir seul peut répondre. Il est certain que, si la France et la Russie ont en Extrême-Orient des intérêts du même genre, ces intérêts portant sur des régions éloignées les unes des autres par des espaces immenses, il est peu probable qu’ils soient mis en cause simultanément. Quant au traité anglo-japonais, nous avons dit qu’il était un avertissement adressé à la Russie : il n’a pas eu le même caractère à notre égard. L’Angleterre s’est préoccupée surtout de la Mandchourie, et le Japon de la Corée. Mais notre situation au Tonkin n’inquiète personne, et pour une raison bien simple : c’est qu’on regarde notre ambition territoriale comme satisfaite, au moins pour assez longtemps ; tandis qu’au nord, l’Angleterre et le Japon ne sont pas aussi rassurés sur les projets éventuels de la Russie, et la Russie elle-même ne l’est pas davantage sur ceux du Japon ou de l’Angleterre. Ce sont là des faits évidens par eux-mêmes, et qu’il serait inutile de contester. En mettant notre signature au bas de la note franco-russe, nous avons donc donné, au moins pour le présent, une garantie supérieure à celle que nous recevions.

Mais il faut examiner ce qu’est cette garantie, et jusqu’à quel point elle nous engage. Que dit la note du 19 mars ? Uniquement que, si nos intérêts, — ceux de la France et ceux de la Russie, — étaient menacés, les deux gouvernemens alliés se réserveraient d’ « aviser éventuellement aux moyens d’en assurer la sauvegarde. » Cela a une valeur sans doute : il s’en faut pourtant de beaucoup que nous nous trouvions en présence d’un engagement aussi étroit et aussi formel que celui qui résulte pour l’Angleterre et pour le Japon du traité du 30 janvier dernier. Aussi avons-nous déjà fait observer que les deux documens, qui se ressemblent dans leur première partie au point de se confondre l’un avec l’autre, diffèrent sensiblement dans la seconde. L’Angleterre et le Japon se sont engagés à se donner mutuellement leur concours, si l’un des deux rencontrait en face de lui deux adversaires à la fois, et cela quand même il les aurait provoqués. Il n’y a rien de pareil dans notre note. Il n’y est fait allusion à aucune coalition possible de plusieurs puissances qui devrait assurer notre concours à la Russie. C’est seulement dans le cas où nous jugerions nous-mêmes nos intérêts menacés, et dans le cas où la Russie jugerait que les siens le sont pareillement, que nous aviserions ensemble au moyen de les protéger. Ce texte nous laisse respectivement une assez grande liberté. Au lieu d’une obligation en quelque sorte automatique, comme celle qui pourrait résulter du traité anglo-japonais, il ne s’agit que d’une intention, exprimée de part et d’autre, de rechercher en commun les moyens d’assurer la sauvegarde de nos droits. Quand même cela n’aurait pas été écrit d’avance, n’aurions-nous pas été amenés à le faire ? Bien que notre alliance, dans son premier état, ne nous impose aucune obligation en dehors de l’Europe, et même en dehors de certaines parties de l’Europe, il est évident que deux puissances qui vivent dans une aussi grande intimité politique que la France et la Russie ne sauraient se désintéresser nulle part de ce qui peut arriver d’heureux ou de fâcheux à l’une d’elles, et qu’elles doivent profiter de toutes les occasions de se rendre service sans se compromettre, ou sans s’exposer à un effort qui dépasserait leurs forces immédiatement disponibles. Ce n’est donc pas notre traité lui-même qui est en quelque sorte transporté en Asie avec les obligations matérielles qui en dérivent, mais seulement notre alliance avec les intérêts moraux qui s’y rattachent. Et ce n’est pas tout à fait la même chose. Puisque nous avons parlé d’engagement, nous ne sommes dès maintenant engagés que dans la mesure où nous jugerons à propos de nous engager plus tard, si les éventualités prévues dans la note viennent à se produire. Et nous sommes engagés à quoi ? A aviser en commun.

M. Denys Cochin a dit dans son discours, où il a présenté d’ailleurs des observations très judicieuses et sur lesquelles nous sommes pleinement d’accord avec lui : « Comment ! Lord Cranborne, à la Chambre des communes, avait pris soin de dire : « Cet instrument nouveau, on « ne s’en servira pas légèrement. Le Japon ne sera soutenu par l’Angleterre que si, par hasard, il était menacé par deux puissances. » Menacé, l’est-il ? Je ne le crois pas encore ; mais à ces mots : deux puissances en face du Japon, nous répondons : Nous voici ! Les deux puissances que vous avez défiées sont prêtes ; ce sont la France et la Russie. » C’est un peu dramatiser les choses. Et, puisqu’il s’agit du Japon, il nous semble, à lire attentivement la note franco-russe, que le danger particulièrement prévu par M. Denys Cochin est celui auquel nous soyons le moins exposés. Pourquoi prendrions-nous parti contre le Japon, s’il ne menace pas nos intérêts, et quels intérêts avons-nous en Corée, c’est-à-dire dans la partie du continent asiatique vers laquelle il tourne le plus volontiers les yeux ? Nous n’en avons aucun. Aussi la note franco-russe ne parle-t-elle pas de la Corée ; elle ne parle que de la Chine, et nous pensons bien que ce silence n’est pas la suite d’une omission involontaire. Dans la première partie de la note, celle où il est pris acte des assurances données par l’Angleterre et le Japon, il est question de la Chine et de la Corée, parce que les assurances anglo-japonaises portaient sur les deux pays ; mais, dans la seconde, celle où nous entrons nous-mêmes en scène, il n’est question que de la Chine, et nous nous contentons de prévoir le eus où, soit l’action agressive de tierces puissances, soit de nouveaux troubles dans ce pays, — dans celui-là et non pas, dans un autre, — mettraient en question son intégrité et son libre développement. Si, par surcroît, il en résultait une menace pour nos intérêts, nous aviserions. L’éventualité prévue est donc limitée à la, Chine, et le choix du moyen à employer pour la sauvegarde de nos intérêts reste indéterminé. Nous ne disons pas cela pour diminuer l’importance de la note, mais pour la préciser, car en pareille matière on ne saurait être trop précis.

La note n’en reste pas moins très importante, et l’extension qu’elle donne à notre alliance nous impose des réflexions très sérieuses. Nous ne serions pas du tout prêts à accepter que notre politique s’engageât d’avance sur tous les points du globe. Nous voulons, au contraire, qu’elle reste indépendante et libre. Mais, précisément pour ce motif, nous nous efforçons de marquer exactement les limites dans lesquelles notre diplomatie s’est tenue, afin de pouvoir dire : Rien de moins, certes, mais aussi rien de plus.

Au reste, la note franco-russe a été comprise partout, — M. Delcassé l’a déclaré à la Chambre, — « exactement comme nous devions souhaiter qu’elle le fût. » C’est seulement en France que l’incertitude sur sa portée a causé quelques préoccupations qui étaient certainement légitimes dans leur principe, mais, peut-être exagérées dans leur objet.

Au dernier moment, nous apprenons la mort de M. Cecil Rhodes, qui depuis plusieurs jours était à l’agonie. Cette nouvelle produira plus d’impression qu’elle n’aura de conséquences. La direction de son œuvre avait déjà échappé à M. Cecil Rhodes, et elle se continuera sans lui dans les conditions malheureusement violentes et sanglantes où il la laisse engagée.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.