Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1848

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Chronique n° 400
14 décembre 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 décembre 1848.

Le suffrage universel a maintenant donné son dernier mot. Pour n’être point officiellement désigné, l’élu n’en est pas moins acclamé par le public : les résultats journaliers des bulletins électoraux dépassent l’attente des plus confians. M. Louis Bonaparte est enfin président de la république française : Paris l’a nommé à une majorité qui a surpris tout le monde ; l’enthousiasme des départemens ne pouvait plus étonner personne. La vérification solennelle du scrutin se fera dans quelques jours. Nous aurons alors, non pas la révélation du nom vainqueur, nul ne l’ignore, mais bien la mesure exacte de son triomphe ; il sera toujours instructif et bon de la savoir.

En présence d’un événement si considérable et de date si récente, nous devons aujourd’hui nous borner à l’enregistrer. Soit que nous nous reportions en arrière, soit que, par la pensée, nous anticipions sur l’avenir, nous croyons moins à propos de parler que de nous taire. Il ne nous semblerait pas généreux d’insister longuement sur cette semaine malencontreuse, qui a retranché tant de voix au général Cavaignac ; d’autre part, nous n’avons plus rien à dire de la personne du prince Louis, et nous n’avons point encore à nous entretenir de sa présidence. Une seconde phase va commencer pour notre pays dans cette existence aventureuse où il se débat depuis l’orage de février. Nous souhaitons du meilleur de notre ame que cette ère inaugurée par un vœu national aussi éclatant réponde jusqu’au bout aux promesses de force et d’union qu’elle nous apporte à son début ; nous souhaitons qu’elle corrige les erreurs et les maux de celle qui l’a précédée, nous souhaitons qu’elle ait beaucoup de chances de plus pour mener à bien cette difficile guérison de nos intérêts en souffrance et de nos esprits en ruine. Quoi qu’il arrive, elle nous trouvera toujours tels que nous a trouvés l’époque d’où nous sortons, sans complaisances, mais sans passion vis-à-vis des hommes, sans jugemens convenus vis-à-vis des choses.

On le sait bien, nous sommes d’une opinion plus encore que d’un parti, et, si cette position a des inconvéniens, elle a peut-être aussi ses avantages : elle est moins sujette aux entraînemens et moins prompte à l’injustice. Notre idéal politique n’est pas de ce monde improvisé dans lequel la France roule désormais à travers les hasards ; il n’a point à espérer de place entre toutes ces réalités étranges qui paraissent sur notre horizon, pour s’y disputer ou s’y attribuer l’empire ; il est relégué dans le plus profond de nos souvenirs, et ce n’est pas notre faute si le spectacle des aberrations de la démocratie républicaine nous ramène chaque jour à mieux apprécier les lois sur lesquelles reposait la démocratie constitutionnelle. De ce point de vue si complètement désintéressé, nous ne pouvons jamais sentir un goût bien vif pour les ébauches plus ou moins imparfaites auxquelles notre état politique semble dorénavant condamné. Aussi les envisageons-nous d’un grand sang-froid, tant qu’elles ne sont pas décidément des périls pour l’ordre social tout entier. Dès qu’elles n’ont pas été jusque-là, nous n’en avons point maudit, nous en avons plaint les auteurs ; nous les avons même quelquefois remerciés de s’être dévoués, soit illusion, soit conscience, de s’être dévoués à leur tâche ingrate. C’est le propre d’une pareille tâche d’user rapidement ceux qui l’acceptent. On n’entreprend pas d’introduire chez un peuple un régime dont il faut commencer par forcer l’apprentissage, on ne s’établit pas le missionnaire ou le ministre d’une église de minorité, sans laisser beaucoup de soi par les chemins, sans fatiguer sa fortune ou compromettre son nom. Que si les circonstances imposent aux uns ou aux autres cette rude besogne, nous sommes toujours prêts à leur tenir compte de leur bonne volonté ; quand le sort les trahit, quand leur impuissance se découvre en face des impossibilités, nous sommes plus tentés de les excuser que de les accabler, et si par hasard on avise sous leur abnégation quelque ambitieuse fantaisie, nous leur pardonnons encore ce mauvais grain qu’il y a dans toute cervelle humaine, en considération du loyal effort qu’ils ont fait.

Cette impartialité un peu flegmatique, nous l’avions pour le gouvernement qui a conduit la France jusqu’aux élections ; nous l’aurons pour le gouvernement que le suffrage universel doit nous donner à la place de celui-là. Aujourd’hui que les ardeurs de la lutte vont bientôt s’éteindre, nous nous félicitons plus que jamais de n’avoir pas imité les exagérations de la polémique quotidienne. Le général Cavaignac a commis plus d’une faute, et nous les avons toutes relevées ; il s’est, dernièrement encore, remis en mauvais cas, en s’empressant trop d’utiliser au profit de sa candidature le bruit incertain de l’arrivée du saint père ; pour le service particulier de cette même candidature, il a trop à la légère porté la main sur un grand service public, en retardant six heures pleines l’expédition des courriers. Ce sont là des procédés qui nuisent plus qu’ils n’aident à ceux qui les emploient ; ce ne sont pas pour nous des raisons suffisantes d’oublier la reconnaissance que l’on vouait en juin au vainqueur des barricades. M. Dufaure aussi a montré parfois moins de résolution qu’il n’en devait avoir en son poste, et le triste échec que lui a valu la fameuse liste des récompenses nationales n’a pas laissé d’endommager sa bonne renommée d’application et de gravité administratives ; mais, même après cette défaite si cruellement exploitée, nous nous rappelons toujours le contentement avec lequel le public accueillit son entrée dans un cabinet républicain. Pourquoi n’a-t-il pas été toujours cette garantie vivante qu’on avait attendue ? Telle est souvent la rigueur des situations, qu’elle trouble les intentions les plus droites.



Nous ne nous forgeons pas non plus d’illusions sur l’œuvre réservée aux successeurs du cabinet actuel ; c’est une œuvre laborieuse. Il est cependant deux motifs d’espérer qu’elle sera moins âpre dans ses commencemens qu’on n’aurait pu le craindre. D’abord l’immense majorité qui s’est jetée sur le candidat victorieux empêchera toute rivalité de se traduire au grand jour, tant on sentira l’impuissance des rancunes. Puis cette autorité présidentielle sera la représentation du pouvoir sous la forme la plus parfaite que les théories républicaines veuillent bien lui attribuer ; et quelles que soient les invectives de la montagne contre le système de la présidence, il faudra bien que les radicaux eux-mêmes, dans la présidence qu’ils détestent, respectent le dogme du suffrage universel. Ainsi le président prendra possession du fauteuil dans une certaine sécurité. C’est un grand point d’acquis, et nous en sommes heureux pour tout le monde. Puisse seulement la force morale qui résulte de cet accord presque universel des suffrages ne pas s’évanouir au lendemain du scrutin, puisse-t-elle être employée sagement dans des vues de concorde intelligente ! Nous serons alors les premiers à la ménager en l’entourant de nos respects. Évidemment le pays voulait à tout prix se recouvrer lui-même ; il a rendu la violence qu’on lui avait faite : les hommes de la veille comprennent-ils cette leçon ?

Avec l’élection du président de la république, nous commençons donc une expérience nouvelle ; nous entamons un nouveau chapitre dans cette rapide histoire de nos révolutions. Quand ce changement ne résulterait pas des conditions mêmes de notre état intérieur, il se trouverait amené par la révolution profonde qui s’accomplit autour de nous. Il nous faut, vis-à-vis du dehors, une autre attitude, car tout au dehors a pris une autre face. L’Europe, un instant chancelante, se rasseoit sur ses bases essentielles, et s’y affermit avec une sagesse dont nous ne devons pas manquer de faire notre profit, si nous ne voulons pas qu’elle tourne contre nous. C’est un bel exemple que nous avons plaisir à contempler du milieu de nos propres vicissitudes : nous y puisons un enseignement précieux pour résister à tous les fauteurs des partis extrêmes, pour continuer à garder entre leurs suggestions contradictoires cette ligne de ferme modération et de progrès raisonné où nous aimons à maintenir notre libéralisme.

Oui, nous aussi nous avons eu, et les premiers de tous, durant cette épreuve universelle, nous avons eu des minorités envahissantes qui ont prétendu nous dicter la loi, des médiocrités infatuées d’elles-mêmes qui se sont élevées de leur chef aux postes les plus périlleux pour en tomber avec plus d’éclat ; nous avons eu des théoriciens de toutes les sortes, des tribuns de toutes les couleurs, qui ont versé librement dans la société les semences désastreuses de leurs utopies et de leurs passions. Nous avons vaincu tout cela, vaincu sinon dompté ; mais, en haine de ces utopies et de ces passions encore frémissantes, il est d’autres gens aussi qui ne croiront pas de long-temps qu’on puisse pousser trop loin ou peser trop fort. Le mouvement de la vie publique en a produit l’effervescence et le désordre ; ils voudraient supprimer le mouvement. Le sang qui circulait à travers la masse des nations dans ce corps multiple dont tous les membres se joignent chaque jour de plus près, le sang du corps européen s’est pour ainsi dire enflammé ; afin d’éviter la fièvre, ils tâcheraient volontiers d’arrêter la circulation. Ils allaient, en aveugles, aux dernières limites de la démocratie, ils ne se sentaient pas la force d’enrayer ; ils sont tout prêts à briser aujourd’hui le char lui-même, au lieu d’apprendre à le conduire. Et nous l’avouons, quand on voit ces entraînemens de la déraison humaine auxquels nous avons assisté, quand on se représente cette facilité prodigieuse avec laquelle un état passe de la liberté jusqu’à la licence, quand on calcule le peu de progrès qu’il y a dans les esprits de cette multitude dont on a rêvé l’avancement, si bien attaché qu’on soit à ses espérances libérales, à sa philosophie politique, on est souvent tenté de donner sa démission de citoyen, et de courir à l’éternel refuge des autorités antiques. De ces découragés et de ces effrayés qui feraient maintenant bon marché de toutes les institutions libres pour un peu de repos et de stabilité, combien n’en trouvera-t-on pas désormais parmi nous ! A ceux-là, surtout, il est bon de montrer la leçon que nous offre spontanément l’Europe. Victorieuses par l’épée, maîtresses absolues chez elles aussitôt qu’elles l’ont sérieusement voulu, les puissances germaniques, dont les événemens de mars avaient précipité le développement constitutionnel en achevant d’ébranler chez elles la monarchie pure, l’Autriche et la Prusse, sont assez sages pour ne point employer leur triomphe à la restauration du vieux principe monarchique. Elles reprennent le progrès, troublé par l’invasion démagogique, à l’endroit même où il avait été interrompu ; elles ont ce grand sens de voir que le vrai moyen de couper court à ces insurrections factices qui ont causé tant de maux, c’est de rendre leurs pentes naturelles aux révolutions légitimes, dont la suite pacifique constitue l’existence des peuples. Telle est, en effet, la position nettement assignée à la royauté des Habsbourg comme à celle des Hohenzollern, par les derniers événemens de Vienne et de Berlin. L’Allemagne, qui semblait à la veille d’une dissolution, est de nouveau couverte par ces deux trônes, maintenant raffermis ; la mission du pouvoir central de Francfort, qui paraissait un moment suppléer à cette double défaillance, devient plus obscure et moins décisive à mesure que cette défaillance se change en une résurrection.

Il fut un temps où il était peut-être permis de penser que la monarchie autrichienne n’avait plus chance de durer beaucoup encore au milieu du mouvement de l’Europe moderne : c’était lorsque la vieille chancellerie, jetant sur toutes les nationalités de l’empire son armée de bureaucrates, enveloppait le pays d’un réseau sous lequel rien ne remuait, excepté les rivalités particulières des races, entretenues tout exprès pour empêcher une agitation plus générale. On pouvait croire alors que ces peuples divers, dans la jalousie qui les animait les uns contre les autres, dans la défiance qui leur rendait suspect le pouvoir commun auquel ils obéissaient, n’attendaient désormais qu’une occasion pour secouer le joug et rompre une unité trop artificielle. On oubliait cependant un sentiment séculaire qui devait prévaloir au moment même du péril et sauver l’empire de la ruine où l’auraient précipité les passions des peuples et les systèmes des cabinets c’était l’amour du nom de l’Autriche, sous lequel tous avaient depuis si long-temps l’habitude de se rallier et de se reconnaître. Pour tant de millions d’hommes de langues et d’origines différentes, l’Autriche n’était pas précisément une patrie ; mais le nom de l’Autriche était un drapeau. L’affection qui s’attachait à cet antique souvenir avait quelque chose de la force morale qui lie le soldat à ses étendards et lui fait suivre leurs destinées. Allemands et Slaves ont compris à l’heure suprême qu’ils restaient une puissance en continuant à s’appeler l’Autriche, et, bien loin de vouloir briser le cadre dans lequel cette puissance s’était développée, ils s’y sont plus serrés que jamais pour le mieux défendre. Le résultat de ces batailles, où l’Autriche avait l’air de se dissoudre, ç’a été de donner à toutes les populations autrichiennes la conscience plus claire de cette communauté d’intérêts qui a créé leur fortune en constituant un empire avec elle. Le jeune empereur François-Joseph se nomme encore, comme ses prédécesseurs, roi de Hongrie et de Bohême, roi de Croatie, de Slavonie et d’Illyrie, duc de Lorraine, de Salzbourg, de Styrie, de Karinthie et de Carniole, grand prince de Transylvanie, margrave de Moravie, comte princier de Tyrol, de Kybourg, de Goerz et de Grodszka, comte de Bregenz, etc. Il a cependant désormais une qualité supérieure à toute cette nomenclature féodale, il est investi d’une puissance plus haute que celle dont ses ancêtres lui avaient légué les titres si divers, et cette puissance, il la tient de la force des choses, à présent bien démontrée : il est purement et simplement empereur d’Autriche, l’empereur d’une Autriche unitaire.

Il y a deux fractions au sein de ces trente-six millions d’hommes qui ne sont point appelées à se réjouir de cette unité nouvelle : c’est d’un côté la race magyare, de l’autre une minorité d’Allemands dévoués soit au radicalisme politique des démagogues, soit au doctrinarisme historique des professeurs d’université. On sait de reste comment les Magyars ont dû naturellement lutter contre cette fusion générale de toutes les familles autrichiennes sous la loi d’un même empire, qui les condamnait fatalement à voir disparaître la prépondérance de leur nom, de leur langue, de leur sang. On ne sait pas assez comment ils ont trouvé des alliés sur lesquels ils n’avaient pas droit de compter. Malgré les vieilles rancunes germaniques, c’étaient des Allemands qui devaient les servir dans cette démolition qu’ils essayaient. M. Welker le proclamait encore dernièrement à la tribune de Francfort, et M. Welker est un témoin qu’on peut citer aux plus zélés démocrates : « L’insurrection n’a commencé dans Vienne que lorsque l’or des Magyars y est arrivé. » Nous ne parlons pas cependant de cette aide brutale donnée par les agitateurs de la rue à des intrigues révolutionnaires, nous parlons surtout de l’aide morale des doctrines. Il ne s’agissait point seulement, pour les radicaux teutons, de fraterniser avec les radicaux magyars dans une pensée de réforme politique ou sociale ; il y avait sous jeu une tendance séparatiste de même espèce, une même envie d’émancipation nationale. Cette idée-là partait de Francfort, et nous verrons tout à l’heure les embarras qu’elle y a causés. Appliquée à coups de fusil par les étudians de l’Aula, elle n’en remontait pas moins au dogmatisme professoral du grave M. Dahlmann : c’était l’idée de subordonner tout établissement politique à la règle absolue de l’unité de race, de tailler l’Autriche pour ne lui laisser que des Allemands, ou pour la mettre en dehors de l’Allemagne. Plus d’Allemands qui, là où ils sont, ne soient en Allemagne ! l’Allemagne partout où il y a des Allemands ! Telle est au fond la pensée qui s’est unie au séparatisme magyar sur les glacis de Vienne, pour détruire en commun l’édifice des Habsbourg. Elle a succombé par le fait en attendant qu’elle succombe en droit devant la discussion et les négociations.

Contre ces tentatives de démembrement qui s’effectuaient sous le drapeau de la démocratie, l’Autriche unitaire arbore maintenant elle-même le drapeau libéral des institutions constitutionnelles. L’Autriche a compris que ces couleurs jaune et noire, qui plaisaient encore aux peuples comme l’emblème patriotique d’un grand empire, choquaient pourtant aussitôt qu’on les attribuait comme insignes aux velléités de l’ancien absolutisme. L’étendard tricolore de l’Allemagne n’avait eu l’avantage sur le jaune et noir des Habsbourg qu’autant qu’on l’avait pu prendre pour une protestation contre la politique des camarillas. Il y avait donc un moyen assuré de restituer la popularité du jaune et noir : c’était de rompre avec les camarillas, avec le passé, de confier la bannière nationale à de vrais Autrichiens, qui ne fussent pas des chambellans. Voilà comment tout vient d’être renouvelé dans l’antique empire, la couronne et son conseil.

Le cabinet dont l’avènement a marqué les derniers jours du règne maintenant clos par une abdication solennelle, le cabinet du prince Schwarzenberg, arrive aux affaires sans avoir la responsabilité des vicissitudes antérieures. Si l’on n’a pas toujours traité loyalement avec les Magyars, si l’on a jadis montré trop de faiblesse, soit en face des ultras de la rue, soit en face des ultras de chancellerie, il est débarrassé du poids de ces fautes ; il peut agir librement, selon le sens de son programme, qui est la plus pure formule d’un gouvernement constitutionnel. Le prince Félix de Schwarzenberg est par son caractère à la hauteur de ses engagemens. Ministre à Naples, lorsque les relations amicales de la cour d’Autriche avec le roi Ferdinand furent interrompues, il s’était aussitôt retrouvé général ; il avait pris avec succès le commandement d’une division en face de l’armée piémontaise. Son expérience diplomatique, son dévouement au principe de l’unité autrichienne ; l’avaient désigné comme le négociateur le plus capable d’avoir une part efficace dans les conférences qui doivent définitivement s’ouvrir à Bruxelles. Ce sont les mêmes titres qui l’ont appelé au ministère des affaires étrangères et à la présidence du conseil, quand on s’est enfin décidé à donner un successeur au vieux M. de Wessenberg. Les principes officiellement annoncés par M. de Wessenberg n’étaient pas moins libéraux que ceux du nouveau cabinet ; c’était seulement la vigueur qui faisait défaut pour les soutenir, au besoin, contre les influences inconstitutionnelles justement signalées dans le dernier programme. Le prince Schwarzenberg et son collègue, le comte Stadion, ont commencé par exiger la retraite des conseillers intimes qui leur barraient l’accès du trône, de ces noms inconnus qui pèsent quelquefois si lourdement sur les destinées des états, MM. Weiss, Erb, Pipitz, et, dit-on aussi, Hurter, qui aurait joué là le rôle du professeur Leo à Potsdam. Le comte Stadion, ministre de l’intérieur, a commencé sa carrière sous le prince de Metternich en rompant dès-lors avec les traditions administratives qu’il semblait obligé de suivre. Successivement appelé dans ce temps-là au gouvernement de la province de Trieste et à celui de la province de Gallicie, il sut se faire partout une réputation méritée d’homme libéral au temps où il y avait à risquer de vouloir l’être. Le ministre du commerce et des travaux publics, M. Bruck, est connu dans toute l’Allemagne par de grandes entreprises comme négociant et comme directeur d’importantes compagnies. D’abord député de Trieste à Francfort, il fut bientôt chargé de représenter l’Autriche auprès du pouvoir central, et, en toutes rencontres, il a fait preuve d’aptitude pratique. Le ministre de l’agriculture, M. de Thinnfeld, est de la Styrie ; le docteur Hellfert, ministre de l’instruction publique, appartient à la députation de Bohême. Toutes les provinces figurent ainsi, par leurs hommes les plus distingués, dans un cabinet où l’influence de la capitale a perdu la part trop exclusive qu’elle s’arrogeait dans les autres.

Ce cabinet une fois constitué, une fois appuyé contre la Hongrie toujours en armes sur l’épée de Windischgraetz et sur celle de Jellachich, l’empereur Ferdinand et son frère François-Charles, l’époux de l’archiduchesse Sophie, ont renoncé à la couronne d’Autriche en faveur d’un jeune homme de dix-huit ans, qui n’avait pas du moins à répondre de leurs vieux erremens. L’abdication des anciens de la maison de Habsbourg, l’installation de François-Joseph, complètent ce changement mémorable qui s’annonce, dans la conduite des affaires autrichiennes, depuis la victoire définitive de la monarchie sur l’émeute. « Convaincu de la haute valeur d’institutions libérales, nous sommes prêt, dit textuellement le prince, à admettre les représentans de la nation au partage de nos droits. » Ce n’est pas là le langage de la faiblesse, car le nouveau César se déclare en même temps « résolu à maintenir les droits de la couronne et l’intégrité de l’empire. » Ce n’est pas une condition imposée, c’est une inspiration légitime de l’esprit du temps. François-Joseph est le fils de l’archiduchesse Sophie, l’élève de M. de Bombelles : on ne pouvait pas lui refaire ses origines ; mais qu’est-ce que des souvenirs d’enfance contre le solennel engagement de la politique dont il devient le symbole ? Cette politique est aujourd’hui nettement dessinée par la situation des personnes qui l’inaugurent. Il ne s’agit plus de lutte ouverte ou sourde entre la révolution et la contre-révolution ; il s’agit d’organiser un grand état. Cette lutte qui a fait le malheur de M. de Wessenberg, l’impuissance et l’immobilité de Ferdinand, ne peut plus se rencontrer entre le jeune empereur et son énergique ministère. Le cabinet d’Olmütz est donc à même d’entreprendre la tâche patriotique qui lui est dévolue. Cette Autriche qui vient de se sentir une et compacte jusque dans la diversité de ses élémens, il faut la constituer de manière à ce que la diversité n’y étouffe pas sous une unité factice. Le problème impossible à vaincre pour l’absolutisme ne saurait être insoluble avec la liberté.

Le problème prussien, moins épineux en soi, puisque les questions de race n’y viennent pas compliquer les embarras politiques, présente cependant des difficultés plus intimes, des difficultés de relations et de personnes qui l’ont singulièrement embrouillé. On n’a point en Prusse à surveiller un Jellachih pour l’empêcher de s’aigrir contre un Windischgraetz et de se tourner en roi de Croatie. La question à Berlin est de savoir comment faire vivre ensemble une royauté et une assemblée également animées de l’esprit prussien, un esprit de raideur, de chicane, d’inflexible entêtement sur les petites choses et d’orgueilleuse pointillerie sur les grandes. L’épreuve de 1847 ne s’était déjà point terminée par un dénouement favorable ; l’assemblée de 1848 n’a pas mieux abouti. Malgré sa qualité de constituante, le roi s’est enfin résolu à la dissoudre, et il a donné, de son chef, cette constitution qu’on ne pouvait réussir à rédiger en commun. Voilà, pourrait-on penser, un terrible coup d’état, et la liberté sans doute est bien malade. Oui, si le beau de la politique n’était pas, à Berlin, d’aiguiser contradictions sur contradictions, car ce coup d’état n’est en somme à autre fin que de proclamer tout de suite la liberté comme en Belgique : la charte belge décrétée par ukase russe, c’est la façon de concilier les choses, quand il y a de part et d’autre, comme en Prusse, des points d’honneur mal entendus et des caractères opiniâtres.

Sérieusement n’est-ce pas un trait bien remarquable de l’époque ? Le roi Frédéric-Guillaume est maître dans sa capitale. Sa capitale, dégoûtée du joug des démagogues, accepte avec reconnaissance l’autorité militaire du général Wrangel ; la malice indigène, le witz national, commence à user de représailles contre les révolutionnaires, dont les grimaces sérieuses lui ont fait concurrence. Les radicaux, dont la misère a été mise à nu par le prétendu congrès démocratique, se divisent encore et se déchirent à Breslau. L’assemblée jouant à cache-cache avec les troupes royales dans les différens locaux de Berlin, courant chercher à Brandenbourg le prix de ses journées aussitôt qu’on y transporte le paiement de son salaire, l’assemblée nationale est d’ailleurs déconsidérée par la médiocrité générale des membres qui la composent. Elle a échoué devant l’opinion, quand elle s’est ingéré de décréter un refus d’impôt ; elle a soulevé contre elle la loyalty prussienne, quand elle a essayé, par la bouche de M. de Kirchmann, de dicter à la couronne des conditions outrageantes, l’emprisonnement des ministres, le licenciement de la garde, le retour du roi à Berlin, l’épuration de son entourage, etc., etc. La Prusse et l’Allemagne entière ont repoussé cette contrefaçon de 92. Les autorités municipales offrent spontanément au roi de payer l’impôt que l’assemblée nationale, ou du moins la fraction dominante de l’assemblée, leur commande de refuser. Les propriétaires mettent leur fortune et leur sang à sa disposition. Les hommes de la landwehr arrivent avec enthousiasme remplir leurs cadres ; on les rencontre sur les routes par grandes files, courant la poste et faisant sonner les postillons, tant ils sont joyeux et pressés d’aller servir le roi. Les ambitions démocratiques ne sauraient être plus battues ; — c’est ce moment-là que le roi Frédéric-Guillaume a justement choisi pour donner à la Prusse une constitution aussi libérale que tout démocrate intelligent pouvait la désirer. Si libérale soit-elle, le roi n’y trouve assurément rien de trop pour sa part ; il y gagne deux points auprès desquels tout le reste ne lui est plus de rien. Il s’y intitule roi par la grace de Dieu, ce que l’assemblée ne voulait pas, et quoiqu’il n’y ait point dans cette charte d’article 14, quoiqu’elle doive expressément être révisée dans la diète de 1849, elle n’en est pas moins une charte octroyée, ce qui flatte toujours chez ce législateur constitutionnel les involontaires réminiscences du droit divin.

Mélange singulier de tendances contraires, produit dans une nature originale par les habitudes d’un esprit d’autrefois et par les nécessités d’une époque de renouvellement ! Le roi Frédéric-Guillame, en renvoyant sa constituante, en gardant son ministère de commis, est cependant très sincèrement résolu à devenir un prince parlementaire ; mais il veut l’être à sa manière, et le dévouement de fraîche date qu’il consacre aux doctrines libérales ne le gêne pas dans son amitié croissante pour M. Leo, un des anciens coryphées du piétisme. Cette amitié elle-même ne l’arrête pas dès qu’il se met en tête de rivaliser avec le roi Léopold. La charte belge à Berlin, c’est une hardiesse raisonnée qu’il faut louer chez un prince qui aime à vivre d’inspirations. Ce grand acte de force et de prudence a réjoui sincèrement l’opinion constitutionnelle en Allemagne ; -l il rend à la Prusse la force morale et politique dont elle paraissait privée depuis les dernières catastrophes.

Il est bien difficile que Francfort conserve le prestige de son autorité médiatrice, quand les deux grands états germaniques se relèvent avec tant de puissance. Les diètes de Vienne et de Berlin ont compromis le pouvoir central durant leur période révolutionnaire : succombant aujourd’hui sous l’autorité royale, elles affaiblissent encore, par leur défaite même, l’autorité de Francfort, trop semblable au fond à la leur pour ne pas se ressentir de leur chute. Le crédit politique de Francfort, si considérable il y a quelques semaines, quand on l’invoquait contre la démagogie, baisse à présent que la démagogie est vaincue.

La diète centrale réunit pourtant les hommes les plus distingués de l’Allemagne ; toutes les autres assemblées se sont appauvries pour composer dignement celle-là ; son président, M. Henri de Gagern, aura bientôt une place marquée parmi les hommes d’état les plus distingués de l’Europe ; ses qualités personnelles, ses connaissances, le tact infini de ses procédés, lui ont assigné un rôle important dans les circonstances les plus difficiles que sa patrie ait encore traversées. Quels que soient les talens dont on dispose à Francfort, on ne peut pas faire qu’une influence trop uniquement morale s’emploie avec autant d’empire que si l’on avait sous la main des ressources plus matérielles, pour obtenir ou commander l’obéissance. Ni M. de Gagern n’a été suffisamment écouté à Berlin, ni M. Welker à Olmütz. La Prusse et l’Autriche, une fois qu’elles ont eu repris pied, n’ont voulu que d’elles-mêmes pour mettre l’ordre chez elles. Francfort a été jusqu’ici un pouvoir d’ordre et de paix ; il ne peut donc point en appeler à l’insurrection pour punir ceux qui ne tiennent pas compte de ses avis ou de ses arrêtés, et l’insurrection des peuples serait pourtant la seule sanction qui lui restât contre la désobéissance des gouvernemens. Francfort a commis aussi, disons-le, vis-à-vis de l’Autriche, une faute qu’il paiera tôt ou tard. La diète centrale, groupée autour d’un archiduc autrichien, s’est attaquée presque sans relâche à l’intégrité de la monarchie des Habsbourg ; elle a reçu de prétendus ambassadeurs magyars ; elle a laissé ses plus ardens radicaux partir en guerre contre les généraux de l’empire ; elle a pris fait et cause pour les vaincus de Vienne, et s’est embarquée dans des réclamations périlleuses au sujet de Robert Blum. Elle a décidé quelque chose de plus irritant : elle a voté dans son projet de constitution deux paragraphes qui mettraient en question l’existence même de l’Autriche, s’il était jamais possible à l’Allemagne de les exécuter.

Ce sont ces griefs de l’Autriche contre Francfort, griefs accusés chaque jour par un concert de protestations nationales, qui constituent le démêlé le plus sérieux que nous devions maintenant voir grandir de l’autre côté du Rhin ; mais il n’y a point là de difficulté constitutionnelle ou sociale : c’est un problème d’équilibre international, de relation politique d’état à état. Nous ne croyons pas que l’Europe en ait fini avec les épreuves auxquelles l’ont soumise les révolutions intestines de cette année ; nous pensons cependant que la situation nouvelle de l’Allemagne est très propre à étouffer les dernières tentatives que des esprits de trouble et de violence pourraient encore risquer. L’Italie semble même maintenant le seul foyer où bouillonne toujours la lave démagogigue ; mais il devient de plus en plus évident que, ni à Turin, ni à Rome, ni même à Florence, la démagogie, tout en se parant du prétexte de l’indépendance nationale, n’est de force à lutter contre le sens public, contre la volonté générale de l’Europe, C’est seulement à compter du jour où la démagogie aura disparu de partout, qu’il sera possible de fonder une sage et véritable démocratie par la modération et la justice.


M. ROSSI

Nous avons éprouvé le besoin de laisser l’indignation publique se faire justice sur la tombe de M. Rossi. Les sanglantes catastrophes qui ont suivi sa mort, et dont son bras seul avait retardé le débordement, les cris d’admiration que cette fin glorieuse a arrachés même à d’anciens adversaires, nous semblaient parler plus haut que tous les éloges. L’Institut, qui peut mesurer dans ses propres rangs toute l’étendue d’une telle perte, a confié le soin de la faire apprécier du public à un écrivain éloquent, naturellement désigné par l’amitié et par cette sympathie qui existe entre intelligences d’élite. Sans anticiper sur le travail de M. Mignet, que nous attendons avec impatience, la Revue, qui s’est honorée long-temps de compter M. Rossi comme collaborateur, se doit à elle-même de payer ici solennellement un tribut de regrets à sa mémoire. Ce n’est point seulement le souvenir de travaux communs qui nous unissait à M. Rossi, la communauté d’opinions formait un lien plus étroit encore. Son nom restera, en effet, comme l’un des titres de gloire de ce grand parti constitutionnel modéré, également ennemi de tous les excès, également dévoué à toutes les idées hautes et saines, dont le passage n’a pas été sans gloire en Europe, et dont les débris luttent encore avec énergie contre les invasions du torrent démagogique. Exilé volontaire en 1815 pour la cause de la liberté, M. Rossi est mort en 1848 martyr volontaire de la cause de l’ordre. Il quitta sa patrie, dans des jours de réaction absolutiste, pour se soustraire au joug d’une domination ecclésiastique routinière et humiliante. Il est revenu mourir au pied du dôme de Saint-Pierre, pour défendre l’indépendance spirituelle de l’église menacée dans le pouvoir et dans la personne de son chef. A son début et à sa fin, cette forte vie a fait face aux deux excès opposés, et résume encore d’une manière frappante les deux termes de nos opinions.

Et ce qui frappe chez M. Rossi, sous quelque point de vue qu’on l’envisage, écrivain, professeur, pair de France, ambassadeur ou premier ministre, il ne s’est jamais démenti. La fortune a fait de sa destinée la plus bizarre peut-être de nos temps de révolution. En la transplantant pour ainsi dire sur tant de sols différens et l’en déracinant tour à tour, elle n’est pas parvenue à lui enlever l’unité qui tient à la constance du caractère et à la fixité des opinions. Ceux qui l’ont connu dans la politique le retrouvent tout entier en ses ouvrages. Dans son traité de droit pénal, dans son cours d’économie politique, c’est la même rigueur de principes, c’est la même mesure habile dans l’application. Une démonstration profonde de l’origine philosophique du droit de punir dans les sociétés élève le premier de ces deux ouvrages au-dessus de ce scepticisme moral et de cette philanthropie un peu molle qui déparent trop souvent les plus beaux ouvrages de législation du siècle dernier. L’autorité des lois pénales nécessaires à la vie des peuples ressort de sa discussion, aussi intacte, aussi puissante, aussi acérée, pour ainsi dire, que des théories de la rude école de MM. de Maistre et de Bonald ; mais tout ce que l’humanité des temps modernes a pu suggérer de précautions pour protéger l’innocence ou excuser la passion y est admis, développé avec complaisance, présenté souvent avec une heureuse hardiesse d’innovation. Une telle lecture, trop peu répandue dans nos écoles de droit, enseignerait souvent utilement à nos jeunes magistrats à fortifier leurs principes, en modérant quelquefois leur pratique. Les leçons du Collège de France seraient plus de mise encore aujourd’hui. Quelle lumière ne jette pas en effet sur tous les débats dont nous sommes témoins la distinction profonde et nouvelle, dont M. Rossi fut l’inventeur, entre la science et l’art dans l’économie politique ! La science, suivant lui, observe, décrit les faits, trace les lois de la richesse telles qu’elles sortent de la nature des choses et du simple jeu de la liberté humaine ; l’art peut enseigner aux gouvernemens à modifier ces faits, à substituer, s’ils s’en reconnaissent le droit et le pouvoir, leurs lois à celles de la nature. L’art peut corriger la science ; mais la science est nécessaire à l’art. Grace à cette distinction fondamentale, dégagée dans sa marche, l’économie politique peut s’avancer d’un pas plus ferme, et avec la rigueur des sciences exactes, dans l’étude des ressorts naturels de la société, et prêter plus tard au gouvernement les lumières qu’une anatomie bien faite apporte dans l’art de guérir ; mais ces lumières mêmes sont précisément ce que bien des gens ne veulent pas ; elles blessaient déjà leurs yeux dans l’enseignement de M. Rossi, et c’est ce qui explique la fureur aveugle qui a porté une révolution triomphante à briser, comme premier coup d’autorité, la chaire modeste du Collège de France. Le champion courageux qui vient d’y rentrer aujourd’hui par la brèche a remercié, j’en suis sûr, plus d’une fois son devancier de lui avoir laissé, pour de si rudes épreuves, des armes retrempées par une logique nerveuse.

Cette distinction de la science et de l’art, que M. Rossi porte avec fruit dans l’économie politique, il avait dû en trouver le modèle dans sa propre intelligence. Sur quelque terrain qu’on le rencontre, il y avait en quelque sorte toujours en lui l’homme de la science et l’homme de l’art, l’homme qui excellait à remonter aux principes, l’homme qui réussissait merveilleusement à les accommoder aux habitudes, aux préjugés, aux faiblesses, aux vanités mêmes des hommes. Dans un débat public, il élucidait toutes les questions ; dans un cabinet, il dénouait toutes les difficultés personnelles. Il trouvait, à une grande hauteur de raisonnement, le point de jonction des idées les plus opposées ; il opérait, avec une fine entente du cœur humain, la conciliation des intérêts et des amours-propres en conflit. Ses talens divers se lisaient, pour ainsi dire, sur son visage et dans ce regard de lynx qui perçait sous le profil d’aigle des vieux Romains. Inépuisable en connaissances, fertile en expédiens, il était dans les affaires un inappréciable conseiller. Presque tous les hommes politiques de France ont recherché ses avis : il resta leur ami commun à travers la vivacité de leurs dissentimens. Dans cette position délicate, aucun d’eux n’a jamais eu de plaintes sérieuses à faire contre lui, et ses efforts ont toujours tendu à faire cesser des divisions funestes dont il apercevait les conséquences.

Le rôle de M. Rossi, dans la diète constituante de Suisse en 1833 et dans les affaires d’Italie pendant ces trois dernières années, sont les deux faits capitaux de sa vie politique. Il est curieux de considérer combien, sur des théâtres et sous des personnages différens, on retrouve exactement le même ordre d’opinions et la même ligne de conduite. M. Rossi arrivait à Lucerne, en 1835, pour y représenter, au nom du canton de Genève, une opinion mitoyenne entre les tendances rétrogrades et superstitieuses des petits cantons catholiques et l’exaltation radicale des cantons révolutionnaires. Dès cette époque, de bons esprits prévoyaient qu’une collision finirait par éclater dans ce petit pays, où la Providence s’était plu à resserrer tout ce qui divise et anime les hommes, différences de mœurs, de religion et de principes, comme pour se donner, dans un bassin resserré, le spectacle de leurs orages. Pour prévenir cette lutte, le but des hommes modérés était de constituer dès-lors, à la place du pouvoir fédéral incertain, tiraillé, impuissant, tel qu’il sortait du pacte de 1815, une autorité centrale véritable, fidèle expression de la majorité de la Suisse, et en mesure de faire respecter tour à tour la volonté commune aux minorités turbulentes, et le droit des faibles aux majorités oppressives. D’un commun aveu, le projet de pacte rédigé par M. Rossi avait trouvé l’art de concilier l’intégrité de l’indépendance cantonale avec la force de l’autorité fédérale. La Suisse entière le regrette aujourd’hui ; elle le méconnut alors. Le sacrifice de quelques privilèges ne put se faire agréer des esprits obstinés des paysans catholiques. Le respect d’un droit quelconque fut insupportable aux révolutionnaires. Au lieu d’un droit qui eût pesé sur tout le monde, les uns aimèrent mieux conserver des prérogatives sans réalités, les autres une force sans entraves. On a vu ce qui en est résulté.

Les deux ordres d’ennemis qui avaient fait échouer les intentions éclairées de M. Rossi à Lucerne l’attendaient à Rome, lorsqu’il y vint représenter le dernier gouvernement de la France. Les premiers l’abreuvèrent de dégoûts, les seconds ont tranché ses jours par le fer. Quand le cabinet français, inquiet de la vivacité d’un débat qui mettait aux prises deux grandes puissances morales dans le pays, l’église et le corps enseignant, et achevait ainsi d’épuiser les forces de notre société malade, conçut l’idée de recourir à l’intervention pacifique de la cour de Rome, personne n’était plus naturellement désigné que M. Rossi pour une telle mission. Dans le conseil de l’Université, dans les débats de la chambre des pairs, il avait fait preuve d’une mesure qui, à elle seule, dans cette discussion brûlante, était une rareté et un mérite. On n’essaya pas moins de le représenter à Rome comme un incrédule insolent qui venait insulter le pape dans sa cour. Plus d’un Romain qui, hier encore, pointait le canon de la garde civique contre le Quirinal désert se fit alors, auprès de Grégoire XVI, l’interprète de ces calomnies. Peu s’en fallut que le palais pontifical ne fût fermé au ministre de France. M. Rossi franchit hardiment ces obstacles, et, pénétrant jusqu’au pontife, il eut, en quelques jours, par sa conversation insinuante et vive, percé, comme un trait de lumière, les ténèbres dont on environnait à plaisir l’esprit juste, mais étroit, du bon vieillard. Grégoire XVI l’écouta avec une surprise mêlée de plaisir. M. Rossi lui fit entrevoir quelques-unes des conditions de la société nouvelle qu’on lui avait trop laissé ignorer. Le vieux pontife lui en sut gré et l’honora d’une affection qui confondit ses adversaires.

A l’avènement de Pie IX, la scène changea. Un pape jeune, éclairé, dont la vie était pleine de sainteté et l’abord plein de grace, venait occuper le trône pontifical’ et inaugurait son règne par un grand acte de clémence. M. Rossi fut des premiers, non point à lui conseiller cette conduite (Pie IX n’avait pas besoin de conseil et ne prit l’inspiration que dans son coeur), mais à applaudir à sa généreuse détermination et à l’encourager à persévérer dans les voies libérales où il entrait aux acclamations de l’Europe entière. Mais les illusions étaient étrangères à l’esprit exercé de M. Rossi ; il connaissait les hommes de son ancienne patrie, et il prédit, dès le premier jour, les dangers de tout genre dont une si noble tâche allait se trouver entourée. Il crut devoir ne les dissimuler ni au pape ni à l’Italie, et, en mesure de parler haut au nom du gouvernement qu’il représentait, il s’exprima avec une franchise qui (c’est le sort de la vérité) n’eut pas toujours le bonheur de plaire.

Au pape, aux souverains italiens qui, à son exemple, entreprenaient d’opérer eux-mêmes l’affranchissement et la réforme de leurs états, il disait sans relâche : « L’oeuvre que vous abordez est grande et périlleuse ; une administration vieillie ne se réforme pas en un jour ; des paroles de liberté ne tombent pas impunément du haut d’un trône sans aller réveiller ce foyer de passions révolutionnaires qui couve toujours au fond des sociétés. Vous avez promis, mettez-vous à l’œuvre. Dès aujourd’hui faites vos plans, dès demain exécutez-les. Ne laissez pas les esprits errer à l’aventure et soulever toutes les questions au hasard. Guidez vous-mêmes le mouvement que vous avez donné, ou vous serez entraînés par lui. Ayez peu de foi aux applaudissemens populaires, ils se changent vite en murmures. Travaillez pour le bien qui dure, et non pour la récompense passagère et dangereuse d’une ovation de la rue. »

Aux Italiens, à leur tour, l’envoyé de la France avait un autre langage à tenir. En associant les vœux de la France à ceux que cette nation malheureuse formait pour sa liberté renaissante, en les assurant de l’appui de son gouvernement contre toute atteinte du dehors qui pourrait les menacer : « Prenez garde cependant, disait-il aux Italiens ; il y a deux extrémités où la France, dans sa bonne foi, vous avertit de ne pas compter sur elle : une attaque imprudente et précipitée contre la puissance autrichienne dans le nord de l’Italie ; un affaiblissement exagéré de l’autorité spirituelle du souverain pontife à Rome. La première vous serait funeste à vous-mêmes, la seconde compromettrait la liberté religieuse du genre humain. Pour aller attaquer l’Autriche dans ses forteresses de Lombardie, un désir, si généreux qu’il soit, n’est pas suffisant. Rien n’est prêt, chez vous, pour une guerre de l’indépendance ; vos troupes sont sans chefs, sans canons, sans vêtemens ; vos populations dispersées ne ressemblent point aux guérillas de l’Espagne ; elles ne viendront point, je les connais, au rendez-vous de l’insurrection. C’est à la France encore qu’il vous faudra recourir. La France ne prend conseil que de son honneur, et ne se met par avance à la discrétion de personne. Quant au trône pontifical, la chose est plus sérieuse encore. L’indépendance du souverain pontife est sous la garantie commune de la conscience des catholiques. Rome, avec ses monumens élevés par les trésors de l’Europe entière, Rome, centre et tête du catholicisme, appartient aux chrétiens encore plus qu’aux Romains mêmes. Tenez-vous bien pour avertis que nous ne vous laisserons pas décapiter la chrétienté et réduire le pape fugitif à demander un abri qu’on pourrait faire payer cher à sa liberté. »

Il faut avoir entendu M. Rossi répéter, à toutes les heures et sous toutes les formes, ces fortes paroles pendant deux années pour comprendre ce que c’est que l’autorité d’un ambassadeur, et quelle force se prêtent mutuellement le nom d’un grand peuple et les ressources d’un grand esprit. Les révolutionnaires de l’Italie, gênés par ce témoin incommode, firent entendre contre lui des clameurs dont l’opposition de France, trop prompte malheureusement à accueillir contre son gouvernement les calomnies de l’étranger, s’empressa de se faire l’écho. La révolution de février se chargea de les en débarrasser. Une autre politique a été adoptée par la France, d’autres conseils ont été suivis par l’Italie ; que la France, dans son équité, juge et compare !

Au lieu de presser le gouvernement d’accomplir des réformes pratiques et sincères, on a mieux aimé encourager les peuples à faire des révolutions. Au lieu de prévenir l’Italie des chances funestes d’une guerre de l’indépendance, on a mieux aimé mettre à ses ordres spontanément et sans demande les troupes et les trésors de la France. Au lieu de protéger par avance la personne et l’autorité du pape contre les attentats de ses sujets, au lieu de déclarer nettement qu’on ne laisserait pas ébranler la puissance pontificale, on a mieux aimé fraterniser d’un bout de l’Italie jusqu’à l’autre avec les ennemis de la religion et du trône ; on s’est fait belliqueux à Turin, et révolutionnaire partout.

Les conséquences ne se sont pas fait attendre. L’expédition de Piémont a eu tout le succès que s’en promettait M. Rossi. On s’est aperçu alors qu’il était moins dangereux de promettre et de rassembler des troupes que de les faire passer en pays ennemi. Après avoir manqué aux traités qui nous unissaient avec l’Autriche, on n’a rien trouvé de mieux que de manquer à la parole qu’on avait donnée à l’Italie, et l’on a imaginé la médiation ; mais on ne pouvait guère être médiateur à soi seul entre deux parties qu’on avait également blessées. Il a fallu aller chercher à Londres un introducteur qui nous fit admettre, et, moyennant cette garantie, on est parvenu, au bout de six mois de négociations, à ce merveilleux résultat, pour les Milanais opprimés, de faire indiquer un lieu pour ouvrir des conférences. Pendant ce temps, l’orage a grossi à Rome : les démagogues ont jeté le masque ; vainement le pontife effrayé a cherché quelque appui du côté de la France ; pour qu’on lui donnât signe de vie, il a fallu qu’il vit son ministre égorgé sur les marches de son palais, et des canons pointés contre lui. Alors aussi on s’est aperçu qu’il y avait des catholiques en France, et que ces catholiques même étaient électeurs.

Le profit que la révolution de février empêcha le dernier gouvernement français de retirer de sa conduite loyale et prudente, M. Rossi l’avait recueilli tout entier. Pie IX et les hommes sages de l’Italie reconnurent de quel côté leur étaient venus les véritables conseils d’amis, et c’est ce jugement de la raison publique qui porta M. Rossi à la tête du gouvernement pontifical. Il y entra pour diriger ce généreux mouvement de l’Italie, objet de tant d’espérances, et que les fautes des partis et les violences démocratiques n’avaient pas encore trop complètement compromis. Depuis deux mois qu’il tenait le pouvoir, chacune de ses journées, laborieusement employées, était marquée par quelque mesure de réforme. Il s’efforçait de plier aux institutions constitutionnelles la vieille machine du gouvernement pontifical, et de contenir en même temps dans l’enceinte des libertés légales l’essor du mouvement populaire. Déjà il avait soustrait le trésor papal aux exigences d’une crise financière menaçante. Il préparait des mesures législatives pour opérer, dans les diverses parties de l’administration, la séparation complète des élémens spirituels et temporels, et pour déterminer ainsi d’une manière précise dans quelle sphère pourrait s’exercer l’initiative politique du pays. Plein de ces vastes problèmes, tout prêt sans doute à les exposer avec sa lucidité accoutumée, il montait les degrés du palais législatif, lorsqu’une populace brutale l’accueillit par des cris. Il se retourna vers elle, nous dit-on, en souriant, comme s’il eût défié la violence de trancher de telles pensées. Cette noble confiance fut trompée. Le théâtre de ce monde appartient-il donc à la force ?

C’est avec un douloureux serrement de cœur qu’on pose une telle question. Comme le débat s’est établi, en effet, entre M. Rossi et ses meurtriers, il est ouvert aujourd’hui partout en Europe. Pendant trente ans, la liberté constitutionnelle, dont l’influence rayonnait même sur les pays qui n’en jouissaient pas encore, avait porté à un degré inouï le respect de la vie humaine et la douceur des relations privées ; des rapports fraternels s’établissaient paisiblement entre tous les peuples ; la prospérité débordant descendait des rangs élevés aux rangs inférieurs de la société. Quatre ou cinq grandes villes bombardées, les populations des campagnes mourant de faim, des généraux, des prêtres, des premiers ministres couvrant de leur cadavre le pavé des rues, voilà le progrès et la liberté que d’autres doctrines nous ont faits.

A. de B.