Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1848

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Chronique n° 401
31 décembre 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1848.

Le pouvoir a changé de mains. M. Louis Bonaparte, élevé à la présidence par cinq millions et demi de suffrages, a renouvelé les conseils de l’état. Grace aux bonnes dispositions de tout le monde, grace au prestige d’un assentiment presque universel, ce renouvellement n’a pas été une crise : voilà ce que nous devons d’abord constater. C’est ensuite justice de dire que les membres de l’ancien gouvernement ont mis leur honneur à ne point laisser l’autorité s’affaiblir le jour où elle allait passer à d’autres. Ils en ont, au contraire, défendu les prérogatives avec une vigilance qui témoigne assez de leur patriotisme. La ferme attitude du général Lamoricière dans la question de l’amnistie, la franche et vigoureuse déclaration de M. Dufaure au sujet des clubs, ont bien prouvé qu’ils n’entendaient ni l’un ni l’autre couvrir leur retraite sous cette fausse popularité qu’on gagne parfois en ce temps-ci à mal exécuter son devoir. Le ministre de la guerre et le ministre des finances ont fait également de leur mieux pour assurer les vivres à leurs successeurs et ne point les laisser au dépourvu. Ils ont réclamé auprès de l’assemblée l’autorisation de percevoir provisoirement quatre douzièmes sur le budget de 1849 ; l’assemblée plus réservée n’en a voulu accorder que trois : M. Pascal Duprat, qui s’annonce désormais pour un foudre de guerre, n’en eût octroyé que deux. Enfin, le général Cavaignac a déposé la lourde magistrature dont il avait été investi dans une heure à jamais mémorable ; il a quitté la place comme il l’avait tenue, avec une simplicité pleine de droiture et de convenance.

La commission chargée d’examiner les procès-verbaux de l’élection du président avait hâté son travail pour couper court à toute éventualité fâcheuse à tout essai d’agitation et de tumulte. Le ministère désigné fonctionnait in petto à côté du ministère en exercice, dont la situation finissait par être ainsi très délicate ; il était bon d’en sortir le plus vite possible. M. Waldeck-Rousseau, rapporteur de la commission, est donc venu soumettre à la chambre le résultat du dépouillement des suffrages avant même que le dépouillement officiel fût complet. Il s’est extasié en termes un peu magnifiques sur la beauté du spectacle que la nation française offrait à l’Europe par ce premier usage de son absolue souveraineté. Nous n’avons pas, on le sait, une admiration aussi confiante que l’honorable rapporteur pour le jeu de nos institutions nouvelles ; nous en acceptons les effets avec plus de réflexion que d’enthousiasme, et, sans vouloir de mal à personne, nous nous réservons pourtant le bénéfice d’inventaire. Quoi qu’il en soit, M. Louis Bonaparte a prêté serment à la république entre les mains de M. Marrast, en présence de Dieu et devant le peuple français. L’histoire n’a pas beaucoup d’aventures plus surprenantes que celle qui rapproche ces deux personnes dans une pareille solennité ; mais quoi ! le public est blasé sur les coups de théâtre : l’extraordinaire est devenu son pain quotidien, et ce n’est pas l’une des défaillances les moins curieuses d’une époque où tous les sentimens sont émoussés que de n’avoir même plus d’étonnement.

Le serment prêté, M. Louis Bonaparte, parlant enfin comme président de la république, a prononcé un discours qui a été généralement approuvé. Il a eu le bon goût de rendre hommage au caractère de l’ancien chef du pouvoir exécutif ; il a particulièrement insisté, avec à-propos, sur l’œuvre de conciliation à laquelle il se croit destiné. Nous regrettons toutefois que, pour la commencer, il ait trouvé ce mot de réactionnaire, qui, dans la bouche des insulteurs de la démagogie, était l’injure habituelle dont on poursuivait des hommes qui sont aujourd’hui les plus fermes soutiens du cabinet. Nous ne pensons pas, assurément, que ce soit à ceux-là que le président ait voulu faire allusion, quand il a promis de n’être lui-même « ni réaction ni utopiste ; » mais sur qui donc alors l’épithète retombe-t-elle ? S’agirait-il par hasard de bâtir en l’air un juste-milieu de convention pour donner à ceux avec qui l’on n’est pas le soulagement d’apprendre que l’on n’est pas non plus avec d’autres ? Nous sommes animés d’intentions aussi conciliantes que personne, mais nous estimons qu’il y a des situations dans lesquelles on ne pactise pas ; nous rappelons humblement que si M. de Lamartine, si le général Cavaignac lui-même, ont perdu leur procès devant l’opinion publique, ç’a été pour ne s’être point assez catégoriquement ralliés au parti de l’ordre, qu’on nommait cependant le parti de la réaction ; ç’a été pour avoir essayé de se placer entre la réaction et l’utopie, comme a dit M. Louis Bonaparte dans son discours du 20 décembre. La société préfère trop décidément l’un de ces termes à l’autre pour souffrir volontiers qu’on affecte de prendre position à distance égale des deux. M. le président de la république eût gagné, sans aucun doute, à permettre qu’on le conseillât. La responsabilité ne pèse plus, il est vrai, sur les ministres tout seuls ; c’était là une fiction monarchique qui ne va point à la parfaite sincérité du gouvernement républicain. Soit ; mais nous maintenons jusqu’à nouvel ordre que trop gouverner pour qui préside sera toujours aussi chanceux que l’était jadis régner et gouverner à la fois.

Il nous parait d’ailleurs assez opportun de le dire : la force dont le président dispose en vertu de son office est une force malheureusement trop médiocre, pour qu’il ne cherche point à la consolider en s’adossant aux situations acquises et aux influences reconnues dans le pays. Un président en face d’une seule chambre, un président dépossédé même du droit de veto tant que durera l’assemblée actuelle, ne saurait trop ménager sa propre responsabilité en s’en déchargeant, pour une juste part, sur ceux qu’il invite à l’aider. Nous n’ignorons pas que M. Louis Bonaparte pense avoir dans les souvenirs de son nom une autorité plus grande et par conséquent une plus grande liberté d’action que celle qui lui viendrait uniquement de sa charge. Nous avons nous-mêmes proclamé tout le prestige qu’avait eu la soudaine évocation de cette mémoire, dont l’abri protége notre jeune présidence ; nous avons remarqué, comme tout le monde, la vivacité avec laquelle l’imagination populaire s’était emparée de cette ombre magique du passé, dans le naïf espoir d’en refaire encore une réalité vivante. N’oublions pas cependant que deux fois déjà la France avait été mise à même de descendre au fond de son cœur pour y chercher les traces de son ancien culte, que deux fois elle avait eu l’occasion de s’exalter où de s’attendrir sur le compte du neveu de son empereur, que l’occasion était d’autant plus provoquante, qu’il y allait alors d’une assez mauvaise passe pour le nom de Bonaparte. Ces deux fois néanmoins, la France est restée muette, et n’a rien montré qu’une indifférence passablement ironique. D’où vient donc cet amour qu’elle avoué tout d’un coup au nom qui l’avait jusqu’alors si peu touchée ? C’est que ce nom, dont le sens avait pâli dans des temps de paix et de sécurité générale, a reparu dans un temps de désordre comme un symbole d’autorité. Ce n’est point l’héritier de César qu’on a hissé sur le pavois par un beau zèle pour sa personne où pour sa dynastie ; c’est l’idée d’un pouvoir énergique et régulier qu’on a lancée, sous sa forme la plus offensante, contre un pouvoir sans consistance et sans racines. Les républicains de la veille ont pris possession du pays en véritables conquérans ; le pays leur a montré le goût qu’il avait à la république : c’est comme cela que les réminiscences impériales ont fait leur chemin.

Pour peu que le nouveau président veuille se reporter à cette origine très authentique de son succès, il reconnaîtra tout-à-fait que ce succès n’a rien qui lui soit tellement personnel, qu’il puisse s’aventurer sans péril sur la seule foi de ses propres inspirations. Ils se persuadera facilement que la plus sage initiative qu’il ait prise, ç’a été de se confier dès l’abord aux hommes en qui la nation avait vu les plus sûrs gardiens d’une politique dont son nom, grace aux circonstances, était maintenant l’étiquette. Il s’efforcera donc plus que jamais de ne pas leur rendre sa confiance trop lourde à porter. Nous sommes heureux d’avoir à déclarer que M. Louis Bonaparte n’a pas hésité un moment sur le côté où il devait dresser sa tente. Il a bien choisi ; tout peut bien aller, pourvu que les élus n’aient point trop à souffrir de l’être. Les portefeuilles n’ont rien de si séduisant, par le temps qui court, qu’on ne soit bientôt à bout de patience, s’il en coûtait, pour les garder, de certains déboires que les présidens n’ont pas plus le droit que les princes d’infliger à leurs ministres. À bon entendeur salut ; nous nous comprenons bien.

Sorti de toutes les fractions de l’assemblée nationale, le cabinet du 20 décembre avait déjà ce mérite, qu’il prouvait surabondamment combien les anciennes dissidences politiques s’étaient amoindries devant les nécessités qui intéressent désormais la société tout entière. Le remaniement qui vient d’y introduire deux nouveaux membres ne lui a point ôté ce caractère. M. Odilon Barrot, chargé de le composer, a repris pour ainsi dire la situation telle qu’il l’avait laissée au matin du 24 février. Quel mauvais rêve nous avons fait dix mois durant, et combien nous en souffrons encore ! Le programme de M. Odilon Barrot parle enfin comme on parlait avant le règne de ces hallucinations désastreuses dont nous avons si long-temps subi le verbiage. Ce n’est qu’au programme sans doute, et les programmes ne sont pas des actions. Il y a toujours quelque banalité dans ces thèmes généraux, qui ont le tort inévitable d’être encore des promesses après tant d’autres ; mais les promesses qu’on nous donne cette fois sont d’un ton qui nous plait. Il y est dit franchement que l’ordre matériel, l’ordre quand même, est le premier besoin de la société, que la bonne constitution de la force publique, est la première garantie de cet ordre, que cet ordre enfin ne saurait admettre la dilapidation financière dans laquelle on s’abîme en substituant partout, sous prétexte de charité sociale, l’action collective et stérile de l’état à la libre action, des individus. Nous souhaitons que la rigueur des événemens ait développé l’énergie de M. Barrot jusqu’à la maintenir au niveau des intentions qu’il annonce ; ces rudes épreuves sont faites pour retremper les gens ! Les collègues de M. Barrot ne sont pas moins attachés que lui aux principes de conservation et de stabilité sur lesquels tout ce cabinet va s’asseoir. La France n’entend plus être inquiétée en aucun point de son état social ; il y a des antécédens et des liaisons qu’elle ne pardonne à aucun prix. La révolution de février ne lui a été si intolérable que pour avoir eu la fantaisie de maudire la société présente et de la refondre. La société se venge en repoussant de son service tout ce qui, de près ou de loin, a participé au mouvement de février. C’est pourquoi le ministère ne contient pas dans son sein d’élémens pris à cette date ; c’est là, c’est par cette exclusion nécessaire, qu’il est vraiment en progrès sur celui qu’il remplace ; c’est par là qu’il se rapproche peut-être plus du pays que de l’assemblée.

Tel qu’il est cependant, ce ministère ne répond pas entièrement à l’attente trop pressée du pays. On rend justice aux qualités distinguées de ses membres, à leur caractère, à leurs services passés ; ils sont évidemment au meilleur rang parmi les seconds, mais ils ont eux-mêmes trop de sens et d’esprit pour ne pas comprendre qu’ils ne ont point du rang des premiers. Ils ne le comprennent pas seulement, ils l’avouent, et s’honorent de tenir une place où, seuls en ce moment, ils peuvent être utiles. La conscience de leur utilité justifie suffisamment à leurs yeux la mission qu’ils remplissent, et leur permet de traiter d’égal à égal avec des influences plus hautes que les leurs et pourtant moins propres à cette tâche difficile dont ils s’acquittent aujourd’hui. S’ils ne sont point les chefs du parti modéré, ils en sont, pour ainsi dire, les têtes de colonne. Leur devoir était d’entrer tout d’abord dans la mêlée ; le péril qu’ils acceptent relève leur abnégation, et ne permet pas qu’il y ait au-dessus d’eux l’ombre d’une supériorité blessante. L’opinion publique s’était, il est vrai, d’avance inclinée devant d’autres noms, elle en espérait un concours plus actif dans le nouvel ordre de choses ; mais fallait-il les livrer aux hasards d’une assemblé dont l’esprit général est tout différent de celui dans lequel ils y ont eux-mêmes été envoyés ? Ces noms sont l’espoir et comme la citadelle de la France conservatrice et modérée : fallait-il risquer de les user dans quelque lutte soutenue avec les armes inégales d’un pouvoir démembré contre une constituante réputée infaillible ? ou bien était-il désirable de les ranger précipitamment auprès d’un Bonaparte, pour lui créer cette illusion dangereuse que sa seule qualité impériale lui valait d’emblée l’entourage des personnes les plus importantes du pays ? Que ces personnes aient soutenu sa candidature en vue de telle ou telle combinaison politique, ce n’était pas notre goût, nous le confessons encore, mais ce n’était pas non plus une raison pour qu’elles dussent s’engager directement à son service, sans avoir le contre-poids nécessaire du fauteuil présidentiel dans l’appui déterminé d’une assemble homogène. Vienne seulement la législative, et nous aurons alors au gouvernement nos forces les plus éminentes, parce que leur jour enfin sera levé. C’est un des motifs pour lesquels nous désirons le plus impatiemment des élections nouvelles. La proposition de M. Rateau satisferait parfaitement au vœu presque universel de la France : elle ne traîne ni ne précipite un dénoûment qu’il sera plus sage d’accepter que de contester.

En attendant, les positions militaires occupées par le maréchal Bugeaud et le général Changarnier sont des gages donnés à la sécurité publique. On peut disputer sur la régularité de cette adjonction capitale dont le ministère s’est assuré ; on ne peut nier qu’il n’y puise un surcroît de consistance dont il ne laisse pas d’avoir besoin : c’est là pour nous l’essentiel. Si cette autorité extraordinaire du général Changarnier ne s’accorde pas avec le texte même de la loi de 1831, cela nous cause, en vérité, moins de peine qu’à M Barrot, et nous trouvons assez plaisant que M. Ledru-Rollin, dont les festins et les amis nous obligent à souffrir cette illégalité, s’avise ensuite de la reprocher à ceux auxquels il l’impose. Aussi M. de Maleville en a-t-il fini d’un mot avec les scrupules inconséquens du chef de la montagne. Si tant est qu’illégalité soit, nous aimons mieux l’illégalité aux mains du commandant de la garde nationale de Paris qu’entre celles des commissaires des clubs.

Appuyé sur ces baïonnettes intelligentes de notre bonne armée, le ministère peut espérer qu’il ne reverra point ces terribles crises d’où ses prédécesseurs étaient sortis ; nous aimons à le croire. Il n’est point par malheur aussi bien prémuni contre des vicissitudes plus intimes, qui ont failli le disloquer au lendemain de sa naissance, et dont nous souhaitons ardemment qu’il soit aujourd’hui ; tout-à-fait débarrassé. La constitution républicaine de 1848 et la prolongation de la constituante le mettent en présence de deux difficultés presque incorrigibles : d’une part, une assemblée dont l’empire absolu ne permet ni d’ajourner ni de balancer les actes ; — d’autre part, un président dont la prérogative reste plus ou moins flottante dans des limites que le bon sens et la courtoisie devraient cependant toujours marquer, mais, hélas ! est-on sûr de rien en ce monde que nous improvisons minute par minute ? Les hommes les plus autorisés par la grandeur de leur position seraient très mal à l’aise pour se tirer de ces écueils, tels qu’ils sont plantés d’ici à quelque temps encore sur les voies du gouvernement. Nous regarderions comme une mauvaise action de chercher à décourager ceux qui tâchent maintenant de les tourner sans s’y briser ; tous nos souhaits sont pour eux, et leur dévouement mérite de réussir : ils sentent leur parti sur la plus étroite lisière où leur parti ait encore combattu. Les vaincus de la grande élection du 10 décembre, les hommes de la veille, se tiennent tout prêts à reprendre la situation à leur compte, si nous l’abandonnions pour l’avoir trouvée trop difficile. Autant donc il en tombera dans la mêlée, autant il en faudra qui les remplacent, dussent à la fin les généraux eux-mêmes y descendre en soldats. Nous le disions tout à l’heure, nous aimerions mieux les garder pour le moment qui leur convient le mieux, mais il est des extrémités si pressantes, qu’il n’y a plus alors de réserve qui ne donne. En ces extrémités, il ne reste plus qu’à répéter l’ordre du jour de Nelson : la France attend que tout le monde fasse son devoir.

Nous n’en sommes pas là, Dieu merci, et cependant nous ne pouvons dissimuler que le cabinet a été assez maltraité Dès son début et par la fortune parlementaire, et qui sait ? comment nommer cela ?… par la fortune des cours. Un amendement de rencontre a privé le trésor d’une recette de 46 millions, en réduisant des deux tiers l’impôt du sel à partir du 1er janvier. Vainement M. Passy, avec l’exactitude ordinaire de ses calculs, avait ouvert sous les yeux de l’assemblée le gouffre béant de la banqueroute ; l’intérêt si urgent du trésor ne l’a point emporté sur certaines rancunes d’opposition, et, disons-le, sur les calculs électoraux d’un bon nombre de députés qui ont sacrifié le bien général au besoin de rafraîchir leur popularité. Ajoutons que ce vote ainsi mélangé n’était point précisément un vote politique, qu’il témoignait bien plutôt de l’irréflexion à laquelle peut céder une assemblée qui, s’étant estimée infaillible, s’est ôté tout moyen de se déjuger. M. Passy a donc été parfaitement conseillé, quand il a renoncé à déposer son portefeuille. M. Passy n’a point cru qu’il entrât dans le conseil pour siéger sur des roses ; il n’eût pas été digne de sa probité politique de lâcher pied à la première épine. Nous ne pouvons toutefois nous résoudre à blâmer beaucoup M. de Maleville, qui s’est pourtant retiré tout-à-fait. Chacun est juge de son honneur, et il y a tant de gens aujourd’hui qui en font bon marché, que nous ne nous résoudrons jamais à nous brouiller avec les scrupuleux, même en pâtissant de leurs scrupules. M. de Maleville, qui est un homme d’esprit et qui n’en ignore pas, avait pourtant oublié ce qui est écrit quelque part : Nolite confidere principibus ; le ministre Strafford répétait volontiers ces mots dans sa prison. M. de Maleville n’est pas encore en si méchant lieu, mais enfin il était l’ami du prince, ce qui ne réussit aux ministres, ni dans les monarchies absolues, ni dans les républiques démocratiques. Le président a trop compté sur son ami pour certains services un peu délicats ; il s’est ensuite trop dépité d’avoir compté sans son hôte, et il a écrit un billet napoléonien. M. de Maleville, qui est aussi bon gentilhomme que qui que ce soit, et par-dessus le marché personnage constitutionnel, n’a plus voulu rien entendre, et s’en est allé malgré les réparations très complètes de M. Louis Bonaparte. La morale de l’histoire, c’est qu’il faut de la patience dans toutes les politiques. À propos, nous allions oublier que M. Bixio s’était retiré par la même occasion : les uns disent par une autre ; nous disons, nous, par affection pure pour M. de Maleville ; M. Bixio est un homme aimable, qui, à ce qu’il paraît, s’attache beaucoup aux gens.

Le cabinet se trouve ainsi refondu, et, quoique cette refonte ne soit pas un affaiblissement, il ne se peut pas qu’il n’y ait toujours eu là quelque accroc. Espérons seulement qu’il est raccommodé. M. Lacrosse, vice-président de la chambre, remplace aux travaux publics M. Faucher, qui passe à l’intérieur, où la résolution, qui fait le fond de son caractère, trouvera plus de champ pour s’appliquer M. Buffet succède à M. Bixio. M. Buffet est un jeune représentant que l’estime spontanée des hommes les plus éminens est allée chercher dans sa modestie pour mettre à cette épreuve difficile tout ce qu’il a de connaissances sérieuses et de maturité précoce. M. Drouin de Lhuys, M. le général Rulhières, M. de Tracy, M. de Falloux, gardent les postes où les a élevés la juste considération qui les entoure. Le nom de M. de Falloux a jeté quelque émoi dans l’université. Il y a deux périls pour l’université : l’un est le péril à découvert, qui n’est point dangereux parce qu’on le voit ; l’autre serait que l’alma mater se laissât prendre aux séductions de gens qui s’appliqueraient à la dorer et à la galonner pour la claquemurer mieux dans l’étrangeté de ses titres et dans l’isolement de son mandarinat. L’université, naguère, a connu cette sorte de péril, et elle y mordait avec un certain charme. Ce n’est pas celui-là qu’elle court du vivant de M. de Falloux : M. de Falloux, fort heureusement, n’a jamais fait profession de l’idolâtrer, et la franchise de ses opinions, pas plus que la loyauté de son caractère, ne lui permettrait d’agir dans l’ombre ; c’est tout ce que nous demandons. Le temps n’est plus aux démolitions, et M. de Falloux lui-même a montré depuis quelques mois trop de sens politique pour toucher mal à propos à l’un des plus grands établissemens du pays. M. de Falloux a d’ailleurs inauguré son avènement par un acte qui l’honore ; il a rappelé dans les chaires du Collège de France les cinq proscrits de M. Jean Reynaud. Pourquoi donc s’est-il si fort pressé de désigner un successeur à l’illustre savant qui gardait nos archives nationales, et dont la perte nous afflige si particulièrement ? Il était difficile de remplacer tout-à-fait M. Letronne ; il suffisait de chercher pour le remplacer mieux.

Le ministère reformé a eu heureusement un succès dans la séance d’hier. M. Bac, après M. Lagrange et M. Buvignier, sommait le gouvernement de proclamer l’amnistie. M. Barrot a répondu avec fermeté que le cabinet y songeait, mais qu’on ne la demandait pas de manière à l’obtenir. Un ordre du jour voté par une majorité considérable lui a donné raison. Nous ne le cachons pas, nous aurions jugé opportun que le cabinet eût déjà un avis à formuler, et nous ne croyons pas, pour notre part, qu’on puisse hésiter en pareille question. Nous ne voulons pas surtout penser que M. Bac eût des raisons aussi sérieuses qu’il l’affirmait d’escompter à l’avance l’indulgence personnelle du président de la république. Accorder l’amnistie dans les circonstances où nous sommes, ce serait vouloir célébrer l’installation de la présidence par une largesse dont la société honnête et tranquille paierait tous les frais. La question de l’amnistie sera la véritable mesure de la force morale qu’il y a dans le gouvernement. Ce pays-ci n’a pas seulement perdu la notion du droit, il a perdu la notion de la peine, sans laquelle le droit n’a plus de sanction ; il ne sait plus où est le bien, parce que le châtiment ne lui montre plus assez où est le mal en y frappant toujours. Cette fausse clémence des philanthropes a plus gâté le cœur des masses qu’aucune autre corruption Ces pédans de charité se sont apitoyés d’une façon si touchante sur les misères des criminels, que les criminels ont rejeté leurs crimes sur la société tout entière en l’en accusant, et nous les avons vus s’écrier dans leur jactance, comme s’ils étaient des enfans et les enfans d’une marâtre : Que ne m’avez-vous nourri, je n’aurais ni tué ni volé ! Le sentiment de la responsabilité individuelle s’est ainsi profondément altéré ; l’individu, n’ayant plus d’amour pour sa liberté, n’a plus professé de respect pour la loi qui la réglait. Le mépris de la loi nous a poussés de précipices en précipices. Pourquoi disaient les insurgés de juin, pourquoi n’avez-vous pas fait la loi que nous voulions ? Il n’y a plus de bonne loi que la loi qu’on veut : une pour celui-ci une pour celui-là, une autre pour cette heure, une autre encore pour le lendemain. La loi n’est plus qu’un caprice, parce que l’autorité n’est plus qu’un fantôme, dès que l’on a émoussé où brisé dans ses mains l’arme sainte du châtiment.

Nous ne sommes pas des rhéteurs qui nous plaisions à des phrases, nous sommes des citoyens qui embrassons notre patrie dans une dernière étreinte, pour la disputer à cette fatale mollesse sous laquelle nous la sentons plier. Nous voudrions relever un peu l’énergie publique, la rattacher à des principes que nous croyons les principes sauveurs, et mettre la sévérité à l’ordre du jour, sans souci des déchaînemens de la faiblesse furieuse. Est-il si étonnant que le malade crie quand on le panse ? Nous sommes cruellement malades ; d’étranges aberrations égarent bien des esprits dans cette foule, aujourd’hui maîtresse de notre avenir qu’elle gaspille. Une confusion effroyable troublé ces étroites cervelles, fanatisées par de plats mensonges, comme on l’était en d’autres temps par des illusions généreuses. Une religiosité de fantaisie se mêle à tous les blasphèmes du radicalisme et rassure les adeptes timides par une apparence de moralité prétentieuse ; elle insinue encore plus avant dans les cœurs les semences de haine et de malédiction, en les consacrant par la douceur perfide des homélies fraternelles. Aussi ne sait-on pas ce qui s’amasse de colères concentrées chez tous ces hommes qui se croient vaincus, mais non pas punis ! C’est sans doute la déplorable destinée des révolutions de placer la justice dans le succès. Si nous voulons enfin rétablir l’ordre moral aussi bien que l’ordre matériel, persuadons à ces ames rebelles par une vigoureuse discipline, par une rude main-mise, qu’il y a telles actions qui inspirent trop d’horreur, pour que la victoire même puisse jamais les innocenter.

Voyez seulement s’il y a de grands repentirs à couronner, si le temps est déjà venu de relâcher l’action de la loi, si les ténèbres se dissipent, M. Barbès revendique la gloire d’un contact amical avec des assassins et des voleurs, parce que les Athéniens honoraient Harmodius et Aristogiton, et parce que Jésus a donné place au bon larron dans la république d’en haut. Des dupes désabusées ont beau révéler le mauvais sort que leur a préparé M. Cabet au fond de son Icarie ; il ne manque pas encore de pieux disciples pour leur reprocher leur défection et dire toujours notre père à ce ridicule bonhomme. M. Proudhon trouve des souscripteurs pour payer ses amendes, et, à la rage du pugilat quotidien qu’il soutient contre une autre feuille rouge, on peut juger de la violence des passions qui couvent dans ces sombres officines. Et ces passions ne sont point uniquement, à tout prendre, les aigres fermens de cœurs qui se dévorent ; ce sont aussi les suggestions pitoyables d’esprits faussés. Allez aux banquets des démocrates socialistes : vous y assisterez aux plus sottes comédies, si l’on peut appeler ainsi les plus tristes symptômes d’un dérangement vaniteux chez tant d’intelligences. Les soirées saint-simoniennes étaient Dès merveilles de goût et de sens commun à côté de ces misérables plagiats d’allégresse humanitaire. Les débris féminins de la rue Monsigny et de la salle Taitbout viennent encore étaler là les maigres trésors qui leur restent ; de jeunes néophytes, les cheveux et la barbe taillés comme M. Beauvallet dans Polyeucte, les yeux dévotement levés vers un plafond décoré d’amours et de polkeuses, récitent en soupirant une paraphrase fouriériste du Pater ; l’église se tient à Valentino. Voilà les catacombes à nos nouveaux chrétiens ! Il n’y aura jamais assez de cordes au fouet de la satire pour fustiger les intrigans où les niais qui éprouvent tant de charme à pervertir l’imagination du pauvre peuple de nos villes. Eh quoi ! la satire aurait trop à faire, si elle voulait frapper partout où on la provoque ; partout, en haut comme en bas, il y a toujours maintenant quelque sens qui manque. Ce temps est ainsi fait, qu’il n’est plus honteux d’avouer qu’on a vendu son cœur, parce qu’on avait besoin d’argent ; lisez la préface des Confidences de M. de Lamartine.

Nous ne pouvons terminer ce tableau de : nos souffrances morales et politiques sans nous transporter dans un pays où le venin de notre exemple s’est propagé peut-être plus activement qu’ailleurs ; c’est encore nous que nous retrouvons au-delà des Alpes, et l’esprit qui perd nos voisins n’est qu’une copie de celui contre lequel nous nous débattons chez nous. Prenons un peu ce fatal miroir, et regardons-nous-y ; voici presque nos traits, et certainement notre œuvre.

Il n’est pas en effet de spectacle plus affligeant que celui de la malheureuse Italie, envahie maintenant et possédée par l’anarchie sur trois de ses points les plus considérables, en Piémont, où Gènes arrive à jouer vis-à-vis de Turin le rôle de Livourne vis-à-vis de Florence ; en Toscane, où les démonstrations des rues sont le procédé normal de la politique officielle ; à Rome enfin, où des intrigans et des étrangers fomentent la plus absurde des guerres civiles. Le grand vainqueur du pape, le prince de Canino, ne se déconcerte pas pour avoir été désavoué par son cousin de France : il se présente à la fois comme candidat national à la couronne de fer et comme aspirant légitime à la dictature de la république romaine. Naples seul est tranquille ; le roi bombardeur, re bomba, comme l’appellent les républicains d’Italie, assure pourtant à ses états une paix plus douce et plus stable que cette glorieuse liberté dont les héros des clubs et des barricades usent de la façon qu’on sait. On ne peut apprécier tout le dommage que la faction républicaine cause à l’Italie. Elle ne brille ni par les hommes ni par les idées ; elle se fabrique un pays qui n’est pas le vrai pays, une vie publique qui n’est pas la vie possible. À peu d’exceptions près, elle ne se risque pas aux batailles ; elle n’a pas essayé de gagner ses éperons sur la rive du Mincio ; elle a passé le temps à comploter dans les cafés, pendant que le roi Charles-Albert et ses fils tenaient la campagne. Elle a semé la discorde et la haine, et, au lieu de faire cause commune avec les princes pour l’affranchissement de l’Italie, quand les princes entraient eux-mêmes en ligne, elle leur a donné clairement à comprendre qu’une fois l’Italie délivrée par leurs armes, on les récompenserait en les coiffant du bonnet rouge. Grace à l’ignorance et a la mollesse naturelle des populations italiennes, cette faction de journalistes et d’avocats a pourtant pris assez d’empire pour distancer et déborder partout les libéraux modérés, à qui l’Italie devait, depuis quelques années, le premier élan de sa résurrection. Quant à ceux-là, où bien ils n’ont plus été les maîtres d’arrêter le branle, ou bien ils y ont eux-mêmes plus cédé qu’ils ne voulaient, et se sont abandonnés à la dérive sur des voies qui n’étaient pas les leurs. C’est ainsi qu’ils se voient presque tous, à l’heure qu’il est ? soit dans l’impuissance, soit en contradiction avec leurs antécédens et avec eux-mêmes. Qu’est devenu l’ascendant de cette école historique et philosophique qui honorait avant la révolution et Florence et Turin ? Qu’est-il arrivé de ces historiens progressistes comme Balbo et Capponi, de ces esprits spéculatifs comme Gioberti et Mamiani, de ces économistes rénovateurs comme Ridolfi et Petitti ? ou bien la popularité les a trahis, ou bien ils se sont livrés eux-mêmes pour l’amour de la popularité.

L’un d’eux cependant, M. Massimo d’Azeglio, vient de relever cet honorable étendard du sage patriotisme. Malgré le naufrage de ses anciens amis et de ses plus chères illusions, il veut dire encore à présent ce que son parti avait souhaité quand il était pur et fort. Il a intitulé sa récente brochure Espérances et Craintes. C’est une noble protestation contre la victoire du désordre, un appel énergique aux principes qui auraient pu l’empêcher, une défense résolue de la politique des modérés italiens. Le plan des modérés, tel que le déroule M. d’Azeglio, c’était de commencer par former le peuple aux institutions représentative dans la commune et dans la province, avant de le lancer, sans expérience, en plein constitutionnalisme ; c’était de former des électeurs, des députés, des ministres, qui sussent au moins ce que c’est que l’élection, la députation et la responsabilité. Les radicaux ont empêché tout cela, par la brusquerie de leurs manœuvres ; ils ont étouffé l’émancipation pour l’avoir trop hâtée. M. d’Azeglio nous dépeint au naturel l’état du peuple qu’on a voulu chauffer en serre chaude. « L’Italien, dit-il, pour les quatre vingt-dix centièmes de la nation, l’Italien, avant le jour d’hier, n’avait d’autre idée politique que cette idée très simple : d’un côté, des francs-maçons au service du diable ; de l’autre, un pape et des princes qui envoyaient les francs-maçons en enfer ; entre les deux, l’Autriche mettant le holà et sortant de la machine pour les coups de théâtre : Deux ex machina. Les gens de la campagne n’en savaient pas plus. Quand on leur parlait de chasser l’Autrichien, il leur arrivait de répondre : Qu’est-ce qui prendra sa place ? Ils ne sont pas aujourd’hui beaucoup plus avancés dans leur érudition. »

Ne rions pas trop de cette simplicité : le suffrage universel ne nous a pas donné la science infuse, et l’on en apprendrait de belles, si l’on interrogeait les votans de nos villages. Ce qu’on n’apprendrait point, par exemple, nous le croyons de toute notre ame, c’est qu’ils pussent jamais se familiariser avec la pensée que l’étranger vint s’asseoir à perpétuité sur leur escabeau. Dans notre ruine croissante, c’est encore là du moins le nerf qui nous soutient. Plaise à Dieu que cette dernière fibre du vieil honneur français ne se dessèche point comme tant d’autres !




V. de Mars.