Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1901

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Chronique n° 1672
14 décembre 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre.


La Chambre a enfin ouvert la discussion du budget de l’année prochaine : on commençait à en désespérer. La fonction essentielle des Chambres est de voter le budget : on les juge d’après la manière dont elles la remplissent. Il semblait qu’aujourd’hui la Chambre devait mettre un zèle particulier à s’en acquitter, puisqu’elle est à la veille des élections générales, qui seront pour un si grand nombre de ses membres le jugement dernier. Jamais pourtant elle ne s’y est montrée moins empressée. Nous avons assisté, à la fin des vacances parlementaires, à des escarmouches assez vives entre le ministère et la commission du budget, qui s’accusaient réciproquement, par la voie de la presse, de négligence ou de paresse dans leurs travaux. La commission déclarait qu’elle serait prête quand on voudrait, mais qu’elle avait besoin de recevoir un certain nombre de renseignemens que le ministère lui faisait attendre. Celui-ci, de son côté, accusait la commission de perdre son temps. Mais, en somme, il dépendait de lui seul de convoquer les Chambres pour la date qui lui conviendrait, et de mettre ainsi la commission en demeure d’achever la rédaction de ses rapports et d’en opérer le dépôt. La date de convocation a été tardive. La commission et le ministère se renvoyaient à qui mieux mieux la responsabilité d’un retard dont ils étaient coupables l’un et l’autre. Voilà comment la discussion du budget n’a commencé que le 2 décembre. Au surplus, beaucoup de gens n’en sont pas autrement émus. Nous avons une telle habitude des douzièmes provisoires, que nous commençons à ne plus nous en inquiéter. Et puis, on se demande ce que ferait la Chambre, en attendant sa séparation, si le budget était voté le 31 décembre. En proie à la tarentule électorale, il serait à craindre que ses gestes ne fussent un peu désordonnés. Cela peut sans doute arriver, même si elle a le budget sur les bras : toutefois le budget est un calmant, et les embarras que rencontre la Chambre pour le mettre en équilibre la retiendront peut-être dans la voie des caprices et des aventures où, sous prétexte de réformes, elle ne serait que trop disposée à s’engager.

Notre situation budgétaire est, en effet, des plus médiocres. M. Ribot en a fait la démonstration avec une abondance et une précision de chiffres qui ont produit sur la Chambre, et qui produiront sur le pays, une vive impression. On nous pardonnera de ne pas citer ces chiffres dans une chronique qui ne saurait être un travail technique : nous ne pouvons donner ici qu’un jugement général sur l’état de nos finances. Après M. Ribot, la Chambre a entendu M. Caillaux : c’était le médecin Tant-mieux après... faut-il dire, le médecin Tant-pis ? Non, M. Ribot ne s’est pas présenté sous un aspect aussi pessimiste. Mais que M. le ministre des Finances ait poussé l’optimisme à ses dernières limites, c’est ce que nul ne contestera. Aussi la Chambre a-t-elle ordonné l’affichage de son discours : cela allait de soi, cela était convenu d’avance, on s’y attendait, on le savait. La Chambre n’a aucune illusion sur le budget qu’elle va voter, et qui est en déficit pour une somme considérable ; mais l’illusion qu’elle n’a pas, elle veut la donner au pays. Peut-être ne le ferait-elle pas au lendemain des élections : nous sommes à la veille, ce qui est bien différent ! Les couleurs roses sont à l’ordre du jour. Qu’auraient à dire à leurs électeurs les députés, redevenus candidats, si on était seulement en présence de ce fait, malheureusement incontestable, que, dans la législature expirante, les dépenses se sont accrues de plus de 250 millions ? M. Ribot a énoncé ce chiffre, et c’est peut-être le seul sur lequel M. le ministre des Finances n’ait pas fait d’objection. Nos dépenses ont donc annuellement augmenté de plus de 60 millions depuis quatre ans : c’est beaucoup, et le fait qu’elles avaient déjà subi une augmentation constante dans les législatures antérieures ne diminue pas nos préoccupations. Autrefois, du moins, les ressources augmentaient aussi : cette année, elles ont diminué. Pour la première fois depuis longtemps, il y a eu recul au lieu de progrès. Au surplus, même lorsqu’elles augmentaient, ce n’était pas d’un chiffre égal à celui des dépenses, et, au bout de ce développement inégal des unes et des autres, on apercevait le déficit. Il devait se produire un jour ou l’autre : le malheur a voulu que le jour vînt juste au moment où la Chambre est sur le point de rendre des comptes au pays.

M. Caillaux était l’homme qui convenait à cette situation. Il a toute la confiance de la jeunesse, confiance en lui-même, confiance dans le gouvernement dont il fait partie, confiance dans les ressources inépuisables du pays, confiance dans le génie de la République. Enfin, bien que ce soit une habileté devenue assez commune, il manie les chiffres avec une adresse de prestidigitation tout à fait propre à jeter de la poudre aux yeux. La Chambre ne lui demandait pas la vérité budgétaire ; elle la connaissait, M. Ribot la lui avait dite ; elle lui demandait la vérité conventionnelle et électorale dont elle avait un besoin immédiat. Ce n’est pas la première fois que ce phénomène se produit : on le constate chez nous tous les quatre ans. Mais nous reconnaissons volontiers que M. Caillaux a eu plus de mérite que ses prédécesseurs à en dégager la manifestation, si on mesure le mérite à la difficulté vaincue.

Est-ce à dire que la France se soit appauvrie ? Il serait prématuré de porter ce jugement, qui n’a pas été celui de M. Ribot. La France est un des pays les plus laborieux, et certainement le plus économe du monde entier. Elle n’entend pas toujours bien l’économie, mais elle la pratique avec une persévérance merveilleuse. Aussi, malgré les épreuves qu’elle a traversées dans ces derniers temps, a-t-elle non seulement conservé son rang parmi les nations les plus riches, — nous parlons de la richesse acquise et disponible, — mais même atteint le premier. L’Angleterre, qui l’occupait, éprouve à son tour dos embarras qui le lui ont pour le moment fait perdre. Tous ceux qui ont besoin d’argent s’adressent au crédit de la France, devenue le banquier de l’univers. Nous pouvons, à la vérité, plutôt nous en enorgueillir que nous en féliciter, ou du moins nous ne nous en féliciterons pas sans réserves, puisque c’est avec notre argent que s’organise au dehors contre nous une concurrence industrielle de plus en plus puissante. Chose singulière et certainement regrettable : nous savons économiser, thésauriser, amasser des ressources ; puis, nous avons plus de confiance dans les autres qu’en nous-mêmes pour en faire emploi, et nous aimons mieux les confier à l’étranger que les utiliser directement. Notre initiative industrielle, qui pourrait être si féconde, est timide et restreinte ; et, s’il est vrai que l’argent n’est rien par lui-même, et qu’il ne doit compter que pour les avantages qu’on en retire, le nôtre est plus utile aux autres qu’à nous. Il n’en est pas moins exact que nous en avons beaucoup, et que l’étiage n’en a pas baissé dans ces derniers temps. Aucun signe extérieur n’indique que l’abondance en ait diminué. C’est pour cela qu’il ne faut pas s’alarmer outre mesure de la situation actuelle : il suffit de s’en préoccuper.

D’où vient donc que nos budgets sont si mal en point ? Nous parlons de celui de l’année courante et de celui de l’année prochaine. C’est qu’il n’est pas toujours vrai de dire, en matière financière, qu’un pays a le gouvernement qu’il mérite. Un pays peut être riche par ses qualités propres, et le budget peut être pauvre par la faute du gouvernement. Ce dernier cas est le nôtre. Il aurait fallu prévoir que, par une alternance qui a été dans la nature des choses depuis la plus haute antiquité, les vaches grasses sont presque inévitablement suivies des vaches maigres. Nous ne l’avons pas prévu. Comme nous avions des plus-values constantes, et qu’elles corrigeaient ou compensaient l’augmentation de nos dépenses, nous nous sommes habitués à croire que nous en aurions toujours, et nous avons largement tiré, suivant l’expression de M. Ribot, des lettres de change sur ces plus-values de l’avenir, que nous regardions comme certaines, et qui ne l’étaient pas. Le moment devait venir où elles manqueraient. Sans être prophète, on pouvait pressentir que l’année qui suivrait l’Exposition universelle serait particulièrement exposée aux accidens de ce genre : et en effet cela était annoncé. Nous n’en avons pourtant pas tenu compte, et cette année qui devait être si délicate, si difficile, si troublée au point de vue économique, nous l’avons choisie pour servir de champ d’expérience à un certain nombre de réformes financières dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles avaient été insuffisamment étudiées et préparées. Peut-être le gouvernement a-t-il compris le danger. M. Caillaux, malgré son optimisme officiel, est trop intelligent pour n’avoir pas eu quelques appréhensions : à supposer qu’il les ait dissipées chez les autres, nous espérons qu’il les a conservées lui-même. Lorsqu’il a fait, par exemple, la réforme des boissons, il a dû éprouver sur ses conséquences plus d’inquiétudes qu’il n’en a manifestées. Mais, dit-on, les réformes s’imposaient ! La Chambre en avait annoncé un si grand nombre au pays qu’elle s’était condamnée à en réaliser au moins quelques-unes. Il n’y a rien de plus dangereux, et malheureusement de plus commun que ce mot : — Il faut faire quelque chose ! Quoi ? On n’en sait rien, et nous n’irons pas jusqu’à dire que cela importe peu : mais une Chambre comme la nôtre aime encore mieux faire une réforme douteuse que de n’en faire aucune. Si elle tire un peu aveuglément des lettres de change sur les budgets futurs, c’est qu’elle a permis au pays d’en tirer sur elle-même, après lui avoir fait tant de promesses et d’engagemens, dont la conclusion dernière est toujours d’établir sur la terre une espèce de paradis fiscal.

Nous sommes encore loin de ce paradis, dont l’impôt global et progressif sur le revenu devait nous ouvrir la porte. Cet impôt aurait été la pire des folies. Il faut rendre à M. le ministre des Finances la justice qu’il n’a rien négligé pour en épargner l’expérience à la Chambre et pour y échapper lui-même. Il a toutefois commencé par déposer, au nom du gouvernement qu’il représente, un projet sur la matière, qui ne valait ni beaucoup plus, ni beaucoup moins que ses devanciers. Les détails en étaient quelquefois ingénieux ; le principe en était détestable. Certainement, il s’en doutait : aussi, à la veille des vacances du mois de juillet, s’est-il arrangé pour écarter et enterrer à la fois tous les projets sur le même objet, sans en excepter le sien. Pour satisfaire une partie de la Chambre et ne pas manquer aux traditions de la majorité sur laquelle il s’appuie, il a dit quelque mal de notre système d’impôts actuel, système admirable et dont M. Ribot a pris justement la défense, perfectible sans aucun doute, mais supérieur à ceux de tous les autres pays, soit qu’on le juge en lui-même, soit qu’on le compare, soit qu’on l’apprécie d’après ses résultats. Il serait difficile d’en imaginer un à la fois plus souple et plus fort. M. Caillaux, après avoir montré comment on pourrait le démolir, a jugé plus sage de n’en rien faire et de chercher ailleurs, c’est-à-dire dans une seule branche de nos revenus, la satisfaction qu’il devrait donner à l’esprit de réforme dont la Chambre était travaillée. Il a choisi les boissons.

Depuis de longues années, la question était à l’étude, ce qui n’était pas, on a pu s’en apercevoir par la suite, une garantie qu’elle eût été bien étudiée. Mais enfin, puisqu’il fallait faire quelque chose, on a fait la réforme des boissons, et M. le ministre des Finances assurait, d’après des calculs qu’il jugeait infaillibles, qu’elle ne coûterait rien. Suivant l’expression usuelle, elle devait se suffire à elle-même, en ce sens que ce qu’on perdait d’un côté, on le regagnait de l’autre. Malheureusement, la première partie des prévisions est la seule qui se soit réalisée ; on a perdu ce qu’on devait perdre, on n’a pas gagné ce qu’on devait gagner. Les boissons dites hygiéniques, et qui comprennent surtout le vin et la bière, ont été largement dégrevées : c’était un sacrifice qu’on disait fait aux intérêts de la santé publique. En revanche, l’alcool, l’alcool insalubre et malsain qui détériore notre race, non seulement dans la génération présente, mais dans les générations futures, l’alcool a été surtaxé. Il devait payer la différence. Il l’a si peu payée qu’il y a eu, de son chef, une moins-value d’une soixantaine de millions dans les recettes de l’année courante. Cela tient à diverses causes, dont la principale est la consécration en droit, et le développement en fait du privilège des bouilleurs de cru, nom décent qu’on donne à la fraude. L’alcool distillé, ou censé distillé pour la consommation familiale, ne paie pas l’impôt : il y a des endroits où l’on ne fait que de celui-là. Plus l’impôt est élevé, plus il y a d’intérêt à y échapper par une fraude qui est en quelque sorte revêtue d’un caractère légal. On ne s’est pas privé de le faire. M. le ministre des Finances a affirmé que la consommation de l’alcool avait diminué. En est-il bien sûr ? Il en juge par le rendement de l’impôt, qui est tombé très au-dessous de ses prévisions. Mais quelle est, en cela, la part de la fraude, et quelle est celle de la diminution de la consommation ? Nul ne pourrait le dire avec certitude : un seul point est certain, c’est que la fissure ouverte par la fraude, si elle a existé de tout temps, s’est considérablement élargie depuis le vote de la loi. Voilà le premier résultat de la grande réforme des boissons. Encore est-il vrai de dire que, si la consommation de l’alcool a diminué, cela est dû moins à la loi qui le surtaxe qu’à l’exceptionnelle récolte en vin des deux dernières années. Il y a, en effet, une proportion inverse entre la quantité de vin et la quantité d’alcool annuellement consommées : quand l’une augmente, l’autre diminue, et réciproquement. Or, si la loi qui dégrève le vin en a fait baisser le prix, l’abondance de la récolte y a été aussi pour quelque chose. Quoi qu’il en soit, le fait est là : le budget actuel perd 60 millions sur l’alcool. Dès le commencement de l’année, le phénomène a commencé de se produire. On ne s’en troublait pas. Les augures se regardaient en souriant. Ils s’y attendaient, disaient-ils. La seule annonce de la loi ayant poussé les intéressés à faire de grands approvisionnemens, il fallait donner à ceux-ci le temps de s’écouler. Au début, l’explication était plausible : elle le devenait malheureusement de moins en moins à mesure qu’on avançait d’un mois à l’autre, et aujourd’hui elle ne l’est plus du tout. La moins-value de l’alcool doit être considérée comme permanente dans nos budgets, et M. le ministre des Finances l’a si bien senti qu’il a diminué de 50 millions les prévisions de l’année prochaine. Nous souhaitons que la santé publique y gagne, mais le budget y perdra. Il est atteint dans ses œuvres vives et pour longtemps.

Il y a, dans le budget de l’année courante, une autre cause de déficit : elle vient des sucres, qui ont donné un mécompte d’une vingtaine de millions. M. le ministre des Finances se montre l’adversaire très résolu de la loi sur les sucres, dont le gouvernement actuel n’est pas responsable, puisqu’elle remonte à 1884 ; mais M. Ribot lui a reproché d’avoir, l’année dernière, artificiellement grossi les évaluations qu’il était, dès ce moment, légitime d’établir. De là l’origine de la moins-value actuelle. Il y aurait beaucoup à dire de la loi sur les sucres, qui n’est point bonne et dont nous n’entreprendrons pas la défense. Elle s’explique mieux historiquement que théoriquement, car elle est, s’il est permis de le dire, la réunion de toutes les erreurs économiques qu’on peut introduire dans une loi. Mais le fait n’est pas sans excuses.

L’industrie sucrière a subi, avant 1884, une crise très violente, dont la cause principale était dans les avantages que la législation locale assurait, en Allemagne, à l’industrie correspondante et concurrente. Elle était très ingénieuse, cette législation. Pour développer autant que possible le rendement de la betterave en sucre, elle avait pris comme point de départ celui qu’on en obtenait à cette époque, et décidé que tout ce qu’on obtiendrait en plus serait exempt d’impôt. Les chimistes s’ingénièrent à augmenter les rendemens, et ils y réussirent à merveille. Il y avait là une prime à la fabrication qui est devenue très vite considérable, et qui a singulièrement facilité l’exportation en Angleterre du sucre allemand. Le marché anglais, sur lequel nous luttions avec l’Allemagne, a failli se fermer pour nous. Qu’avons-nous fait ? Ce que faisaient les Allemands eux-mêmes. La loi de 1884. a été calquée, nous allions dire copiée sur la leur, et elle n’a pas tardé à produire chez nous les mêmes effets que chez eux. L’industrie sucrière est redevenue prospère. Elle l’est même devenue à un tel point qu’il a fallu, quelques années plus tard, réviser la loi de 1884, et frapper d’un demi-droit les sucres qui en avaient été déclarés exempts. Nous n’exposerons pas toutes les conséquences de cette loi : les intéressés seuls nous suivraient, et ils les connaissent fort bien. Il nous suffira de dire que les Anglais ont payé leur sucre toujours meilleur marché et que, par compensation, les Français, aussi bien d’ailleurs que les Allemands, ont payé le leur de plus en plus cher. C’est un chef-d’œuvre d’altruisme ! Le sucre exempt de droit, ou qui n’en paie qu’un demi, est vendu aux Français comme s’il avait payé le droit plein, ce qui permet d’exporter le reste et de le vendre à bas prix de l’autre côté de la Manche. Si on ajoute, pour donner une idée complète du système, que l’Allemagne d’abord, et la France bientôt à son exemple, y ont ajouté des primes directes à l’exportation, on se rendra compte des résultats. Ils ont consisté, en Allemagne et en France, à faire percevoir un véritable impôt sur le consommateur, au profit non pas de l’État, mais d’une industrie privée. Depuis, l’Allemagne a modifié son système, mais, en supprimant les primes d’exportation, elle les a remplacées par autre chose, et elle voudrait aujourd’hui que nous supprimions les nôtres sans les remplacer par rien. Une conférence internationale est sur le point de se réunir à Bruxelles : nous ne savons pas ce qui en sortira. M. Ribot a reproché à M. le ministre des Finances, et non sans raison, d’avoir montré pour notre législation une sévérité peut-être excessive, et certainement inopportune à la veille d’une conférence où nous aurons à nous défendre pied à pied. Sans doute, notre législation est empirique ; elle viole tous les principes, elle consacre tous les expédiens ; mais, quand on a laissé se créer et se développer pendant dix-huit ans des pratiques aussi critiquables, on ne peut pas y renoncer du jour au lendemain. Des intérêts très considérables s’y rattachent. De vastes régions de la France, parmi les plus laborieuses et les plus riches, éprouveraient une perturbation économique redoutable, si l’on ne procédait pas avec beaucoup de ménagemens ; et, si nous avons eu peut-être tort autrefois de nous conformer trop exactement à ce que faisait l’Allemagne, nous aurions tort de ne pas tenir compte de ce qu’elle fait aujourd’hui. Il aurait fallu prendre la loi de 1884 pour un expédient provisoire. Elle a rendu de grands services en développant dans des proportions inespérées le rendement de la betterave en sucre. Elle a régénéré une industrie. Mais, ce résultat atteint, on aurait dû revenir doucement aux principes, et ne pas laisser se perpétuer dans notre système fiscal une anomalie que M. le ministre des Finances a qualifiée de difformité, et même de gibbosité, — tant il est pittoresquement sévère pour les erreurs des autres !

Nous avons parlé, un peu longuement peut-être, des boissons et des sucres, pour montrer par des exemples sensibles comment un budget pouvait être pauvre dans un pays qui continue d’être riche. Si le budget perd 60 millions sur les alcools, cela vient seulement de ce que l’impôt a été mal établi, et M. Caillaux s’en est si bien rendu compte qu’il a envisagé comme probable la nécessité d’apporter des corrections à la loi des boissons. Nous nous demandons même, à ce point de vue, si la Chambre a compris ses vrais intérêts électoraux en faisant afficher un discours qui dénonce la législation sur les sucres et pose un point d’interrogation sur le privilège des bouilleurs de cru : mais on ne pense pas à tout, et l’enthousiasme a entraîné une majorité trop sensible à l’éloquence. Au surplus, il vaut mieux reconstituer des impôts qu’on a laissés s’avarier, que d’en créer de nouveaux ou que d’emprunter. Or, c’est à cela que nous marchons, et cette obligation s’imposera bientôt à nous d’une manière encore plus évidente si, comme cela est arrivé cette année, il continue d’y avoir, en même temps qu’un accroissement dans nos dépenses, une diminution dans les plus-values et une augmentation dans les moins-values. Le budget courant est en déficit ; tout le monde le reconnaît, on se contente de discuter sur le chiffre. Le budget de l’année prochaine est très difficile a établir, et il s’en faut de beaucoup que l’équilibre en soit assuré par les économies qu’a faites, ou qu’a prétendu faire la commission. Il est vrai que le rapporteur général, M. Merlou, a exposé une théorie tout à fait neuve, d’après laquelle il y aurait équilibre et équilibre, comme il y a fagot et fagot : les conditions en changeraient suivant les circonstances. Que cette théorie soit commode, cela est hors de doute ; nous ne souhaitons pourtant pas que l’application en passe dans nos mœurs publiques.

Il n’y a qu’un équilibre, s’est écrié M. Ribot, c’est celui qui fait exactement correspondre des dépenses indispensables avec des ressources réelles. Si on a mal calculé les dépenses, ou si on les a artificiellement diminuées, on a affaire aux crédits supplémentaires. La commission a retranché, par exemple, une douzaine de millions sur la Guerre et sur la Marine ; mais, d’autre part, les ministres de la Guerre et de la Marine font déjà entrevoir des dépenses nouvelles. Ces dépenses sont de celles que les Chambres refusent le moins. Peut-être n’en sera-t-il pas toujours de même : si le parti socialiste s’empare complètement un jour de la direction des affaires, certaines interruptions parties des bancs de l’extrême gauche permettent de croire que les budgets de la défense nationale passeront un mauvais quart d’heure : ils seront traités aussi mal que l’est aujourd’hui celui des cultes. Mais nous n’en sommes pas encore là, et nous ne savons pas quel fond on peut faire sur les économies que la commission a réalisées de ce chef. Quant au budget des cultes, elle l’a supprimé d’un trait de plume : c’est même sa plus notable économie. Toutefois, au dernier moment, le cœur lui a manqué. Les hommes farouches qui la composent ont reconnu qu’il y avait dans ce budget cinq ou six millions de dépenses absolument obligatoires ; et, de plus, ils se sont apitoyés sur le sort d’un certain nombre de vieux prêtres qu’on ne pouvait pas, sans cruauté, mettre purement et simplement sur le pavé. Il faudra leur accorder des secours ou des pensions qui s’élèveront à une quinzaine de millions, de sorte que l’économie immédiatement réalisable sur le budget des cultes s’élèvera seulement à une vingtaine. Mais enfin, c’est vingt millions ! — Et vous dites, s’écrie la Commission, que nous n’avons pas fait d’économies ! M. le rapporteur général a montré par là ce qu’il entendait par des équilibres variables. S’il en veut un, quelle qu’en soit la nature, dans le budget de 1902, il devra chercher d’autres ressources, ou faire encore d’autres économies. Personne ne doute, en effet, que le budget des cultes ne soit rétabli, et M. le ministre des Finances a même annoncé, d’un ton léger, mais péremptoire, que M. le président du Conseil en faisait son affaire. On attend de lui un discours que nous aurons certainement à louer, au moins dans ses lignes générales, comme nous avons loué celui qu’il a prononcé sur le protectorat catholique de la France en Orient et en Extrême-Orient. Il promettra d’ailleurs de profiter des droits et des moyens d’action que le Concordat et le budget des cultes lui assurent, pour imposer au clergé séculier une discipline sévère, ce qui donnera une grande satisfaction à la gauche ; et le budget des cultes sera sauvé. Mais le budget sera en déficit. Comme il l’est déjà pour une somme très supérieure, vingt millions de plus ou de moins ne tirent pas à conséquence.

M. Ribot, dans un tableau à grands traits qu’il a tracé de l’histoire financière de la troisième République, y distingue quatre périodes. La première, qui va de 1870 à 1876, a été consacrée à la liquidation de nos désastres militaires. La seconde, qui va de 1876 à 1883, a été celle des grands entraînemens à la dépense et des grands emprunts. Nous nous sommes crus plus riches que nous ne l’étions ; nous avons dégrevé d’un côté et dépensé toujours plus de l’autre, jusqu’au moment où nous nous sommes aperçus que nous allions à de très graves embarras financiers. Nous nous sommes arrêtés alors, et, de 1883 à 1893, il y a eu un effort courageux pour rétablir un budget sincère et pour modérer les dépenses. La sincérité du budget a été assurée par son unité : nous voulons dire qu’on y a incorporé toutes les dépenses, au lieu de laisser en dehors, pour figurer dans des comptes spéciaux, quelques-unes d’entre elles et des plus normales. C’était le système au moyen duquel l’Empire établissait en façade l’équilibre de ses budgets. La République y a renoncé, et il n’était que temps ; mais nous craignons qu’elle n’y revienne. Quoi qu’en ait dit M. le ministre des Finances, elle a fait un premier pas dans ce sens, en « excorporant » du budget les garanties d’intérêts à payer aux compagnies de chemins de fer. C’est un joli mot que celui d’ « excorporer. » On peut croire qu’il n’est pas de nous : nous le devons à M. le rapporteur général Merlou. Il dit d’ailleurs fort bien ce qu’il veut dire, et tout le monde comprend qu’il s’agit par là de payer les garanties d’intérêts avec des ressources d’emprunt. Quel que soit le système d’emprunt auquel on s’arrête, et de quelque manière qu’on le déguise, c’est un emprunt. M. le ministre des Finances empruntera 44 millions à la dette flottante ; mais la dette flottante est une dette. Il se flatte d’avoir échappé par ce moyen à la triste obligation de créer un compte spécial, c’est-à-dire de porter atteinte à l’unité du budget, pour laquelle il professe le plus profond respect. On voit qu’il en est un peu de l’unité du budget comme de son équilibre ; il y en a de diverses sortes suivant les circonstances. M. le ministre a bien voulu reconnaître qu’en mettant les garanties d’intérêt hors du budget, il avait recours à un expédient : nous ajouterons que l’expédient est dangereux. Il ne suffit pas de dire, pour l’excuser, qu’il a été employé souvent, et c’est cependant ce qu’a fait M. Caillaux. Il ne suffit pas non plus de dire, avec M. le rapporteur général, que, si c’est un mal, c’est le moindre possible, puisqu’il ne s’agit en somme que d’une avance ou d’un prêt portant intérêt. M. Merlou ne doute pas que les budgets de l’avenir profiteront des remboursemens faits par les compagnies ; mais, outre que l’avantage éventuel qu’y rencontreront ces budgets ne diminuera pas l’inconvénient pour celui de l’année prochaine, les remboursemens des compagnies de chemins de fer, étant données les dépenses nouvelles qu’on leur impose, s’éloignent de plus en plus. Avec la législature actuelle, et ce n’est pas à son honneur, s’ouvre donc une quatrième période de notre histoire financière : elle se caractérise par le déficit, et par un retour timide, embarrassé, inavoué, mais certain, aux mauvais erremens du passé.

Comment en est-on venu là ? Il va sans dire que c’est par l’augmentation incessante et progressive des dépenses. Que quelques-unes de ces dépenses soient justifiées, nous ne le contestons pas. Il faut y compter pour un chiffre considérable les dépenses militaires auxquelles nous avons pourvu un peu à la hâte dans un moment où la paix semblait en danger. Mais un gouvernement prévoyant, — et nous n’en séparons pas le parlement, — doit toujours regarder ces éventualités comme possibles, et conserver au budget une élasticité suffisante pour y faire face. Or, cette élasticité n’existe pas aujourd’hui : nous sommes au bout de nos ressources, et, si des nécessités nouvelles et impérieuses se présentent et s’imposent, il faudra créer d’autres ressources pour y faire face. Malgré ce que cette situation a de sérieux, les têtes restent pleines de chimères, et de chimères d’autant plus coûteuses qu’elles viennent toutes de la conception de l’État considéré comme une providence chargée de subvenir à tous nos besoins. « L’avenir, a dit M. Ribot en terminant son discours, est plein de menaces. Vous avez la menace des dépenses nouvelles ; elles se défendent toutes par leur utilité, quelques-unes par leur nécessité. Vous avez le projet de loi que vous avez voté contre l’avis de M. le ministre des Finances, ce projet qui augmenterait la garantie d’intérêts en accordant des facilités ou des sécurités nouvelles aux ouvriers et employés des chemins de fer. Vous avez les augmentations des postes, et de toutes ces administrations qui frappent à la porte. Vous avez les instituteurs, à qui vous avez promis, à partir de 1903, parce que le budget de 1902 ne pouvait pas la supporter, une augmentation de traitement. Je ne conteste aucune de ces dépenses ; c’est leur chiffre qui m’inquiète. » Et, au-dessus de toutes ces menaces de dépenses, M. Ribot en a montré une dernière, la plus redoutable de toutes, celle qui proviendrait des retraites ouvrières, telles qu’elles ont été proposées dans un projet de loi dont la Chambre a commencé la discussion : il est vrai qu’elle s’y est arrêtée épouvantée. Cela n’empêchera pas huit candidats sur dix, sinon davantage, de promettre, aux élections prochaines, la réalisation de cette autre grande réforme. La Chambre future se débrouillera ensuite comme elle pourra.

Quant à la Chambre actuelle, ce sont là des vérités qui lui sont pénibles. elle ne veut pas les voir ; elle ne veut pas surtout qu’on les montre, parce que l’électeur pourrait en être ému et troublé au moment où elle va lui demander le renouvellement de sa confiance. Si elle avait voulu éclairer le pays, elle aurait voté l’affichage du discours de M. Ribot ; elle s’en est bien gardée, elle a voté celui du discours de M. Caillaux. Ah ! dit-on quelquefois, si les murs pouvaient parler ! Ils parlent, ils le font même très souvent ; mais on ne les croit plus, et c’est ailleurs que dans les affiches banales dont ils portent successivement l’empreinte qu’on va aujourd’hui chercher la vérité.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.