Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1901

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Chronique n° 1673
31 décembre 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre.


Ce siècle débute modestement : sa première année n’a pas jeté grand éclat. Quelle différence entre les débuts du XXe siècle et ceux du XIXe ! Mais nous ne nous arrêterons pas à une comparaison qui ne serait pas flatteuse, et n’apprendrait rien à personne. Notre situation intérieure est des plus médiocres. Nous avons dit, il y a quinze jours, ce qu’elle est au point de vue financier et budgétaire ; depuis, ce que nous avions annoncé s’est réalisé et la discussion du budget a dû être interrompue. Le Parlement s’est mis en vacances plus tôt qu’il ne le fait d’ordinaire, alors que le budget est plus en retard qu’il ne l’avait encore jamais été. Il a voté deux douzièmes provisoires : nous y sommes habitués. Mais nous ne le sommes pas encore à avoir un budget en déficit, et c’est une habitude qu’il nous faudra peut-être prendre comme l’autre.

La discussion du budget, on s’en souvient, était suspendue à la question de savoir si le budget des cultes serait supprimé ou maintenu. Tout le monde savait qu’il serait maintenu. La commission a mollement défendu la suppression qu’elle avait proposée. Le grand discours annuel sur la séparation de l’Église et de l’État a été fait, cette fois, par M. Camille Pelletan, qui n’a épargné à ses auditeurs aucun des argumens devenus classiques sur la matière, et y a ajouté un certain nombre d’anecdotes. Il a parlé pendant deux séances ; M. le président du Conseil lui a répondu en une demi-heure : ayant d’avance bataille gagnée, il ne s’est pas donné beaucoup de peine. Le Concordat ne sera pas encore dénoncé cette année. « Avant de le dénoncer, a dit M. Waldeck-Rousseau, il faudrait avoir voté un certain nombre de lois dont aucune n’a même été présentée. » Eh quoi ! lui a-t-on répondu, n’avons-nous pas voté une loi sur les associations ? Le gouvernement a répété à maintes reprises qu’une loi sur les Associations devait préparer, mais aussi amener la séparation de l’Église et de l’État : elle est faite, l’heure de la séparation a donc sonné. C’était là le grand argument de l’extrême gauche ; mais on sentait qu’elle l’énonçait sans conviction. La loi sur les associations est loin d’être assez libérale pour permettre à l’Église de vivre dans l’État sous la forme d’une association libre ; elle n’a pas été faite dans ce dessein. Le vote a été instructif : il a montré que, depuis quatre ans, et même depuis beaucoup plus longtemps, la question de la séparation de l’Église et de l’État n’avait pas fait un pas. La Chambre actuelle la laissera où l’avaient laissée les précédentes. C’est à peine si la minorité, qui reste environ d’un tiers de la Chambre, s’est grossie de sept ou huit voix, chiffre négligeable. Ainsi donc, après plus de deux ans d’un ministère où l’élément radical-socialiste domine, nous en sommes sûr cette question toujours au même point, sans que personne ait rien gagné, ni rien perdu. Cette démonstration une fois faite, comme il fallait pourvoir à une augmentation de dépenses de 23 millions que le rétablissement du budget des cultes rendait nécessaire, M. le ministre des Finances a annoncé qu’il allait déposer un nouveau projet de budget. Il l’a déposé, en effet, et la commission a dû se recueillir pour en délibérer. Voilà comment la discussion s’est trouvée arrêtée. Le gouvernement a prononcé la clôture de la session extraordinaire, et on s’est donné rendez-vous pour le 14 janvier.

Il y a eu toutefois, avant cette séparation, un court débat qui n’a pas été sans intérêt ; il a porté sur le budget spécial du ministère de l’Intérieur, budget qui comprend le crédit affecté aux fonds secrets. En tout temps, on a considéré que ce crédit impliquait la question de confiance. On vote les fonds secrets, c’est-à-dire des fonds dont le Parlement ne reçoit par la suite aucune justification, lorsqu’on a confiance dans le ministère qui les demande, sinon non. Et c’est bien ainsi que M. le président du Conseil l’entendait. Il serait, a-t-il dit, suprêmement illogique de voter autrement. Presque à la veille des élections, il était intéressant de savoir où on en était. Ce n’est pas la première fois que M. le président du Conseil imposait à ses amis et à ses adversaires une épreuve de ce genre ; il s’en était toujours dégagé pour son ministère une majorité de 70 à 80 voix. On s’était habitué à regarder ce chiffre comme à peu près irréductible : c’était la majorité personnelle de M. Waldeck-Rousseau. Lorsqu’il a adressé, l’autre jour, un appel pressant à cette majorité, il était convaincu qu’elle y répondrait fidèlement. Il a tant fait pour elle ! Il s’est prêté à tant de combinaisons électorales ! Tant de petites intrigues ont été nouées et dénouées dans les couloirs de la Chambre, dans les bureaux des ministères et dans ceux des préfectures ! Enfin, tant d’engagemens ont été échangés de part et d’autre, que, suivant toutes les apparences, le chiffre de la majorité devait encore s’être accru ! Aussi qu’elle n’a pas été la surprise générale, lorsqu’on a vu la majorité subsister sans doute, mais se réduire à 35 voix, et même à moins, car l’Officiel du lendemain publiait des rectifications qui la faisaient tomber à une trentaine ! Elle comprenait, — qui sondera les abîmes du cœur humain et surtout du cœur parlementaire ? — un nombre notable de députés du centre qui votent habituellement contre le cabinet. D’autres, plus nombreux encore, s’étaient abstenus sans qu’on puisse savoir pourquoi. S’ils avaient voté, que serait devenue la majorité ? Que serait devenu le ministère ? Il est vrai, car il faut tout dire, qu’un assez grand nombre d’amis du gouvernement ont repoussé les fonds secrets. Ils les ont toujours attaqués : ce sont des gens à principes ; ils ne transigent pas avec leurs convictions. Ils l’ont fait pourtant, et dans des circonstances moins graves, quand il l’a fallu pour sauver le cabinet. Seraient-ils donc devenus plus tièdes ? A quatre mois des élections, le gouvernement se trouve avoir perdu la moitié de sa majorité. Rien n’égale la discrétion avec laquelle les journaux ministériels ont parlé de cette mésaventure : quels panégyriques n’aurions-nous pas entendus, au contraire, si sa majorité avait été augmentée ne fût-ce que d’une dizaine de voix ! Mais les chiffres parlent d’eux-mêmes, et c’est avec un bagage de confiance sensiblement allégé que le ministère abordera la session prochaine. Cela veut-il dire qu’il sera renversé ? Non : au fond de l’âme, personne aujourd’hui ne le désire. On se sent trop près des élections pour avoir le temps de faire quelque chose de vraiment efficace et de réparateur, et le sentiment le plus répandu, bien qu’on ne l’avoue pas, est qu’en l’ace d’une politique qui a déjà produit quelques-unes de ses pires conséquences, il vaut mieux s’en remettre au pays du soin de la juger.

Faut-il parler de ce qui s’est passé à propos de la statue de Baudin ? C’est un des incidens de la quinzaine, mais il a eu si peu d’importance que nous aurions risqué de l’oublier : ce sont les élections qui nous y font penser, parce qu’il pourrait bien influer quelque peu sur celles de Paris. Le gouvernement a fait tout ce qu’il fallait pour cela. La mémoire de Baudin est très respectable. Il y a peu d’hommes dont la vie ait été aussi inconnue, mais sa mort a créé sur lui une légende. Il a été tué bravement sur une barricade, le 3 décembre 1851, pour la défense de la Constitution violée par le Président de la République lui-même, qui violait du même coup le serment d’honneur qu’il lui avait prêté. Cela est méritoire. Cependant la légende s’est faite avec lenteur, et elle n’aurait jamais pris un grand développement si, dans les dernières années de l’Empire, Gambetta n’était pas sorti plein de foudres et d’éclairs de l’ombre grise de Baudin. Cela a enseigné le nom de ce modeste héros à une génération qui ne le connaissait pas. Quoi qu’il en soit, et bien à tort sans doute, la population de Paris a toujours été froide pour Baudin. Elle l’a laissé tuer, il y a cinquante ans, avec la plus parfaite indifférence, et elle a laissé célébrer sa mort, il y a quelques jours, sans y prendre grande part. Il est vrai que la célébration a eu lieu à neuf heures du matin, par un triste jour d’hiver, et au milieu d’un cortège où il y avait tant de militaires et de policiers que, s’il n’avait pas été coulé en bronze, Baudin n’en aurait peut-être pas été très rassuré. On demandera pourquoi il y avait là tant de militaires et de policiers : c’est que le gouvernement, au lieu de faire de la cérémonie une fête pour Paris, en avait fait une fête contre Paris, et qu’il n’était pas bien tranquille sur les conséquences de cette fantaisie. Ce n’est un secret pour personne que le gouvernement et le Conseil municipal de Paris ne peuvent pas se souffrir. La situation n’est pas précisément neuve ; elle s’était déjà produite autrefois ; mais, quels que fussent leurs sentimens réciproques, le gouvernement et le Conseil municipal s’étaient toujours bien tenus en public l’un à côté de l’autre, un peu guindés peut-être, mais d’autant plus corrects. Depuis les dernières élections municipales, tout cela est changé. Ces élections ont été un gros échec pour le gouvernement. Paris lui a montré qu’il n’était pas avec lui. Mais, comme le gouvernement a eu des compensations en province, et que nous ne sommes plus au temps où Paris fait à lui seul des révolutions pour le reste de la France, ce n’était là qu’un de ces désagrémens dont il est spirituel de prendre son parti. Le gouvernement ne l’a pas pris : il ne manque aucune occasion, il les recherche même, de se montrer dédaigneux, offensant, agressif à l’égard de l’Hôtel de Ville. Il semble qu’un duel soit en permanence entre le président du Conseil des ministres et celui du Conseil municipal : on se bat à coups de mauvais procédés. Il faut convenir que l’initiative est venue du président du Conseil municipal ; mais ce n’était pas celui d’aujourd’hui. C’était M. Grébauval, radical-nationaliste, variété politique assez rare : on trouve de tout à Paris ! Dans nous ne savons plus quelle circonstance, le bureau du Conseil municipal recevait M. le Président de la République. L’épreuve pouvait déjà passer pour dangereuse ; cependant M. Grébauval a fait bonne contenance et s’est montré courtois pour M. Loubet ; mais, apercevant tout à coup M. Waldeck-Rousseau à côté de celui-ci, son émotion a été si vive, — quoiqu’il eût dû s’attendre à un fait aussi naturel, — qu’il a tourné le dos et pris la fuite, laissant tout le monde stupéfait.

Les rapports, qui étaient déjà tendus entre le gouvernement et le Conseil municipal, ont été rompus cette fois. Le mieux, pourtant, aurait été de laisser pour compte son incartade à M. Grébauval, et de ne pas en rejeter la responsabilité sur son successeur. Mais M. Dausset, tout aussi nationaliste que M. Grébauval, n’a même pas aux yeux du ministère le mérite d’être radical. Avec lui, les choses n’ont pas mieux marché. Dieu sait toutes les avanies que le gouvernement lui a fait subir ! Paris en a souffert, mais c’est tant pis pour Paris : ne devait-il pas expier les élections municipales qu’il avait faites ? Aussi, quand l’empereur Nicolas est venu en France, on ne l’a pas conduit à Paris ; et, quand M. Dausset est allé à Compiègne pour essayer d’apporter à l’Empereur l’hommage respectueux de la capitale, on l’a laissé errer de porte en porte, repoussé de toutes comme un chemineau indiscret. On en était là lorsque le comité qui, dans le XIIe arrondissement, avait pris l’initiative d’élever une statue à Baudin, les travaux du monument étant achevés, a fixé un jour pour la fête qui devait s’ensuivre, et y a invité tout le monde officiel, y compris le président du Conseil municipal de Paris. La statue devant être remise à la Ville, la présence du président de son Conseil municipal semblait conforme à toutes les convenances. M. Dausset accepta l’invitation et annonça l’intention de prononcer quelques mots pour remercier le comité et prendre possession de la statue. Grand émoi du côté du gouvernement ! M. Waldeck-Rousseau fit savoir que ni le Président de la République, ni les présidons des Chambres, ni lui-même, n’assisteraient à une fête où M. Dausset aurait une place tant soit peu en vue, et prononcerait un discours. Devant ce Quos ego ! impérieux, tout resta en suspens. La date de la cérémonie fut remise à quinzaine. On chercha un moyen d’éliminer M. Dausset, et on en trouva un dont nous ne savons pas s’il faut plus en admirer l’ingéniosité ou la puérilité. Il fut décidé que la remise de la statue à la Ville serait considérée comme faite, et que la cérémonie officielle aurait pour objet de célébrer purement et simplement le cinquantième anniversaire de la mort de Baudin : cela dispensait de donner une place d’honneur à M. Dausset. Et voilà comment le pauvre Baudin, qui avait fait si peu de bruit de son vivant, devint pour la seconde fois un embarras après sa mort !

Nous ne dirons rien de la cérémonie, quoiqu’on y ait dit d’excellentes choses. Tout le monde a été réconforté par la promesse qu’a faite M. Loubet que, quant à lui, bien qu’il n’eût pas prêté serment à la Constitution, il ne la violerait jamais. M. Fallières a parlé avec émotion du martyre de Baudin et des circonstances tragiques qui l’avaient accompagné. M. Deschanel, qui a eu un très vif succès personnel, a tiré de cet événement, et même de quelques autres, des leçons d’une haute portée politique. Il a dit, et M. Waldeck-Rousseau a répété qu’un événement comme le Deux-Décembre n’était pas une cause, mais un effet, et que, pour le bien comprendre, il fallait se reporter à la série de fautes dont il était la conséquence. Nous souhaitons que nos fautes actuelles, qui ne sont peut-être pas moindres que celles de nos pères, ne soient pas aussi sévèrement châtiées. Quant à M. le président du Conseil municipal de Paris, venu en simple invité, lorsqu’il a voulu prendre la parole, cinquante policiers se sont précipités sur lui, et la musique de la garde républicaine a étouffé sa voix sous l’éclat puissant de ses cuivres. On a compris alors pourquoi il y avait autour de la statue de Baudin cette grande accumulation de forces publiques : c’était pour empêcher plus sûrement M. Dausset de parler. On y a réussi : le gouvernement a eu le dernier mot. Il s’est retiré avec beaucoup de dignité, et la foule s’est écoulée avec quelque désordre. Mais la victoire du gouvernement n’a paru importante qu’à lui-même, et on a trouvé qu’elle avait été obtenue par des moyens hors de proportion avec le très petit intérêt qui était en cause, si même il y avait un intérêt quelconque en cette affaire.

Il aurait été plus sage de laisser le président du Conseil municipal parler après les autres. On a préféré lui mettre un bâillon, et même le malmener un peu : il est à craindre que Paris ne s’en souvienne au scrutin de mai prochain. La plupart des députés ministériels de Paris sont très menacés dans leur réélection, et les incidens qui se sont passés autour de la statue de Baudin n’arrangeront pas leurs affaires. C’est toujours une maladresse pour un gouvernement d’obéir à la rancune : ce sentiment mesquin n’a rien de politique. Quant à la population parisienne, elle ne fait plus d’émeutes. L’électeur a son bulletin de vote, et cela lui suffit : il attend sa revanche, sûr qu’elle ne lui échappera pas. C’est pourquoi, en fait de vexations, il ne faut lui faire subir que l’indispensable ; le ministère l’a trop oublié.


Si 1901 n’a pas été bien brillant pour nous, il l’a été encore moins pour l’Angleterre. La voilà entrée dans la troisième année de la guerre sud-africaine ! Cette guerre dure toujours : quand on la croit, ou qu’on la dit finie, elle recommence, comme si elle renaissait de ses cendres toujours chaudes. La paix, annoncée si souvent et sous les formes les plus diverses, s’éloigne de plus en plus. On commence à s’en rendre compte en Angleterre, et l’opinion, après avoir été cruellement déçue dans les espérances qu’on lui avait fait concevoir, se demande avec anxiété quand tout cela finira. Une première fois, en quittant le champ de ses exploits, lord Roberts avait proclamé l’annexion des deux républiques. C’était un acte politique plus que militaire ; il justifiait le départ du général en chef ; il voulait dire que la guerre avait atteint son terme régulier, et que, si la résistance se prolongeait encore à travers la brousse, elle ne pouvait plus être sérieuse, ni de longue durée. Depuis lors, beaucoup de semaines et de mois se sont écoulés, et la guerre en est toujours au point où l’a laissée lord Roberts. Tout récemment, lord Kitchener a lancé sa fameuse proclamation, qui a fait tant de bruit dans le reste du monde et si peu d’effet au Transvaal. Il annonçait qu’il n’y avait plus, pour tenir la campagne, que quelques bandes de brigands, et qu’à partir du 15 septembre, ils seraient traités comme tels, ou peu s’en faut. C’était dire à nouveau que la guerre était terminée. On sait ce qui est arrivé. A l’échéance fixée par lord Kitchener, les Boers ont fait un prodigieux effort offensif, et ont remporté sur les Anglais plusieurs avantages signalés. Comment soutenir après cela qu’il ne restait plus en armes qu’une poignée de rebelles ? A l’inverse de celle de lord Roberts, la proclamation de lord Kitchener avait un caractère plutôt militaire que politique. Elle était d’ailleurs brutale et odieuse : on ne pouvait l’excuser que si elle avait été efficace, et elle ne l’a pas été. Une fois encore la paix s’est éloignée comme dans un mirage toujours renouvelé, toujours dissipé. Quelle que soit l’admirable ténacité des Anglais, ils ont fait des réflexions de plus en plus sombres. Dans quelle aventure s’étaient-ils donc engagés, et quel en serait le terme ? Tant de prévisions trompées les mettaient désormais en garde contre l’optimisme dont ils s’étaient bercés. Évidemment cette guerre, qu’ils persistaient à trouver légitime, avait été mal conduite et elle l’était encore. Que faire pour en finir ? À cette question il a été fait tout d’un coup une multitude de réponses, comme si une véritable pluie de discours était tombée sur l’Angleterre. Nous ne parlerons pas de tous, l’espace nous manquerait ; mais il faut au moins signaler les plus importans.

Le premier en date a été celui que M. Chamberlain a prononcé, à Edimbourg, le 25 octobre : il portait les traces de la plus violente exaspération. Nous ignorons s’il a produit beaucoup d’effet en Angleterre ; mais, en Allemagne, il a provoqué une explosion de colères comme on en a rarement vu de la part d’un peuple contre un autre. On connaît l’art merveilleux qu’a M. Chamberlain pour blesser à la fois le plus grand nombre de gens possible : il n’en avait jamais usé avec une plus grande maîtrise, et il a trouvé le moyen, en une seule phrase, d’être désagréable à la Russie, à la France, à l’Autriche et à l’Allemagne. On se blase de tout : la Russie, la France et l’Autriche sont restées insensibles aux traits de M. Chamberlain, quelque acérés qu’ils fussent. L’Allemagne, au contraire, a jeté feux et flammes, et, d’abord dans les brasseries, puis dans les journaux, elle a écoulé contre l’Angleterre une lave brûlante de protestations indignées. Voici la phrase en cause ; quoiqu’un peu vieille, elle vaut la peine d’être reproduite comme un chef-d’œuvre du genre : « Je pense, disait M. Chamberlain, que le moment est venu, ou qu’il approche, où des mesures d’une plus grande sévérité deviendront peut-être nécessaires ; et, si ce moment arrive, nous pourrons trouver des précédens pour tout ce que nous pourrons faire dans la manière d’agir de ces nations qui critiquent aujourd’hui notre « cruauté » et notre « barbarie, » mais dont nous n’avons jamais imité, même par à peu près, les exemples, ceux qu’elles ont donnés en Pologne, au Caucase, en Algérie, au Tonkin, en Bosnie, et dans la guerre franco-allemande. » En France, nous n’avons vu qu’une chose dans ces paroles, à savoir la menace pour les malheureux Boers d’atrocités encore plus grandes que celles du passé : il nous a semblé assister à une torture où l’opérateur s’apprêtait à serrer les cordes davantage, à augmenter les poids ou à donner un nouveau tour de vis. Quant à l’offense dirigée contre nous, elle nous a laissés à ce point indifférens que pas un journal français, croyons-nous, ne l’a relevée. L’Allemagne n’a pas eu le même sang-froid : elle a la prétention d’avoir respecté toutes les lois de la guerre en 1870-1871. L’a-t-elle fait ? Ce n’est pas à nous à le dire, ni peut-être à elle. On pourrait nous soupçonner de n’être pas tout à fait impartiaux d’un côté comme de l’autre. Quoiqu’il en soit, son orgueil national s’est révolté contre l’outrage, et, l’indignation grandissant chaque jour, des meetings se sont formés pour obtenir du gouvernement impérial qu’il protestât officiellement contre le discours de M. Chamberlain. Le gouvernement impérial n’en a rien fait : la Gazette de l’Allemagne du Nord s’est contentée, comme on peut le croire, d’exprimer le regret « que le sentiment anti-anglais provoqué par la guerre contre les Boers dans les masses populaires allemandes eût été de nouveau excité par les paroles irréfléchies et blessantes de M. Chamberlain. » Le journal officieux ajoutait que le gouvernement anglais ne pouvait pas être rendu responsable de ce qu’avait dit un de ses membres dans une réunion plus ou moins publique, et enfin que l’honneur de l’armée allemande était trop haut placé pour être atteint par de pareils traits. A son tour, l’opinion anglaise s’est émue ; le Times a fait d’amères représentations, et les deux peuples sont restés un peu plus hargneux l’un à l’égard de l’autre qu’ils ne l’étaient auparavant. Ils l’étaient déjà beaucoup. Cela n’a pas empêché lord Salisbury, dans le discours qu’il a prononcé, le 9 novembre, au banquet du lord-maire, de se féliciter d’avoir rencontré, à propos de la guerre sud-africaine, de la part de toutes les grandes puissances, « une attitude correcte et des sentimens favorables. » Lord Salisbury ne parlait à la vérité que des gouvernemens. Il avait raison de reconnaître la correction de leur attitude ; mais il exagérait, pour ne rien dire de plus, lorsqu’il leur prêtait des sentimens d’approbation.

Sur la guerre elle-même, on attendait avec impatience ce que dirait lord Salisbury. Il a fait un éloge sans réserves de tous les actes de son gouvernement, a annoncé l’intention de persévérer dans la même voie, et a formellement déclaré que c’en était fait pour toujours de l’indépendance des deux républiques sud-africaines ; elles étaient et demeuraient annexées à l’Empire britannique, et on verrait, à une époque plus ou moins lointaine, dans quelle mesure on pourrait leur restituer l’usage de quelques menues libertés. M. Balfour a tenu, le 26 novembre, un langage analogue à Wolverhampton. La volonté du gouvernement est donc immuable. Lord Salisbury et M. Balfour l’expriment en d’autres termes que M. Chamberlain, mais c’est tout ; ils poursuivent le même but, et ne désavouent aucun des moyens qui ont été employés pour l’atteindre. En présence de cette attitude du gouvernement, quelle a été celle de l’opposition ? C’est ici que l’intérêt devient plus vif. Les principaux orateurs libéraux se sont fait entendre pendant les vacances, et sir Henry Campbell Bannerman, le leader officiel du parti, a mené pour son compte une campagne oratoire active et brillante : il a prononcé plusieurs discours qui ont été écoutés avec grande attention en Angleterre et au dehors. On y cherchait ce qu’on appelle, d’un mot un peu banal, une solution, et, bien entendu, une solution différente de celle du gouvernement. Il faut avouer qu’on ne l’y a pas trouvée, ou du moins qu’elle n’a pas paru bien claire. Il y a toujours eu deux parties dans les discours de l’opposition. La première était consacrée à dénoncer les fautes du gouvernement : elle était vraiment trop facile ; qui ne connaît aujourd’hui les fautes du gouvernement ? Il faut être le gouvernement lui-même pour les contester. Oui, sans doute, beaucoup de mal a été fait ; mais où est le remède ? C’était la seconde partie. Le remède, sir Henry Campbell Bannerman ne parait pas en connaître d’autre que celui du gouvernement. Lui aussi est pour l’annexion des deux républiques. Il leur accorderait par la suite, et sans doute plus rapidement que lord Salisbury et M. Balfour, des libertés plus larges, mais qui resteraient très loin de l’indépendance. Les orateurs libéraux ont répété qu’au mois de mai dernier, la paix aurait pu être faite : lord Kitchener et Botha en avaient posé les bases, mais M. Chamberlain n’avait pas voulu les accepter. Dans quelle mesure le fait est-il exact, nous l’ignorons. Nous savons seulement que les Boers combattent pour l’indépendance, et que l’indépendance leur est refusée aussi bien par l’opposition que par le gouvernement. On ne voit d’issue ni d’un côté ni de l’autre.

À ce moment, lord Rosebery a fait son entrée sur la scène, et il y a dit des choses nouvelles : des choses imprévues aussi, du moins pour nous. Si les libéraux semblaient parfois hésitans et timides, on l’attribuait en partie à la crainte de voir se produire une scission du côté de leur aile droite. C’est là que M. Asquith, sir Edward Grey, sir Henry Fowler évoluaient en se rapprochant de l’armée conservatrice, sans toutefois se confondre avec elle. Ils semblaient attirés hors de leur orbite par un astre caché, qui n’était autre que celui de lord Rosebery. Lord Rosebery a eu naguère des accès d’impérialisme d’un caractère assez aigu ; on a même pu croire un moment qu’il voulait jouer de cet instrument de popularité pour faire concurrence à M. Chamberlain. Mais, subitement, il a disparu dans la retraite, rejetant loin de lui toute velléité de reprendre le pouvoir. Depuis ce temps, il a fait ses réflexions, et nous le retrouvons aujourd’hui assez changé. D’abord il est à la disposition de son pays, ce qui veut dire qu’il sera ministre quand on voudra. Tout récemment encore, il parlait d’un ministère d’affaires ; il n’en parle plus aujourd’hui, cette fantaisie est passée, et c’est bien d’un ministère politique qu’il est question dans son discours de Chesterfield. Que ferait-il donc, s’il était chargé de le diriger ?

Dans son discours, comme dans ceux des autres orateurs libéraux, il faut distinguer deux parties : dans l’une, il parle de la méthode à employer pour atteindre le but, et, dans l’autre du but, lui-même. La première est plus remarquable que la seconde ; c’est celle où il est vraiment original. Il déclare formellement que, si l’on veut la paix, il faut la négocier en Europe avec M. Krüger. « Il se peut, dit-il, que ce soit un gouvernement discrédité, quoiqu’il ne soit pas prouvé qu’il l’est aux yeux de son propre peuple : mais c’est le seul gouvernement qui ait été en guerre avec l’Angleterre, et qui, en l’absence de tout autre, conserve encore quelques vestiges de son ancienne autorité. » Du coup, lord Rosebery supprime comme intermédiaires M. Chamberlain et lord Milner, car, si la négociation a lieu en Europe, elle sera conduite par lord Salisbury et par lord Lansdowne. Lord Rosebery est d’avis qu’il ne faut pas toucher pour le moment à M. Chamberlain et à lord Milner, c’est pour lui une question de dignité nationale. Il les laisse donc matériellement en place, mais il les supprime moralement. En même temps, il remet à sa place M. Krüger, que lord Roberts, lord Milner et lord Kitchener lui-même en avaient chassé par leurs proclamations annexionnistes. De toutes ces proclamations, il ne reste rien dans le discours de lord Rosebery. On y rentre dans la réalité ; on reconnaît l’existence ininterrompue des deux républiques, puisqu’on propose de traiter avec elles, en s’adressant à leurs représentans réguliers. Avons-nous besoin d’insister sur l’importance de cette suggestion ? Mais, si l’on en vient au fond des choses, c’est-à-dire à la paix elle-même et aux conditions qui la rendraient possible, la pensée de lord Rosebery est aussitôt moins précise. Il repousse l’annexion des deux républiques pour y substituer leur incorporation, distinction qui paraît un peu subtile et dont l’exacte portée nous échappe. Il demande pour tous les combattans l’amnistie la plus large, et l’octroi de droits chiques complets à tous ceux qui signeraient un contrat d’allégeance bien défini. Qu’entend-il exactement par là ? Nous ne cesserons de rappeler que les Boers combattent pour leur indépendance ; et, sous les diverses formules qu’on emploie, nous craignons qu’il n’y ait à cet égard un malentendu que tous les orateurs libéraux, depuis sir Henry Campbell Bannerman jusqu’à lord Rosebery, entretiennent plus ou moins. Mais, ce qu’il y a dans le discours de ce dernier, c’est un souffle généreux où l’on sent, avec le regret du passé, le désir de le faire oublier en le couvrant des réparations nécessaires. « Nous dépensons 125 millions de francs par mois pour la guerre, a dit lord Rosebery : j’aimerais infiniment mieux dépenser 125 millions par mois pour obtenir, même par une générosité prodigue, une paix certaine en Afrique, et à apaiser les derniers sentimens de rancune qui y subsistent. » Il est douteux que l’argent suffise à cela ; il y faudrait toute une politique ; mais il semble bien que ce soit cette politique que lord Rosebery conseille et qu’il se déclare prêt à appliquer.

On peut mesurer l’importance de son discours aux cris de colère qui l’ont accueilli dans le camp conservateur et gouvernemental. Quant à sir Henry Campbell Bannerman et aux libéraux qui le suivent, ils doivent éprouver quelque surprise, après avoir fait un effort méritoire pour ne pas se séparer de lord Rosebery dans ses tendances vers la droite, de se voir obligés d’en faire un autre pour le rattraper vers la gauche où il s’est subitement porté. Il y a toujours du caprice dans l’esprit, d’ailleurs si distingué, de lord Rosebery : l’homme en est plus intéressant, mais le politique en est plus faible. Il est difficile à suivre. Nous ne savons pas s’il a trouvé la solution véritable du problème, et peut-être serait-il imprudent de croire qu’il se tiendra toujours à celle qu’il vient de proposer. Mais elle est un signe des temps. Pour qu’un homme qui ne se donne pas pour un idéaliste, et qui même, dans son discours de Chesterfield, a affecté de répéter qu’il se plaçait à un point de vue pratique, ait fait une évolution si remarquable, il faut qu’il y ait quelque chose de changé en Angleterre. L’impatience extraordinaire avec laquelle son discours était attendu, la fureur, mais aussi l’enthousiasme qu’il a suscités, enfin l’effet produit par un langage qui faisait table rase de tant de choses dans le passé et qui en proposait de si nouvelles pour l’avenir, tout cela est significatif. Nous ne croyons pas qu’il en résulte des conséquences immédiates, ni que la politique britannique en soit changée. Lord Rosebery ne s’est peut-être pas beaucoup rapproché du pouvoir, au moment où il se déclarait prêt à en accepter la charge ; mais ce qu’il a dit a été écouté avec avidité. On ne l’aurait pas supporté, et lui-même se serait gardé de le dire, il y a quelques mois. L’obstination avec laquelle ils prolongent la guerre n’est donc pas seulement un acte héroïque, c’est un acte politique de la part des Boers, car le temps travaille pour eux ; et tout fait croire, à la manière dont marchent les choses, que leur résistance durera encore longtemps.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.