Chronique de la quinzaine - 14 février 1880

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Chronique n° 1148
14 février 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1880.

La difficulté la plus sérieuse pour la majorité parlementaire et pour le gouvernement né de cette majorité ) est de savoir ce qu’ils veulent, dans quelles conditions et à quel prix ils peuvent servir utilement, d’un commun effort, des institutions dont ils désirent le succès et la durée. C’était déjà la question capitale sous le précédent ministère, c’est encore la question souveraine sous le ministère nouveau. Le problème a pu se déplacer légèrement, il reste en définitive à peu près dans les mêmes termes. Majorité et gouvernement ne sont pas mieux fixés aujourd’hui qu’hier sur la nature de leurs rapports, sur les conditions de l’œuvre qu’ils ont l’ambition d’accomplir, sur ce qui peut faire la force, l’efficacité et la moralité de leur action ; ils sont engagés dans une voie obscure où à chaque pas ils rencontrent des impossibilités, et la raison en est aussi simple que grave : c’est qu’ils se placent dans une situation absolument, radicalement contradictoire.

Servir la république ; être républicain, c’est bientôt dit, c’est un moyen commode et sommaire de tracer un programme. Tout dépend évidemment du sens qu’on attache à ces mots, de la manière d’entendre et de servir la république, et c’est ici que commence l’intime et profonde contradiction, la perpétuelle confusion des idées, des sentimens, des interprétations et des actes. La vérité est que, dans la voie où ils sont entrés, avec leurs instincts, leurs préjugés et leurs faiblesses, les républicains d’aujourd’hui se proposent tout simplement un problème insoluble. Ils veulent, si l’on nous passe cette expression, le blanc et le noir, le pour et le contre, la paix et la guerre dans l’état, l’ordre et le désordre dans les institutions, dans l’administration. Est-ce que ce n’est pas l’histoire de tous les jours ? On veut fonder un gouvernement, c’est un droit, c’est une nécessité supérieure, et on se plaît à accumuler tout ce qui rend les gouvernemens impossibles en diminuant leurs prérogatives et leur dignité. On veut créer une république régulière, durable, où tout le monde puisse avoir accès, et cette république de tout le monde, on se hâte de la rétrécir à la mesure d’une domination de parti, on s’efforce de l’identifier avec les passions jalouses de secte. On a condamné chez les autres ce qu’on appelle la politique de combat, et aussitôt qu’on le peut, on se met à pratiquer sur la plus large échelle cette politique de combat et d’exclusion contre tout ce qui est suspect de dissidence. On parle de réformes, et sous ce nom de réformes on fait souvent passer des expédions de désorganisation et d’épuration. On est convaincu qu’un régime sérieux ne peut s’accréditer que par la modération, par la sagesse, par une équité supérieure ; — on le croit puisqu’on le répète fréquemment, — et en même temps on menace par des lois qui ne sont ni modérées, ni libérales, ni équitables, par des mesures de guerre ou de représaille, tantôt les croyances religieuses, tantôt les conditions essentielles de la magistrature, tantôt la liberté de l’enseignement, une liberté conquise depuis trente ans.

Hier encore, à propos de cette question de l’amnistie que M. Louis Blanc vient de réveiller une fois de plus, M. le président du conseil disait, avec son habile précision de langage : « Vous ne pouvez pas arriver à l’apaisement par l’agitation. » Rien de plus vrai. On ne prépare pas la paix intérieure par l’agitation ; on ne fait pas des réformes sérieuses avec des passions de parti ; on n’inspire pas la confiance à un pays en ébranlant tout sans rien créer. On ne recommande pas la république en la confondant avec toute sorte d’ardeurs factices et de turbulentes entreprises, en lui imposant de périlleuses et compromettantes solidarités. C’est toute la question. C’est là justement cette disproportion entre l’objet qu’on se propose, la fondation d’un régime régulier, et la politique de déviations incessantes, de diversions agitatrices à laquelle on se laisse entraîner. C’est cette intime et perpétuelle contradiction qui fait que majorité et gouvernement ont tant de peine à savoir où ils en sont et à se fixer. La majorité flotte entre des instincts mal définis, qui la laissent sans défense contre les tentations, et les nécessités qui la pressent, qu’elle entrevoit quelquefois ; les ministères cherchent un point d’appui qui leur échappe le plus souvent, et sans y prendre garde on risque d’arriver par degrés, sous le nom de république, à ce qu’un Espagnol, homme d’esprit des temps révolutionnaires, appelait, par opposition au gouvernement absolu, le « dégouvernement » absolu. Mettons que ce soit une dernière étape et qu’on n’y soit pas encore ; on peut dans tous les cas, sachant ce qui est au bout, éviter de se laisser conduire jusque-là, et la première condition est de savoir, s’arrêter et se reconnaître sur ce chemin scabreux où l’on est engagé. Qu’est-ce que cette proposition d’amnistie récemment renouvelée par M. Louis Blanc, si ce n’est une de ces tentatives faites pour ébranler une majorité peu sûre d’elle-même, pour embarrasser le gouvernement, et pour pousser la république dans une voie où elle ne peut trouver que des pièges et des périls ? Les radicaux s’obstinent à raviver cette malheureuse affaire. Ils l’ont engagée déjà sous la forme d’une interpellation, il y a deux mois, dans les derniers jours du précédent ministère, et ils ont échoué ; ils viennent de la reproduire sous le ministère nouveau, et la discussion a eu le même dénoûment : elle a fini par un vote qui a rejeté la proposition de M. Louis Blanc et de ses amis de l’extrême gauche. C’est assurément ce qui pouvait arriver de mieux pour la chambre, pour le ministère et pour le pays. La proposition a été repoussée, parce que la loi de l’année dernière a déjà fait tout ce qui était possible, et même, selon bien des esprits, au delà ce qui était nécessaire, parce que des motions nouvelles ne répondent plus ni à un intérêt sérieux, ni à un sentiment public, parce qu’enfin, même dans cette chambre si complètement républicaine, on a bien compris que, sous cette question de l’amnistie plénière, il y avait la pensée plus ou moins déguisée d’une revanche offensante de l’insurrection de 1871. Elle a été repoussée parce qu’elle est de l’agitation et rien que de l’agitation, parce qu’au lieu d’affermir et de fortifier la république comme le prétend M. Louis Blanc, elle ne pourrait que la déconsidérer et la ruiner en la montrant trop complaisante pour la plus odieuse des séditions. Les défenseurs de l’amnistie n’avaient d’ailleurs plus rien de nouveau à dire pour relever une si triste cause. Depuis longtemps ils ont épuisé les banalités et les déclamations. Oublier, inviter le pays à l’oubli, jeter le voile sur le crime, sur Paris incendié et ravagé, proclamer l’apaisement, c’est aisé à dire ! Est-ce qu’il est si facile d’oublier, même quand oh le voudrait, en présence des déchaînemens de colère et de haine de quelques-uns de ceux-là mêmes qui ont profité de l’amnistie partielle et de Ceux qui n’en ont pas eu le bénéfice, qui rejettent toute grâce comme une injure ? Est-ce qu’on ne voit pas tous les jours se produire d’audacieuses falsifications historiques et morales faisant de l’insurrection de 1871, accomplie sous l’œil de l’étranger, au profit de l’étranger, un égarement de patriotisme, et des héros de la commune des hommes qui ont pu se tromper, mais qui après tout ont défendu la république contre une assemblée de monarchistes, ont peut-être sauvé la république, ont souffert pour la république ? C’est une étrange manière de servir aujourd’hui la république, on en conviendra, que de lui donner de tels précurseurs ou de tels auxiliaires, de l’accabler de tels souvenirs et de lui imposer presque comme un acte de résipiscence ou d’équité reconnaissante l’amnistie du 18 mars. A tout cela le jeune rapporteur de la commission d’amnistie, M. Casimir Perier, a répondu, d’un accent énergique et ferme, en rétablissant la vérité des choses, en restituant à la révolte et aux révoltés leur caractère, à la justice ses droits, à la société ses devoirs de vigilance et de défense ; mais ce qui a évidemment décidé du sort de la proposition de M. Louis Blanc, c’est l’intervention de M. le président du conseil portant dans ces débats irritans et inutiles l’autorité de la parole du gouvernement. M. de Freycinet paraissait pour la première fois à la chambre comme chef de cabinet appelé à prononcer le mot décisif sur une question aussi délicate que grave, et il a enlevé le succès ; il a gagné sa bataille, — au moins sur ce point spécial et pour le moment.

Ce que M. le président du conseil pense de la commune, on n’en peut douter, il serait presque superflu de le lui demander, et ce serait en vérité une injure toute gratuite de lui supposer une hésitation d’opinion. Il a voulu, cela est bien clair, éviter de s’engager dans des jugemens rétrospectifs ; il en a dit assez dans tous les cas pour laisser parfaitement comprendre qu’il a, comme tous les esprits justes, une opinion décidée sur « les origines, le caractère et les actes de la commune, « sur des événemens dont aucune amnistie ne saurait « changer la moralité », sur une insurrection à laquelle on pourrait accorder le pardon, le jour où la clémence serait sans péril, mais dont on ne peut souffrir la réhabilitation. Au fond, M. le président du conseil a parlé en politique mesuré et fin, ayant visiblement l’œil sur une situation parlementaire fort compliquée, tournant avec dextérité les écueils, évitant de se lier, repoussant nettement toutefois, l’amnistie plénière du moment, et voir toutes les conditions qu’il met à la possibilité d’une extension d’amnistie dans l’avenir, on peut bien s’apercevoir qu’il ne se fait pas beaucoup d’illusions ; s’il faut toutes ces conditions, la question est congédiée pour longtemps, et le « jamais, » qui n’est pas dans les paroles reste à peu près sous-entendu.

Que faut-il en effet avant tout ? C’est M. le président du conseil qui le dit : il faut que l’opinion, qu’on représente comme indifférente ou même comme sympathique pour l’amnistie, et qui ne l’est pas, cesse de s’inquiéter de ces événemens d’autrefois qui lui ont laissé une impression sinistre, qu’elle ne puisse plus voir dans un acte de clémence, le signe « d’une faiblesse du gouvernement, le symptôme d’une politique moins prudente et moins, ferme. » Il faut que le pays soit préparé à recevoir l’amnistie, « Le sera-t-il jamais ? Arrivera-t-il à oublier suffisamment ? Ce ne sera dans tous les cas que lorsque, l’amnistie ne sera plus un moyen d’agitation, jusqu’elle ne sera plus représentée comme « une revendication, » comme « une réhabilitation, » lorsqu’elle ne sera plus en même temps, dans la main des partis, une arme d’opposition contre le gouvernement. Il faut « que le gouvernement soit assez fort pour rassurer pleinement le pays sur rassurer pleinement le pays sur les suites d’une telle mesure. » Voilà bien des choses qui sont nécessaires, de l’aveu de M. le président du conseil, et en définitive, cela veut dire, en d’autres termes, qu’il faut sortir de l’équivoque que nous signalions, qu’il faut cesser de vouloir le pour et le contre, de prétendre fonder une république digne de confiance, un gouvernement sérieux, avec une politique d’agitation, de représaille ou de subversion.

Assurément, M. le président du conseil a raison lorsqu’il s’efforce de rallier la majorité en lui demandant de l’aider « à bien gouverner, » de façon à inspirer la confiance au pays, lorsqu’il la presse de s’attacher aux œuvres pratiques, de mettre au-dessus des questions irritantes de parti les « lois utiles… les réformes sérieuses graduellement abordées dans un esprit de libéralisme et de prudence. » Tout cela est juste et sensé ; mais M. le président du conseil ne peut s’y tromper : l’amnistie n’est pas la seule dissonance dans l’ordre régulier où il propose à la chambre d’entrer ; elle n’est pas le seul fait qui jure avec cette politique de paix et de libéralisme dont il élève le drapeau au milieu des partis. Il ne servirait de rien de signaler les dangers de la politique d’agitation et de guerre à propos de l’amnistie, et de pratiquer ou de laisser pratiquer cette politique dans les affaires de la magistrature, dans le domaine de l’enseignement, dans la distribution des emplois, dans les questions qui, en intéressant les consciences religieuses, touchent si intimement aux mœurs, aux traditions, aux plus profonds instincts du pays. C’est à M. le président du conseil d’employer sa séduisante éloquence à montrer que tout se tient ; c’est à lui de faire sentir à la chambre, à ses collègues eux-mêmes, qu’au lieu de perdre leur temps dans des luttes inutilement irritantes, dans des conflits départi pour l’amnistie ou pour un article 7, dans des bouleversemens périodiques de personnel, ils feraient mieux de s’attacher à « bien gouverner, » à préparer impartialement les lois utiles, les réformes sérieuses dont la France a besoin. « Construisons ensemble nos chemins de fer, dit-il, creusons nos ports, bâtissons nos écoles, instruisons le peuple, améliorons nos tarifs de douane, dégrevons nos impôts ; en un mot, augmentons par tous les moyens possibles la prospérité matérielle et morale du pays. » Soit, le programme est complet, — il n’y a plus qu’à le réaliser ! Maintenant l’amnistie est écartée dans l’intérêt supérieur de la paix civile et de la politique proposée par M. le président du conseil. C’est à M. le ministre de l’instruction publique, à M. le garde des sceaux, pour se conformer au programme, de mettre un frein à leur humeur de réorganisation ou de désorganisation, de reprendre leurs projets pour les revoir, de laisser passer avant tout et les discussions sur les lois militaires qui restent en suspens, et cette discussion sur les tarifs qui vient enfin de s’ouvrir, qui intéresse la fortune publique. Franchement, sans cela, on a beau déployer un programme, on n’a rien fait. On n’aura franchi le défilé de l’amnistie que pour arriver périodiquement à d’autres défilés tout aussi dangereux, pour se retrouver sans cesse en face d’incidens nouveaux nés de la politique d’agitation et de division. M. le ministre de l’instruction publique, après avoir obtenu à peu près son conseil supérieur, finît-il par arracher au sénat son article 7, est-ce que ce serait un dénoûment ? Est-ce que ce ne serait pas au contraire le commencement de luttes nouvelles et plus ardentes ? Que M. le garde des sceaux fût investi du droit de suspendre plus ou moins l’inamovibilité, de bouleverser à son gré la magistrature, est-ce qu’on croit que tout serait fini ? Est-ce qu’il est sage d’ailleurs de laisser indéfiniment l’ordre judiciaire tout entier dans cet état d’indécision et d’attente ? Qu’on ne s’y trompe pas, on peut choisir entre deux politiques : la pire des choses serait de croire qu’on peut les faire marcher ensemble. Ce serait perpétuer la confusion d’abord et peut-être préparer ensuite d’autres crises plus redoutables.

Certes de toutes les raisons qui devraient tenir les esprits sensés et clairvoyans constamment en garde contre la politique d’agitation, de division et d’aventure, la plus décisive est toujours ce qui se passe autour de nous ; c’est un certain état de l’Europe qui a sûrement sa gravité. Qu’on doive se défendre avec soin d’exagérer les moindres signes qui peuvent se produire en Europe, qu’on observe avec calme cet état qui se développe par degrés, rien de mieux. Les faits ne restent pas moins ce qu’ils sont, et il est bien certain qu’une politique radicale à Paris aurait le suprême inconvénient de ne pas créer à la France la meilleure des situations en Europe ; elle se heurterait du premier coup contre un sentiment conservateur très prononcé et contre cette activité d’armemens militaires qui n’en est plus à se déguiser. Des imaginations inventives se sont plu récemment à confier au monde le secret de toute sorte de projets extraordinaires, de toute sorte de combinaisons méditées par M. de Bismarck. Le chancelier allemand a le sort des riches, à qui on ne craint pas de prêter beaucoup. Pour rester dans la réalité, toute invention fabuleuse mise à part, M. de Bismarck est assurément de ceux qui ne font rien à la légère, et ce n’est pas sans intention qu’il croit devoir augmenter encore une fois la puissance militaire de l’Allemagne.

Est-ce pour un avenir indéterminé, inconnu et assez éloigné qu’il entend préparer les forces de l’empire, au risque d’imposer aux populations allemandes de lourds sacrifices ? A-t-il en vue quelque circonstance plus précise et plus immédiate ? Les armemens qui viennent d’être décidés à Berlin sous son inspiration sont-ils le complément de l’alliance austro-allemande ? Assurément, ce qu’il y a de plus clair, c’est que M. de Bismarck n’est point sans quelque sollicitude sur le sort de l’œuvre, colossale dont il reste encore le gardien, et qu’à tout événement, comme il le disait il y a quelques années, il veut tenir l’Allemagne en selle. Il prend le non moyen en chargeant M. de Moltke d’augmenter ses régimens d’infanterie et ses batteries d’artillerie. S’ensuit-il que dès ce moment il se prépare à une guerre qu’il prévoit ou qu’il médite ? Il fait répéter partout qu’il n’en est rien, que cette puissance militaire, déjà démesurée, qu’il s’occupe à augmenter encore au centre de l’Europe, n’a qu’une destination défensive. Bref, au dire de M. de Bismarck, les armemens sont tout ce qu’il y a de mieux pour assurer la paix. Le discours impérial, lu ces jours derniers à l’inauguration de la session du Reichstag, confirme ce langage. Il ne parle que de dispositions amicales, de prévisions pacifiques, du désir qu’éprouve l’empereur d’Allemagne de « s’associer avec ardeur à tout ce qui sera fait pour assurer d’une manière durable la paix de l’Europe. » En un mot, la politique allemande reste « pacifique et conservatrice. » Que M. de Bismarck joigne à tout cela quelques sorties plus ou moins violentes, plus ou moins calculées, contre la Russie et la France, c’est, à ce qu’il paraît, une façon de donner plus de saveur aux déclarations pacifiques de l’Allemagne, Et puisque de si grands personnages daignent promettre la paix au monde. Il faut bien les croire. Il est permis seulement de suivra avec quelque intérêt le développement de leurs desseins pacifiques.

L’Angleterre, au milieu des armemens qui sont l’énigme de l’Europe, vient de voir s’ouvrir le plus pacifiquement du monde la dernière session d’un parlement qui, d’ici II peu, devra être renouvelé ; pour la chambre des communes du moins l’existence légale va être épuisée, l’heure des élections générales sonnera dans quelques mois, et depuis longtemps on n’aura vu une législature allant si exactement jusqu’au bout, marquée par de si sérieux événemens et par une telle longévité de ministère. La reine a inauguré en personne cette dernière session par un de ces discours qui ne sont pas de pâture à émouvoir l’opinion, à susciter d’ardentes luttes parlementaires, L’imagination de lord Beaconsfield, pour cette fois, ne s’est pas mise de la partie dans la préparation de la harangue royale. S’il y a des préoccupations, des troubles d’esprit sur le continent, le discours de la reine Victoria ne s’en fait pas l’écho ; il est d’une parfaite placidité sur les relations de l’Angleterre avec toutes les puissances, et il représente comme « certain le maintien de la paix européenne sur les bases établies par le traité de Berlin. » Voilà qui est rassurant et qui prouve au moins que l’Angleterre ne songe pas à figurer dans les combinaisons où les grands stratégistes de la diplomatie lui destineraient un rôle. La reine ne mentionne un certain nombre de questions toujours sérieuses que pour assurer qu’elles sont entrées dans la voie des solutions régulières. En avouant, au sujet de l’empire turc, qu’il reste « beaucoup à faire pour réparer les désordres qui ont été la conséquence des derniers événement » elle ne laisse prévoir rien d’inquiétant. Elle peut annoncer d’un autre côté la fin de la guerre des Zoulous.

Il y a cependant à travers tout un point noir sur lequel on ne peut jeter le voile, c’est cette affaire de l’Afghanistan, de Caboul, où l’Angleterre a été ramenée pour venger le massacre de ses représentans et où elle demeure fatalement aventurée, plus peut-être qu’elle ne le voudrait. La reine ne dissimule pas que l’état de trouble de l’Afghanistan ne permet pas pour le moment à l’Angleterre de rappeler ses troupes ; elle ajoute aussitôt, il est vrai, que le principe dont le gouvernement britannique s’est inspiré jusqu’ici ne sera pas modifié. Quelle est la portée de ce principe ? quelle est la pensée réelle et quelle sera la limite de la politique anglaise ? où peut conduire l’imprévu ? C’est ce qui reste à savoir. La délibération de l’adresse en réponse au discours de la couronne n’est pas d’habitude en Angleterre l’occasion des explications sérieuses : ces affaires ont été à peine effleurées jusqu’ici. Vraisemblablement une discussion plus complète et plus décisive s’engagera à propos du Blue-Book que le cabinet vient de publier. Il est certain qu’il y a là des obscurités, des difficultés qui se sont aggravées à travers les péripéties Successives de la dernière expédition et qui ne cessent de peser sur la politique anglaise. La reine disait l’autre jour qu’en persistant dans l’intention de fortifier les frontières de l’empire de l’Inde, le gouvernement « voudrait conserver des relations amicales tant avec ceux qui seront appelés à gouverner l’Afghanistan qu’avec la population de ce pays. » S’il n’y avait que cela, ce serait relativement encore assez simple, quoiqu’il ne soit pas facile d’arriver à créer ces « relations amicales » dans des conditions offrant quelque fixité et des garanties suffisantes ; mais, on le sait bien, il y a autre chose, il y a la question tout entière des rapports de l’Angleterre et de la Russie dans ces contrées de l’Asie centrale. Les papiers récemment mis au jour, rapports des chefs de l’armée anglaise dans l’Afghanistan, conversations diplomatiques à Londres ou à Saint-Pétersbourg, toutes ces pièces révèlent une fois de plus l’antagonisme permanent, croissant, le duel de plus en plus dessiné des deux puissantes rivales ; on dit même aujourd’hui que d’autres papiers, trouvés à Caboul et provisoirement réservés par le cabinet de Londres, sont plus significatifs encore.

Ce travail d’antagonisme, il existait sans doute. Il avait pris visiblement une forme plus directe et plus aiguë avant l’arrivée des Anglais à Caboul l’année dernière, et le général Roberts, en rapportant une conversation qu’il a eue avec Yakoub-Khan, le fils et le successeur du dernier émir Shere-Ali, constate l’influence active de la Russie. Il va jusqu’à dire : « La rupture des Anglais avec Shere-Ali a été le moyen de démasquer et de déjouer une conspiration très grave contre la paix et la sécurité de notre empire de l’Inde. » Les Anglais vont à Caboul, la Russie de son côté menace Merv, et lorsque les ministres ou ambassadeurs de la reine interrogent le cabinet de Saint-Pétersbourg, les hommes d’état russes, M. de Giers, M. de Jomini, à défaut du prince Gortchakof, répondent d’abord qu’il n’en est rien, qu’on ne songe pas à marcher sur Merv ; le tsar lui-même prend la peine de confirmer ces déclarations. Les diplomates russes conviennent qu’il peut tout au plus être question de quelques colonnes chargées de réprimer les déprédations des Turcomans et d’opérer à l’est de la mer Caspienne. Il n’y avait rien d’abord, puis il y a quelque chose, puis un jour le baron Jomini dit à l’ambassadeur de la reine, à lord Dufferin : « Bien que nous n’ayons pas l’intention d’aller à Merv, ni de rien faire qui puisse être regardé comme une menace pour l’Angleterre, vous ne devez pas vous y tromper ; le résultat de nos opérations actuelles sera de nous fournir une base d’opération contre l’Angleterre, dans le cas où le gouvernement britannique, en occupant Hérat, menacerait notre position présente dans l’Asie centrale. » Les Anglais n’ont pas occupé jusqu’à présent la ville d’Hérat, dont ils ont interdit l’occupation à la Perse en 1857. Supposez cependant qu’aujourd’hui, comme on le dit, l’Angleterre songe, non plus à occuper Hérat par elle-même, mais à rétrocéder cette ville tant disputée à l’empire persan pour gagner son alliance ; supposez qu’il y ait une négociation, ainsi qu’on l’a insinué dans le parlement, et que cette négociation ait un résultat, la Russie ne verra-t-elle pas dans cette rétrocession calculée une occupation indirecte menaçante pour sa « position présenté dans l’Asie centrale ? »

Hérat, Merv, Caboul, Candahar, c’est entre tous ces points que se joue une étrange partie, destinée peut-être à finir tragiquement. On ne peut pas dire sans doute que lord Beaconsfield ait créé cet orage qui s’amasse depuis longtemps ; on ne peut nier non plus qu’il ne se soit jeté un peu présomptueusement dans des difficultés singulières faites pour l’embarrasser, d’autant plus qu’après avoir trop triomphé il y a quelques mois de la « paix glorieuse » qu’il croyait avoir conquise par le traité de Gandamak, il est moins avancé aujourd’hui qu’il y a un an ; une armée anglaise reste plus que jamais engagée dans un pays en insurrection et en pleine désorganisation. Voilà le point noir que le langage officiel du discours de la reine ne peut voiler, et qui trouble l’horizon à la veille des élections.

Naturellement l’opposition tire parti contre le ministère, contre lord Beaconsfield et lord Salisbury surtout, de ces difficultés et de ces déceptions. Sir William Harcourt, dans un récent banquet à Birmingham, harcelait de ses sarcasmes les plus acérés et les plus violens le chef du cabinet ; il lui demandait compte de ses tirades triomphales au retour de Berlin, de ses prédictions et de ses chants de victoire sur la convention anglo-turque, sur la nouvelle Roumélie, sur les. réformes de l’Asie-Mineure, sur la paix de Gandamak, — de « ses volumes de prophéties non réalisées. » M. Gladstone, le marquis Hartington, M. Bright ont beau jeu à leur tour et se préparent à se servir des armes que les événemens mettent à leur disposition pour la lutte prochaine. A la vérité, lord Beaconsfield expie un peu ses hardiesses d’imagination et son goût pour les coups de théâtre. Il n’a pas toujours réussi, il a ses mécomptes dans les expéditions lointaines comme dans les affaires de l’Irlande, qui ne sont rien moins que brillantes. Il n’est cependant pas homme à se tenir pour battu. Il garde, devant l’opinion, l’avantage d’avoir tenté un des plus énergiques efforts qui aient été vus depuis longtemps pour relever l’ascendant de l’Angleterre, d’avoir assuré de singulières satisfactions à l’orgueil national, et de tout ce qu’il a fait ou essayé, il en reste encore assez pour remuer la fibre britannique. Il a remis en honneur et en mouvement la politique traditionnelle de l’Angleterre que ses adversaires avaient laissée décliner, et il est plus facile de railler ses déceptions et ses présomptions que de relever contre lui le drapeau de la politique du ministère de M. Gladstone. Les uns et les autres se présenteront aux élections : à qui le scrutin populaire donnera-t-il raison ? On ne peut pas même le soupçonner encore, et l’élection qui vient d’avoir lieu, ces jours derniers, à Liverpool, n’est point un signe décisif. Le combat a été vif, il est vrai, les partisse sont essayés dans cette chaude rencontre qui n’est qu’un prélude, et le candidat tory, M. Whitley, l’a emporté sur le candidat de l’opposition, le jeune lord Ramsay, pour qui tout le parti libéral a donné, même lord Derby ; mais Liverpool appartient, depuis longtemps, aux conservateurs, et ce scrutin prouve simplement que le parti ministériel n’est pas facile à entamer. D’ici aux élections générales, les conditions de la lutte peuvent se modifier encore, et pour peu que les événemens le servent à demi, lord Beaconsfield, lui aussi, peut obtenir des électeurs son nouveau septennium ministériel. Il n’est rien de tel que d’être presque octogénaire pour se promettre de ces longs avenirs, pour aller au combat avec une ardeur toujours nouvelle !

Il y a des pays comme l’Angleterre où les luttes politiques gardent toujours une sorte de régularité puissante, il y en a d’autres où le régime parlementaire, moins ancien, moins intimement acclimaté, n’est pas à l’abri des accidens. Ce qui s’est passé en Espagne il y a deux mois était à coup sûr un accident aussi grave que bizarre qui hé pouvait se produire que dans un état constitutionnel assez novice. Il n’est pas naturel qu’en pleine discussion sur un des intérêts nationaux les plus sérieux, une partie de la représentation publique se retire des assemblées, que les minorités se réfugient dans une abstention systématique : c’est ce qui est arrivé à Madrid au mois de décembre.

Cet étrange incident s’était produit au milieu des débats parlementaires engagés sur les réformes de l’île de Cuba et à la suite de la crise ministérielle déterminée par cette discussion. Le général Martinez Campos, président du dernier cabinet et promoteur des réformes, voyant ses projets contestés, à demi désavoués ou tout au moins modifiés par la majorité des chambres, avait quitté le pouvoir, non sans laisser éclater une certaine vivacité. M. Canovas del Castillo, l’homme de la majorité, revenait à la présidence du conseil avec de nouveaux projets. Jusque-là tout semblait assez simple. La crise cependant avait remué l’opinion et les partis dans les chambres ; elle laissait surtout une vive excitation chez les partisans des réformes de Cuba et chez les amis du général Martinez Campos. À la première apparition du nouveau président du conseil dans le congrès éclatait une scène des plus violentes, des plus tumultueuses. M. Canovas del Castillo était accusé d’avoir manqué d’égards a la minorité en quittant assez brusquement la salle des séances avec ses collègues pour se rendre au sénat. Qu’en était-il ? M. Canovas del Castillo avait pu céder à un mouvement d’impatience, il n’avait, cela est bien clair, aucune intention offensante. On le croyait cependant, on s’excitait mutuellement, on écoutait des susceptibilités toujours vives en Espagne. De là cette retraite solennelle des minorités parlementaires qui a duré deux mois. Évidemment ni les partis ni le président du conseil de Madrid n’étaient intéressés à laisser se prolonger une scission qui aurait fini par prendre un caractère révolutionnaire. L’odieux attentat qui dans l’intervalle a menacé les jours du roi et de la reine a contribué sans doute un peu à calmer les esprits, en les détournant d’une querelle peu sérieuse. D’un autre côté, des négociations qui n’avaient pas réussi dans le premier moment d’effervescence ont été reprises pour ramener la paix. Dès le mois dernier d’ailleurs, M. Canovas del Castillo avait saisi une occasion qui lui était offerte devant le sénat pour donner les plus dignes explications et désintéresser les sentimens d’honneur des abstentionnistes. Plus récemment, sur une interpellation d’un des hommes les plus considérables du congrès, M. Posada Herrera, le président du conseil a renouvelé ces explications avec la supériorité d’un esprit politique aussi conciliant que ferme, et tout a bien fini ; l’accident est réparé, les minorités sont rentrées dans les chambres.

La vie parlementaire a repris ainsi son cours régulier à Madrid. Elle sera sans doute un peu agitée par des débats peut-être passionnés sur la dernière crise ministérielle et par la discussion de ces réformes de Cuba qui, bien que votées en partie pendant l’absence des minorités, restent à compléter ; mais ici tout redevient simple. C’est la lutte des opinions, c’est le régime constitutionnel en pleine action, et pour l’Espagne comme pour bien d’autres pays, la liberté légale est la meilleure des garanties contre les révolutions.


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.