Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1880

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Chronique n° 1147
31 janvier 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1880.

C’est un fait certain, avéré, à peu près avoué par tout le monde, même par les complaisans et les optimistes, que depuis quelque temps il y a un peu partout un indéfinissable malaise, une incertitude croissante. De trouble extérieur, d’agitation ou de résistance, il n’y en a d’aucune espèce : le pays est plutôt passif, porté au repos et au travail paisible ; mais à travers tout il y a ce sentiment assez distinct, de plus en plus saisissable, que décidément la chose publique n’est pas en bonne voie, que le régime n’est pas en progrès, que les garanties de fixité et de durée vont en diminuant, que tout est faussé ou altéré. Il y a un mouvement prononcé de défiance et de découragement au spectacle de pouvoirs publics incohérens, occupés à se démener, à s’épuiser dans le vide, et la dernière crise ministérielle, qui est née en partie de cette confusion, a en même temps contribué peut-être à augmenter le mal. Elle a été une cause nouvelle d’incertitude en s’offrant aux uns comme une énigme de plus, aux autres comme une menace. Au fond de la province aussi bien qu’à Paris, parmi les hommes désintéressés, bien entendu en dehors de ces sphères artificielles où il est convenu qu’on ne voit rien, l’impression est la même. L’opinion n’en est point sans doute encore à une impatience irritée et à une réaction déclarée. Ce qu’elle a accepté, elle l’accepte encore ; elle n’en est pas à chercher un dénoûment, un autre avenir, elle est tout simplement agacée, inquiète et mécontente de ce qui existe, d’une certaine direction générale des choses, sans trop s’avouer du reste pour le moment ce qu’elle voudrait.

Toute la question est de savoir si c’est là un état accidentel, passager, dû uniquement à des circonstances momentanées, ou si c’est le commencement d’une crise destinée à devenir chronique et à s’aggraver en conduisant fatalement à des épreuves nouvelles. Eh ! sans doute, ce mal, qui est réel, qui a déjà le caractère le plus sérieux, n’a rien encore d’absolument irrémédiable, — à la condition qu’on l’observe sans préjugés, qu’on se rende bien compte de ce qui l’a produit et amené au point de gravité où il est arrivé,

La cause de cet état qui frappe tous les regards, elle est simple et évidente : c’est qu’on n’est plus ni dans la vérité morale et sérieusement politique, ni même dans la vérité strictement constitutionnelle ; c’est que depuis un an il y a de toutes parts et sous toutes les formes un effort violent pour sortir des conditions dans lesquelles le nouveau régime a été offert au pays et accepté par lui ; c’est qu’à la place de la république libérale, pondérée, conciliante, telle qu’elle a été consacrée par la constitution, on veut absolument nous donner une république de coterie et de domination exclusive, procédant par suspicion, portant étourdiment la guerre partout, dans l’administration, dans la magistrature, dans l’enseignement, dans les écoles primaires, dans le domaine des croyances comme dans le domaine des intérêts. Certes, si un homme a contribué à introduire la république en France en lui imprimant un rassurant caractère, en montrant à quel prix elle est possible, c’est bien M. Thiers. Est-ce que M. Thiers cependant n’est pas aujourd’hui pour les républicains un bonhomme passé de mode qui a fait tout ce qu’on attendait de lui et qu’on tient quitte de ses conseils de sagesse ? Est-ce que M. Dufaure, le généreux complice et le continuateur de M, Thiers, n’est pas pour le moment relégué parmi les réactionnaires et les cléricaux ? Est-ce que tous les modérés, sans lesquels la république n’existerait pas, ne sont pas évincés et bafoués comme des alliés désormais inutiles ? Leur moment à tous est passé ! Encore si ceux qui prétendent être les maîtres du jour justifiaient l’ardeur de leurs ambitions par une certaine supériorité ! Malheureusement, ce sont pour la plupart de médiocres politiques, et le plus clair de leur système est de mettre autant de suffisance que de légèreté et même d’incapacité au service de leurs passions de parti. Le résultat est cette situation faussée ou dénaturée, tout au moins singulièrement modifiée, où l’opinion, ne se reconnaissant plus, se trouvant en présence d’une république qui n’est pas celle qu’elle a acceptée, qui ne se manifeste que par des incohérences et par des menaces, hésite et commence peut-être à se détourner. — Pure illusion, dira-t-on, propos de réactionnaires frondeurs ! L’opinion n’hésite et ne se sept déconcertée que parce que le gouvernement ne marche pas assez vite dans la voie de la république nouvelle, parce qu’il ne va pas d’un seul coup jusqu’à l’amnistie complète, jusqu’au licenciement de la vieille magistrature française, jusqu’à l’exclusion radicale des influences religieuses de l’enseignement, de toutes les écoles. S’il en est ainsi, comment se fait-il que depuis un an, à chaque progrès ou à chaque tentative de la politique radicale correspondent des hésitations nouvelles de l’opinion ? Comment se fait-il qu’à l’heure qu’il est la confiance soit certainement moins grande qu’elle ne l’était il y a un an, et que, par une combinaison étrange avec les succès croissans des républicains, avec la marche du gouvernement vers la gauche renaissent de toutes parts les doutes sur l’avenir de la république elle-même ? Voilà la question, certes fort sérieuse, fort délicate qui résume et domine toutes les autres.

À ce mal réel, dont tout se ressent aujourd’hui, quels remèdes ou quels palliatifs entend apporter à son tour le ministère qui est né, ou qui s’est reconstitué aux derniers momens de décembre ? Quelle attitude se propose-t-il de prendre et de garder entre les partis ? Quelle politique a-t-il le dessein de suivre et d’appliquer ? Il n’a encore qu’un mois d’existence. Il est allé l’autre jour, dès le début de la session, porter aux chambres, avec la notification de sa naissance, un exposé de ses vues et de ses intentions. C’est ce qu’on peut appeler une déclaration d’avènement. Après tout, les déclarations, les programmes et les promesses sont des mots ; les actes seuls ont une valeur réelle, seuls les faits peuvent donner une idée précise de la force ou de la faiblesse d’une situation, et autant qu’on en puisse juger par les premiers actes, par les premiers signes d’une existence si courte, le nouveau ministère a peut-être encore beaucoup à faire pour se trouver dans des conditions telles qu’il puisse se promettre une action libre, utile et durable. La dernière déclaration ministérielle, si l’on nous permet ce terme, est sûrement pavée de bonnes intentions. Elle est assez savamment calculée, combinée, coordonnée, pour avoir pu passer à travers tout sans encombre, et elle a été accueillie comme l’œuvre d’un homme qui vient de se tirer avec habileté d’un pas difficile, qui, livré à lui-même à sa propre inspiration, aurait sans doute appuyé plus nettement sur certains points, en écartant tout simplement d’autres questions. Au fond, que dit-elle, cette déclaration qui ne laisse pas d’être une marque de fine diplomatie de la part de notre ministre des affaires étrangères ? Elle en dit assez pour montrer que le nouveau cabinet n’entend pas se départir de « la politique prudente et mesurée qui, au dedans comme au dehors, convient à la situation de la France, » — que M. le président du conseil, fidèle à lui-même, persiste à vouloir « non exclure, mais ramener, et fonder une république dans laquelle tous les Français puissent successivement faire leur entrée. » Elle en dit malheureusement assez en même temps pour montrer que le ministère se trouve enlacé par des engagemens et des projets, par des solidarités de parti qui le mettent en contradiction avec cette prudence et cette mesure dont on veut se faire une loi.

Ainsi, M. le président du conseil veut une magistrature « respectueuse des institutions » sans doute, mais « forte, honorée, indépendante, » et le commentaire de ces paroles, c’est le projet que M. le garde des sceaux vient de présenter, qui n’est qu’un expédient improvisé pour exécuter un certain nombre de magistrats, qui n’est ni sérieux, ni équitable, ni même correctement rédigé. Ainsi le chef du cabinet veut ramener, concilier ; il veut, dit-il, « procurer à cette nation deux grands biens qui lui sont indispensables, le calme et la paix, » et d’un autre côté il ne peut éviter de demander au sénat le vote de ces lois sur l’instruction publique qui ne sont qu’une pensée de guerre et de division dans le paisible domaine des études, de l’éducation de la jeunesse. M. le président du conseil n’a pas trouvé le terrain libre, nous en convenons ; c’est à lui, avec son esprit ferme et net, de déblayer au plus vite ce terrain, de dégager de sa déclaration une vraie politique, de faire sentir aux chambres la nécessité d’en finir avec les entraînemens et les fantaisies violentes dont l’unique effet est de conduire le pays à douter de cette « solidité des institutions » invoquée par le gouvernement lui-même. C’est à M. de Freycinet, le moins engagé des ministres dans les querelles irritantes, d’employer sa persuasive éloquence et son autorité de chef du cabinet à débarrasser une situation compromise, à relever le caractère et la politique d’un régime qu’il a la très légitime ambition de servir utilement.

De toutes les questions qui pèsent sur le gouvernement du poids des passions de parti, une des plus graves et des plus délicates est certes toujours cette question des lois sur l’instruction publique, qui ont été déjà votées par la chambre des députés, qui viennent maintenant de comparaître devant le sénat. Il ne s’agit point encore de la liberté de l’enseignement supérieur et de l’article 7, qui ont été l’objet d’un rapport lumineux et. décisif de M. Jules Simon. Il s’agit d’abord du conseil supérieur de l’instruction publique, que M. Jules Ferry propose de réorganiser en excluant tous les élémens étrangers à l’université pour ne laisser au nouveau conseil, suivant son expression, qu’un caractère tout pédagogique. Au fond d’ailleurs, dans les deux projets, c’est la même pensée de réaction contre la loi de 1850 qui a consacré la liberté de l’enseignement secondaire, contre la loi de 1873 qui a reconstitué le conseil supérieur altéré par l’empire, mais qui a le malheur d’être l’œuvre de l’assemblée de 1871 ; c’est la même inspiration de guerre contre ce qu’on appelle le cléricalisme, au risque d’atteindre la liberté et de rabaisser le caractère du conseil supérieur de l’enseignement en France. C’est ce qui vient d’être débattu avec éclat pendant quelques jours devant le Sénat, et, au milieu des loquacités assez vulgaires du temps, cette première discussion a le souverain mérite de rappeler les plus belles luttes parlementaires d’autrefois, démontrer quelle autorité peut donner au sénat la supériorité des lumières et des talens. M. Jules Ferry, nous ne le contestons pas, s’est défendu de son mieux, peut-être d’autant mieux qu’il a été obligé d’être plus mesuré, et il a eu surtout l’heureuse chance d’avoir auprès de lui comme rapporteur un homme aussi aimé pour sa droiture qu’estimé pour son savoir. M. Barthélémy Saint-Hilaire. Tout ce qu’on pouvait dire, M. Barthélémy Saint-Hilaire l’a dit en politique ou en philosophe sérieux et convaincu, en vieux défenseur de la vieille université ! Ceci admis, il faut avouer que les adversaires de la réforme ministérielle avaient pour eux la bonne cause, que cette campagne de quelques jours a été conduite avec une vraie puissance de raison et de langage. M. le duc de Broglie a serré le projet de sa nerveuse et pénétrante éloquence, élevant sans effort une simple question d’enseignement à la hauteur d’une question sociale. M. Laboulaye a défendu les principes libéraux, les traditions libérales avec son esprit sensé, et M. Bocher, arrivant le dernier, ravivant de son feu une discussion presque éteinte, est venu compléter la démonstration par sa parole lumineuse, précise et entraînante.

Après cela, quel que soit le scrutin, cette loi, au point de vue de la réorganisation et du rôle du conseil supérieur, reste ce qu’elle est, une conception assez médiocre, qui montre quels étranges progrès nous faisons dans les voies libérales, dans nos idées sur les affaires générales de l’enseignement. Il faut voir les choses simplement, largement, sans les rabaisser et les rétrécir par de malheureuses inspirations de parti.

Qu’est-ce à dire ? M. Jules Ferry pour reformer son conseil, le premier conseil de l’enseignement public en France, notez-le bien, — ne trouve rien de mieux que de commencer par lui appliquer un singulier système d’épuration ; il commence par en bannir les hommes les plus considérables par la science, par l’expérience, par une position laborieusement conquise, le président de la cour de cassation, les conseillers d’état, les membres de l’Institut, les évêques surtout : comment entend-il suppléer à ces autorités désormais absentes ? Il a encore son système tout trouvé ! Il va chercher des personnes assurément honorables dans leur modeste et laborieuse carrière, mais enfin peu préparées au rôle qu’on leur destine ; il choisit, entre autres conseillers, des agrégés, des licenciés qui seront élus par leurs pairs, des régens de collèges communaux également élus par leurs collègues, même des délégués de l’enseignement primaire. C’est ce qu’on peut appeler la partie démocratique du nouveau conseil ; M. Jules Ferry a trouvé un autre mot pour caractériser ce contingent inattendu, il l’a appelé le « tiers-état universitaire, » — et il s’est complimenté lui-même de cette heureuse trouvaille ! On invoque sans cesse la compétence, la spécialité, les droits de l’état, la nécessité pour le ministre qui représente l’état d’avoir auprès de lui un conseil tout pédagogique particulièrement apte à traiter les affaires de pédagogie. Parle-t-on sérieusement ? Les régens des collèges communaux représenteront la compétence, nous le voulons bien. Est-ce que par hasard, aux yeux de M. Jules Ferry, des hommes comme M. Nisard, M. Egger, M. Dumas seraient moins compétens, ou bien auraient-ils le désavantage d’être plus indépendans ? Si M. le ministre de l’instruction publique sent le besoin d’avoir auprès de lui un conseil spécial, permanent, il n’a point à innover, il a déjà un comité dont il peut se servir, qui peut lui prêter ses lumières. Où donc est la raison sérieuse de dénaturer une grande institution, d’exclure les hommes les plus savans, les plus expérimentés d’un conseil qui n’a pas seulement à traiter des questions de vers latins, qui a souvent aussi à prononcer sur des points de droit, sur les affaires les plus délicates, — qui n’a pas seulement à s’occuper des écoles de l’état, qui couvre aussi de son impartialité l’enseignement libre ? On ne voit vraiment pas quel profit il peut y avoir à spécialiser le gouvernement de l’instruction publique en le découronnant, et en quoi l’état peut se sentir amoindri parce qu’il est entouré de personnes éminentes qui, par leur origine, par leur position, représentent, sous toutes les formes, la sollicitude sociale pour l’éducation de la jeunesse française ? Volontairement ou involontairement, M. Jules Ferry est un rétrograde ; il revient en arrière, il se croit encore au temps où l’université était un monopole ; il est la dupe de cette idée tout impériale que l’état a seul la mission de façonner la jeunesse, de la marquer à son effigie tour à tour républicaine ou monarchique. Il ne voit pas que tout a marché depuis un demi-siècle, que la société elle-même s’est transformée, que la liberté de l’enseignement consacrée par les lois est passée dans les mœurs, et que l’université nouvelle, la vraie université intelligente, savante et active, est la première à ne plus vouloir d’un monopole parce qu’elle se sent de force à remplir sa fonction dans la liberté.

En réalité, on le sent bien, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Le secret de toutes ces combinaisons, de celles qui touchent au conseil supérieur comme de bien d’autres, c’est la pensée de bannir, d’évincer de toute façon, par tous les moyens, tout ce qui représente une influence religieuse. Puisqu’il n’y a plus de banc des évêques au sénat, il ne doit plus y avoir non plus de banc des évêques dans le conseil de l’instruction publique, il ne doit plus y avoir nulle part une influence d’église. C’est devenu une idée fixe, une manie de poursuivre tout ce qui est religieux dans l’enseignement supérieur, dans les écoles primaires, dans la bienfaisance. Attendez encore un peu, on effacera du programme des plus simples écoles toute instruction religieuse. La république ne sera en sûreté que le jour où tout sera laïque, l’enseignement de l’alphabet, le secours donné à un pauvre et le soin donné aux malades ! Il faut bien, dit-on, que la société civile issue de la révolution française défende sa liberté et son indépendance contre les usurpations, contre toutes les influences qui l’assiègent et la menacent, que l’état moderne, l’état laïque reste maître souverain, dans son domaine ! On croit avoir tout dit avec quelques déclamations retentissantes qui finissent par devenir banales. Eh ! sans doute, la société civile sortie du tout-puissant mouvement de 1789 doit garder son indépendance, l’état doit maintenir ses prérogatives et ses droits : aucun esprit sérieusement politique n’est disposé, que nous sachions, à le contester. Si M. Jules Ferry s’était borné à vouloir réintégrer l’état dans quelques-uns de ses droits aliénés, en fortifiant son action, ses prérogatives de contrôle et de surveillance, ses lois seraient probablement déjà votées. Pourquoi a-t-ii soulevé une si sérieuse opposition qui a réuni, qui réunit encore aujourd’hui des hommes sincères de tous les partis, républicains ou autres, chrétiens et libéraux ? C’est que d’une revendication qui, dans une certaine mesure, était légitime, il a fait une déclaration d’hostilité aussi menaçante pour la liberté que pour l’inviolabilité des croyances, c’est qu’il y a diverses manières d’entendre ce mot de laïque, qui peut être tout simple ou devenir un mot d’ordre de haine et de guerre. Vous voulez que l’état reste laïque, c’est-à-dire qu’il soit indépendant d’un dogme, d’un culte religieux, et c’est en effet son caractère ; mais, s’il ne doit pas s’identifier avec une religion, sous quel prétexte prétendriez-vous l’identifier avec une philosophie de négation, avec des passions de secte ? S’il ne doit pas s’appeler M. Chesnslong, pourquoi devrait-il s’appeler M. Paul Bert ? De quel droit le ferait-on sortir de son rôle d’arbitre souverain et impartial ? On ne fait pas seulement une chose offensante pour une partie considérable de la société française, on sort des données du concordat, ainsi que M. le duc de Broglie l’a montré avec une nette et forte éloquence. Et lorsque les tacticiens, sentant le péril, s’écrient qu’il y a méprise, qu’ils respectent la religion, on est bien un peu tenté de demander : Qui trompe-t-on ici ? Sans doute on n’est pas avec ce conseiller municipal de Paris qui réclamait dernièrement la confiscation et l’aliénation des églises ; la vérité est qu’on fait campagne avec ceux qui ont pour système de chasse : l’influence religieuse des écoles et qui prétendent faire de l’éducation un instrument de propagande. On ne se sépare qu’à demi des utopistes qui proposaient l’autre jour la création d’internats de l’état pour les jeunes filles elles-mêmes, et il a fallu que M. Bardoux, avec autant de bon sens que de finesse et de tact, vint démontrer le danger d’une telle création. Il faut absolument avoir la femme laïque et républicaine, au risque de n’avoir plus l’aimable femme française !

Tout cela, après tout, se tient, tout procède des mêmes passions de parti, et quand on demande pourquoi le pays s’inquiète et commence à avoir des doutes, la cause est là, dans toutes ces tentatives, ces fantaisies, qui ne sont pas, en effet, toujours rassurantes. C’est maintenant plus que jamais au gouvernement de savoir s’il veut se laisser submerger par ce courant ou s’il entend s’arrêter, s’il tient enfin à montrer que la république, tout en réalisant les progrès légitimes, peut rester d’accord avec les croyances, les intérêts, les traditions d’un pays qui n’a point cessé, grâce à Dieu, d’être la vieille France. L’année est à peine commencée, cependant, au milieu de ces confusions et de ces incertitudes publiques, déjà les morts se succèdent. Des hommes qui ont marqué ou par la parole, ou par l’éclat d’une longue existence vouée au service du pays, ou par les dons de l’esprit et du conseil, disparaissent coup sur coup. Le sénat est particulièrement atteint ; il perdait, il y a quelques semaines, M. le comte de Montalivet, il vient de perdre presque le même jour M. Jules Favre et M. Léonce de Lavergne : deux hommes qui, bien que datant de la même année du commencement du siècle et appartenant à la même génération, ne se ressemblaient ni par l’origine, ni par les idées, ni par le caractère, ni par l’intelligence.

M. Jules Favre s’est éteint presque subitement à Versailles dans une sorte d’obscurité, comme s’il eût senti sur lui le poids des événemens auxquels il avait eu la triste fortune de se trouver mêlé sans y être préparé. Engagé dès sa jeunesse comme avocat dans le parti républicain, porté par la révolution de 1848 aux assemblées et à une sous-secrétairerie d’état, ramené dans le corps législatif de l’empire comme un des chefs de l’opposition renaissante, du groupe des cinq, précipité plutôt qu’élevé au pouvoir par les désastres de 1870, M. Jules Favre a été dans toute sa carrière, au barreau et à la tribune, une grande parole. Il avait de l’orateur l’accent, le geste, la véhémence savamment conduite, parfois la passion âpre et arrière, voilée sous la correction élégante. Il n’a sûrement jamais été un politique. Il était né et doué pour l’opposition. Une destinée cruelle avait fait de lui un des chefs du gouvernement de la défense nationale lorsque la défense devenait presque impossible. Il a subi jusqu’au bout toutes les responsabilités d’un rôle sacrifié. Beaucoup de républicains ne lui pardonnent pas même encore aujourd’hui ce qu’ils appellent ses défaillances de cette époque, et cependant c’est son plus beau temps. Si c’était une illusion d’aller à Ferrières, elle n’avait rien de vulgaire et, après quatre mois d’épreuves, c’était une résolution courageuse d’affronter l’impopularité du dénoûment fatal, d’aller à Versailles sauver une population tout entière de la famine et de la destruction. Il a eu des faiblesses singulières, il a commis de désastreuses erreurs dans sa capitulation ; il n’avait certainement ni l’expérience ni la trempe d’esprit de M. Thiers pour disputer une paix cruelle à un négociateur victorieux. Tout ce que l’on peut dire, c’est que jeté dans des circonstances extraordinaires, il n’était pas fait pour les dominer et qu’après avoir épuisé les amertumes de son rôle, il en est resté accablé. Son passage au pouvoir en 1870-1871 avait été de dix mois, les dix mois les plus douloureux de l’histoire française du siècle. Il a raconté lui-même, dans ses récits sur la Défense nationale, cette succession de catastrophes jusqu’au traité de Francfort, qu’il a signé comme ministre de M. Thiers, demeurant jusqu’au bout le plénipotentiaire de nos désastres. Depuis quelques années, il semblait s’être retiré de la vie active ; il avait abandonné le palais, et il n’était plus qu’une ombre errante au sénat. Il avait quitté le monde à moins que le monde ne l’eût quitté. Il est mort silencieusement, obscurément, comme un athlète vaincu et déçu, laissant, à défaut d’œuvres faites pour lui survivre, un nom qui rappelle des succès de tribune, une éloquence évanouie, la résistance à l’empire et la tristesse d’une existence publique de quelques mois liée à un deuil national.

Nul ne ressemblait moins à M. Jules Favre que M. Léonce de Lavergne, qui vient de s’éteindre, lui aussi, à Versailles, épuisé par de longues souffrances. M. de Lavergne était d’une autre école, d’une autre tradition. Fils du Midi, excité et servi par des succès de jeunesse à Toulouse, il avait commencé sa carrière parisienne comme écrivain en plein monde constitutionnel et parlementaire de 1830. Il avait été chef de cabinet de M. de Rémusat en 1840 ; il était bientôt appelé par M. Guizot, en qualité de sous-directeur, au ministère des affaires étrangères. Entré à la Chambre des députés en 1846, il partageait la défaite de la monarchie de juillet au 24 février 1848 ; il était un des vaincus de cette bagarre qui faisait de M. Jules Favre un secrétaire général de M. Ledru-Rollin. Devenu par un concours brillant professeur de l’Institut agronomique, créé par la république à Versailles, il ne tardait pas à être dépossédé par l’empire. Il le méritait pour sa fidélité au droit et aux idées constitutionnelles, qu’il servait d’une plume indépendante, en s’associant dès le premier jour à une opposition devenue difficile. M. de Lavergne était pour la Revue un collaborateur de vieille date, presque de la première heure, et c’est ici, on s’en souvient, que dans les années silencieuses de l’empire, il publiait, entre bien d’autres travaux, ses études aussi attrayantes qu’instructives sur l’Économie rurale en Angleterre, sur les Assemblées provinciales avant 1789. Esprit ferme, pénétrant et habile, il savait donner un intérêt inattendu à des questions d’agriculture ou d’industrie, de même que de la poussière des archives de province il savait tirer une histoire des réformes interceptées par la révolution, un livre qui est comme un complément lumineux de l’Ancien Régime de Tocqueville. Il faisait encore de la politique à propos d’économie rurale, de libre échange et d’histoire provinciale. Ramené dans la vie publique à l’heure des désastres, élu à l’Assemblée nationale en 1871, M. de Lavergne gardait évidemment ses opinions d’autrefois ; ses préférences auraient été pour le rétablissement d’une monarchie constitutionnelle, et peut-être était-il tout d’abord de ceux qui supportaient avec le plus d’impatience le pouvoir de M. Thiers, parce qu’ils voyaient en lui un obstacle à la réalisation de cette pensée. Ce qu’il y a de certain, c’est que M. de Lavergne était avant tout un esprit libre, dégagé de préventions, et qu’après les tentatives stériles de 1873, ne voyant plus aucune chance pour cette monarchie parlementaire dont il aurait désiré le retour, il prenait résolument son parti. Il acceptait la république comme le seul régime possible et contribuait au vote d’une constitution définitive.

Il pensait ainsi avec M. Casimir Perier, avec M. de Montalivet, avec M. Dufaure ; mais, en acceptant avec les vieux constitutionnels la république, il n’admettait, bien entendu, comme eux, qu’une république conservatrice, libérale. Il n’en connaissait pas d’autre, il ne croyait la république viable que si elle donnait à la France la liberté, la paix intérieure aussi bien que la paix extérieure, et il a vécu assez pour avoir des craintes qu’il ne déguisait pas, qu’il manifestait même assez vivement, que M. de Montalivet, de son côté, éprouvait, lui aussi, avant de mourir. Si l’adhésion de tels hommes a paru utile, les craintes de leurs derniers jours pourraient être un salutaire avertissement, à moins que la sagesse désintéressée ne passe décidément au rang de ces réactionnaires incorrigibles dont on ne doit plus écouter la voix.

Le fait est que les esprits prévoyans paraissent aujourd’hui assez importuns, qu’on n’écoute pas plus les morts que les vivans, qu’il y a une sagesse nouvelle qui consiste à tout remuer pour ne rien faire, à multiplier les difficultés et les obscurités pour marcher d’un pas plus sûr. Malheureusement la France n’est pas seule au monde. Il y a autour de nous d’autres nations, d’autres gouvernemens pour qui tout ce qui se passe dans notre pays est visiblement l’objet d’une attention croissante et qui ne voient d’ailleurs dans la marche de nos affaires qu’un motif de plus de poursuivre les desseins de leur politique, même au besoin de s’armer pour des plans inconnus. Il n’y a sans doute rien de menaçant contre la France, dont on suit pour le moment les laborieuses oscillations avec plus de curiosité et d’étonnement que d’inquiétude. Rien n’est médité contre nous, c’est vraisemblable. Il n’est pas moins clair et certain que tout se fait sinon contre nous, du moins sans nous, en dehors de nous, et qu’à nos côtés s’accomplit tout un travail de reconstitution européenne qui n’est pas sans gravité. Plus d’une fois, depuis quelques mois, on s’est demandé quelle était la portée réelle de l’alliance récemment formée entre l’Allemagne et l’Autriche, quelle pouvait être la signification de ce renouvellement d’intimité dans la situation du continent, entre la Russie systématiquement écartée, la France laissée à son isolement, et l’Angleterre qui a l’habitude de rester étrangère à de telles combinaisons ? Y a-t-il eu un pacte éventuel d’alliance offensive et défensive pour le cas où l’une des deux puissances allemandes se trouverait engagée dans une guerre avec un autre grand état du continent ? C’est là justement une question qui vient d’être sinon complètement éclaircie, du moins débattue devant les délégations de l’empire austro-hongrois. Les discours se sont succédé, les délégués autrichiens n’ont pas oublié de parler de l’état de la France et des éventualités qui pourraient se produire. Ce ne sont après tout que des discours. Le ministre des affaires étrangères, le baron de Haymerlé, qui seul aurait pu dire le dernier mot de l’alliance austro-allemande, s’est tenu dans une certaine réserve. Il s’est borné à constater que cette intimité n’avait rien de nouveau, qu’elle datait de quelques années déjà, qu’elle tenait à la communauté d’intérêts des deux empires, que M. de Bismarck et le comte Andrassy n’avaient fait que la cimenter cet automne, et qu’au total c’était une garantie de sécurité, une œuvre de paix européenne.

Il faut souhaiter, en effet, que l’Allemagne et l’Autriche se soient alliées pour la paix et rien que pour la paix. Ce qu’il y a cependant d’assez étrange et ce qui ajoute un singulier commentaire aux déclarations de M. de Haymerlé, c’est qu’avec cette alliance a coïncidé une recrudescence d’armemens dans les deux empires. Il y a peu de temps, le gouvernement autrichien demandait à ses chambres et a fini par obtenir ce qu’on a appelé le septennat militaire, un contingent permanent qui lui donne une force toujours disponible de 800,000 hommes. M. de Bismarck, à son tour, se met à l’œuvre, et il ne se borne pas à préparer, lui aussi, le renouvellement de son septennat militaire, qui va expirer d’ici à un an ; il propose ou réclame tout un ensemble de mesures destinées à accroître la puissance militaire de l’Allemagne, notamment par l’adjonction de 26,000 hommes, l’équivalent d’un corps d’armée, et par la création de 40 batteries d’artillerie. M. de Bismarck a imaginé un principe d’après lequel la force militaire d’un état doit être du centième de la population, et comme la population allemande a augmenté de plus de deux millions d’âmes depuis sept ans, l’armée doit être accrue dans la même proportion. Ce n’est pas plus sérieusement sans doute que le chancelier allemand invoque l’importance croissante des forces militaires de la Russie et de la France, le danger d’une attaque. En réalité M. de Bismarck a besoin de ces argumens pour vaincre les répugnances que soulève déjà, en Allemagne, cette aggravation de charges militaires ; il a besoin de tenir toujours suspendue cette menace des agressions étrangères et de rester en possession d’une prépondérance militaire incontestée pour garder son ascendant, sa position d’arbitre de l’Europe.

Ces jours derniers, un Allemand naïf demandait à M. de Moltke d’employer son influence à faire réduire l’effectif de l’armée ; M. de Moltke a répondu avec componction que rien ne serait plus désirable, mais qu’il fallait que tout le monde fût décidé à mettre un aux guerres et que cela « ne pouvait naître que d’une meilleure éducation morale et religieuse des peuples, résultat d’un développement historique de plusieurs siècles dont ni vous ni moi, ajoute le maréchal, ne serons témoins. » — Et voilà pourquoi, en attendant, princes et hommes d’état s’occupent à préparer la paix en s’armant jusqu’aux dents !


CH. DE MAZADE.

THÉÂTRE DU GYMNASE.

Le Fils de Coralie, comédie en 4 actes, de M. Albert Delpit.


La question a été souvent posée de savoir s’il y a profit ou perte pour un ouvrage d’imagination à revêtir la forme de drame ou de comédie, après qu’il s’est une première fois coulé dans le moule d’un récit, nouvelle ou roman proprement dit. De fait, il paraît malaisé qu’après avoir conçu le développement d’un certain nombre de caractères d’une façon toute psychologique et analytique, un auteur reprenne en sous-œuvre ce premier travail et incarne ses personnages dans une action toute dramatique et synthétique. Mais n’arrive-t-il pas aussi qu’un sujet d’un intérêt saisissant apparaisse à un écrivain sous une forme mixte, si l’on peut dire, qui soit à la fois drame ou roman et unisse dans une mesure à peu près égale les qualités de ces deux genres ? Il est certain que le Fils de Coralie a dû se présenter dans ces conditions-là à l’imagination de M. Albert Delpit, et en donnant tour à tour à sa conception la forme de la comédie et la forme du récit, l’auteur n’a eu à exécuter aucune de ces mutilations forcées qui font trop souvent regretter les détails d’un beau roman devant une pièce médiocre qui en est tirée. L’œuvre qui vient de remporter au Gymnase un éclatant succès d’émotion est identiquement l’œuvre qui avait charmé déjà les lecteurs de la Revue. Il n’y a de changé, si l’on peut dire, que la mise en scène. Les descriptions qui encadraient le dialogue ont cédé la place à de vrais décors. Les portraits se sont détachés des pages pour s’incarner dans des acteurs vivans, — mais le dialogue nerveux et pathétique, mais le développement des passions, mais tout ce qui faisait, en un mot, la moelle et la force du livre se retrouve entier dans la pièce.

Analyser la comédie, ce serait donc analyser le roman, besogne inutile, puisque l’aventure de ce chevaleresque et hardi Daniel est dans la mémoire de tous nos lecteurs. Il nous parait plus intéressant de rechercher quelques-unes des causes qui viennent de valoir à M. Delpit les battemens de mains des spectateurs du Gymnase ; on ne trouvera pas qu’elles soient différentes de celles qui lui avaient conquis la sympathie des lecteurs du livre. Il y faut mettre en première ligne. la qualité maîtresse de M. Delpit, qui se résume d’un mot : l’action. L’économie de sa pièce, très nettement et très hardiment coupée, se distribue en une suite de situations dont chacune est un pas en avant, une étape nouvelle vers la situation finale. Aucune digression inutile ne vient détourner l’attention, pas plus qu’aucun moyen factice ne vient dérouter l’illusion. Comme un géomètre tire d’un théorème toutes les conséquences, ainsi M. Delpit, des relations par lui posées dès le début entre ses personnages, déduit son drame avec une rare puissance de logique. Il ne vous demande que de lui concéder qu’un fils de fille, — ce seyait le titre naturaliste de la pièce, — peut devenir un parfait honnête homme et ne pas savoir qui est sa mère. Ce point accordé, tout suit. Bien qui ne soit la conséquence fatale de l’honnêteté du fils et de la honte de la mère, jusqu’au moment où cette honnêteté et cette honte se heurtent de front, — terrible heurt qui contraint le jeune homme à voir la pire ennemie de son bonheur et de son honneur dans celle dont il est né, crise d’autant plus tragique que des moyens tout simples, tout naturels, l’ont amenée, par un enchaînement aussi nécessaire que celui qui unit l’heure qui précède à l’heure où nous sommes.

Puis cette pièce n’est pas seulement ce que les hommes du métier appellent une pièce bien faite. C’est une pièce qui fait penser. M. Albert Delpit possède un don aujourd’hui trop rare. Il a la foi. Il n’a pas peur des idées généreuses. Il ne prend pas l’inhumanité pour un signe de force. Il n’a pas honte de s’intéresser aux personnages qu’il met en scène. Il s’enflamme pour eux et avec eux. Cette sincérité sera toujours d’un grand effet pour le public. La sorte de scepticisme esthétique, l’indifférence, voire la férocité intellectuelle, qui se manifestent chez certains analystes à outrance et les conduisent à écrire, comme on dissèque, avec une froideur implacable, ne sont pas de bonnes conditions pour plaire à une foule. Les hommes réunis retrouvent en eux, jaillissante et vive, la source des sentimens naturels. Pour l’honneur de notre espèce, les nobles passions sont contagieuses, et l’indifférence aux efforts héroïques comme aux douleurs simples et fortes demeure une rare exception. Une mère à genoux devant son fils et désespérée d’avoir brisé la vie de cet enfant qu’elle adore, — ce fils relevant sa mère, parce qu’elle est sa mère, — les angoisses d’un gentilhomme tâtant le pouls à son honneur et décidé à le sauver malgré tout, — le dévoûment d’une jeune fille en qui se symbolise la naïveté sublime du premier amour, — ce sont là des tableaux qui forcent les yeux à les regarder et les imaginations à les aimer.

Le succès de M. Albert Delpit s’explique donc à la fois par l’habileté technique de son œuvre et par sa haute inspiration. C’est la première grande victoire que M. Delpit ait remportée au théâtre. Est-ce le commencement d’une marche en avant dans une voie aujourd’hui peu encombrée ? Nous le souhaitons et nous l’espérons ; aussi croyons-nous devoir, au nom même de ce souhait et de cette espérance, faire sur cette œuvre de début quelques réserves que nous soumettons à la réflexion de l’auteur. La première portera sur un simple point de métier. Il ne nous paraît pas que M. Albert Delpit, emporté par la chaleur de l’action, ait assez fortement portraicturé les personnages épisodiques dont il a égayé le fond sombre de sa comédie. Précisément parce que l’optique théâtrale exige que tout y soit peint comme en raccourci, les traits de la peinture doivent être marqués avec une intensité exceptionnelle. Il faut, si un grotesque prononce quelques mots seulement, que ces phrases soient assez typiques pour évoquer une image de tous les grotesques du même ordre. Nous signalerons en particulier à M. Delpit, comme méritant ce reproche d’un peu trop d’effacement et par suite d’une certaine froideur dans la plaisanterie, la figure du peintre-musicien, qui doit représenter aux yeux du spectateur l’artiste impuissant, affolé de théories vagues et ridiculement médiocre jusque dans l’extrême insanité. Mais ce sont là des maladresses de touche qui disparaîtront aisément. Le véritable écueil du talent de M. Delpit serait bien plutôt l’exagération de cette qualité que nous indiquions tout à l’heure, à savoir la flamme et la passion. L’auteur du Fils de Coralie est parfois nerveux jusqu’à sortir de la vérité humaine par amour de l’énergie, C’est ainsi que le quatrième acte a paru un peu forcé, — surtout venant après le troisième, dont tous les effets étaient cherchés en pleine réalité vivante. Le dévoûment héroïque de la jeune fiancée du fils de Coralie n’aurait-il pas gagné à se traduire d’une façon plus complètement en harmonie avec le ton de parfaite simplicité qui règne d’un bout à l’autre de la comédie ? N’était-ce même pas le lieu de chercher un dénouaient plus adroit que nous n’avons d’ailleurs pas qualité pour indiquer ? M. Delpit a montré au cours de son œuvre assez de dons précieux, d’ingéniosité tout ensemble et de poésie pour qu’il lui fût aisé de l’achever par un dernier acte de la même valeur que les trois premiers. Est-ce encore trop tard aujourd’hui pour essayer un remaniement ? Quoi qu’il en soit, avec les rares qualités que nous avons signalées, le Fils de Coralie promet un bon auteur dramatique. Il fait mieux que de le promettre, il l’affirme.


F. DE LAGENEVAIS.




La Méthode graphique dans les sciences expérimentales et particulièrement en physiologie et en médecine, par M. E. -J. Marey, membre de l’Institut, Paris, 1879 ; Masson.


Représenter les lois et les anomalies des phénomènes, leur marche régulière et leurs variations capricieuses, par des tracés dont les inflexions reproduisent toutes les circonstances qui sont susceptibles de mesure, tel est l’objet de la méthode graphique considérée comme mode d’expression. Il n’est pas de procédé plus efficace pour faire jaillir la lumière d’une masse obscure de chiffres entassés par des observateurs ou rassemblés par des statisticiens ; on arrive ainsi à condenser sous le regard, à faire embrasser d’un coup d’œil une quantité extraordinaire de données expérimentales, et des rapprochemens inattendus font ressortir des relations de cause à effet. Les cartes du temps où sont pointés chaque jour les renseignemens fournis par des dépêches télégraphiques émanées d’une foule de stations nous fournissent un exemple déjà populaire de cette application des « graphiques, » et de l’étonnante simplification qu’elle apporte aux problèmes de la météorologie ; mais toutes les sciences d’observation, la physique, la chimie, la médecine, aussi bien que l’économie sociale, le génie civil ou militaire, en font leur profit. — Considérée comme moyen de recherches, la méthode graphique consiste dans l’emploi des appareils inscripteurs, qui se substituent à l’observateur et tracent d’eux-mêmes les courbes qui figureront pour l’œil toutes les phases d’un phénomène. Automates patiens et exacts, doués d’une perception plus rapide et plus sûre que la nôtre, ils notent, fidèlement et pour ainsi dire avec une présence d’esprit à l’abri des surprises, les moindres incidens qui surviennent dans la manifestation d’un effet naturel ou d’une force soumise à une expérience. « Ils mesurent les infiniment petits du temps ; les mouvemens les plus rapides et les plus faibles, les moindres variations des forces ne peuvent leur échapper ; ils pénètrent l’intime fonction des organes, où la vie semble se traduire par une incessante mobilité. » C’est ainsi que s’exprime M. Marey dans l’ouvrage où il a magistralement exposé l’histoire, le développement graduel et toutes les applications possibles de cette belle méthode, qu’il a tant contribué lui-même à perfectionner et dont il a, mieux que personne, compris la fécondité et les ressources en quelque sorte indéfinies. La méthode graphique prête véritablement un langage aux phénomènes ; elle supplée à l’insuffisance de nos sens en remplaçant l’observateur, et ses résultats se présentent sous une forme immédiatement intelligible, sous une forme qui « parle aux yeux. » Il y a là évidemment un instrument de progrès dont les applications se multiplient à mesure, et naissent, insensiblement, les unes des autres.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.