Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1849

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Chronique n° 402
14 janvier 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 janvier 1849.

Nous avons vraiment peu de chose à raconter aujourd’hui, tout simplement une conspiration parlementaire, comme il s’en faisait dans le bon temps où l’on avait l’esprit à cela faute de soucis plus graves. Il parait que la situation intérieure est très commode, que nos finances présentent l’aspect le plus rassurant, que toutes les classes de la population ne demandent qu’à se laisser conduire où l’on veut, que l’Europe prend nos conseils et nous communique les siens avec une déférence bien propre à charmer des cœurs patriotes ; il paraît, pour tout dire, que le banc ministériel est un lit de roses, et que les portefeuilles de l’état n’ont jamais été plus légers aux bras qui les soutiennent, car voici de nouveau la guerre des portefeuilles. C’est pour le coup que nous retournons d’un grand train aux réminiscences monarchiques, et penser que ce sont des républicains purs qui compromettent ainsi leur austérité de la veille ! Ajoutons, en toute sincérité, qu’ils sont bien aidés par certains amis du lendemain.

Oui, l’an premier de la république reconquise n’est pas encore fini, le président sommeille encore dans les langes dont on l’a provisoirement enveloppé en suspendant son droit de veto, et déjà les grands intérêts de la patrie, qu’on a pourtant juré de sauver, disparaissent derrière l’intérêt égoïste des petites ambitions, qui ont aussi juré de se satisfaire. Déjà les intrigues de couloir et les pourparlers de bureaux se donnent rendez-vous au pied du fauteuil présidentiel ; déjà le pouvoir exécutif est circonvenu par l’espèce entreprenante de ces conseilleurs officieux qui se targuent de leur dévouement particulier à la personne suprême, Pour lui persuader qu’ils sont seuls de mise en qualité d’hommes d’état. Messieurs, de grace, attendez ; laissez-nous oublier que jusqu’ici tous les pouvoirs qui se sont perdus en France ont péri parce qu’ils n’avaient voulu que des dévouemens à leur service. Votre attachement, d’ailleurs, est de si fraîche date ! On conçoit, sans doute, que la passion qu’on a pour les gens soit d’autant plus vive qu’elle est plus subite ; nous croyons à toutes les révolutions du cœur ; mais, de bonne foi, ce ne sont point là des titres qu’on puisse invoquer en république auprès du chef de l’état, pour s’arranger une place à son ombre : les flatteurs de la royauté ne s’en seraient pas permis davantage !

L’histoire de cette course aux ministères dont les héros ne sont point du tout anonymes est probablement terminée. Si courte qu’elle soit, elle ne manque pas cependant d’aventures assez piquantes, et ce petit drame plus intime que politique a plusieurs actes et plusieurs tableaux, comme si c’était une grande pièce.

La difficulté dans la composition d’un cabinet, c’est qu’on n’y peut pas mettre tout le monde. M. Billaut, par exemple, possède toutes les qualités qu’il faudrait pour faire un ministre comme un autre ; M. Barrot le lui disait hier avec à-propos. M. Crémieux est libre d’imaginer qu’il ne figurait pas si mal à la justice, et M. Jules Favre, qui a beaucoup pratiqué tous les partis, peut supposer que son avènement les lui concilierait tous. Quant aux républicains d’avant février, ils n’ignorent pas qu’on n’a point chaque matin une révolution a volonté pour vous bombarder ministre ; mais ils ne sont pas dénués de ressources plus humaines : ils ne dédaignent plus l’art de se rendre agréables ; ils se découvrent de l’entregent, ils se connaissent même à la tactique ; suivez plutôt les habiletés de M. Dupont de Bussac. Seulement il leur arrive, comme aux vieux petits maîtres, de se croire toujours invincibles. Ainsi M. Marrast avait, dit-on, la semaine dernière un peu trop compté sur ce talent spécial ; le talent, pour n’avoir pas réussi, n’en est pas moins avéré. Quoi qu’il en soit, et toute justice rendue à ces personnes plus ou moins éminentes, que M. Barrot n’a point appelées avec lui dans le cabinet, il est bien évident que celles-ci par une raison, celles-là par une autre, ne devaient point y entrer. Le président aurait pu sans doute les charger elles-mêmes de la conduite des affaires et leur donner sa confiance à l’exclusion de ceux qu’il a préférés. Il ne l’a pas fait ; il a jugé que le pays lui saurait gré de s’entourer d’hommes dont le caractère politique ne fût point entamé où obscurci ; il a été dans ses choix décidément conservateur. Pas un de ceux que leur républicanisme avait pu porter à quelques ménagemens pour les tendances socialistes, pas un ne s’est assis dans les nouveaux conseils de la France., le président avait d’ailleurs un juste sujet de croire que ses offres, s’il en avait risqué de ce côté-là, eussent été mal accueillies. Sa candidature n’avait nulle part trouvé d’adversaires plus personnellement hostiles. Se serait-on douté que ces adversaires violens jusqu’à la brutalité pussent en un moment devenir des adhérens si tendres ? Merveilleux progrès dans l’art des conversions ! et combien le prestige du scrutin populaire peut couvrir d’accommodemens ! Le parti modéré s’est divisé à propos de la candidature de M. Louis Bonaparte : les uns l’ont appuyée ; les autres l’ont combattue ; mais ni ceux qui l’ont combattue n’ont employé contre elle des armes aussi grossières, ni ceux qui l’ont appuyée ne se sont mis aussi entièrement à la discrétion du candidat que ces zélés républicains, qui, après l’avoir traîné dans la boue, lui font à présent une cour si empressée. Ils seraient, à les entendre, les seuls capables de préserver sa personne contre le flot de la réaction qui veut à la fois emporter et sa personne dynastique et sa magistrature républicaine. Républicains par excellence ils le serviraient, ils l’aimeraient par prédestination ; ils lui livreraient une assemblée gracieuse et soumise, une France reconnaissante et bonapartiste, Un république suffisamment démocratique et quelque peu sociale, juste autant qu’il serait besoin pour que le nom impérial fût béni parmi les prolétaires. Il n’y a qu’un obstacle qui contrarie cette perspective triomphante, un malheureux ministère dont on n’est pas, un cabinet formé par faiblesse ou par aveuglement sous les influences perfides, sous l’œil, sous la main des traîtres. C’est ce cabinet qui s’interpose sans générosité entre le président et l’assemblée, c’est lui qui trouble l’expansion de leurs bons sentimens réciproques ; c’est lui qui étend tous les voiles, qui amasse tous les nuages dont l’obscurité rembrunit la situation. Qu’il disparaisse donc, et qu’on nous mette à sa place ! C’est le ministère des impuissans et des routiniers ; nous sommes l’avenir et la conciliation ; nous sommes le parti neuf, nous portons un monde ; nous sommes les républicains bonapartistes.

Que le président de la république ait entendu, depuis quelques jours, bruire à ses oreilles l’ingénieux frémissement de ce petit complot qui allait et venait du palais de l’assemblée nationale au palais de l’Élysée, que ces rumeurs à la fois alarmantes et caressantes l’aient poursuivi jusque dans ses antichambres, le point est acquis à la chronique, et il n’y a plus à s’en dédire, puisque les meneurs se sont vantés du procédé tant qu’ils ont cru au succès. Oui, l’on s’est fait fort de tenir à huis-clos des conseils privés qui rivalisaient avec les délibérations officielles ; on s’est glorifié d’élever cabinet contre cabinet ; on a pris à tâche de se mettre de la famille pour ne pas avoir l’air d’être d’une intrigue, et, pendant qu’on tendait les filets politiques au plein jour de l’assemblée, on creusait doucement des piéges intimes à la faveur de l’ombre domestique. C’était trop d’artifices ; le coup a manqué : ni le président ni l’assemblée ne s’en sont fiés à ces bons amis qui déployaient une ardeur si touchante pour les rapatrier quand ils n’étaient pas fâchés. M. Louis Bonaparte ne doit jamais l’oublier un moment : ce ne serait point sa grandeur, mais sa ruine, de constituer en France un parti qui se dit à lui ; sa grandeur est de se donner lui-même sans réserve cet immense parti qui veut avant toutes choses un état bien ordonné pour y vivre en paix. Représentant exclusif d’une fraction du pays qui s’appellerait le bonapartisme, le président est certain de tomber, comme on tombe toujours, en s’appuyant sur un autre intérêt que sur l’intérêt le plus général. La meilleure garantie de sa fortune, c’est de s’identifier avec celle de la France, qui ne souffrira plus désormais ni le préceptorat ni le joug d’aucune minorité.

L’assemblée, à son tour, peut maintenant comprendre par quelle sorte d’obsessions on espérait l’entraîner ; elle, n’a qu’à se remémorer la suite des petites scènes qu’on a jouées devant elle ; le mot de la charade perce à travers l’action. Il était très clair qu’elle n’avait point voté la réduction de l’impôt du sel pour faire pièce au cabinet : des députés de tous les bords s’étaient trouvés former une majorité hostile au vœu du ministère, sans autre raison, pour beaucoup d’entre eux, que la raison très mal raisonnée d’être agréables à leurs électeurs. La preuve qu’il n’y avait point là de parti pris, c’est qu’à la séance suivante on corrigea ce qui pouvait paraître politique dans l’échec de la proposition ministérielle, en avouant à peu près qu’on avait péché la veille par étourderie. C’est là le sens du décret par lequel la constituante s’est soumise à l’article 41 de la constitution, et a décidé qu’elle n’adopterait plus rien qu’après trois lectures, comme si elle n’était qu’une simple législative. Les plaisanteries rétrospectives de M. l’évêque d’Orléans n’ont point changé l’esprit de cette décision. La révolution de février avait eu, comme on sait, son général du peuple ; l’abbé du peuple, ce sera pour sûr M. Fayet. Cette pitoyable captation d’une fausse popularité n’est nulle part plus choquante que sous la robe du prêtre et l’on a beau jouer à la légèreté gasconne, on ne cache pas le fond.

Si l’assemblée n’était pas en réalité mal disposée contre le ministère, il pouvait être adroit de le donner à penser, et il y avait peut-être moyen d’aller de cette apparente contradiction, soulevée par la question du sel, à un conflit plus direct et plus décisif. De là, dans la séance du 4 janvier, l’assaut livré par M. Repellin et surtout par M. Dupont de Bussac au sujet du retrait de la loi d’enseignement présentée par M. Carnot et de la nomination des deux comités d’instruction primaire et secondaire, motivée par les rapports de M. de Falloux. M. Odilon Barrot avait réclamé très énergiquement et gagné pour le pouvoir exécutif le droit de retirer les projets de loi d’une administration précédente. M. Dupont de Bussac n’en disputait pas moins à M. de Falloux le droit de nommer une commission en concurrence avec celle de l’assemblée. Il y allait d’une question de prérogative parlementaire, et la question se compliquait d’autant plus que le ministre ne cachait point qu’il préjugeait à l’avance une dissolution plus ou moins prochaine de la constituante. Le terrain était donc bien choisi pour émouvoir des susceptibilités chatouilleuses : une majorité de 140 voix en faveur du ministère accusé a déjoué les plans des adroits tacticiens : l’assemblée n’a pas voulu croire qu’on lui manquât de respect pour s’être permis d’envisager sa fin.

Vinrent alors des tentatives plus embarrassantes sur un champ plus difficile, incidens sur incidens. M. de Maleville s’était cru obligé, par une lettre de M. Germain Sarrut, à protester énergiquement contre des insinuations qui cependant n’étaient pas faites pour l’atteindre. M. Sarrut semblait lui réclamer des papiers qui devaient être ceux dont il avait différé la communication au président (car c’est là le mystère de la dernière aventure, indé mali labes), les papiers d’une conspiration dont nous ne savons plus le numéro, car M. Germain Sarrut a daigné nous apprendre qu’il avait eu cent quatorze procès. Faites donc des législateurs avec des gens qui ont témoigné et qui témoignent encore d’une si profonde vénération pour la loi ! M. de Maleville n’avait pas besoin de prouver que ces papiers étaient en lieu sûr, il le prouva ; mais alors voici le même M. Dupont, déjà nommé, qui se présente pour un autre prix. Le prix à remporter n’est plus, cette fois, de brouiller le ministère avec l’assemblée ; le prix bien plus cher pour un républicain si correct, c’est d’enlever d’assaut la prédilection personnelle du président, en lui montrant combien on est chaud sur ses intérêts, en se déclarant publiquement plus royaliste que le roi. Le scandale que l’on avait soigneusement couvé va donc enfin éclater ; les flatteurs qui viennent si vite dans les antichambres de la république, comme le disait M. de Maleville, les officieux qui rendent des services aux puissances par amitié pure, vont donc enfin triompher ! Comment un ministre a-t-il pu refuser une communication quelconque au président ? Enflons la voix et sonnons la trompette ! comment « a-t-on interdit au président de la république le droit de lire dans l’histoire du passé ? » Il n’y a qu’un malheur à ce beau discours, c’est qu’on n’avait rien refusé du tout. À qui savait enfin s’abstenir, on n’avait plus rien à céder. L’assemblée a compris et voté l’ordre du jour sans opposition. M. Dupont de Bussac a manqué son prix.

M. Jules Favre ne se décourage pas pour si peu. Il n’est pas homme à laisser tomber à terre les mauvais cas qu’on peut ramasser, et puis, comme il ne sait que faire de son cœur, il a évidemment résolu de le consacrer à l’adoration du président. Il aime le président plus encore et surtout plus à fond que M. Dupont de Bussac. M. Dupont ne veillait qu’à la prérogative du chef de la république ; M. Jules Favre veille à son honneur, il lui fournit publiquement le moyen d’y pourvoir ; il l’invite « à se séparer de ces hommes qui ne cherchent qu’à le déconsidérer, » il le presse « de s’appuyer sur la France républicaine, démocratique, honnête, qui ne souffrira point de pareils abus de con fiance. » Il s’agit en effet du billet malencontreux qui a effarouché la prud’homie de M. de Maleville, et qu’une indiscrétion regrettable a jeté dans le public. M. Favre semble tout prêt à en recevoir de pareils et à les garder. « La France républicaine honnête » n’est ni indiscrète ni perfide, témoin les bons rapports de M. Jules Favre avec son cher ami M. Ledru-Rollin. Quelques vertes paroles de M. Barrot réduisent à confusion ce doucereux moissonneur de scandales. Encore une manche perdue.

Nous passons vite les interpellations de M. Beaune sur la politique étrangère, qui ne nous ont rien appris, si ce n’est que M. de Lamartine et M. Ledru-Rollin ne pensaient point avoir de part dans l’affaire de Risquons-Tout. Nous omettons également le poème presque drolatique de l’iliade médicale dont M. Laussedat tenait à régaler l’assemblée. M. Orfila est, une illustration aimable et légère ; que sa toge lui pardonne ! M. Bouillaud est un grand citoyen anatomiste ; mais qu’importaient à l’assemblée les procès particuliers de ces deux gloires ? Molière ne montrait au grand roi les querelles de la faculté que pour en amuser ses loisirs. Notre constituante est au moins l’égale du grand roi ; seulement les loisirs lui manquent, il faut bientôt qu’elle nous quitte, et c’est là précisément ce qui la blesse. C’est cette blessure que l’intrigue voulait envenimer pour suprême et décisif effort, lorsqu’enfin, par une résolution vigoureuse, l’assemblée vient de s’élever au-dessus des sentimens mesquins que l’on tâchait d’exploiter en elle. Le succès de la proposition de M. Rateau peut être regardé, sauf nouvel incident, comme la défaite de cet étrange parti qui faisait déjà la chasse au ministère en exercice, et que nous appellerons, faute d’un nom plus spécial, le parti des aspirans ou le ministère désigné.

Pour le coup, le corps de réserve a donné ; toutes les batteries se sont démasquées : M. Billaut est monté à la tribune, tenant à la main le dossier de son discours-ministre, un beau discours en vérité ! bien dressé, bien modulé, un beau discours, si l’on en eût défalqué l’orateur ! La proposition de M. Rateau avait été soutenue par M. de Montalembert avec ce mélange de finesse un peu prétentieuse et d’élévation réelle qui caractérise son talent ; M. Pierre Bonaparte avait attaquée avec une rage de vendetta ; la montagne semblait même enivrée de cette éloquence écumante. Parlez-nous de l’éloquence de M. Billaut ! Celle-là ne bouillonne pas si fort ; elle sait où elle va, elle le sait si bien, qu’elle le montre trop et qu’on ne veut pas la suivre. M. Billaut est maladroit à force d’adresse : il y a long-temps déjà qu’il fait pénitence de ce péché-là L’assemblée prendra ou non en considération la proposition de M. Rateau, qui l’engage à se dissoudre ? La belle affaire pour M. Billaut ! C’est la faute du ministère, delenda est Carthago ; donnez-moi mon portefeuille : voilà tout ce qu’il voit en tout, et sa parole habile, sûre, élégante, n’accouche pourtant pas d’autre chose. En sa qualité de candidat-ministre, M. Billaut devrait savoir que les questions de cabinet se posent plutôt toutes seules qu’elles ne se laissent poser. M. Billaut les manque toujours, parce qu’il les apporte toutes faites à la tribune. C’est ce que l’assemblée a bien saisi, et, quoiqu’elle n’ait pu guère entendre M. Barrot brutalement assailli par la montagne, elle a condamné M. Billaut sur son propre discours. La proposition Rateau a passé à trois voix de majorité. Que l’on songe seulement à toutes les hostilités qu’elle rencontrait, on verra que M. Billaut a dû beaucoup la servir, aussi son ministère est-il retombé dans les limbes.

Le grand reproche que s’adressaient réciproquement le cabinet et l’assemblée durant cette rude séance, c’était de ne rien faire. Il y a du vrai de part et d’autre, et la faute en est à la situation plus qu’aux personnes ; c’est donc la situation qui doit changer. Il est cependant une œuvre dont nous prenons note au milieu de cette quinzaine si peu remplie, ce sont les rapports de M. de Falloux. Nous l’avions dit, M. de Falloux devait marcher à visage découvert ; il indique, dès son premier pas, le but où l’on ne marchait avant lui que par des voies détournées ; il entend, à ce qu’il parait, transformer l’université en corporation spéciale et lui donner un grand-maître qui ne soit pas le ministre de l’instruction publique. Ce serait là cantonner à part l’enseignement de l’état, ce serait ébranler l’unité de l’enseignement, qui est une des conditions vitales de l’unité de la France. Les commissions nommées par M. de Falloux et présidées par M. Thiers ne s’enfermeront probablement pas dans le cercle qu’on a semblé leur tracer, et elles sont d’ailleurs composées d’élémens trop réfractaires pour aller très vite en besogne. Nous attendons ainsi sous toutes réserves. Ces réserves, nous les exprimons, parce qu’en déplorant la licence et l’erreur qui ont désolé notre pays, nous ne voulons pas cependant désespérer encore des règles de raison et de liberté dans lesquelles nous avons cru jusqu’à présent. Nous ne nous méprenons pas sur la pensée qui anime M. de Falloux et ses amis en face d’une institution dont l’esprit remonte aux sources de 89 ; nous apprécions cette pensée, nous n’y cédons pas. Si jamais il y eut une séduction légitime dans le principe d’autorité, si jamais on ajustement senti le désir de rendre obéissance, c’est aujourd’hui ; mais, dans cette passion même d’abaissement et d’humilité qui sait les ames bien placées au spectacle de tant d’orgueilleuses folies, n’allons point pourtant renier les conquêtes sérieuses que nous a léguées le progrès patient des âges. Aimons l’autorité plus que nous ne l’aimions, et gardons toutes les libertés, celle du penseur comme celle du citoyen : voilà le problème. Ce qui nous plaît surtout dans le dernier livre que M. Guizot nous adresse du fond de sa retraite, c’est qu’après les rudes expériences de sa fortune, il ne consent pas encore à poser le problème autrement.

Le plus triste résultat de l’anarchie, c’est en effet le découragement et l’impuissance des vrais amis de la liberté. Après ces convulsions violentes qui troublent toutes les idées et qui ébranlent tous les intérêts, il semble qu’il n’y ait plus de ressource pour la société que du côté des vieux principes, dont elle avait déjà fait bon marché depuis long-temps ; elle y retourne par une sorte d’impulsion naturelle, et leurs plus obstinés partisans retrouvent le crédit qui leur manquait lorsqu’ils avaient devant eu des adversaires raisonnables. Ceux-ci se tiennent à l’écart, parce que leur mauvais succès les a mis en doute parce que la résistance, d’où qu’elle vienne, leur est un utile rempart contre le flot qui les a renversés, et il arrive ainsi qu’il ne reste plus en présence dans le champ clos politique que des révolutionnaires et des rétrogrades. C’est là ce qui se voit maintenant en Prusse, où l’approche des élections ordonnées par le commencement de 1849 détermine un mouvement d’opinions dans lequel les anciens constitutionnels sont évidemment débordés.

Les défenseurs éclairés de la cause à la fois monarchique et libérale ne savent ni s’organiser, ni même se rejoindre ; ils n’ont ni chefs ni drapeaux. L’état de siège et l’interdiction rigoureuse de toute assemblée publique dans Berlin pèsent à peu près exclusivement sur eux ; les radicaux, en effet, ont toujours moyen de se rallier, grace aux affiliations dont ils n’ont pas perdu la pratique, et cachent dans l’obscurité où ils s’enveloppent la diminution de leur influence et de leur nombre. La province se partage aussi entre ces deux camps extrêmes ; il n’y a que des clubs ultra-démocratiques où ultra-royalistes ; point de milieu : les modérés, qui seraient la majorité s’ils s’unissaient, vont de l’un ou de l’autre côté, par dégoût ou par peur de celui où ils ne vont pas. Les clubs royalistes s’instituent particulièrement sociétés prussiennes (Preussenvereine) : pendant que les radicaux se prononcent d’avance contre la constitution, sous prétexte qu’elle ne dérive pas de la souveraineté du peuple ; pendant qu’ils poussent cette idée de souveraineté jusqu’à l’absurde ou jusqu’à l’horrible dans des populations encore mal formées à la vie publique, on se pare fièrement de la croix de fer dans les sociétés prussiennes, on arbore l’antique et loyale devise : « Avec Dieu pour le roi et la patrie ! » On ne reconnaît là qu’un seul pouvoir en droit et en fait, celui de la couronne ; on maintient qu’il n’y a point eu de révolution à Berlin, mais seulement une émeute, et que la constitution ne devait venir que du roi, qui a bien voulu l’octroyer, le 5 décembre, dans la plénitude de sa grace.

Radicaux et royalistes se disputent d’ailleurs à qui mieux mieux l’amitié des prolétaires. À Kœnigsberg, on donne trois groschen aux ouvriers pour les faire aller aux sociétés prussiennes, et l’on en rencontre plus d’un pendu au bras de quelque haut baron, qui le promène lentement par les rues, au grand scandale des bourgeois. Le diable en dedans n’y perd rien, et l’antique orgueil prend sa revanche. Il y a tel gentilhomme de province que son nom féodal n’empêchait pas de montrer du goût pour tous les sages progrès, et qui trouve désormais porte fermée chez les hobereaux ses voisins, parce que, disent-ils, ils ne veulent pas voir de républicains. On en est là dans une bonne partie de la Prusse du nord. Les paysans de leur côté, dans bien des endroits, après s’être fort réjouis d’avoir la liberté de la chasse, qui leur représentait le plus gros de la révolution, ne s’en soucient plus et louent leur droit. Après avoir exclu dans leurs élections les propriétaires et les employés, pour ne nommer que leurs pairs, ils en reviennent à penser qu’ils ne peuvent être ni bien conduits ni bien conseillés par un paysan comme eux : c’est un vieux trait de nature rustique. Ils se méfient toujours un peu des nobles, qui n’ont plus cependant ni redevances ni corvées à prétendre, mais qui tirent meilleur parti qu’eux de leurs terres en dépensant leur argent à les améliorer, au lieu de l’enfouir, comme fait encore l’homme de campagne. Ils en veulent un peu au pasteur, qui perçoit toujours sa dîme, si faible soit-elle. Ils aimeraient pourtant à choisir quelqu’un qui sût parler, pour que leur commune ne fût pas tout-à-fait muette à Berlin ; ils prennent les avocats, des petites villes. Il y aura là un élément dangereux dans le prochain parlement.

Comment réussira-t-on à rien concilier, quand, en face de cette catégorie nécessairement mobile et turbulente, il y aura derechef l’espèce opiniâtre des Prussiens de vieille roche ? des gens du caractère de ce fabricant Harcort, un paysan enrichi, qui adressait hier aux Poméraniens la lettre original dont voici quelques passages (elle a été tirée à quatre-vingt mille exemplaires) : « Lorsque j’étais encore un enfant, bien loin de vous, dans la province de Westphalie, où mon père a sa maison, j’entendais raconter beaucoup de choses du grand Frédéric et de ses fidèles Poméraniens, et je disais, à part moi : Ne verrai-je donc jamais les bonnes gens de ce pays-là ? Lorsqu’en 1813 le peuple se fut levé comme un seul homme à l’appel de son roi, le jour du combat de Ligny, je vis enfin ces vaillans Poméraniens. Certes, il y avait là beaucoup de braves, des Prussiens, des Brandebourgeois, des Silésiens, des Westphaliens ; mais tout le monde ôtait son chapeau devant les collets blancs du régiment de Kolberg. C’était aussi un chevaleresque enfant de la Poméranie, ce colonel Zastrow, qui est héroïquement tombé devant la porte de Namur. J’ai vu cette année, en Belgique, la place où il repose, et j’ai pensé : Mieux vaut pour un sujet fidèle cette pauvre tombe en terre étrangère qu’un mausolée parmi des séditieux ! Oui, chers amis, les Poméraniens ont plus versé de sang pour la patrie que ne pèsent tous ces hypocrites, qui veulent vous tromper. Tenez ferme, et ne vous laissez point dérober la couronne que vos pères vous ont conquise ! » Qu’on ne s’y trompe pas, qu’on ne se fie pas à cette surface peu profonde sur laquelle s’implantent, comme une végétation éphémère, les idées où les manies prises à l’étranger : c’est encore ce langage-là qui touche en Prusse la grande majorité du pays ; il ne serait pas assurément difficile de le mener plus loin que nous ne voudrions nous-mêmes, en frappant avec quelque habile rudesse sur ces cordes sympathiques.

Malgré les éventualités qui peuvent ainsi obscurcir la perspective politique, Berlin se maintient, à l’heure qu’il est, dans une tranquillité profonde. Ce n’est pas, toutefois, que le gouvernement ne commette point de fautes, mais l’esprit public est tellement affaissé, que de justes griefs ne peuvent même pas l’émouvoir : on est si las du tapage auquel on s’était condamné depuis le mois de mars ! Le gouvernement poursuit aujourd’hui les députés signataires du décret par lequel l’assemblée, qui s’entêtait à siéger dans Berlin, avait commandé le refus d’impôt. Le cabinet autrichien s’est montré plus avisé et moins vindicatif. Une fois la diète transportée à Kremsier, il n’a recherché personne pour les actes plus ou moins irréguliers qui s’étaient accomplis à Vienne. Ces rigueurs rétroactives ne peuvent guère que susciter des embarras et ranimer l’esprit de parti dans les localités. Berlin n’en est pas moins heureux de se sentir en paix ; sa sève exubérante s’est tout d’un coup arrêtée ; on jouit du repos, on le savoure ; on croit avoir rêvé pendant neuf mois, mais le rêve était si orageux, qu’on n’a pas la moindre envie de le recommencer. Les bourgeois acceptent très volontiers de ne plus faire ni factions ni patrouilles ; le citoyen-soldat n’est pas beaucoup plus selon la nature de l’Allemagne que selon celle de l’Angleterre. Les étudians suivent leurs cours comme s’ils n’avaient jamais été des héros académiques ; les ouvriers eux-mêmes, et des ouvriers d’ateliers nationaux, battent des mains devant le cheval du général Wrangel, et ses soldats, casernés soit dans leurs quartiers, soit dans les monumens publics, au Musée, au théâtre de la place des Gendarmes, courent librement la ville où ils ont failli entrer en ennemis. Toutes les colères sont détendues jusqu’à permettre de croire qu’elles étaient pour beaucoup des colères factices, et l’on avait si fort abusé de la vie révolutionnaire, qu’on retombe presque à plat dans la vie de résidence.

La lutte avait été plus cruelle à Vienne qu’à Berlin ; il y reste des marques plus douloureuses. Les purs Autrichiens se réjouissent cependant de la vigueur inattendue avec laquelle on a relevé le drapeau des Habsbourg, et se reprennent croire aux destinées de leur monarchie renaissante. La ferme attitude du comte Stadion dans la diète de Kremsier, les succès non interrompus du prince Windichgraetz en Hongrie, la folie désespérée du dictateur Kossuth, sont autant de preuves du rétablissement de l’autorité impériale. La prérogative monarchique sera certainement conservée dans le premier paragraphe des droits fondamentaux qu’on discute à Kremsier ; la notion ultra-démocratique de l’absolue souveraineté du peuple est encore bien abstraite pour la plus grande partie des députés : « Ce n’est pas l’empereur qui vient de nous, c’est nous qui venons de l’empereur, » disent les paysans, et ils forment une majorité sur laquelle les membres radicaux, qui s’étaient obstinés à rester à Vienne, n’exercent plus guère d’influence : leur crédit tombe devant celui du comte Stadion. D’autre part, c’en est fait bien clairement des Magyars ; leur rôle est fini dans ce monde en tant que nation ; ils vivaient sur une vieille renommée qu’ils ont trop escomptée : ils avaient promis de mourir pour la démocratie allemande, c’est tout au plus s’ils essaient de défendre leur propre patrie ; les voilà sujets autrichiens et battus par leurs sujets mêmes, pour le compte de l’Autriche. La fureur maladive de Kossuth a précipité la ruine d’un pays auquel la sagesse des patriotes constitutionnels semblait encore, il y a quelques années, préparer un nouvel avenir.

Il est néanmoins à Vienne une minorité, plus dévouée à l’Allemagne en général qu’à l’Autriche en particulier, qui regrette dans l’ombre le drapeau rouge, or noir, et qui s’indigne de voir flotter le noir et jaune sur Saint-Etienne. Ceux-là parlent de recommencer. « La bière de fin d’année n’a pas réussi, disent-ils ; la bière de mars sera d’autant meilleure. » Il est question tout bas de canons encloués et de balles fondues, et l’on souhaitait fort, dans ces régions hostiles, que les mauvais temps eussent défoncé le sol mouvant des landes de la Hongrie. L’état de siége a pourtant cessé ; il y a déjà plus d’un mois qu’on ne voit plus, dans les rues de Vienne, les bivouacs et les feux des Croates. Le bourgeois s’accoutumait insensiblement à leur voisinage ; le costume pittoresque des soldats-frontières, leurs ceintures garnies d’une provision de poignards et de pistolets ne choquaient plus tant ses yeux ; leur chants nationaux n’effarouchaient plus trop ses oreilles ; ils sont justement alors partis pour la guerre des Magyars. « Vademecum du soldat en Hongrie, » voilà maintenant le livre affiché dans toutes les boutiques des libraires, et aux vitres ce ne sont qu’images satiriques dans lesquelles on se venge d’avoir cru aux rodomontades des Magyars en se moquant de leurs belles promesses, vengeance un peu tardive pour être encore de bon goût. Tel est, entre autres caricatures, ce légionnaire monté sur la tour de Saint-Etienne et braquant un télescope du côté de la Hongrie avec ces mots : « Je ne vois toujours rien venir. » hélas ! à la place des Magyars ce sont les « étudians de Jellachich » qui sont venus ; le ban s’amusait à nommer ainsi ses sauvages gardes du corps devant la députation des municipaux de Vienne.

Autriche et la Prusse se relèvent, en somme, plus vigoureuses au sortir de l’épreuve qu’elles ont traversée. Les antiques élémens de leur puissance se sont retrouvés au moment du besoin dans toute leur énergie primitive, et cette force que des gouvernemens sérieux doivent à la solidité naturelle de leur assiette, cette force permanente a prévalu contre les forces factices et fiévreuses de la démagogie. S’il est encore pour l’Autriche un véritable sujet d’alarmes, c’est à présent la difficulté de maintenir un juste équilibre entre les différentes nationalités de son empire, et de payer aux Slaves le prix des services qu’ils lui ont rendus, sans leur sacrifier ses douze millions d’Allemands. S’il est pour la Prusse une éventualité inquiétante, c’est l’embarras d’exercer le commandement qu’elle paraît appelée à prendre sur toute la confédération ; l’embarras de sauvegarder l’intérêt de sa propre fortune sans exciter les jalousies et les résistances du particularisme, comme les Allemands appellent aujourd’hui l’esprit d’indépendance éveillé dans les états secondaires par l’absorption fédérale qui les menace. Qu’il y ait là, pour la Prusse et l’Autriche, des complications, des dangers à craindre dans un avenir quelconque, la chose est probable ; mais ce sont du moins des écueils entre lesquels la politique régulière peut encore naviguer, tandis qu’après le mois de mars on était pour ainsi dire débordé par ce flot de passions populaires qui venait battre en brèche les cabinets de Vienne et de Berlin.

Deux fantômes surtout se dressaient du milieu de cette tempête européenne, le fantôme de l’unité de l’Italie, le fantôme de l’unité allemande : c’étaient les prétextes les plus généreux qu’on pût invoquer au-delà des Alpes et du Rhin, pour justifier l’insurrection et voiler l’anarchie ; c’étaient les idées autour desquelles on pouvait grouper le plus aisément ces ames enthousiastes, qui, dans de pareilles entreprises, couvrent toujours de leur sincérité le zèle hypocrite des agitateurs de profession. Nous-mêmes, quelles que soient les fautes qu’on ait commises au nom de ces idées, nous ne les traitons pas irrévocablement de chimères. Bien avant que les orages du mois de mars eussent troublé le cours pacifique des réformes raisonnables, l’inévitable progrès des institutions et des esprits amenait, soit en Italie, soit en Allemagne, une entente commune qui avait déjà fait tomber bien des barrières, et qui pouvait en abattre encore d’autres. On était sur le chemin du possible, on a déraillé pour aller à l’impossible : les exagérations radicales se sont emparées de cette bonne cause et l’ont gâtée. Dans des pays où les lois du sol et de l’histoire ont créé des populations distinctes et divisées malgré l’identité du langage et de la race, on a prétendu méconnaître impunément ces lois indestructibles, et, sur l’identité de langue et de race, fonder une unité absolue de domination. Le radicalisme se plaît dans ces absolus systèmes, qui ne tiennent pas compte des réalités : il s’est donc donné carrière à l’abri du drapeau patriotique, et bientôt il a poussé jusqu’aux abîmes parce que les patriotes radicaux se sont bientôt, comme d’ordinaire, montres plus radicaux que patriotes. Où en est aujourd’hui l’unité allemande ? où en est l’unité italienne ?

Nous n’avons ici ni le temps ni la place d’entrer dans le démêlé pendant à Francfort entre M. de Schmerling, maintenant plénipotentiaire de l’Autriche, et M. de Gagern, chef du cabinet de l’empire allemand. L’Autriche prétend à la fois réserver les intérêts de son existence particulière et ne point cesser cependant de faire corps avec l’Allemagne ; elle ne veut point accepter des rapports purement diplomatiques avec Francfort, elle veut des rapports fédéraux ; elle veut aussi que la constitution générale ne soit point imposée, mais seulement proposée aux états particuliers : c’est là le sens de la dernière note du prince Schwarzenberg. Le programme de M. de Gagern et le rapport du comité chargé de l’examiner repoussent au contraire l’idée de laisser aux cabinets le droit d’accepter ou de refuser, chacun pour son compte, le nouveau pacte national ; ils insistent sur la difficulté que l’Autriche, à moitié formée d’états non allemands pourrait rencontrer en restant dans une fédération tout allemande. Le prussien s’acharne décidément à rejeter l’Autriche en dehors de l’unité manique ; il se croit à la veille d’enfermer l’Allemagne entière sous les plis drapeau noir et blanc. Le bruit court déjà que, si ce triomphe s’accomplit, le programme de M. de Gagern passe, non-seulement les députés autrichiens quitteront la diète, mais l’Autriche rappellera ses troupes des forteresses fédérales et retirera son contingent. Étrange destinée de la politique unitaire ! et encore ne parlons-nous pas du séparatisme, déjà presque officiellement annoncé, de la Bavière et du Hanovre. L’Allemagne serait donc ainsi disloquée au moment même où elle se jugeait assurée d’une intime union, et la ferme volonté de s’unir aurait abouti à ce cruel démembrement ! C’est que cette volonté s’est surtout fait jour par l’organe des factions révolutionnaires, et, si elle a été pourtant aussi formulée par de doctes constitutionnels, comme M. Dahlmann et ses adhérens, elle n’en est pas moins demeurée de la sorte une utopie radicale : le radicalisme des systèmes historiques de l’Allemagne s’est allié sur cette question avec le radicalisme des démagogues, et l’a perdue.

Il faut voir dans quelque état particulier ce progrès de dissolution qui correspond avec une si fatale exactitude aux prétentions et aux rêves d’unité absolue. Nous avons sous la main une lettre du docteur Strauss à ses électeurs, que nous ne pouvons nous empêcher de citer ; ces lignes expliquent tout. On y sent l’ironie pénétrante de cet esprit sagace. Le docteur Strauss avait été envoyé dès le mois de mars au parlement de Wurtemberg ; le redoutable critique n’en prit pas moins à son aise dans les matières politiques que jadis dans les matières de religion, et son implacable bonhomie se scandalisa du manége des partis aussi naturellement que des antinomies de la dogmatique. Il se permit ainsi de dire, à propos de Robert Blum, que la place d’un député de Francfort n’était point sur les barricades de Vienne, et dès-lors le théologien qui avait épouvanté l’Allemagne orthodoxe et presque incendié la Suisse fut maudit et exécré comme un vil réactionnaire. Strauss donne aujourd’hui sa démission. L’honnêteté de sa conscience, en lui montrant la tactique perfide avec laquelle procédaient les radicaux dans le parlement de Wurtemberg, l’avait rejeté vers le banc des chevaliers et des prélats. C’était une condition trop dure pour l’auteur de la Vie de Jésus ; il y renonce. Comment en est-on arrivé jusque-là dans ce paisible Wurtemberg ? « Il y a chez nous, écrit Strauss à ses électeurs, chez nous comme dans toute l’Allemagne, il y a dans la chambre des gens qui n’ont pris la révolution de mars que pour un demi-pas, qui regardent tout essai transformation pacifique comme une puérilité, qui n’aspirent qu’à un second bouleversement qui ne se réjouissent pas de ce qu’on a dit A, parce qu’ils voudraient qu’on eût déjà dit B ; des gens, enfin, qui sont heureux de toutes les déchirures ouvertes dans le terrain légal de l’état actuel, sans se demander s’il restera quelque sentiment de droit et de légalité pour asseoir l’état futur. Ces gens-là ont voulu faire de la grande politique dans notre petit parlement, décider au bord du Neckar des grosses affaires du Danube et de la Sprée, dont on ne parlait pas déjà très bravement sur le Mein. Ils ont coupé tous les travaux utiles à force d’interpellations. Notre pauvre ministère a sans cesse été sur la sellette ; pour peu qu’il passât par la tête d’un prisonnier politique d’écrire quelque lettres impertinente, pour peu qu’on eût parlé dans les cafés d’un mouvement de troupe il fallait tout de suite s’expliquer, et le temps courait. » — N’est-ce pas en petit l’histoire de Francfort ? et, confessons-le, ç’a été bien souvent celle de Paris.

Si l’unité allemande aboutit là, l’unité italienne n’a pas de plus glorieuses destinées. Derrière les Alpes comme derrière le Rhin, ce sont les mêmes hommes tenant le même langage et brouillant tout, sous prétexte de tout embrasser. L’unité italienne, elle est représentée maintenant par les émeutiers de Gènes, qui ont créé, en vertu de leur souverain plaisir, le ministère Gioberti ; par les émeutiers de Livourne, qui ont fait des hommes d’état de MM. Guerrazzi et Montanelli ; par les émeutiers de Rome, qui vont nous donner la dictature de M. Sterbini. Ce personnel ne change même pas avec les lieux : ce sont environ deux ou trois mille individus qui se portent en nombre, à tel jour fixé, sur tel point marqué, et qui, passant et repassant à travers l’Italie, comme un peuple de comédie sur le théâtre, dissimulent leur minorité par leur audace. On se rappelle que dernièrement les Romains ont dû chasser de leur ville une foule d’étrangers qui finissaient par y remplacer les vrais citoyens, ce qui n’a pas empêché le ministère d’appeler à lui les clubistes de Florence pour célébrer, le 1er janvier, la fête de la constituante, et pour perfectionner l’éducation politique du peuple romain. Voilà comment on prépare cette constituante romaine qui doit être le noyau de la constituante italienne : les exaltés de Rome s’allient aux exaltés de Florence, et ils crient tous ensemble, comme s’ils allaient se mettre en campagne avec les bénédictions du père Gavazzi et les quatre cents routiers du vaillant Garibaldi. Ce sont là les mains auxquelles les extravagances du parti républicain ont livré le drapeau de l’unité nationale en Italie, les grands génies qui doivent restaurer par la révolution démocratique et sociale cette malheureuse patrie à laquelle ils portent les derniers coups. On ne s’y prendrait point autrement pour attirer l’étranger chez soi : aussi l’Autriche, dit-on, de concert avec Naples et l’Espagne, veut intervenir en faveur du pontife exilé. La révolution italienne a menti à toutes ses promesses ; elle trahit tous ceux qui auraient pu la guider sagement et noblement, le pape Pie IX comme le roi Charles-Albert ; elle devient l’entreprise d’une poignée d’hommes qui fatiguent sans les soulever des populations amollies. Entre cette révolution avortée, qui devait donner l’indépendance nationale, et l’invasion étrangère, à laquelle on la voit maintenant aboutir, la France ne saurait oublier qu’elle a ses positions à garder. L’unité italienne disparaît comme l’unité allemande ; le temps des songes est fini ; nous rentrons dans la vie réelle, dont les conditions ne changent pas comme changent les fantaisies des rêveurs politiques. Faisons de la politique avec les réalités.


V. de Mars.