Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1869

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Chronique no 882
14 janvier 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1869.

La diplomatie européenne tient ses assises dans les salons de notre ministère des affaires étrangères, pour remettre à neuf la paix d’Orient par un arrangement quelconque du conflit gréco-turc, et dans trois jours nos chambres se trouveront réunies au Louvre pour entendre le discours par lequel l’empereur doit ouvrir la dernière session du corps législatif actuel. Avec l’année nouvelle, la vie politique se réveille sous toutes les formes. Cela ne veut pas dire que la conférence, pour nous complaire, va résoudre un problème insoluble, que l’intervention de nos chambres va suffire pour simplifier tout à coup une situation intérieure singulièrement compliquée, et qu’en un mot tout est près de unir par un protocole diplomatique ou par un vote parlementaire. La conférence et le corps législatif n’ont pas cette magique puissance ; mais ces assemblées, toujours revêtues d’une certaine autorité, ont du moins l’avantage, chacune dans sa sphère, de préciser les difîicultés, de resserrer les questions, de substituer la réalité aux fantômes. Elles apaisent quelquefois les querelles qui s’aigrissent, elles redressent les débats qui s’égarent, et c’est bien quelque chose pour aujourd’hui de voir commencer simplement, honnêtement, une année qui nous réserve sans doute plus d’une surprise. Le corps législatif, s’il le veut, jusqu’à un certain point peut jouer le rôle de pacificateur et d’éclaireur dans une carrière où l’on entrevoit déjà les élections.

À parler sans détour, ce serait maintenant plus que jamais une pressante nécessité de sortir des nuages, de voir clair dans nos affaires intérieures, qui ne sont pas moins embrouillées que les affaires de l’Europe. Nous avons étrangement besoin d’amples et sérieuses explications parlementaires, d’une enquête serrée et bien conduite qui serve à marquer en quelque sorte l’étiage des esprits et des institutions. Depuis la dernière session, rien n’est essentiellement changé sans doute : il n’y a pas eu la moindre révolution pour nous distraire ou nous occuper ; en revanche, il y a ce mouvement incesssant qui se poursuit et s’anime à chaque pas, l’application bruyante de lois nouvelles, le réveil des polémiques ardentes, les petites tempêtes et les brusques révélations, sans compter les crises ministérielles, qu’on ne voit pas toujours venir, et dont on est réduit à déchiffrer l’énigmatique signification. Nous ressemblons en vérité depuis quelque temps à des hommes marchant sur un terrain semé de petites bombes fulminantes partant un peu de tous les côtés et à l’improviste. Les bombes, ce sont tous ces incidens qui se succèdent, qui souvent n’auraient par eux-mêmes qu’une médiocre importance, mais qui prennent un sens, même quelquefois de la gravité, en se coordonnant à toute une situation dont ils sont le produit et le signe révélateur.

C’est le caractère de cette période politique où nous entrons, où l’on pourrait dire que nous nous débattons sans arriver à en éclaircir les confusions. Que signifient tous ces incidens sur lesquels l’opinion se jette passionnément, qu’elle grossit quelquefois, et qui vont alimenter les polémiques, promptes à saisir tous les prétextes ? Ils prouvent que sans révolution, sans secousse violente, il y a depuis quelque temps en France un changement profond que le gouvernement reconnaît en partie, qu’il laisse jusqu’à un certain point s’accomplir, mais dont il ne saisit pas assez le sens et la portée pour que la lutte n’éclate pas parfois entre ce qui s’en va et ce qui vient, entre des habitudes d’autrefois et des goûts de liberté, d’indépendance, devenus plus vifs. Assurément tout ce qu’on dira pourra être relativement vrai. Le gouvernement de l’empire restauré n’est plus ce qu’il était à son origine. Ce qu’il faisait sans crainte dans le silence universel il y a quinze ans, il ne pourrait le faire aujourd’hui. Les assemblées publiques ne sont plus pour lui de simples chambres d’enregistrement ; il se préoccupe maintenant de ce qu’elles penseront, de ce qu’elles diront, non plus après avoir pris une décision, mais avant de la prendre. La presse a échappé au pouvoir discrétionnaire, et, au risque des procès qu’on ne lui ménage pas, elle peut reprendre, non sans des vivacités quelquefois compromettantes, son rôle d’avant-garde. Les réunions publiques, sans avoir tenu jusqu’ici tout ce qu’on en attendait, existent après tout ; elles se multiplient, et M. Jules Favre a pu disserter l’autre jour à la salle Valentino sur la littérature française sans avoir affaire au commissaire de police, pendant que d’autres dissertent ailleurs sur la nécessité de l’expropriation universelle pour cause d’utilité publique. Ce n’est pas un esprit comme M. Rouher qui peut méconnaître les nécessités invincibles d’une telle transformation, et qui peut s’effrayer de tout ce qu’entraîne une ère de discussion élargie. M. Magne, qui vient de publier son rapport financier, ne paraît pas être non plus le dernier dans le cabinet à s’inquiéter des susceptibilités de l’opinion et des légitimes exigences des chambres. L’empereur lui-même enfin, dans les réceptions du jour de l’an, parlait de la « juste pondération des pouvoirs, » du « concours tous les ans plus indispensable du corps législatif pour assurer la vraie liberté, » et son discours de lundi prochain à l’ouverture des chambres doit être, dit-on, la confirmation de la politique inaugurée par la lettre du 19 janvier 1867, — probablement sauf les déceptions qui ont suivi la lettre du 19 janvier. Tout marche donc, nous en convenons volontiers. Il s’élève par momens du sein d’un pays un certain souffle auquel il est difficile de se soustraire. Seulement, et voilà où commence le danger, le changement est encore plus à la surface que dans le fond des choses.

Le gouvernement, pour tout dire, ressemble à une machine puissante qui s’orienterait dans un sens, et dont les rouages continueraient à fonctionner dans un autre. Sans se l’avouer peut-être, il prétend entrer dans une ère de liberté modérée avec ses traditions discrétionnaires, et rester un gouvernement personnel en devenant un régime semi-parlementaire. Nous nous souvenons qu’un jour, l’an dernier, le regrettable M. Lanjuinais, qui vient de mourir subitement, parlait de l’Algérie avec une connaissance profonde de la question africaine, avec un zèle d’exactitude où éclatait sa probité politique, et il montrait comment on avait disposé d’une partie du domaine de l’état par un simple acte de bon plaisir, sans se demander si on avait ce droit, s’il ne fallait pas par hasard une loi. Cet esprit consciencieux et modéré paraissait étonner profondément les orateurs officiels, et il mettait en réalité, sans nulle intention de taquinerie, le doigt sur la plaie. C’est là précisément le mal dont nous souffrons dans cette période de transition où nous sommes, entre un régime presque autocratique, qui n’est plus de saison, et un régime de garanties plus efficaces, de discussion plus libre. On croit être libéral, nous n’en doutons pas, on veut sérieusement l’être, surtout si cela ne coûte rien, et en même temps toutes les habitudes d’omnipotence discrétionnaire, si enracinées, si vivaces à tous les degrés de la hiérarchie, ont de la peine à céder devant les irrésistibles nécessités d’une situation nouvelle ; elles persistent à travers tout, et se laissent surprendre en flagrant délit. On ne songe pas que ce qu’on a pu faire sans contrôle et sans contestation pendant seize ans, on ne peut plus le faire aujourd’hui en présence d’une opinion devenue susceptible, armée du droit de rechercher les abus dont elle a souffert. De là ces confusions qui éclatent parfois et qui seraient presque plaisantes, s’il ne s’agissait pas après tout des intérêts les plus sérieux. De là aussi ces incidens qui se succèdent et qui ne sont rien autre chose que la suite de ces confusions. Un jour, c’est la transformation du Journal officiel, cette métamorphose sur laquelle un député, M. Guéroult, a écrit une brochure instructive, et qui a fini par un arrêt du tribunal de commerce maintenant l’ancien Moniteur en possession de son titre. Nous ne méconnaissons certes pas le droit qu’a le gouvernement de régler le mode des publications officielles, et nous méconnaissons encore moins le soin qu’a pris M. le ministre d’état de recourir à l’adjudication publique ; il ne reste pas moins une chose qui n’est pas sans gravité : c’est une concurrence inégale créée à tous les journaux par le privilège d’une exemption de timbre. Si ce privilège ne profitait qu’à un bulletin des lois ou des actes du gouvernement, à un recueil des débats parlementaires, il n’y aurait rien à dire ; mais ce n’est plus évidemment cela lorsque le gouvernement se fait adjuger des milliers d’exemplaires pour les distribuer, et que ses agens même des inspecteurs d’académie, se font les courtiers du Journal officiel auprès des instituteurs, sans doute pour les maintenir dans la droite voie. Un autre jour, c’est à propos de tableaux appartenant aux galeries nationales que la lutte se réveille. Il se trouve qu’on a disposé d’un certain nombre de tableaux non-seulement en faveur du Petit-Luxembourg, où réside le président du sénat, mais encore au profit d’un établissement tout privé, d’un cercle que hantaient les personnages de distinction et même les souverains venus à Paris pendant l’exposition. Si on avait dû porter des tableaux partout où sont allés les rois et les princes qui ont visité Paris à cette époque, on aurait eu fort à faire. La raison nous semble un peu leste. M. le surintendant des beaux-arts a dédaigné de s’expliquer sur tout cela, ou du moins il n’a pris la parole et d’une façon très indirecte que pour dire qu’il ne dirait rien. Il paraît que son administration fait partie de la constitution, qu’un sénatus-consulte rend indiscutable. Il est un peu hautain pour les gens de la plume, M. le surintendant des beaux-arts ; il se croirait sans doute atteint dans sa dignité, s’il se mêlait à leurs polémiques, fût-ce pour les redresser. Il est visiblement de ceux qui croient encore vivre à une autre époque. M. le surintendant des beaux-arts, se trompe, il oublie qu’après tout il n’est qu’un fonctionnaire public, et qu’il n’a pas l'administration de nos musées pour son bon plaisir. Si, comme nous aimons à le croire, il a de meilleures raisons que celles qui ont été données jusqu’ici, il n’aurait dérogé nullement en les confiant au public, en daignant se soumettre à cette puissance de l’opinion dont l’empereur lui-même ne fait pas fi, et il eût évité de laisser croire qu’aux yeux du gouvernement un cercle quelconque peut passer pour une succursale de nos galeries.

Qu’on ne s’y trompe pas, des faits de ce genre ou analogues ne sont pas rares ; ils peuvent se reproduire à chaque instant par suite de ces habitudes d’omnipotence qui sont si commodes pour ceux qui ont entre leurs mains une parcelle de pouvoir et qui ont régné si longtemps. Jusque dans ces poursuites exercées contre la presse, est-ce qu’on ne remarque pas souvent ce mélange de légalité et d’arbitraire, cette confusion qui place les juges dans l’alternative d’outrer la répression ou d’étonner par leur indépendance ? Voilà le mal, et sait-on ce qui en résulte pour le gouvernement lui-même ? Des ennuis sans fin et pas un avantage. Pour faire acte d’autorité, il se laisse aller à soutenir des choses qu’il désavoue peut-être au fond, et il a toujours l’air de se contredire. Il se trouve incessamment placé entre les amis qui le compromettent par leur zèle et ceux qui le quittent dans un moment d’humeur, ce qui est assurément une autre manière de le mettre dans l’embarras. Il n’a que le choix des désagrémens, et c’est ainsi qu’en peu de temps chaque ministre a eu sa petite affaire. M. Rouher lui-même, qui mieux que tout autre pourrait se mettre au-dessus de tout cela, a eu les tracasseries de son Journal officiel ; la direction des beaux-arts a eu l’affaire des tableaux du Louvre ; le garde des sceaux, M. Baroche, sans songer à mal, vient d’avoir à son tour la démission de M. Séguier à Toulouse, si bien que de l’un à l’autre le gouvernement finit par n’avoir plus même le bénéfice de la politique qu’il veut suivre. Il ne gagne pas un atome de force dans ces aventures, il y laisse nécessairement toujours quelque chose de son prestige.

De tous ces incidens qui passent, le plus récent et le plus grave à coup sûr est la démission de M. le baron Séguier, procureur impérial à Toulouse, démission qui se rattache à toutes les poursuites dont la presse est l’objet depuis quelque temps. M. Séguier est un magistrat jeune encore, ayant un grand nom, porté par un rapide avancement à la tête d’un des premiers parquets de France, et, comme il en avait le droit, il aspirait sans doute à mieux encore. À quel moment remonte sa scission avec le gouvernement ? On dit qu’il s’était déjà montré froid, il y a deux mois, dans l’affaire Baudin, et qu’on l’avait d’ailleurs laissé libre de ne pas siéger comme chef du parquet. Une nouvelle poursuite, une quatrième ou cinquième poursuite contre un journal de Toulouse est survenue, et on l’a accusé d’avoir prononcé des paroles par lesquelles il aurait enchaîné la liberté de son procureur-général, paroles qui auraient provoqué un avertissement de la chancellerie. C’est là-dessus que la rupture a éclaté, et aux sévérités de M. le garde des sceaux M. Séguier a répondu par une lettre de démission en appelant à son aide la presse, pour laquelle il encourait sa disgrâce. Ce qui a suivi était facile à prévoir. M. Séguier a été aussitôt l’objet des manifestations les plus sympathiques ; les étudians l’ont fêté et l’ont accompagné au chemin de fer. Hier c’était l’accusateur public, aujourd’hui c’est l’homme le plus populaire de Toulouse. On nous permettra de dire simplement notre pensée. La démission de M. le baron Séguier est certainement un symptôme et même un très curieux symptôme de la situation actuelle ; nous ne pouvons y voir un prétexte d’apothéose ou d’ovations en faveur de l’ancien procureur impérial de Toulouse.

Avouons-le, il y a toujours quelque chose de peu sérieux dans cet empressement à faire de tous les fonctionnaires qui se retirent des types d’abnégation et de dévoûment, comme s’ils faisaient un acte d’héroïsme. On dirait enfin que nous nous réjouissons de trouver quelqu’un qui ait de l’indépendance et de la dignité pour nous, qu’un employé qui abdique ses fonctions fait un sacrifice sans égal dont nous lui devons le prix. Si M. le baron Séguier est resté assez longtemps procureur impérial, c’est qu’il n’y avait pas sans doute entre lui et le gouvernement une incompatibilité absolue. Si à un moment donné il a senti des scrupules de conscience, une résistance intérieure, et s’il s’est cru obligé de donner sa démission, il a tout simplement rempli un devoir, il a pourvu à sa dignité par une résolution qui l’honore ; il n’y a point à exagérer un tel acte. Ce qu’il y a de personnel dans cet incident nous touche peu. Ce qu’il y a de grave dans cette démission, c’est qu’elle est réellement un signe de cet état singulier où le gouvernement ne peut faire un pas sans voir se lever devant lui quelque difficulté nouvelle, et les difficultés qu’on se fait avec la magistrature sont toujours les plus embarrassantes. C’était au reste facile à pressentir le jour où on a introduit la politique dans l’enceinte de la justice par la loi de la presse et par la création de délits mal définis, le jour où l’administration s’est déchargée sur les tribunaux des ennuis d’une répression discrétionnaire. Ce jour-là, le gouvernement s’est créé de grandes tentations et un véritable embarras. S’il trouve dans les magistrats des instrumens dociles marchant au mot d’ordre, il compromet la justice ; s’il trouve des récalcitrans et des rebelles, il fait des héros d’indépendance. Quand donc le gouvernement s’apercevra-t-il que les demi-mesures et les demi-libertés font les situations fausses pour lui-même comme pour les hommes qui le servent, que la politique la plus simple, la plus efficace, c’est encore après tout une liberté franche, entière et sans réticence, où toutes les positions sont nettes, où toutes les responsabilités sont définies ? S’il y avait eu en France un régime de vraie et complète liberté légale, est-ce que la démission de M. Séguier aurait eu ce retentissement ? Elle a fait du bruit comme une de ces bombes dont nous parlions, parce qu’on y a vu un acte d’opposition éclatant sous les pieds du gouvernement, parce qu’elle a mis en relief une fois de plus les faiblesses d’un régime de garanties incertaines et insuffisantes.

Tout est là, dans des garanties nettes et sûres, et le ministre le mieux placé pour apprécier justement, quoique indirectement, l’effet de ces garanties, c’est M. Magne, qui vient de publier son rapport financier, où il décrit l’état des budgets depuis 1867, en esquissant en traits sommaires le budget de 1870, qui va être soumis au corps législatif, et qui sera probablement le principal travail de la session. Le rapport de M. Magne est simple, habile et parfaitement clair, quoiqu’il ait à passer à travers les détails de trois lourds budgets surchargés de toute sorte de budgets rectificatifs, de budgets extraordinaires. Il n’est pas trop optimiste, et il avoue que les mesures adoptées dans la session dernière ne pouvaient « avoir la puissance de transformer instantanément nos difficultés financières en un état de choses florissant ; » il est assez confiant pour ne pas laisser place à des inquiétudes sérieuses. C’est ce qu’on pourrait appeler un exposé financier fait pour l’opinion et pour les élections. Au demeurant, depuis l’an dernier, grâce à l’emprunt, les lois de finances fonctionnent avec une régularité suffisante. La dette flottante a été allégée de 139 millions, et reste à 727 millions ; mais qu’est-ce que cette réduction nouvelle de 100 millions sur la dette flottante qui, suivant M. Magne, serait possible par un prélèvement sur la dotation de l’armée en liquidation ? Une telle opération ne serait évidemment qu’un nouvel emprunt déguisé. Sur les 183 millions du dernier emprunt affecté aux déficits de 1867, il restera, à ce qu’il semble, un peu plus de 8 millions. Le budget de 1868, tel qu’il a été fixé, présentera un boni de plus de 30 millions par suite de l’accroissement inattendu du produit des impôts indirects dans les derniers mois de l’année, surtout en décembre. C’est une bonne fortune dont M. Magne ne se refuse pas le plaisir de tirer avantage. Ici cependant s’élève l’inévitable question : il s’agirait de savoir ce que signifie au juste cet accroissement, s’il n’est pas transitoire ; il faudrait connaître les élémens divers de cette augmentation. Les accroissemens de revenus indirects peuvent tenir quelquefois à des circonstances exceptionnelles, à des combinaisons qui ne se reproduiront pas, à des opérations accumulées dans une certaine période ; ils ne sont pas toujours et indistinctement le signe d’un mouvement véritable et régulier de la richesse publique ; ils peuvent n’avoir qu’un caractère très factice. Quoi de moins sûr qu’une récolte exceptionnelle qui vient tout à coup activer les transactions ? Quoi de plus trompeur souvent que les produits de l’enregistrement ? Ce n’est donc là qu’une base incertaine sur laquelle il serait dangereux de fonder des calculs optimistes pour le budget de 1870, et le mieux serait encore de recourir à une stricte et sévère économie. M. Magne rappelle, non sans une ironie involontaire sans doute, une simple et belle parole de Turgot : « ne dépenser que son revenu, moins même que son revenu, sauf les cas de force majeure. » M. Magne pourrait porter toujours avec lui cette parole d’or au conseil ; il trouverait peut-être des récalcitrans, toutes les fois qu’on toucherait à la guerre et à la marine ; il trouverait probablement aussi des auxiliaires prêts à donner l’exemple quand il s’agirait des traitemens, car enfin cette question des traitemens et des dotations menace de devenir sérieuse, non pas certes pour les petits employés, mais pour les gros, qui figurent sous toute sorte de titres au budget. S’il n’est pas digne d’un pays comme la France de marchander le prix des services qu’on lui rend, n’est-il pas vrai aussi qu’il peut y avoir une mesure ? Et puis enfin quand M. Magne ne serait trompé dans aucun de ses calculs financiers, quand il trouverait pour réaliser des économies toutes les facilités possibles, il reste toujours les événemens, qui peuvent déranger toutes les combinaisons, pour lesquels on se tient prêt même quand ils n’arrivent pas ; il reste en un mot l’imprévu, ce terrible ennemi des budgets et des ministres des finances.

L’imprévu, c’est l’état de l’Europe qui en décide par toutes ces questions confuses, redoutables, qui s’agitent à la fois à l’occident et à l’orient. Aujourd’hui, à la vérité, on fait ce qu’on peut pour ne pas laisser arriver l’imprévu, pour mettre le pied sur les étincelles. C’est l’œuvre de cette conférence réunie en ce moment, et à laquelle M. Magne doit sûrement porter un aussi vif intérêt que M. de La Valette, qui la préside ; mais cette conférence, qui s’est chargée de réconcilier provisoirement la Turquie et la Grèce, ou du moins de les empêcher de s’entretuer, aboutira-t-elle ? Quel sera le résultat de son intervention souveraine ? C’est là précisément la question en ce moment. La conférence paraît s’être heurtée, dès ses premiers pas, contre une difficulté qui était pourtant facile à prévoir, et qui était certes prévue. La diplomatie a toute sorte de secrets et de nuances qui en font presque une affaire d’initiés. Il avait donc été convenu que la Turquie entrerait à la conférence comme puissance délibérante, tenant son titre du traité de Paris, et que la Grèce au contraire n’y figurerait qu’avec voix consultative. Voilà justement d’où est venue la difficulté. La Grèce avait-elle été interrogée ? avait-elle accepté d’avance la situation inégale qui lui était faite ? Il paraît bien que non, puisque dès la première séance M. Rangabé, son représentant à Paris, appelé un peu comme un invité ou comme un accusé, a fait avorter la délibération par un refus qu’on appellera du nom qu’on voudra, mais qui n’est pas moins en définitive une protestation : première péripétie qui a nécessité tout d’abord un appel nouveau adressé à la bonne volonté du gouvernement hellénique. Cet appel sera-t-il entendu à Athènes ? Il n’y a cependant que deux issues : ou bien la Turquie, sous la pression des puissances européennes, cessera de s’opposer à l’admission pleine et entière de la Grèce dans la conférence, et ce serait le plus simple, ou bien la Grèce persistera dans son attitude passive, et la diplomatie essaiera de trancher la question sans elle. Seulement, dans ce dernier cas, c’est évidemment un fait grave, moins encore par lui-même que par sa signification ou par les conséquences qu’il peut avoir.

Si la Grèce s’enferme dans un refus invariable, comme cela semble aujourd’hui avéré, ne peut-on pas voir dans cette persistance une preuve qu’elle serait encouragée par de plus puissans qu’elle en Europe ? C’est simplement une question d’avenir que nous posons, car pour le moment la France et la Russie marchent d’intelligence avec un égal désir de ne pas aller au-devant de complications nouvelles ; mais d’un autre côté, si la Grèce, même sans être encouragée, ne prenant conseil que de ses propres susceptibilités, s’obstine jusqu’au bout dans son inertie, dans une résistance passive, et si la conférence est réduite à prendre un parti en dehors de tout concours du gouvernement hellénique, comment fera-t-on pour imposer la solution qui sera adoptée ? Laissera-t-on la Turquie seule désormais en tête-à-tête avec la Grèce ? se désintéressera-t-on de tout ce qui peut suivre ? Et quand même on obtiendrait la soumission du petit royaume hellénique aux conditions qui lui seront faites, sera-ce pour longtemps ? Il s’ensuit que, si nombreuses et si sérieuses que soient les chances de paix, la diplomatie n’est pas à l’abri des déceptions, et tout ce qu’on peut désirer de mieux, c’est un dénoùment provisoire, comme sont au reste tant de dénoûmens dans la politique et dans le monde, où rien ne finit, où tout recommence sans cesse.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’au moment même où la conférence est occupée à défendre la paix, son œuvre patiente et laborieuse a pour accompagnement au loin, en Allemagne, les plus violentes polémiques. Le différend gréco-turc est le prétexte ; la réalité, c’est l’antagonisme implacable de la Prusse et de l’Autriche. Non, décidément les paroles que M. de Bismarck lançait, il y a quelques semaines, dans le parlement prussien à l’adresse de M. de Beust n’annonçaient point la paix entre les deux comtes allemands. — Depuis quelques jours, une charge à fond est exécutée par la presse berlinoise, même par les organes officieux du gouvernement, contre le chancelier de l’empereur François-Joseph. On épluche sa diplomatie, ses dépêches du livre rouge, on l’accuse d’avoir travaillé aux troubles d’Orient, de menacer sans raison la Roumanie, d’agiter l’Europe pour chercher l’occasion d’une revanche, et peu s’en faut qu’on ne menace de dégainer l’épée de Sadowa, si l’empereur ne congédie pas au plus vite M. de Beust, qui compromet l’Autriche aujourd’hui après avoir compromis la Saxe il y a trois ans. Cette campagne n’ira pas bien loin pour le moment sans doute, elle n’est pas moins singulière. Que l’Autriche se soit employée à réveiller la question d’Orient et à pousser la Turquie contre la Grèce, c’est une de ces hypothèses qui peuvent alimenter les polémiques prussiennes sans avoir rien de plausible. Si néanmoins, dans ses dépêches, M. de Beust s’est montré un peu vif contre le gouvernement roumain et particulièrement contre M. Bratiano, qui était alors le chef du ministère, en vérité M. Bratiano lui-même vient de prendre le soin de justifier les préoccupations du chancelier d’Autriche. M. Bratiano, dans une récente reunion publique à Bucharest, a parlé de façon à confirmer tout ce qu’on pouvait présumer de ses dispositions, de ses connivences secrètes. Il a sans façon avoué ses animosités contre l’Autriche, ses affinités avec la Russie ; il s’est posé en agent de la propagande panslaviste et orthodoxe. Et si on remarque que M. Bratiano, quoique tombé du pouvoir, garde encore une assez grande influence dans les chambres, qu’il domine même jusqu’à un certain point le cabinet qui lui a succédé, il est bien clair que de ce côté de l’Orient aussi tout n’est pas fini, et que l’Autriche avait quelque raison de s’émouvoir.

Chaque pays aujourd’hui a sa tâche laborieuse, même indépendamment de ces grandes questions qui intéressent tout le monde, et l’Espagne assurément s’est fait depuis quelque temps une destinée plus difficile que celle de tous les autres pays. Il y a quatre mois déjà que l’Espagne vit en pleine révolution, et il devient chaque jour plus urgent pour elle d’en finir, d’arriver à se constituer, à se donner un gouvernement régulier, car sans cela les passions s’aigrissent, les ambitions s’enflamment, les armes s’aiguisent de toutes parts, et le gouvernement est réduit à se défendre par la force. Il y a quelques semaines, c’est à Cadix que se produisait un soulèvement qui est resté enveloppé d’un certain mystère ; il y a quelques jours à peine, c’est à Malaga que l’insurrection a éclaté, et le combat a été encore plus acharné qu’à Cadix. On dit même que la lutte aurait été assombrie par de pénibles excès commis un peu de tous les côtés. Le gouvernement est resté maître du terrain à Malaga comme à Cadix, et c’est même un fait à remarquer que l’armée ne se laisse point ébranler par les excitations auxquelles elle est naturellement exposée ; elle semble marcher au contraire à tous ces combats où on la conduit avec une animation singulière. Il est bien clair cependant que ces luttes, ces répressions, laissent dans les esprits des traces profondes. La vérité est qu’aujourd’hui plus que jamais les camps se dessinent, les partis se divisent et entrent en lutte. Les républicains viennent de publier un nouveau manifeste où ils déclarent ouvertement la guerre au gouvernement actuel, et le gouvernement à son tour a publié une proclamation où il se prononce plus nettement encore que par le passé pour la monarchie. C’est donc dans ces conditions qu’on marche au scrutin, qui s’ouvre en ce moment même au-delà des Pyrénées pour l’élection des cortès constituantes. Malgré l’agitation passionnée qu’entretient le parti républicain, et même malgré les progrès réels qu’il a faits depuis quatre mois à la faveur de l’incertitude universelle, la monarchie a certainement toute chance de sortir de ce scrutin populaire et d’être de nouveau sanctionnée par l’assemblée constituante, comme elle est déjà adoptée par le gouvernement issu de la révolution. Seulement ici revient l’éternelle question : quel sera le roi ? On dit aujourd’hui qu’une combinaison nouvelle vient s’ajouter à toutes les autres et prendrait le dessus : ce serait le fils aîné du duc de Montpensier qui serait choisi comme roi sous la régence de son père. De toute façon, c’est du moins le provisoire qui va finir, et l’Espagne pourra peut-être respirer sous un régime définitif de liberté régulière qu’elle aura certes acheté assez cher par toutes les révolutions qu’elle a traversées depuis trente ans.

L’Italie, pour ses étrennes, vient de se réveiller dans une de ces crises auxquelles il est bien difficile d’échapper après une révolution où s’est accomplie en quelques années l’œuvre de plusieurs siècles. Elle est arrivée à ce moment qui est toujours le plus maussade en même temps que le plus inévitable de la vie d’un pays, et qu’on nomme vulgairement le quart d’heure de Rabelais, le moment où il faut payer. L’Italie a voulu et très légitimement voulu être une grande nation, avoir une armée, construire des chemins de fer : c’est le beau côté de son affaire pendant ces dix dernières années. Le revers de la médaille, c’est la nécessité de nouveaux impôts, si on ne voulait, de déficit en déficit, aller tomber dans la banqueroute. C’est pour faire face à cette nécessité, devenue impérieuse, qu’un ministre courageux et sensé, M. Cambray-Digny, s’est décidé l’an dernier à demander aux contribuables italiens 100 millions de plus. Ce n’était pas tout que de proposer et de faire voler parle parlement ces 100 millions de contributions, il fallait les percevoir, et voilà où est la difficulté aujourd’hui.

La plus impopulaire des taxes nouvelles est assurément celle dont l’application vient de commencer le 1er janvier, l’impôt sur la mouture, le macinato, qui d’ailleurs n’est nouveau que pour certaines provinces. Il y a 58 000 moulins en Italie, c’est-à-dire 58 000 occasions de trouble. Le droit est de 2 francs par quintal de blé et de 1 franc par quintal de grains inférieurs. Par un système ingénieusement combiné pour effacer à demi le gouvernement, ce sont les meuniers qui perçoivent la taxe et en tiennent compte à l’état par abonnement ou par le moyen d’un compteur imaginé pour éviter la fraude. Au dernier moment, afin de ne rien brusquer, le ministre des finances s’est efforcé de trouver un biais ; il a consenti à n’exiger pour le premier trimestre que la moitié de la taxe, sauf, bien entendu, à recouvrer la totalité dans le courant de l’année ; mais ce n’était qu’un maigre palliatif : la réalité était là touchant au vif les populations rurales, et dès les premiers jours l’agitation a commencé. Les paysans se sont attroupés et se sont portés même à des excès. Les collisions ont bientôt éclaté entre les récalcitrans et les détachemens militaires envoyés en pacificateurs, et de fait il y a eu des morts et des blessés. Une chose à remarquer, c’est que cette agitation ne s’est pas manifestée dans les provinces qui ont connu autrefois l’impôt sur la mouture. Dans les contrées napolitaines, dans l’Ombrie, aucun désordre n’a éclaté jusqu’à présent. Dans certaines communes de la Vénétie, autour de Vérone, il y a eu quelque émotion. Les troubles ont pris particulièrement un caractère sérieux dans l’Émilie, aux environs de Bologne, à Reggio, dans le duché de Modène, du côté de Parme. L’agitation populaire est même devenue un moment assez grave pour que le gouvernement ait chargé le général Cadorna d’aller rétablir l’ordre.

Ces troubles n’ont-ils qu’un caractère spontané et local ? sont-ils dus uniquement à l’émotion causée par l’application d’une taxe peu populaire faite pour peser d’un poids plus lourd sur des classes pauvres et ignorantes ? Assurément c’est beaucoup de demander 15 ou 20 francs par an aux paysans de certaines contrées de l’Italie, et la misère explique bien des emportemens passionnés. Ce n’est point cependant la seule raison de ces soulèvemens populaires. Il semble assez clair que les partis extrêmes, toujours à l’affût des occasions de trouble, n’ont pas manqué d’exploiter la circonstance. Le fait est qu’on a saisi parmi les chefs, du côté de Reggio, un agent du duc de Modène, et que dans ce tumulte on a poussé des cris de toute sorte : vive la république ! ou vive le pape ! et même vive l’Autriche ! Bref, il y a eu évidemment des excitateurs qui n’auraient pas demandé mieux que de faire tourner une émotion naturelle au profit de leurs regrets ou de leurs utopies. Ils n’ont pourtant guère réussi, et en définitive cette agitation, circonscrite, partielle, impuissante à prendre un caractère sérieusement politique, ne peut aller bien loin ; elle tombera d’elle-même devant une conduite prudente du gouvernement, sans doute aussi devant l’accord inévitable du ministère et des chambres, qui se retrouvent de nouveau en présence aujourd’hui après les vacances de Noël. Chambres et ministère se sont associés dans une œuvre commune, qui est le rétablissement des finances et du crédit italien. Si, pour arriver à ce but, on avait pu faire autrement que de recourir au macinato, on l’aurait fait sans doute ; on s’est assez épuisé à poursuivre toutes les combinaisons possibles. Malheureusement il n’y a rien de plus inexorable qu’un déficit, et il n’y a rien de plus difficile que de mettre la main, pour le combler, sur des impôts réunissant à la fois la double condition de suffire aux nécessités publiques et de ne pas peser sur les, populations. Quand l’Italie aura trouvé ce secret, elle fera bien, après en avoir usé naturellement, de ne pas le garder pour elle seule. Jusque-là, le macinato subsistera sans doute, non pas comme un bienfait, mais comme une nécessité, et il faudra bien laisser les déclamateurs, fût-ce Garibaldi lui-même, s’escrimer contre les gouvernemens qui dilapident la « substance du peuple. »

Il a reparu en effet ces jours derniers, le brave et héroïque écloppé de Caprera, et il ne pouvait reparaître qu’à sa manière. Il a fait comme qui dirait une fausse rentrée en scène ; il vient d’être de nouveau élu député à Ozieri. Accepte-t-il sérieusement ou refuse-t-il la députation ? Ira-t-il au parlement ou restera-t-il à Caprera ? Il est fort probable qu’il ne songe pas à quitter son île. Dans tous les cas, il a écrit une lettre, un manifeste. On sent dans ses paroles une âme aigrie, un homme vieilli et malade qui a sur le cœur la défaite de Menlana, qui accuse tout le monde, sans songer certes à s’accuser lui-même. Ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’après avoir été avec Victor-Emmanuel pour faire l’Italie, Garibaldi incline maintenant ou plutôt retourne vers ceux qui travailleraient merveilleusement à la défaire, si on les laissait absolument libres. Toutes les fois que le vieux lion prend la parole depuis quelque temps, une impression nous revient involontairement : comment se fait-il que son langage soit de telle nature qu’il réjouisse immédiatement tous les ennemis de l’Italie ? Sa dernière lettre ne peut que trouver de l’écho à Rome et partout où l’on attend encore que l’Italie se déchire elle-même. Garibaldi, quoique dans un autre sens, parle de Victor-Emmanuel comme en parlait l’autre jour le pape à propos d’une démarche du roi pour sauver deux malheureux de l’échafaud. C’est bien la peine d’avoir été un héros pour finir par des loquacités moroses !

Quand nous suivons toutes ces choses d’hier et d’aujourd’hui en Italie ou en Espagne comme en France, nous ne les séparons pas des œuvres de l’esprit. L’histoire contemporaine s’éclaire souvent de toutes les lumières de l’histoire d’autrefois, et c’est ce qui fait le sévère attrait des œuvres qui ne sont pas seulement des récits du passé, qui sont encore de fortes études politiques ; c’est ce qui fait l’intérêt de livres comme l’Histoire de Napoléon Ier, par M. Lanfrey, comme l’Essai sur la révolution et l’empire, de M. le vicomte de Meaux. Les enseignemens de ce passé de révolutions, M. de Meaux les condense dans une série d’analyses d’où se dégage un ferme sentiment libéral. Les annales de l’empire, M. Lanfrey continue à les dérouler d’une main vigoureuse, en homme qui s’est rendu maître de son sujet par une profonde, par une implacable étude, et on dirait, à mesure qu’il avance, qu’une certaine éloquence énergique et un peu âpre s’accentue plus vivement dans ses récits. Dans ce troisième volume, M. Lanfrey arrive, il est vrai, à des épisodes où il n’est pas facile d’être indulgent pour la grande mémoire, au meurtre du duc d’Enghien, au procès de Moreau, à toutes ces choses que ne suffisent pas à couvrir les gloires de la campagne d’Austerlitz. On trouvera certes chez M. Lanfrey de la justice pour le génie militaire de Napoléon, on ne trouvera pas de complaisance pour le politique, pour l’homme qui ne pouvait supporter une contradiction, qui appelait puérilement Mme de Staël « un oiseau de mauvais augure, » dont l’arrivée « avait toujours été un signal de trouble. » Telle est l’éternelle loi d’action et de réaction dans les affaires humaines. Pendant longtemps, on n’a eu que des admirations aveugles pour Napoléon ; aujourd’hui on passe peut-être à l’excès opposé, et le livre de M. Lanfrey, ce livre écrit d’ailleurs avec un grand zèle de vérité, est de ceux qui se ressentent de cette disposition nouvelle de l’opinion. Ce n’est pas seulement une histoire, c’est un signe politique, c’est un symptôme nouveau de cette réaction des esprits libéraux contre ces vastes despotismes qui, en se permettant tout, s’exposent aux représailles de l’avenir.

CH. DE MAZADE.


REVUE DRAMATIQUE.


THÉÂTRE-FRANÇAIS : LES FAUX MÉNAGES,

comédie en quatre actes et en vers de M. Édouard Pailleron.


Au moment où se déroulait devant nous le drame touchant et viril que M. Édouard Pailleron vient de faire représenter à la Comédie-Française sous le titre des Faux Ménages, ému, entraîné comme toute la salle, nous sentions pourtant, — et plus d’un spectateur a dû éprouver une impression semblable, — nous sentions un frémissement d’inquiétude à voir la témérité du poète, la hardiesse des situations qu’il portait si résolument sur la scène. Malgré le talent de l’auteur, malgré le souffle généreux qui soutient, qui soulève son œuvre aux endroits périlleux, n’y avait-il pas à craindre que le public refusât de se prêter à des inventions si hardies ? Nous nous rappelions alors une histoire bien touchante aussi et singulièrement audacieuse, racontée il y a plus de trente ans par un de nos maîtres. Un jour, au ive siècle de notre ère, l’évêque Narcisse et son diacre Félix, cherchant un refuge contre les persécuteurs, entrent dans une maison de la ville d’Augsbourg. Où sont-ils ? Chez une courtisane. La malheureuse était une fille de Chypre, joyeuse, insouciante, élevée dès l’enfance pour son métier infâme ; elle reçoit les deux voyageurs comme ses hôtes accoutumés, apprêtant le festin, disposant son logis pour une nuit de débauche et d’ivresse. On devine l’émotion qui la saisit dès que la vérité lui est connue. Celui qui vient d’entrer dans sa maison, c’est un évêque chrétien, un homme pur entre tous. « Seigneur, lui dit-elle, je suis indigne de vous recevoir, et dans toute la ville il n’est pas une créature plus avilie que moi. » Mais l’évêque la rassure, il lui parle du Christ, il lui raconte l’histoire de la Madeleine ; l’infortunée apprend, avec quelle surprise, avec quelle joie bienfaisante ! qu’il n’est pas de faute irrémissible, pas de souillure ineffaçable. Elle peut se relever, si elle le veut. Être sauvée ! être affranchie de la honte ! voilà l’idée qui la transporte et qui déjà la régénère. Elle a des sœurs, compagnes d’ignominie, qui accourent à cette nouvelle, voulant aussi être purifiées. « Songeons-y bien, dit l’écrivain que je cite, il n’y a rien de si naturel. Ces malheureuses ont toujours été méprisées, et méprisées dans l’amour, là où le mépris est le plus poignant. Elles n’ont jamais été aimées qu’avec mépris, elles vivent de mépris, c’est le mépris qui les nourrit, et tout à coup un homme vient dans leur maison qui leur dit que leurs péchés leur seront remis, qu’elles peuvent retrouver le respect, l’honneur. Le respect, l’honneur ! quelles paroles dans cette maison !… Richesse, plaisirs, tendresse même, s’il y en a sans estime, tout leur a été promis mille fois ; mais l’honneur, mais la pureté comme au jour de leur naissance, voilà la parole imprévue, voilà le mot miraculeux qui les bouleverse et qui les fait chrétiennes ! »

Lorsque M. Saint-Marc Girardin commentait ainsi, d’après les Acta sanctorum des bollandistes, l’histoire de sainte Afre, courtisane, patronne d’Augsbourg, il indiquait un programme d’études dramatiques parfaitement approprié aux sociétés modernes, et qui ne fait que se renouveler de siècle en siècle. Le théâtre du moyen âge avait soupçonné tout d’abord l’intérêt de ces tableaux où une âme souillée se redresse et se purifie. N’est-ce pas au xe siècle, dans un couvent d’Allemagne, que la religieuse Hrosvita mettait en scène les aventures de l’évêque Paphnuce et de la courtisane Thaïs ? Dégradation et redressement, c’est le cercle éternel où s’agitent les luttes de la vie morale. Seulement, dans ces vieux drames sacrés, quelle que fût la hardiesse des situations, le spectateur était toujours rassuré d’avance ; les luttes que Hrosvita faisait représenter par les religieuses de Gandersheim avec une passion si candide, avec une témérité si ingénue, c’étaient les luttes de la vieille société païenne et de la doctrine libératrice ; la victoire de la loi de pardon, sous une forme ou une autre, était le dénoûment obligé. Dans les temps modernes, et particulièrement pour le théâtre de nos jours, le cadre du drame est bien différent ; ce n’est plus la religion, c’est l’amour qui se charge de réhabiliter la pécheresse. Y réussira-t-il ? Et, s’il y réussit dans l’ordre de la conscience, réussira-t-il également aux yeux du monde ? La société voudra-t-elle admettre et consacrer cette réhabilitation ? Les hommes seront-ils aussi démens que le dieu de la grâce ? Les hommes voudront-ils égaler cette divine miséricorde ? Supposez qu’ils le veuillent, le pourront-ils ? N’est-ce pas là une tâche au-dessus de leurs forces ? N’y a-t-il pas des choses qui ne sont possibles que dans une vie supérieure à nos misères ? Et ceux qui osent tenter cette aventure ne sont-ils pas condamnés fatalement à se briser contre une loi d’airain ? Ce sont précisément ces doutes, ces craintes, tous ces problèmes de l’ordre moral le plus haut, qui font le tragique intérêt du drame de M. Pailleron. Bien des écrivains, depuis la Marion Delorme de M. Victor Hugo, ont traité ce sujet de la fille perdue qui se relève par un amour vrai et désintéressé ; l’originalité de l’œuvre nouvelle si vivement applaudie au Théâtre-Français, c’est que tout cela se passe dans l’ordre moral, c’est que les questions les plus graves y sont résolument attaquées, c’est que chacun des personnages y est pleinement dans son rôle, c’est que les sentimens contraires y luttent avec une loyale franchise, c’est enfin que la passion y éclate et que la raison y triomphe. Les témérités du poète tournent donc en définitive au bénéfice du drame, et tout est bien qui finit bien.

Esther est une abandonnée, comme elle se nomme elle-même, une fille du mal, une de ces pauvres créatures qui, sans mère, sans guide, livrées dès l’enfance aux mauvais hasards de la vie, semblent condamnées à être la proie du minotaure dans nos villes dépravées. Il y avait pourtant en elle des instincts d’honneur et de vertu. Qu’une circonstance heureuse lui vienne en aide, qu’une main amie lui soit tendue, elle se relèvera naturellement. Un jour qu’elle est insultée dans la rue, un jeune homme qui passe prend sa défense et la reconduit chez elle. Pauvre abandonnée ! cette visite, c’est pour elle la visite de Paphnuce chez Thaïs, c’est l’arrivée de Narcisse chez la courtisane d’Augsbourg. Esther aussi, comme dans ces vieilles légendes, éprouve tout à coup des sentimens qu’elle ne soupçonnait point ; elle a honte de son passé, une vie nouvelle l’attire et l’enchante. Quelle vie ? Une vie meilleure sans doute et relativement honnête, mais bien irrégulière encore. Nous ne sommes plus au temps des pénitences sublimes. N’est-ce pas déjà beaucoup pour la malheureuse créature de se rattacher à un amour désintéressé ? Le sauveur que lui a donné le hasard est vraiment la candeur même. Élevé en province, par une mère toute dévouée et un vieux précepteur ecclésiastique, Armand a des trésors de tendresse et de générosité. Comment ne serait-il pas touché des sentimens de la pauvre fille qui veut redevenir honnêle pour obtenir de lui un peu d’estime ? Fût-elle en parlant ainsi la plus effrontée des comédiennes, Armand tomberait infailliblement dans le piège ; sincère, il l’aime, il s’attache à elle comme à un devoir, il se dit qu’il a charge d’âme. Il est dans les naïfs, dit de lui son cousin George, qui ne songera jamais à réhabiliter aucune pécheresse, qui se mariera pour faire une fin, et qui, malgré les vulgaires désordres de sa vie, défendra la morale des convenances avec une conviction imperturbable. L’esprit le plus droit, le cœur le plus pur est exposé par sa droiture et sa pureté même à faire la plus insigne folie, précisément parce que l’idée d’un devoir impossible se mêle chez lui à la passion aveugle. Tel est ce généreux Armand, et avant même que sa mère essaie de l’arracher au péril, les avertissemens ne lui manqueront pas. Dans la mansarde où il s’est fait l’instituteur d’Esther, il a pour voisin un homme que les orages du vice ont jeté sur ces plages arides, et qui, noble autrefois, élégant, aimable, achève de traîner sa honte dans les liens d’un faux ménage. Ce personnage équivoque a du moins la pudeur de ne plus porter son nom, il se fait appeler simplement M. Ernest. Aux admonitions railleuses de ce vieux routier du mal, Armand répond avec un entrain, une franchise, qui peignent bien son âme et font pressentir le péril où il court tête baissée.

ARMAND.

Pour vous même, monsieur, cessez ce badinage ;
À votre âge, il sied mal.

ERNEST.

Au vôtre, il siérait mieux.
Oui, je suis trop plaisant et vous trop sérieux.

ARMAND.

Laissons cela, monsieur, je suis comme il faut être.
Et puisque le hasard nous a fait nous connaître,
Et que vous revenez toujours sur ce propos,
Je vous parlerai franc : vous perdez vos bons mots.
J’ai passé ma jeunesse entre un vieux maître austère
Et ma mère, bien loin d’ici, dans une terre,
Et je n’appartiens pas à ce monde moqueur
Qui déserte, en raillant, les actes de son cœur,
Dont la sotte pudeur se croirait offensée
Par le sincère aveu d’une bonne pensée,
Où, jeune et vieux, tous sont à l’affût d’un détour
Qui les mette en dehors de cette loi d’amour
Que nous sanctionnons par le rire ou les larmes.
J’ignore quel mérite et je ne sais quels charmes

On peut trouver au fond de ce stérile effort,
Car vivre, c’est sentir ; sentir, c’est être fort.
Je me vante bien haut d’être joyeux ou triste.
Je pleure, donc je suis, et je ris, donc j’existe !
Et j’aime, et je l’avoue, et je m’en vante aussi.
C’est peut-être naïf, mais l’on m’a fait ainsi.

ERNEST.

Je m’explique à présent ce sérieux précoce ;
Alors c’est différent, si c’est un sacerdoce.

ARMAND.

Oui, monsieur, c’en est un, et le plus doux qui soit.
Que de sauver une âme en l’élevant à soi,
Et quelque nom plaisant dont le monde le nomme,
Si l’acte est d’un enfant, la pensée est d’un homme.

ERNEST.

Votre vieux maître austère et son enseignement
Ont fait merveille alors. Je vous fais compliment.
— Mais c’est Éliacin ! — Ah ! jeune homme incurable
Croyez-en un vieillard qui n’est pas vénérable.
Mais qui, s’y trouvant mal, connaît bien ce pétrin ;
Vous êtes de province ? Eh bien ! prenez le train.
Le courage en amour consiste dans la fuite.
Et là-dessus, voisin, bonsoir. — Bonsoir, petite.

ARMAND.

Dites madame Armand, monsieur, si vous voulez.

ERNEST.

Quand je vous le disais ! prenez le train, allez !

Ainsi, et c’est là une des émotions de ce drame, l’honnêteté même de ce jeune homme est ce qui va le perdre ; ainsi l’éducation même qu’il a reçue, cet amour si tendre, cette vigilance attentive, le soin qu’on a pris de n’ouvrir son âme qu’aux sentimens les plus généreux, tout cela va tourner contre la mère et détruire son œuvre dès le premier écueil. Elle le sent bien ; à peine a-t-elle appris dans quels liens son fils est engagé, quelle pensée l’y attache, quelle espérance l’y enchaîne, elle sent que l’ennemi pour elle, c’est la générosité de ce noble enfant, cette générosité du cœur et de l’esprit cultivée avec tant de sollicitude. Elle avait eu plus d’une raison pour surveiller ce trésor. Son fils était sa seule joie. Mariée à un gentilhomme sans foi et sans honneur, abandonnée, humiliée, ruinée, la comtesse de Ryon avait été obligée d’aller ensevelir sa douleur dans une humble retraite de province, et là, aidée d’un vieux prêtre candide, elle avait élevé son enfant comme dans un sanctuaire. Armand ne sait même pas le nom qu’il a le droit de porter, il ignore que son père est vivant ; la mère n’a pas voulu que l’exemple des hontes paternelles vînt contrarier son œuvre de réparation. Elle a répudié cet héritage, comme on se met à l’abri d’une influence contagieuse. L’enfant est devenu un homme, voici l’heure pour lui de prendre une carrière, il vient faire son droit à Paris-, sa mère l’accompagne, son vieux précepteur le suit, le logis paisible et laborieux ressemble à la retraite qu’ils ont quittée ; une jeune fille, la nièce de Mme de Ryon, orpheline dès l’enfance et élevée auprès de son cousin, ajoute une grâce de plus à ce calme intérieur. Il n’y a là que des pensées de devoir, de dévoùment, et si un nuage fugitif passe sur le front de la mère, Armand peut lui dire en toute sincérité :

Ne vous forgez sur moi ni crainte, ni chimère,
Tel que vous m’avez fait, je resterai, ma mère.
Ah ! ces deux ans passés avec vous à Paris,
Ne les regrettez pas, ils m’ont beaucoup appris.
Je crois que l’on se prend dans le séjour des villes
D’une horreur plus profonde encor des choses viles.


Oui, c’est très sincèrement qu’il parle ainsi, puisque son entreprise de relever, de racheter une âme déchue et repentante lui apparaît comme un devoir. Voilà deux ans qu’il y travaille ; depuis deux ans, il assiste à la transformation d’une créature qui sans lui se serait perdue à jamais ; ce faux ménage qui n’est pour lui que le moyen de réaliser son entreprise va devenir bientôt, il l’espère, un ménage régulier, l’honneur et le bonheur de sa vie. Naïveté de l’enthousiasme dans une âme ignorante du monde ! C’est pour cela qu’il peut parler comme il parle, et que sa mère doit absolument se méprendre sur ses paroles. Plus il affirme son horreur des choses viles, plus sa mère frémirait d’épouvante, si elle savait à quelle entreprise généreusement insensée se rapporte cette profession de foi. Aussi quelle douleur, quelle stupeur chez Mme Armand lorsque son neveu George, avec la crudité de langage qui sied à un viveur aussi expérimenté, lui apprend que son fils est marié à une fille de rien, marié ou à peu près, a Savez-vous, ma tante, ce qu’est un faux ménage ? » Et il décrit lestement cette institution nouvelle qui gagne chaque jour du terrain. Oh ! ce ne sont plus les filles folâtres, les mangeuses d’or ; les femmes dont il s’agit ont de la tenue, elles sont économes, elles calculent et songent à l’avenir. Aussi faut-il compter avec elles. Peu à peu elles exigent, elles obtiennent des soins qui vous feraient envie. Sont-elles des épouses ? Pas encore ; elles en ont tout cependant, hormis le titre.

MADAME ARMAND.

Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

GEORGE.

En vérité !
Vous n’imaginez pas comme il est habité.
Cet immense pays oublié par le code.
La sortie est si près, l’entrée est si commode !

Pensez donc : ni souci, ni règle, ni devoir !
Aussi combien sont pris presque sans le savoir !
Comment voir où l’on va, deviner où l’on glisse ?
On ne sent pas l’entrave, et le chemin est lisse.
Ce n’était qu’un caprice, on n’était qu’un amant,
On se trouve en ménage, on ne sait pas comment,
Comme ces voyageurs qui, venus par envie
De visiter la ville, y sont restés leur vie ;
Et puis du faux amour naît la fausse amitié,
Faite un peu d’égoïsme et beaucoup de pitié.
Parfois on se révolte, on se quitte, on se fâche !…
Mais on revient toujours, l’habitude rend lâche.
On se dit : « Bah ! plus tard… Je n’y suis pas forcé. »
Peu à peu l’on finit par se faire un passé.
On s’accoutume à vivre en bâillant face à face.
Des griefs d’autrefois le souvenir s’efface ;
La femme vous enferme en un cercle savant,
L’âge arrive, on la garde, on l’épouse souvent,
Et, la vieillesse aidant, on se décide à faire
L’un la bonne action, l’autre la bonne affaire.

MADAME ARMAND.

Mais mon enfant ? que fait mon fils dans tout cela ?

GEORGE.

Il est avec tous ceux qui sont empêtrés là.
Dans ce taillis épais des amours buissonnières,
Des premières souvent et surtout des dernières :
Les réhabiliteurs naïfs et triomphans.
Les malheureux à qui sont venus des enfans,
Les esseulés à qui ce marché rend service.
Les drôles pour lesquels un amour est un vice.
Les travailleurs trouvant ce lien plus léger.
Les attardés trop vieux pour en vouloir changer,
Les timides n’osant se lever de leur chaise,
Et les mal élevés qui sont là plus à l’aise,
Et les mal mariés, au moins aussi nombreux.
Qui viennent y chercher ce qu’ils n’ont pas chez eux…
C’est un monde ! le monde inconnu, mais prospère.
Des époux sans épouse et des enfans sans père,
Où l’estime s’égare, où s’abîme l’amour,
Et si grand, si nombreux, qu’il faudra quelque jour,
Comme ont fait les Romains pour le concubinage,
Annexer forcément ce faubourg du ménage.

MADAME ARMAND.

Mais à ces hontes-là mon fils est étranger.

GEORGE.

Trop ! c’est précisément ce qui fait le danger.

Il est dans les naïfs ; — Armand réhabilite,
Il refait la vertu de quelque Marguerite,
Qu’il récrépit à neuf et cache… je sais où ;
En ce cas, le plus sage est toujours le plus fou.

Tels sont les trois personnages entre lesquels va s’engager cette lutte douloureuse et tragique, Esther, Armand, Mme Armand, — la fille déchue qui se relève, le jeune homme qui veut être son sauveur, la mère qui empêchera son fils de se sacrifier à une tâche impossible, et qui pourtant, au milieu de ses angoisses et de ses justes révoltes, ne peut se défendre d’une sympathie secrète pour les deux êtres noblement exaltés dont elle est forcée de briser le cœur. Son rôle est de représenter la loi, c’est-à-dire ici le bon sens et la nature des choses. Quel que soit le repentir, si méritante que soit la réparation, nul ne peut faire que ce qui fut n’ait pas été. Oublier le passé en de telles circonstances, non, la mère ne le peut pas, elle qui, ayant bien réellement charge d’âme, charge de tradition et de famille, est tenue de veiller sur l’avenir. Elle est donc ici la loi même, mais elle l’est avec douleur, avec tendresse, et il y a un instant où elle ne peut soutenir jusqu’au bout la rigueur nécessaire de son rôle. Alors paraît un personnage inattendu, le père, le père déchu, coupable, avili, qui se retrouve dans un éclair d’inspiration, et sort de l’abîme pour arrêter son fils prêt à y glisser. Ce vieillard dégradé que nous signalions plus haut, ce vieux bohème dépenaillé qui garde encore sous les stigmates du vice le vestige des anciennes élégances, c’est le comte de Ryon, c’est le père d’Armand ; il ne l’a su qu’à l’heure même de la crise, et, la mère venant à défaillir, c’est lui qui la remplace, c’est lui qui se décide à faire son devoir pour la première, hélas ! et la dernière fois.

Avec des caractères si franchement, si hardiment conçus, l’auteur pouvait se permettre toutes les audaces. Quand des passions si fortes soulèvent les âmes, qu’importent les bienséances ordinaires ? — Nous sommes en pleine tragédie domestique. Il y a ici des questions de vie et de mort, chacun combat pour un intérêt suprême, chacun s’attribue un droit qu’il considère comme sacré. Il faut donc que l’action, rapide, violente, marche droit à son but. Violenti rapiunt illud. La mère, dès qu’elle connaît le péril de son enfant, court chez cette créature qu’elle croit digne de mépris ; irritée, l’insulte aux lèvres, elle veut rompre du premier coup le piège où est tombé Armand, et l’humilité, la résignation, le désintéressement de la pauvre fille, lui semblent une misérable comédie. Armand arrive ; il relève Esther agenouillée, il supplie sa mère, il éclate. « Vous ne la connaissez pas, vous ne l’avez pas vue comme moi depuis deux ans renaître à la vertu, à l’honneur, au respect, se régénérer par le travail. Si vous la connaissiez bien, vous si bonne, si dévouée !.. Ma mère, faites-en l’épreuve, laissez-moi la conduire sous votre toit, qu’elle soit là comme une orpheline, comme la fille d’une amie à qui vous aurez donné asile, vous la jugerez, vous l’aimerez…— Qu’oses-tu dire ? Cette fille dans ma maison, à mon foyer, auprès de ta cousine, auprès de cette fleur d’innocence et de grâce que je te destinais ! » Certes la résistance est juste, l’idée est révoltante ; mais que faire contre la passion, contre une passion que soutient l’idée du devoir ? Armand est persuadé qu’il rachète une âme. Son exaltation ne lui permet pas de céder. Entre sa mère et la malheureuse que son abandon peut rejeter dans le vice, il n’hésitera point. C’est alors que la mère, éperdue, désespérée, comptant bien d’ailleurs sur le résultat de l’épreuve, laisse échapper ce cri : « Eh bien ! amène-la. » Il n’y a guère au théâtre de situation plus hardie, plus risquée, plus difficile à faire admettre ; telle est pourtant l’ardeur des passions aux prises, telle est la franchise et la loyauté de la lutte que les applaudissemens ont éclaté. Grâce à tout ce qui précède, cette résolution, qu’on pourra blâmer de sang-froid, s’impose ici comme une nécessité ; c’est une de ces crises inévitables qui bravent la discussion. Le cri soudain amène-la serait volontiers sorti de toutes les bouches.

La mère a eu raison en définitive. L’épreuve est terrible pour la malheureuse Esther. Voyez-la dans ce foyer sans tache, auprès de la mère si durement éprouvée, auprès de cette gracieuse Aline qui devait être l’épouse d’Armand. Confuse, honteuse, elle sent bien que sa place n’est point là. En vain Armand s’efforce-t-il de la rassurer, en vain elle-même essaierait-elle de reprendre courage en se souvenant de ce qu’elle a fait depuis deux ans pour racheter son passé, pour effacer des dates maudites ; à chaque instant, un mot, un regard, lui rappellent des vérités qui l’accablent. Elle est trop noble de cœur pour se persuader jamais que son repentir puisse égaler l’innocence perdue à moins d’une expiation plus haute et d’un sacrifice héroïque. Qu’est-ce donc que cette réparation dont elle se fait honneur ? Presque rien auprès de ce qu’elle doit accomplir. Il y a là deux scènes dont le contraste violent fait éclater coup sur coup les sentimens qui la torturent. Si le frère d’Aline, qui reconnaît en elle la maîtresse d’Armand, lui annonce brutalement que sa sœur ne peut rester sous le même toit, et que l’une des deux doit partir, avec quel désespoir elle s’écrie, se sentant devinée : « Mais cela se voit donc ! » et en même temps, avec quel juste orgueil elle se relève sous l’outrage et se décide à rester ! Oui, je reste, dit-elle. Elle reste, car elle a conscience de son repentir, de son désintéressement, de la pureté de son amour, elle sait que l’amour d’Armand est son salut, et renoncer à la continuation de l’épreuve, ce serait s’abandonner lâchement. Des coups plus terribles vont bouleverser son âme. Aline arrive, naïve, ingénue, charmante, et, tout en grondant la pauvre étrangère sur sa tristesse, que rien ne peut dissiper, elle lui dit qu’elle a pénétré son secret. « Vous êtes triste parce que ma tante ne veut pas que vous épousiez Armand. » Et elle la console, elle l’encourage, elle ouvre son cœur à l’affligée, si bien que son propre secret lui échappe. Esther devine à son tour que la douce Aline aime son cousin Armand. Quoi ! elle l’aime, et elle ne lutte pas pour défendre son bonheur menacé ! Elle l’aime, et elle se sacrifie !… La scène est navrante ; chaque réponse de l’ingénue est une leçon involontaire qui se tourne pour la malheureuse Esther en reproche et en remords. Elle croyait avoir réparé ses fautes, avoir mérité son bonheur : misérable mérite ! un enfant qui ne sait rien de la vie lui apprend ce qu’est l’amour et le devoir. Alors son parti est pris, elle quitte la maison, elle ne veut pas supporter plus longtemps les cruautés naïves de cette jeune fille si gracieuse et si pure, elle ne veut pas être obligée de s’appeler elle-même voleuse pendant qu’Aline lui parle, elle a l’ambition d’égaler par son sacrifice la beauté de l’innocence, elle dira comme Aline, et peut-être avec plus de mérite, puisqu’elle perd davantage, elle dira comme les héroïnes des scènes les plus hautes, comme l’Atalide de Racine :

Je n’examine pas ma joie ou mon ennui,
J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.


Il faut entendre alors les éclats de la colère d’Armand lorsqu’il apprend qu’Esther est partie pour ne plus revenir. Qui l’a décidée à cela ? Qui l’a chassée d’ici ? Précisément voici le voisin de mansarde, le collègue en faux ménage (Armand ne sait pas encore que ce malheureux est son père), voici M. Ernest qui est venu prendre part à la lutte. Rappelé à ses devoirs par le danger que court ce jeune homme excellent en qui tout à coup il a reconnu son fils, il est venu humblement, la tête basse, encourager la mère dans ses résistances. La vue de ce vétéran du vice, même dans la petite mansarde, répugnait toujours au loyal amant d’Esther. Que vient-il faire ici ? De quel droit offre-t-il ses conseils ? « Ah ! l’homme aux soins obligeans, c’est vous qui avez fait fuir celle que j’aime ? Sortirez-vous de cette maison, ou s’il faut que je vous jette dehors ? » Encore une de ces scènes hardies, violentes, que le spectateur, entraîné par l’action, est obligé d’admettre malgré toutes les objections possibles. La mère, d’un généreux élan, se jette au-devant de ce fils irrité qui, sans le savoir, va frapper son père. « Mais nommez-vous donc, monsieur ! » Et le malheureux, qui ne veut pas rougir sous les yeux de son enfant, se hisserait plutôt outrager sous un nom inconnu. « Non, dit-il à la mère, pas un mot, j’aime mieux cela. » Cette scène est douloureusement belle. Le fils toutefois n’a rien d’odieux, puisqu’il ignore que son père est devant lui ; quant au gentilhomme dégradé, c’est par une dernière pudeur, la seule qui soit restée chez lui, c’est pour ne pas déshonorer la dignité paternelle dans l’esprit de son enfant, qu’il aime mieux subir l’outrage et ne point se nommer. L’art ici, c’est la passion même ; à force de passion, le poète a sauvé toutes les convenances. On est inquiet d’abord, et déjà le murmure monte aux lèvres, on se trouve rassuré subitement. Le cœur est navré, la raison est satisfaite. Il serait difficile de mieux regarder le péril en face, de le provoquer, de le défier plus témérairement, et de s’en tirer avec plus de bonheur.

Le principal effet des fureurs d’Armand, c’est que la mère a dû céder une seconde fois. Elle avait dit l’autre jour : « Amène-la ; » elle dit maintenant : H Je te la donne, » et Armand, laissant là M. Ernest, s’élance à la poursuite d’Eslher, Le père alors se redresse tout entier ; ce n’est plus le conseiller timide, honteux, la transformation est complète. Dût-il rougir devant son fils, dût-il être contraint de s’accuser en public, il faut arrêter l’imprudent qui va se perdre. Allons chez cette femme, s’écrie-t-il, et nous voici dans la chambre d’Esther. La pauvre fille consomme son sacrifice ; elle adresse en pleurant une lettre d’adieu, d’éternel adieu, à celui qu’elle a tant aimé, à celui dont l’amour a été sa libération et son salut.

 « Je te le disais bien, que ce n’était qu’un rêve ;
Je te le disais bien que nous allions souffrir.
Que dans ma vie, ami, fespoir n’est qu’une trêve,
Et qu’il faut oublier pour apprendre à mourir.
Eh bien ! l’heure est venue, et je souffre et je pleure,
Et je vais te quitter parce que tu m’aimais…
mon Dieu ! c’est donc vrai, c’est donc vrai que c’est l’heure,
Et que je ne dois plus le voir jamais, jamais ?…
C’est pour ton bien, vois-tu. — Ne va pas me maudire,
Ni railler le passé quand tu seras heureux ;
De leur premier amour j’ai vu des gens sourire.
Et ce serait bien mal si tu faisais comme eux…
Si tu penses à moi, plus tard,… par aventure,…
Que ce soit sans dédain, ami. — Je n’étais rien
Qu’une bien misérable et pauvre créature,
Mais va, je t’aimais bien… Oh ! oui, je t’aimais bien !…
Adieu ! Hélas ! Armand, c’est l’heure où d’habitude
Je t’écoutais venir… Oh ! le moment béni !
Oh ! les doux souvenirs, la chère solitude !…
Enfin, laissons cela, puisque tout est fini.
Mais c’est assez… Adieu ! Je trouve tant de charme
À te parler ainsi, qu’il faut bien m’excuser…
Adieu ! Tiens, dans ce coin où tombe cette larme,
Je t’ai mis tout mon cœur dans un dernier baiser ! »

Mais Armand arrive, haletant, éperdu ; il avait craint de ne plus la revoir, il avait craint que le désespoir ne la poussât au suicide. Quelle ivresse de la retrouver et de pouvoir lui dire : « Ma mère a consenti ! » Vaines paroles, espérances trop tardives ! Instruite par l’épreuve (et c’est là une nouvelle justification des hardiesses du poète), instruite par l’épreuve délicate et terrible de son séjour au foyer de la famille, Esther sait désormais bien des choses que l’amour même d’Armand ne lui avait pas enseignées. Cette fois, c’est elle qui refuse, non sans douleurs et sans déchiremens, hélas ! Elle refuse parce que son sacrifice lui ouvre déjà une vie meilleure, elle refuse pour ne pas déchoir. C’est bien la femme relevée qui, en sortant pour toujours de la maison de Mme Armand, lui disait avec un si juste orgueil : « Ah ! vous m’estimerez. » Si Armand se débat, se révolte, si Esther est sur le point de faiblir, le père achèvera son rôle ; c’est lui qui, s’accusant devant tous, tirera au moins de son expérience du mal une leçon décisive à l’adresse de son fils. Qu’on veuille bien nous permettre une dernière citation. Les hardiesses du drame de M. Édouard Pailleron ne sont pas sauvées seulement par l’intérêt de l’action et l’incomparable habileté des interprètes ; nous tenons à justifier nos éloges. Voici la moralité de l’ouvrage, voici l’heure où la passion la plus ardente, la plus noble même, la plus digne d’intérêt, doit s’incliner devant les principes du bon sens, devant les lois de la raison et de la nature des choses, quelle que soit la bouche qui les proclame. Obligé de se faire connaître afin de remplir son rôle jusqu’au bout, le père s’accuse devant tous ceux qui portent son nom. Relevé par cet aveu de ses fautes, il peut ajouter avec autorité :

…… L’époux est mort, le père est mort.
Et si j’ai réveillé cette honte qui dort,
C’était pour vous défendre, Armand, comme d’un crime,
De l’égoïste erreur que vous rêviez sublime.
Oui, l’on pense à votre âge impunément pouvoir
De ce luxe d’efforts compliquer le devoir ;
L’impossible nous tente, on lie et l’on délie,
Et, croyant qu’en amour quelque chose s’oublie.
On pardonne, on épouse et l’on se dit clément ;
Mais après ? Cette fin n’est qu’un commencement.
Après, c’est cette lutte incessante et suprême
Où l’on a contre soi tout le monde et soi-même,
C’est le regret haineux, pire que l’abandon,
Toutes ces cruautés dont est fait le pardon.
Après, c’est un enfant, coupable involontaire,
Qui souffre du passé, ce mal héréditaire,
Et dont votre utopie escomptait l’avenir ;
L’enfant qui va savoir et va se souvenir,
Et qui, victime aussi, lui, de votre chimère,
À besoin de pitié pour embrasser sa mère !
Non, non ! ne plaçons pas notre idéal trop haut.
C’est déjà malaisé de faire ce qu’il faut.
Croyez-moi, l’on vit mal en dehors de la vie.
Vous, je le veux, rentrez dans la route suivie,

Et d’abord reprenez votre nom ; au surplus
Vous pouvez le porter, je ne le porte plus,
Mon fils. Adieu, monsieur…

Nous avons prononcé les mots de douleurs tragiques, de tragique intérêt, à propos de ces aventures désolantes. Il nous semble en effet que l’auteur des Faux Ménages, à son insu ou non, a tenté ici ce qu’on peut appeler la tragédie domestique. Un des dramaturges qui ont le plus agité la scène allemande depuis Schiller, M. Frédéric Hebbel, a donné dans ses préfaces une curieuse théorie de la tragédie et du drame. Dans le drame, selon lui, la lutte est simplement entre des créatures humaines-, c’est le bon ou le méchant qui l’emporte, suivant les circonstances du sujet et la fantaisie du poète. Dans la tragédie au contraire, il y a un personnage d’un ordre supérieur, un acteur invisible, la loi, contre laquelle viennent se heurter les passions. Or ni les circonstances du sujet, ni la fantaisie du poète, ne peuvent faire que la loi ait le dessous. Loi religieuse, loi politique, loi sociale, cet invisible acteur change nécessairement de caractère suivant les âges et les lieux ; il faut toujours qu’il soit là, ou bien il n’y a pas de tragédie. Les héros de la pièce peuvent avoir raison de vouloir ce qu’ils veulent, d’agir comme ils agissent, et cependant ils doivent être vaincus. Voilà ce qui est tragique. Cette théorie ingénieuse et forte est sans doute trop exclusive ; il faudrait certaines réserves pour dégager les vérités qu’elle contient. Sans entrer dans cette discussion, nous dirons simplement que l’œuvre de M. Édouard Pailleron nous a rappelé les hautes doctrines de Frédéric Hebbel. Les principaux acteurs de son drame, la mère, l’amant, la fille repentie, ont raison tous les trois de poursuivre leur but si ardemment. La mère elle-même, tout en combattant des adversaires qui doivent succomber, leur rend justice avec une loyauté où éclate à nos yeux le sens philosophique de la pièce. N’est-ce pas elle qui dit à Esther :

Nous avons tous raison,
Vous de l’aimer ainsi, craignant de redescendre,
Armand de le permettre, et moi de le défendre.

Et pourtant de ces trois personnages que l’action met aux prises, il y en a deux, les plus touchans, les plus sympathiques, les plus dignes d’intérêt et de pitié, qui sont condamnés d’avance. Ils luttent contre une force invincible, ils luttent contre une loi supérieure. Si nobles qu’ils puissent être, ils s’y briseront. Voilà le tragique dans son essence ; les Faux Ménages sont une tragédie domestique. Et ne dites pas que ces tragédies domestiques ont des lendemains qui remettent tout en question, ne dites pas qu’Armand ira retrouver Esther, qu’Esther ne persistera pas dans son renoncement ; l’ordre moral où le poète nous a transportés n’admet pas ces conjectures. Esther est transformée, elle sait ce qu’elle ignorait, elle a senti la force de la loi, elle voit où serait le malheur, elle voit aussi où sera la réparation complète, c’est-à-dire le seul bonheur digne de cette noble fille. N’admirez-vous pas cependant comme l’art le plus libre et le plus dégagé, dès qu’il touche aux problèmes de la vie morale, est conduit naturellement aux vérités éternelles ? Ce n’est pas sans raison qu’au début de cette étude nous avons évoqué le souvenir des vieilles légendes consacrées par le théâtre du moyen âge. Esther va rejoindre les Afre et les Thaïs, lorsque, toute brisée par son sacrifice, elle répond à la mère qui la plaint, qui la console : « Oh ! moi, j’ai Dieu ! »

C’est donc un grand et légitime succès que vient de remporter l’auteur des Faux Ménages. M. Édouard Pailleron, dans ses œuvres précédentes, avait montré de l’esprit, de la grâce, des idées, avec une ironie un peu sèche parfois et un langage légèrement précieux. Il prend aujourd’hui son essor, un vrai poète s’est révélé sur la scène. L’interprétation a été digne de l’œuvre. Mlle Favart et M. Delaunay ont rendu avec la plus touchante énergie les caractères si sympathiques d’Esther et d’Armand ; il est impossible de montrer plus d’art et d’inspiration, d’entrer plus complètement dans la pensée de l’auteur, d’enlever plus heureusement les situations hasardeuses. M. Bressant, dans le rôle si neuf et si hardi du père déchu qui se relève un instant, a montré toutes les ressources d’un comédien accompli. Quels restes d’élégance chez le gentilhomme dégradé ! quelle amertume dans ses sarcasmes ! comme il savoure son châtiment ! comme il parle du devoir qui se venge ! Et plus tard quelle humilité, quelle timidité en face de son fils ! Avec quelle mesure il reprend son rôle de conseiller, puis s’efface au plus vite ! N’oublions ni Mlle Nathalie, qui représente la mère avec une dignité sévère et tendre, ni Mlle Reichemberg, qui exprime si bien l’ingénuité d’Aline, ni M. Coquelin, dont la voix mordante dessine vigoureusement l’étrange pays des faux ménages. Des situations hardies, mais surtout de hautes et viriles pensées, voilà ce que demande le théâtre. Que M. Édouard Pailleron fournisse encore et souvent de pareilles occasions de succès aux comédiens de notre première scène ; qu’il poursuive cette veine féconde, qu’il continue de peindre la passion en la soumettant à la loi ; qu’il affermisse son style, toujours si heureux quand il est simple et franc ; qu’il se défie de certaines prétentions, de certaines mièvreries : le public sera exigeant désormais envers un poète qui vient de prendre un tel essor et de marquer sa place parmi les jeunes maîtres de la littérature dramatique.

saint-rené taillandier.