Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1869

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Chronique n° 883
31 janvier 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1869.

Quand on suit les événemens contemporains d’un regard attentif, avec une bonne volonté également exempte d’illusions et de découragement, on est porté à se dire que peu de momens ont eu un intérêt plus saisissant que celui où nous sommes. De toute façon et depuis quelques années déjà, c’est la phase prolongée des transitions et des fluctuations. On croit toujours arriver, on n’arrive pas, et on finit par se dire que la vie se passe peut-être à ne pas arriver et à faire bravement son œuvre de chaque jour. À l’extérieur, il s’agit de savoir si la paix sortira victorieuse de toutes les épreuves auxquelles elle est périodiquement soumise. Elle n’ira pas sans doute se briser sur cet incident gréco-turc dont on n’a pas encore le dernier mot. Le gouvernement hellénique y regardera probablement à deux fois avant de fausser compagnie à la diplomatie et de se jeter dans une périlleuse aventure ; mais, même après avoir dépassé cet écueil, la paix reste assurément à la disposition de bien des volontés, de bien des circonstances, jusqu’à ce que les relations de l’Europe aient retrouvé leur équilibre, jusqu’à ce qu’on ait reconquis les gages d’une sécurité nouvelle. À l’intérieur, il s’agit de savoir si la France, toujours tyrannisée par les excès contraires, arrivera enfin à prendre possession d’elle-même, à se gouverner selon ses instincts, si elle cessera d’être une démocratie tour à tour anarchique ou aplatie pour devenir une démocratie échauffée, vivifiée par cette belle et simple chose qui s’appelle la liberté, une liberté réelle, sérieuse, pratique. Subsidiairement il s’agit de savoir ce que font les partis, ce que fait le gouvernement lui-même, pour pousser la France dans cette voie, la seule où la paix intérieure puisse être une vérité. C’est en face de ce double problème, toujours présent, que s’engage la campagne politique nouvelle, cette campagne qui commence par la délibération d’une conférence européenne et par l’ouverture de la session législative de France. Et d’abord le discours impérial adressé l’autre jour à nos chambres est à coup sûr le premier document fait pour illustrer cette situation. Il a déjà fait le tour du monde, il a été interrogé, scruté, commenté, comme toutes ces paroles de sphinx lancées de temps à autre à l’Europe. Ce qui prouve qu’il était habilement conçu, c’est qu’en ayant toutes les allures d’une explication nette et sans réticence il n’a découragé personne. Les uns y ont vu la paix, les autres y ont découvert et y découvrent chaque jour encore la guerre en perspective. Ceux-ci ont trouvé dans les paroles impériales une sanction nouvelle de la politique libérale du 19 janvier 1867, ceux-là se sont retirés avec la confiance que rien n’était changé, que le gouvernement n’était pas près d’abdiquer son omnipotence, et se réservait toujours un droit supérieur sur l’expérience qui se fait aujourd’hui.

Le discours de l’empereur est habile en effet, et on peut dire que c’est un des meilleurs que le chef du second empire ait prononcés dans une carrière où les discours n’ont pas peu servi à sa prodigieuse destinée. Il est en situation, il aborde nettement les questions avec cet optimisme naturel des pouvoirs doués d’une grande confiance en eux-mêmes, mais aussi sans dissimuler les difficultés pour l’avenir ou les infidélités de la fortune dans le passé. En somme, c’est un discours simple, viril, qui n’élude rien, s’il ne résout rien, et c’est un soin puéril, il nous semble, d’y chercher à tout prix ce qui n’y est pas, ce qui ne pouvait pas y être, de s’évertuer sans cesse à entrevoir à travers des paroles nécessairement mesurées des solutions que l’état du monde ne comporte guère. Nous prenons, quant à nous, ce discours pour ce qu’il est et pour ce qu’il dit sur la politique extérieure. Quand l’empereur avoue hautement son « désir de maintenir la paix, » il est sincère sans nul doute, et quand d’un autre côté il ajoute qu’on est « prêt pour la défense de l’honneur et de l’indépendance du pays, » que « les ressources militaires de la France sont désormais à la hauteur de ses destinées dans le monde, » c’est encore vrai ; il constate un fait, quoiqu’il soit bien vrai aussi qu’une autre politique eût pu éviter au pays la nécessité de chercher dans des armemens immenses et inattendus la coûteuse « satisfaction » de se savoir prêt « à faire face à toutes les éventualités. » Et si ces paroles semblent procéder de sentimens complexes ou contradictoires, si elles sont peu décisives dans un sens ou dans l’autre, c’est que la situation elle-même est ainsi, c’est qu’il est bien certain que tout le monde désire la paix, et que personne, surtout depuis deux ans, ne peut plus affirmer que la paix soit pour longtemps garantie. Le discours de l’empereur ne dit donc que ce qu’il peut dire ; il constate un état difficile, ruineux, et pour le moment inévitable, dont on ne peut sortir que par un courageux désarmement ou par une entrée en campagne. Qui donnera le signal ? Demandez à M. de Bismarck et à M. de Beust ; le discours impérial a répondu pour nous : nous sommes « sur le pied de paix, » à la façon de ceux qui mettraient leur cuirasse tous les matins pour aller à leurs affaires. Provisoirement c’est le dernier mot de notre politique extérieure, telle qu’elle ressort des paroles du chef de l’état ; mais c’est surtout à l’occasion de la politique intérieure que le discours impérial s’accentue, et prend le caractère d’un manifeste dépassant l’enceinte du Louvre pour aller parler à la nation.

Ce n’est pas qu’ici même, dans cette partie plus saillante du discours impérial, il n’y ait place pour toutes les interprétations, et qu’il n’y ait aussi quelques illusions ou quelques confusions. L’empereur est évidemment bien obligeant pour nous en se déclarant dès ce moment le « chef responsable d’un pays libre. » Nous mériterons quelque jour ce titre sans nul doute, nous n’y avons pas tout à fait droit encore, le mieux est de ne pas trop se faire valoir en pareil cas ; mais enfin une chose domine tout, et c’est l’essentiel. C’est pour cela qu’on attendait avec une impatiente curiosité l’ouverture des chambres : la politique du 19 janvier n’est point rétractée, l’idée d’une réaction n’est même pas admise. L’empereur, avec le concours des chambres, est résolu à persévérer dans la voie qu’il s’est tracée. Le but, c’est la fondation d’un gouvernement « assez pénétré des besoins de son époque pour adopter tous les bienfaits de la liberté, assez fort pour en supporter même les excès. » Les lois nouvelles, malgré « une agitation factice, » ne sont nullement menacées, et, si on voulait enfin caractériser le manifeste impérial, on pourrait le résumer dans cet aveu, que la nation « ne veut pas de révolutions, mais qu’elle veut asseoir les destinées de la France sur l’intime alliance du pouvoir et de la liberté. » On ne pourrait mieux dire. La liberté, c’est le premier et le dernier mot de ce discours, sonnant comme une fanfare. Après cela, que l’empereur paraisse considérer les élections comme une formalité faite pour permettre au pays de a sanctionner la politique qui a été suivie, » c’est le pays qui prononcera ; qu’en attestant sa bonne volonté pour les progrès véritables, il se dise également résolu à « maintenir hors de toute discussion les bases fondamentales de la constitution, » ce n’est pas précisément ce qui nous effraie ; il n’y a que les esprits violens et gauches qui se figurent toujours qu’on ne peut rien faire sans se jeter sur les bases fondamentales pour les dévorer, ce qui est en tout temps une dure affaire. Ce qui nous frappe, c’est que malgré tout dans cette haute et méditative intelligence il se fait encore évidemment des confusions étranges. L’empereur vent être libéral, il fait incessamment appel au « principe de libre discussion, » au concours, au contrôle, aux « attributions agrandies » des chambres, et nul ne saurait mettre en doute sa sincérité ; seulement il ne voit pas que cette extension de droits publics qu’il a été a le premier à vouloir, » comme il le dit, a ses conditions, qu’en proclamant si haut la liberté sans adapter les formes de son gouvernement à ce nouveau mode d’existence politique, il se prépare d’insolubles difficultés. Il ouvre la porte à ces contradictions, à ces anomalies qui éclatent quelquefois, et nous avons sous les yeux ce spectacle, d’ailleurs intéressant, d’une transformation laborieuse, souvent contrariée, irrésistible pourtant, d’une lutte entre les traditions d’il y a quinze ans et les nécessités invincibles du nouveau régime qui est dans la logique des intentions libérales avouées par l’empereur lui-même.

Rien n’est plus curieux sous ce rapport qu’une des premières discussions engagées dans le corps législatif. Est-ce une discussion ? C’est une escarmouche pleine de vivacités et d’éclairs entre M. Thiers, M. Buffet d’un côté, et de l’autre M. Rouher, qui se retrouve toujours aussi infatigable que ses adversaires. Une demande d’interpellation sur « la direction de la politique intérieure du pays » avait été déposée par M. Buffet. Elle avait été repoussée par six bureaux, admise par trois seulement ; mais dans deux des bureaux qui l’avaient repoussée les voix s’étaient partagées. À qui devait profiter ce partage, ou en définitive la décision ne devait-elle pas être renvoyée aux bureaux ? C’était après tout une affaire de règlement. Pourquoi l’interprétation la plus libérale n’a-t-elle pas été adoptée ? Au premier aspect, certes le gouvernement était le premier intéressent ne pas écarter un débat complet, approfondi, embrassant une multitude d’incidens qui reviendront inévitablement, et mettront le corps législatif dans l’alternative de renouveler des discussions interminables ou d’avoir l’air de fuir la lumière. Mieux valait en finir d’un seul coup ; nous avouons même avec naïveté que le gouvernement nous paraissait avoir un double intérêt, puisqu’il est bien clair que dans une discussion sur l’ensemble de la politique il eût trouvé une majorité empressée et dévouée. M. Rouher est intervenu cependant de toute son autorité. A ses yeux, les bureaux avaient prononcé, et d’ailleurs l’interpellation avait le défaut d’être trop générale, elle ne pouvait porter que sur des faits spéciaux et précis. Ainsi une interpellation était permise sur des détails, des incidens ; elle ne l’était plus sur l’ensemble de la politique. C’est sur cette pointe d’aiguille qu’on s’est battu. Était-ce bien une pointe d’aiguille ? C’est là justement la question. Un homme de l’expérience et du talent de M. Rouher ne s’engage pas légèrement, au risque de voir la majorité se scinder, comme elle l’a fait, dans son vote. Il y avait donc une raison, et dans le fond n’était-ce pas là un de ces conflits intimes dont nous parlions, une de ces contestations tacites, presque involontaires, des prérogatives qu’on semble accorder ? Interpeller sur la direction générale de la politique, c’est le fait d’une assemblée qui a le droit de redresser cette direction ; interpeller sur des détails, sur des incidens, c’est le rôle d’une assemblée qui a un droit d’examen, à qui on doit des explications, mais qui n’a pas une influence directe sur la marche des affaires. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’entraîné par la situation M. Rouher représentait tout à fait dans cette circonstance le personnage d’un premier ministre responsable, qui, député lui-même, chef d’une majorité de députés, exercerait le droit d’interpréter le règlement. Au moment même où il semblait ramener le corps législatif à un rôle plus modeste, il remplissait donc lui-même les devoirs de cette responsabilité ministérielle qui s’impose sans être reconnue, que M. le comte de Ludre revendique dans une brochure spirituellement impartiale qui porte le titre singulier de Napoléon IV. C’est ainsi que se mêlent, s’entre-choquent à tout propos ces tendances diverses, l’une poussant le gouvernement en avant, l’autre le retenant sur la pente : lutte bizarre, qui est dans la nature des choses encore plus que dans la volonté des hommes. Laquelle des deux tendances prévaudra ? Les élections auront sans doute une influence décisive sur cette question.

Après cela, nous en conviendrons, dans nos affaires contemporaines tout n’est pas de nature à décourager les idées de réaction, qui ne se tiennent pas pour vaincues, qui ont encore plus d’une citadelle où elles se défendent. Si l’unité n’est pas dans le gouvernement, elle n’est pas beaucoup plus dans les partis qui seraient cependant intéressés à marcher d’intelligence, à s’inspirer d’un intérêt public supérieur. Depuis longtemps déjà, dans notre malheureuse et mobile France, nous avons connu toutes les déceptions ; nous avons passé par tous les régimes, ils nous ont tous manqué : ou ils n’ont pas tenu ce qu’ils promettaient, ou ils n’ont pu résister au premier choc, et on aurait pu croire que de cette douloureuse expérience nous avions au moins tiré quelque fruit ; on aurait pu penser que nous nous étions accoutumés, sous la rude discipline des épreuves communes, à mettre au-dessus de tout la liberté. Eh bien ! non ; il y a des milieux où l’expérience n’a servi à rien, et en laissant à cette parole ce qu’elle a de particulièrement officiel on peut avouer qu’il y a du vrai dans ce que l’empereur disait l’autre jour, qu’on avait vu « reparaître des idées et des passions qu’on croyait éteintes. » Elles n’étaient tout au plus qu’assoupies ou voilées, et c’est ce qui prouve combien il est vain de croire qu’on pacifie par le silence. Les lois sur la presse et sur les réunions ont produit cet effet étrange : elles ont ramené dans la discussion publique des esprits passionnés et exclusifs qui ne reconnaissent rien, n’admettent rien, qui vivent tyrannisés par un idéal politique étroit, en dehors duquel l’histoire n’existe plus. Ils ne veulent pas être des sectaires, ils ont raison, c’est une marque de leur sincérité ; ils le sont cependant sans le vouloir, si on appelle sectaires ceux qui poussent le zèle de leurs idées jusqu’au fanatisme, et qui sacrifieraient tout à leur chimère, sans faire eux-mêmes le plus léger sacrifice à ce qui est possible. Ils ne se l’avouent pas, et au fond ce n’est pas la liberté qu’ils revendiquent ; pour eux, ce n’est pas une question de liberté qui s’agite, c’est une question de gouvernement ; ils ont tout simplement l’ambition d’imposer leur gouvernement, et ils seraient hommes à reconnaître qu’ils ne sont qu’une minorité, il est vrai, mais que la majorité doit subir leur loi, qu’ils ne souffriront pas un autre système que celui qu’ils préfèrent. Il n’y a pas bien longtemps encore, un des plus aimables, des plus spirituels et des plus éloquens républicains de l’Espagne nous disait avec une naïveté charmante qui n’était égalée que par la déraison profonde de ses paroles : « Donnez-moi la république, là république la plus mauvaise, une république oligarchique, militaire, théocratique ; je la préfère à la monarchie la plus libérale. » C’est bien là en effet le pli de ces esprits qui se font le plus honnêtement du monde les esclaves d’un mot, d’une forme, qui sont en vérité les nominaux de la politique. Ils croient faire les affaires de la démocratie, ils ne font que lui préparer des défaites nouvelles en multipliant les dissidences, en morcelant toutes les forces, en opposant partout où ils le peuvent démocrates à libéraux. C’est le dernier résultat de leurs polémiques dans la presse.

Descendez plus bas, ce sont ces réunions publiques dont le corps législatif va s’occuper un de ces jours, car sur les réunions les interpellations proposées ont été admises naturellement. Ce serait certes une puérile faiblesse de livrer un droit nouveau pour quelques excès commis en son nom ; mais voilà des gens qui s’entendent merveilleusement à populariser ce droit, à désarmer les réactions ! Ce que sont ces réunions qui fonctionnent sur tous les points de Paris avec une ardeur singulière et un méthodique désordre, on ne peut pas bien le dire. Elles se régulariseront peu à peu sans doute, elles prendront place dans nos mœurs, et dès ce moment nous ne confondons pas avec ces turbulentes cohues des assemblées comme celle où l’autre jour M. Laboulaye et M. Albert de Broglie parlaient du progrès avec une libérale éloquence. Jusqu’ici, la plupart des réunions ne sont pas malheureusement sur ce modèle. Un des orateurs disait naïvement : « Je serais d’avis que nous ne pataugions plus ! » Voilà parler d’or, seulement le conseil n’est pas suivi. Le salariat, le chômage, l’organisation des industries, les relations du capital et du travail, ce sont bien là cependant des questions sérieuses, sur lesquelles des hommes compétens, même des ouvriers, pourraient venir porter d’utiles témoignages ; mais d’abord ce ne sont ni les ouvriers ni les hommes compétens qui jouent le principal rôle, c’est un personnel ambulant d’orateurs qui est à peu près partout le même, et qui varie encore moins dans, le choix des thèmes de son éloquence. Abolition de l’intérêt, abolition de la propriété, abolition de l’hérédité, que n’abolit-on pas entre sept heures et onze heures du soir ! Par exemple, il ne faut pas qu’un intrus se mêle de défendre toutes ces choses surannées, ou de dire que prendre le capital sans le gagner, c’est le vol ; celui-là est bafoué, et on se hâte d’ôter la parole à ce retardataire. Ces réunions sont le jardin où fleurit le communisme le plus pur et le moins déguisé. Nous nous souvenons d’avoir vu autrefois au Théâtre-Français une comédie d’Eugène Sue où il y avait une conspiration, et dans cette conspiration, en plein XVIIe siècle, il y avait un brave socialiste endoctrinant, si nous ne nous trompons, les habitans de Dieppe. L’honnête rêveur annonçait comment dans le futur paradis social les maraîchers arriveraient en chantant, couronnés de fleurs et offrant leurs denrées pour rien ; sur quoi un auditeur se levait et demandait si on ne pourrait pas trouver un moyen de faire payer les acheteurs par les vendeurs. Ce candide logicien aurait du succès au Vieux-Chêne ! Ce n’est pas bien sérieux, nous en convenons. Sait-on cependant ce qui résulte de ces exhibitions, de ce réveil « d’idées et dépassions qu’on croyait éteintes ? » On offre au gouvernement une occasion trop facile de se présenter comme le protecteur nécessaire des intérêts alarmés, et de se montrer en même temps plus libéral que ceux qui lui reprocheront peut-être dans quelques jours au corps législatif d’être trop tolérant. On jette la division et l’incertitude partout où devrait être l’union, surtout le bon sens, et c’est ainsi qu’on prépare les élections prochaines, pour lesquelles le gouvernement a trouvé tout à coup des auxiliaires aussi efficaces qu’ils sont involontaires.

Au milieu de ces confusions qui compliquent tout, ce que nous voudrions pour notre part, c’est qu’il se formât un parti libéral et rien que libéral, acceptant simplement les alliances qui s’offrent sans aller rechercher celles qui se refusent, et comptant avant tout sur sa propre force, sur l’ascendant de ses idées. Il y a quelques années déjà que M. Thiers, dans une inspiration de bon sens, levait en plein corps législatif le drapeau des « libertés nécessaires. » Et qu’entendait-il par là ? Il voulait dire qu’avant de se disputer sur des mots, sur des formes, sans dissimuler ses dissentimens sur d’autres questions où on peut très légitimement différer et même se combattre avec vivacité, il y a un premier bien commun à tous. Autrefois, lorsque la question italienne s’agitait dans les esprits et qu’on ne pouvait pas même prévoir ce qui est aujourd’hui une réalité, un des patriotes les plus sincères et les plus intègres, le comte Balbo, commençait son livre sur les Espérances de l’Italie par ces mots : porro unum est necessarium. Une chose est avant tout nécessaire, c’est l’indépendance. — La liberté est pour nous le nécessaire, non pas évidemment cette liberté dérisoire des cerveaux troubles qui ramène toujours les répressions, mais une liberté réelle, effective, sérieusement pratiquée, implantée dans nos institutions comme dans nos mœurs. Qu’on nous comprenne bien, nous ne voulons pas que ce parti libéral où peuvent se rencontrer sans effort tous les esprits sincères soit à son tour exclusif ; nous demandons au contraire que le terrain de nos luttes ne soit pas rétréci, qu’on ne lui donne pas pour frontières une rancune ou un ressentiment dans le passé et dans l’avenir une utopie. C’est le moyen d’être battu, dira-t-on. Nous ne savons pas si ce parti libéral dont nous parlons sera battu ; mais au moins le pays saura qu’il existe, il saura qu’il y a des hommes sentant comme lui, s’inspirant de ses vrais instincts, prêts pour toutes les crises, disposés à sauver sa liberté des agitations stériles et des compressions sans garanties.

C’est un fait bien connu que, sous les régimes d’omnipotence administrative trop prolongés, plus on s’éloigne de Paris, du centre de direction, plus les inconvéniens se font sentir. Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit de nos colonies, de ces appendices lointains de notre puissance, derniers fragmens de notre empire maritime dispersés à tous les coins du monde ? Là, par suite de circonstances particulières, le régime devient tout à fait exceptionnel, l’autorité s’exerce d’une façon plus absolue encore, et sans qu’on le veuille, sans qu’on y songe, il en résulte des malaises, des chocs, qui deviennent des incidens tragiques, comme on vient de le voir à l’île de la Réunion, où cette date du 2 décembre a été ensanglantée il y a deux mois, au moment même où elle redevenait en France le thème de polémiques ardentes. Rien n’est en vérité plus étrange que ces événemens dont le corps législatif, à peine ouvert, s’est justement occupé. C’est une émeute qui n’a rien d’une émeute, et qui n’a pas moins eu des morts et des blessés comme toutes les émeutes. Notre vieille et aimable colonie de Bourbon ou de la Réunion, la sœur de l’île de France, qui est passée dans une autre famille, vit depuis assez longtemps, on le sent bien, dans un certain malaise, dû en partie à une cause générale commune à toutes nos possessions d’outre-mer, au régime colonial établi après 1852, et en partie aussi à des causes toutes locales, quelques-unes même assez récentes. Ces causes particulières sont de deux sortes : les unes tiennent à des accidens climatériques qui ont produit une véritable détresse ; les autres touchent au plus vif des opinions ou des passions politiques ou religieuses. Depuis dix ans, il s’est établi à Saint-Denis, avec une subvention du budget, une école professionnelle tenue par des pères de la Providence, et qui fait à l’industrie privée une concurrence ruineuse. Enfin les jésuites ont un collège, et c’est le malheur des jésuites de ne pouvoir être nulle part sans faire du bruit, sans traîner après eux des défenseurs turbulens. La Réunion avait, à ce qu’il paraît, le privilège d’un petit rejeton de l’Univers fraîchement débarqué pour mettre le feu aux poudres. De là une effervescence qui a dégénéré bientôt en démonstrations contre les jésuites et les pères de la Providence.

Ce n’était pas encore bien grave, puisque tout se passait au cri de vive l’empereur ; mais ici il y a eu évidemment des gaucheries, des méprises, des ordres mal donnés ou mal compris, des impatiences d’autorité d’un des principaux fonctionnaires, contre qui cette agitation était un peu dirigée. De là tout le mal, des sommations, l’emploi de la force, des morts, l’état de siège, puis le lendemain une véritable stupeur de la population et des autorités elles-mêmes en présence de ce qui venait d’arriver, et tout cela se couronnant par une convocation tardive de la milice, qui, faite à propos, eût tout empêché. Le mot de cette situation, c’est manifestement une répression très disproportionnée avec les faits, et de ces faits se dégage une vérité plus sensible encore, c’est que le régime colonial actuel, tel qu’il a été établi par les sénatus-consultes de 1854 et de 1866, ne suffit plus. Comment peut-on le réformer ? Faut-il, ainsi qu’on l’a proposé, commencer par donner immédiatement aux colonies le droit de représentation dans les assemblées politiques de la métropole ? Au premier aspect, rien de plus juste ; à la réflexion, la question est moins simple qu’elle ne le paraît. Le droit de représentation dans nos chambres suppose une assimilation complète ; mais cette assimilation n’existe pas encore. Tout cela est un embarras, et il est bien vrai aussi, comme le disait M. le ministre de la marine, que les colonies anglaises ne sont pas représentées au parlement de Londres ; mais les colonies anglaises interviennent dans l’administration de leurs intérêts, elles ont des représentations locales. Ici c’est sans doute un autre grave embarras pour organiser ces représentations dans nos colonies. Peut-on appliquer dès ce moment le suffrage universel ? peut-on se contenter d’un suffrage plus ou moins restreint qui risquerait de faire revivre les démarcations entre les classes ? C’est une difficulté, nous le reconnaissons, ce n’est pas une impossibilité. La question de l’esclavage était bien autrement insoluble, elle a été pourtant résolue, et ce grand bienfait de la civilisation au profit des noirs ne peut pas impliquer une subordination indéfinie des blancs à un régime discrétionnaire. Il ne peut pas en résulter que nos colonies restent plus longtemps exclues de nos assemblées. Ce qui nous frappe, c’est cette nécessité éclatant partout à la fois de faire rentrer la liberté dans notre vieille machine. Le mouvement commencé en France se poursuit jusque dans nos possessions d’outremer, et quand M. l’amiral Rigault de Genouilly, qui n’a montré du reste aucun parti-pris, signalait l’autre jour ce que la présence de députés des colonies dans le corps législatif aurait d’étrange, puisque les grandes questions coloniales sont tranchées par le sénat, quand il parlait ainsi, il complétait à son insu cette démonstration qui se poursuit sous toutes les formes en faveur d’un progrès nouveau dans nos institutions politiques ; il agissait un peu comme M. Rouher intervenant dans une question de règlement sans en avoir tout à fait le droit, puisqu’il n’est pas encore député, quoiqu’il ait toute sorte de titres à le devenir ; il laissait voir ce qui manque et ce qui resterait à faire.

L’Europe, disions-nous, en est encore aujourd’hui à savoir quelle sera l’issue définitive du conflit oriental, ou en d’autres termes quel accueil doit faire la Grèce à la résolution de la conférence que le jeune comte Walewski a été chargé de porter à Athènes. Le gouvernement hellénique, il est vrai, est sous la pression d’une vive excitation nationale produite par la rupture avec la Turquie, et en fin de compte on ne peut nier qu’il créerait à l’Europe autant qu’à lui-même de grands et cruels embarras, s’il refusait d’accepter l’arrêt de la diplomatie. C’est pour cela justement qu’il est difficile de croire à un refus définitif, et que la réponse grecque est attendue sans trop de fièvre.

Il y a d’ailleurs pour l’Europe d’autres affaires qui, sans avoir ce même caractère d’une question de politique générale, sont assurément de nature à soulever plus d’un problème. Que fera l’Espagne ? Comment va-t-elle sortir de la crise où elle est engagée depuis quatre mois ? L’Espagne touche maintenant à la réunion de son assemblée constituante, et cette réunion ne laisse pas d’avoir pour prologue des incidens sinistres. Les élections se sont faites, il y a quelques jours, sans trop de désordre, et le résultat est bien l’image de la situation même de la péninsule. On peut compter sur une phalange assez compacte de quelque soixante-dix républicains avérés. D’un autre côté, les anciens partisans de l’union libérale, tout en formant un certain groupe, n’eût pas une représentation proportionnée à l’importance de ce qu’ils ont fait pour la révolution. Entre ces deux fractions, les progressistes sont ceux qui ont le contingent le plus considérable ; à eux seuls, ils formeraient presque la majorité. Enfin il y a une escouade d’absolutistes qui vont faire une singulière figure dans cette assemblée révolutionnaire. De l’ancien parti modéré, pas un homme n’a été élu. Dans l’ensemble, cette assemblée est incontestablement monarchique ; mais pour quelle monarchie est-elle, car c’est toujours la question, et même avant d’arriver à se prononcer sur ce point décisif, quel gouvernement formera-t-elle ? Cependant cette réunion des cortès vient d’avoir pour préface un événement sanglant qui révèle l’état moral de l’Espagne. Le gouvernement avait donné l’ordre de procéder à un inventaire des objets précieux appartenant aux églises et aux établissemens religieux. Au moment où le gouverneur de Burgos se présentait, il a été assailli par une foule furieuse qui l’a mis en pièces d’une façon hideuse. Le meurtre est-il uniquement dû à une explosion spontanée de fanatisme populaire ? avait-il été préparé et conseillé ? C’est ce qu’on ne sait pas encore ; mais dans tous les cas on voit quelles passions fermentent en Espagne, et on ne voit pas quelle force morale peut les contenir dans un pays où tout est à reconstituer.

L’Italie a été un instant troublée par la première application de la loi qui établit l’impôt sur la mouture. Quelques désordres ont éclaté, dans l’Émilie particulièrement, du côté de Parme et de Reggio. Le gouvernement a cru aussitôt devoir envoyer le général Cadorna avec des pouvoirs suffisans pour dominer cette agitation et rétablir la paix publique. La force a fait son œuvre en peu de temps et sans collisions nouvelles. Aujourd’hui c’est le parlement qui par ses dernières discussions, surtout par son vote, vient d’achever cette pacification en maintenant l’autorité de la loi et en sanctionnant la politique ministérielle. Ce dernier débat ne laisse pas d’être curieux comme indice de la situation des partis et du gouvernement. C’est la troisième fois, on le remarquera, depuis l’ouverture de la session, que l’opposition est revenue à la charge contre le ministère. La première fois c’était au sujet d’un plan de réformes administratives ; puis est venue l’affaire de l’allocation inscrite au budget pour le service de la part de dette pontificale acceptée par l’Italie ; aujourd’hui c’est à propos d’une taxe nouvelle que M. Ferrari brandit l’arme des interpellations contre le cabinet florentin. Dans ces trois circonstances, l’opposition a été complètement battue. Décidément le vent n’est plus aux changemens de cabinet en Italie… À vrai dire, que pouvait-on reprocher sérieusement au ministère ? Certainement il est toujours facile de se donner un bon air de popularité en combattant ou en paraissant combattre un impôt. C’est à la fois commode pour ceux qui prennent ce rôle et embarrassant pour ceux qui ont la dure mission de faire entendre raison aux contribuables ; mais en définitive le parlement italien ne pouvait se laisser entraîner dans cette voie d’hostilité rétrospective contre le macinato sans se désavouer lui-même, puisque c’est lui qui a voté la loi. De plus, si l’impôt a été voté, c’est qu’il était absolument nécessaire pour le rétablissement des finances. Il n’y avait plus à hésiter, et un homme aussi compétent qu’énergique, ancien ministre lui-même, M. Sella, est allé droit au but en déclarant que, si on voulait revenir sur ses pas, il n’y avait plus qu’à faire une petite loi en deux articles, le premier abrogeant la loi du macinato, le second abolissant la rente publique. C’était montrer la banqueroute au bout de toute démarche irréfléchie. Le parlement ne pouvait donc se laisser aller à un moment de faiblesse. La première nécessité était de maintenir l’impôt, et tout le, monde en est convenu, même l’opposition ; mais alors on s’est rejeté sur la manière d’appliquer la loi.

Ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’on aurait voulu sans doute que le ministère trouvât un moyen de faire accepter l’impôt comme un bienfait par les populations. On lui a reproché d’avoir manqué de prévoyance, de ne s’être pas muni d’un nombre suffisant de compteurs avant l’exécution de la mesure, et on lui a reproché encore, quand les troubles ont éclaté, d’avoir maltraité quelques journaux de Parme ou de Bologne, d’avoir fait opérer quelques arrestations. Le ministère, nous le croyons bien, a fait ce qu’il a pu pour exécuter une loi difficile, et après cela il n’a pas assurément abusé de la sévérité. Depuis longtemps, dans aucun ministère italien, il n’y a l’étoffe d’un bien terrible dictateur. N’importe, sur ce terrain on avait plus beau jeu, on pouvait se donner libre carrière, et le cabinet a été quelque peu secoué. Il s’est produit au courant de la discussion des motions de censure et de défiance, il y a eu des motions d’approbation et de confiance. Le baron Ricasoli, avec l’autorité de son caractère, est venu proposer un ordre du jour pur et simple qui a été accepté par le général Ménabréa, et tout a fini par un scrutin qui a donné 50 voix de majorité au gouvernement. Bien des discours ont été prononcés dans ce débat, et l’un des plus remarquables est celui de M. Massari à l’appui du ministère. M. Massari est du petit nombre des députés italiens qui ont le courage de leur opinion, qui osent dire tout haut que l’Italie doit toujours avoir devant les yeux un double but : relever sa politique aux yeux de l’Europe par la droiture et la loyauté, maintenir son crédit par la fidélité à ses engagemens, même au prix de sacrifices pénibles. Le dernier discours de M. Massari est un acte de plus de ce patriotisme sérieux et sincère qui est, après tout, la plus grande habileté. Tout est donc fini sur ce point du macinato, et déjà l’on entrevoit à l’horizon quelque discussion nouvelle sur Rome, lorsque le général Ménabréa, comme il vient de le promettre, aura communiqué aux chambres des documens diplomatiques destinés à compléter ceux de notre livre jaune ; mais les Italiens qui ont quelque sens réfléchiront sans doute, et s’apercevront que ce n’est pas le moment de trop parler de Rome à Florence, lorsque l’empereur n’en a rien dit à Paris dans son dernier discours à l’ouverture des chambres. D’ici à peu de temps, bien des choses peuvent se passer ; les élections françaises seront faites, le concile qui va se réunir à Rome ne laissera pas de nous donner de l’embarras, et là force des circonstances plus que toutes les discussions peut se charger de trouver le modus vivendi qui a déjà provoqué tant de dépêches inutiles. Et voilà pourquoi il n’est pas probable que le ministère ait beaucoup à faire pour défendre sa politique de patiente temporisation, à laquelle on serait d’ailleurs bien embarrassé de substituer une autre politique.

La garantie souveraine et le bienfait d’une vraie monarchie constitutionnelle, c’est l’intime union de l’intérêt national et de l’intérêt dynastique, et c’est plus particulièrement peut-être dans les momens de deuil que cette union, gage de la sécurité d’un pays, laisse voir ce qu’elle a de viril et de généreux. La Belgique fait aujourd’hui cette expérience ; elle vient de perdre son jeune prince royal, l’unique héritier direct de la couronne. Pendant dix mois, ce pauvre être fait pour régner et qui n’était pas même sûr de vivre a souffert d’insupportables douleurs ; il a passé par une longue agonie, offrant le spectacle de la fragilité des espérances humaines et de la résistance qu’un petit corps peut offrir à l’inexorable destruction. Il a fini par succomber, et la Belgique s’associe avec une simple et naïve effusion à cette douleur royale, parce qu’elle sent que c’est son affaire, à elle aussi. Libéraux et catholiques, tous les partis se sont confondus dans une même émotion, dans un même regret. Il y a quelque chose de touchant dans la sincérité de ce deuil populaire entourant une tombe où vient de disparaître un enfant. La Belgique est bien petite, elle peut cependant servir d’exemple à de plus grands qu’elle. Pourquoi sont-ils entourés de l’affection publique, ces princes belges ? pourquoi semblent-ils si bien assurés sur leur trône ? Parce qu’il ne leur vient pas même à la pensée de marchander un droit, une garantie au pays, parce qu’ils sont complètement identifiés avec la nation. C’est dans un petit, cadre le modèle de la monarchie se conciliant avec les libertés les plus larges. Les partis s’agitent, toutes les libertés se déploient, la royauté reste paisible et intacte, gardienne des institutions populaires, et dans ses deuils comme dans ses joies elle a le pays auprès d’elle. Il y a quelques années, c’était l’aïeul prudent et habile de la dynastie qui s’en allait. Aujourd’hui ce n’est pas pour son passé qu’on pouvait aimer le jeune prince qui vient de mourir, il n’avait pas de passé, il ne laisse pas d’histoire, il avait dix ans ; mais c’était une espérance, et on sent bien, au langage des chambres et des corporations populaires, que les Belges, en voyant disparaître cet enfant royal, tournaient un regard un peu inquiet vers l’avenir. Si cet avenir devait n’être pas sans orages, la Belgique a déjà un passé assez honorable qui la défend. ch. de mazade.



ESSAIS ET NOTICES.

Pernette, par M. Victor de Laprade, de l’Académie Française,
1 vol. in-8o ; Didier et Cie.

Au temps déjà loin de nous où les esprits en France se prenaient d’une curiosité tardive pour les littératures étrangères, où chacun, même sans déserter le culte de nos grands modèles, avait à cœur d’apprendre ce qu’au-delà du Rhin ou de la Manche produisaient d’autres muses obéissant à d’autres lois, il nous souvient qu’un jour, avec un charme inexprimable, et comme transporté sous d’autres cieux, dans d’autres régions de l’art, nous dévorâmes un petit poème, enfant chéri de Goethe, le poème d’Hermann et Dorothée. Cette combinaison de l’épopée et de l’idylle, de l’épopée bourgeoise et de l’idylle héroïque, cette échappée de vue sur la révolution française formant le fond, l’arrière-plan du tableau ; ces reflets des malheurs d’autrui, ces peintures saisissantes des misères de notre émigration entremêlées de suaves amours, de champêtres parfums, de scènes d’intérieur, de familiarités naïves ennoblies et transfigurées sous l’ampleur des formes homériques, tout cela nous avait profondément séduit. Nous avions beau sentir ce qu’il y a de factice au fond de ces savans contrastes ; le flegme volontaire, l’impartialité calculée du poète, je ne sais quoi d’impersonnel dans l’expression des sentimens, avaient beau nous sembler suspects et nous tenir sur nos gardes, cet art si fin, si souple, cette exécution si puissante et cette vie, bien qu’artificielle, répandue si largement dans ces tableaux, nous avaient subjugué à tel point que de notre lecture la trace nous resta longtemps vivante dans l’esprit. Mais tout s’efface avec le temps, et depuis cette époque tant d’années s’étaient écoulées, le goût et la faveur des poésies germaniques s’étaient si fort calmés au souffle de la mode, que, tout en conservant pour le génie de Goethe nos sympathies et nos respects, nous ne pensions guère à Dorothée, lorsqu’il y a près d’un an nous fûmes convoqué par un de nos amis à la lecture d’un poème de sa façon, genre de plaisir qu’on ne refuse guère, mais qu’on redoute quelquefois. Nous avions cependant de bonnes garanties : ce n’était point un début, pas même un noviciat. Le talent éprouvé d’un maître en poésie nous promettait une œuvre de valeur, de beaux vers, un sentiment élevé, sérieux* un noble élan, rien de commun ni de banal ; mais le poème aurait-il cette sorte d’intérêt qui soutient l’attention ? ne serait-il pas d’une clarté douteuse, voisin de la métaphysique ? Quel en serait d’ailleurs le sujet ? , serait-ce une satire, un dithyrambe, une élégie ? Tout en nous faisant ces questions, nous prêtâmes l’oreille à M. de Laprade, car c’était l’auteur de Psyché qu’il s’agissait d’entendre. A peine eut-il dit quelques vers, c’en était fait de nos appréhensions, nous étions sous le charme. Une introduction bien conduite, franchement dessinée et en pleine lumière nous avait transporté au pied du mont Pila, dans ces campagnes du Forez où les sombres grandeurs de la nature alpestre et les rians trésors d’une terre cultivée semblent se donner la main. Nous entrions, non pas seulement dans un pays, au sein de deux familles : de vivans personnages s’agitaient devant nous. Ce n’était plus cette fois les ruisseaux et les chênes que le poète faisait parler ; c’était des hommes, des campagnards, et si l’effet de la cadence, si l’harmonieuse sonorité du vers ennoblissaient un peu plus que nature et les paroles et ceux qui les prononçaient, ce n’était pas aux dépens de la vérité humaine qui sous ce voile transparent n’en apparaissait pas moins.

Nous ne saurions dire l’émotion que produisit en nous le début de ce petit poème, à la fois rustique épopée, idylle dramatique et savant paysage. Les yeux fixés sur ce vallon couronné de montagnes, paré de moissons et de pampres, nous assistions aux fiançailles de Pierre et de Pernette, deux cœurs des anciens temps, deux naïves figures, l’une grande et belle jeune fille, pieuse, innocente et courageuse, ménagère accomplie, l’autre hardi laboureur, plein de foi, d’audace et d’intelligence. Ces deux amans marchant à travers les blés, appuyés l’un sur l’autre et s’oubliant en longues causeries, pendant que leurs vieux parens, protecteurs de leurs jeunes amours, en les voyant venir du haut de la colline, s’entendent sur les apprêts de leur noce prochaine, tout cela dit en vers d’une facture originale et, bien que descriptifs, constamment attachans, n’était-ce pas une rare fortune en ce temps où la simplicité, la grâce et le bon goût ne savent guère où se loger, en vers aussi bien qu’en prose ?

Jusque-là, cette charmante bucolique n’était pour nous qu’un récit idéal, n’appartenant à aucun temps ; le lieu seul de la scène nous était indiqué, la date restait en blanc Était-ce il y a cent ans, était-ce il y a deux jours que se passaient ces fiançailles ? Tout à coup le poète nous le dit, et en donnant ainsi un cadre à sa peinture il fait prendre à ses personnages un relief tout nouveau. Ces braves gens, pendant qu’ils se complaisent à fonder le bonheur de ce charmant ménage, n’entendent pas la foudre qui gronde sur leurs têtes. L’empereur, car ils vivent sous le premier empire, l’empereur a remporté une victoire insigne, ce qui veut dire qu’il lui faut à l’instant cent mille hommes de plus. Exemptés, libérés, anciens et nouveaux conscrits, tout doit marcher. Déjà deux fois Pierre a donné son or, tout ce qu’il possédait, pour rester laboureur ; il ne veut pas servir. Le père de sa fiancée, vieux soldat de la république, le médecin, oracle du canton, tous ses amis le poussent et l’encouragent à braver le décret, et à chercher dans la montagne, déjà peuplée de quelques insoumis, une vie libre, sinon plus sûre. Dès lors la scène change ; adieu la noce, nous entrons dans le drame. Pierre, pendant quelques mois, mène la vie d’exil, la vie de réfractaire, les yeux toujours fixés, du haut de ses pics solitaires, sur le toit qui abrite ses amours ; mais bientôt le bruit court que l’étranger s’avance, la France est envahie, les Autrichiens sont dans les gorges du Forez. Ce n’est plus aux gendarmes qu’il faut avoir affaire. Pierre assemble ses compagnons, les lance sur l’ennemi, et dans une embuscade en fait un grand carnage. Cependant les vaincus reviennent à la charge en force et mieux armés. Pierre et les siens les culbutent encore et les mettent en fuite ; mais une balle, la dernière, a frappé le vaillant laboureur, il tombe dans les bras de Pernette, et, se sentant mourir, demande comme grâce dernière un sacrement de plus que le suprême viatique. Il veut ne quitter la vie qu’uni pour l’éternité à celle qu’il aimait. Leur mariage est béni avant son dernier soupir, et notre poète nous apprend que les générations nouvelles ont vu longtemps encore errer dans ces montagnes son héroïne, vierge et veuve à la fois, toujours fidèle, toujours inconsolable.

Pastorale émouvante entremêlée d’histoire contemporaine, amours champêtres accompagnées d’un bruit lointain de tocsin et de fusillades, était-ce la première fois que ces contraste, venaient à notre oreille ? Pendant que nous écoutions ces vers, un double sentiment se produisait en nous, le plaisir du moment et un autre plaisir que réveillait notre mémoire. Nous nous disions comme le Bertram de Guy Mannering sur les ruines du manoir paternel : Où donc ai-je entendu cet air ? Bientôt la clarté se fit : non qu’il y ait dans Pernette une trace quelconque d’imitation proprement dite et qu’à tout prendre on y trouve autre chose que certains traits de ressemblance et comme un air de famille avec Hermann et Dorothée ; mais on sent que le poète a dû faire comme nous, se plaire à ce petit chef-d’œuvre, s’en pénétrer avec amour, et malgré lui, pour ainsi dire, s’y rattacher par quelques points. Lui-même en fait l’aveu de la meilleure grâce du monde, non sans réduire pourtant à de justes limites les analogies qu’il confesse, et sans montrer sous combien de rapports les deux œuvres diffèrent. Goethe lui-même, après tout, n’a-t-il rien emprunté ? Est-il bien l’inventeur de ce genre de poème ? N’est-ce pas le prodigieux succès de la Louise de Voss qui le piqua d’émulation, tourna ses vues de ce côté, et le conduisit à produire, lui aussi, son épopée rustique ? Assurément les situations, les caractères, la marche du récit et surtout les données morales sont dans Pernette de tout autre, nature que dans le poème allemand. Nous n’avons pas ici un impassible narrateur, ne laissant jamais voir son sentiment sur rien, n’épousant aucune querelle, aucun parti, aucune opinion, faisant parler ses personnages sans jamais dire s’il s’intéresse à eux, s’il les approuve ou s’il les blâme. M. de Laprade n’aspire pas à cette olympienne froideur, et croit qu’on peut rester épique sans n’habiter que les nuages. Il intervient avec son cœur dans les passions qu’il met en scène, et se permet d’aimer ses personnages quand ils lui semblent bons, se réservant, quand ils sont haïssables, de ne pas les ménager. C’est là sans doute un grand sujet de dissemblance ; eh bien ! n’importe, un lien d’étroite parenté n’en existe pas moins entre les deux poèmes, et c’est au grand honneur de Pernette qu’ici nous le disons, elle a réveillé chez nous, avec une vivacité qui nous étonne et qui lui vaut notre reconnaissance, une impression dont nos jeunes années nous semblaient seules capables. Ce n’est pas un médiocre plaisir, au déclin de la vie, que de sentir renaître en soi, dans sa fraîcheur première, une émotion du jeune âge.

Ce qui n’est pas moins doux, c’est de pouvoir dire franchement, sans compliment, sans réticence, à un homme dont on aime et honore le noble caractère : Votre talent grandit, vous êtes en progrès. Ce don de parler en vers, qui vous a valu des couronnes et un glorieux héritage, vous venez d’en user avec plus de bonheur que dans vos essais les plus favorisés, et vous avez acquis comme un titre de plus à vos propres succès. Nous ne prétendons pas qu’il n’y ait dans Pernette plus d’un passage où l’auteur quelque jour, en polissant son œuvre, pourrait bien introduire d’utiles corrections. Certains discours pourraient être abrégés, et à couper quelques tirades, à resserrer quelques développemens, l’action prendrait plus de vivacité, l’intérêt serait plus intense, et l’ensemble de l’œuvre d’un contour plus fin, plus arrêté ; mais, tel qu’il est, ce petit poème, malgré tous les inconvéniens d’un genre de convention, a le mérite toujours rare, même en des genres d’une plus franche allure, d’être vivant et naturel. Il émeut, il attache, en même temps qu’il séduit. Déjà l’auteur, en s’exerçant à la satire, en prenant corps à corps les hommes de ce temps, était sorti de son sentier, et nous avait donné la mesure d’une souplesse de talent que peu de gens lui connaissaient. Ce n’était plus seulement le spectacle de la nature qui l’attirait, l’exaltait et lui servait de muse ; l’humanité, par ses tristes côtés, il est vrai, avait allumé sa verve et aiguisé son vers en mordante ironie ; cette fois c’est l’âme humaine tout entière sous ses faces les plus diverses, et par prédilection sous ses meilleurs aspects, qu’il se complaît à nous peindre : il est en pleine poésie. Nous nous étions permis, voilà bientôt dix ans, en un jour solennel, au seuil d’une illustre assemblée, d’indiquer avec trop de franchise ce que gagnerait le poète s’il donnait à sa lyre quelques cordes de plus, pour qu’aujourd’hui nous n’ayons pas empressement et plaisir à le féliciter d’avoir si bien justifié et dépassé notre espérance.


L. VITET.

L. BULOZ.

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