Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1902

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Chronique n° 1674
14 janvier 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.


Dans la quinzaine qui vient de s’écouler, nous n’avons eu que des discours. Nous nous contenterons pour aujourd’hui de signaler celui que M. Waldeck-Rousseau a prononcé, le 12 janvier, à Saint-Étienne, et dont il a voulu faire le programme, peut-être serait-il plus exact de dire le prospectus des élections prochaines. L’occasion ne nous manquera certainement pas d’y revenir. Quel qu’en ait été l’intérêt, il pâlit un peu devant l’importance plus grande encore, parce qu’elle sera plus durable, de ceux qui ont été prononcés, à Rome par M. Barrère, et à Berlin par M. de Bulow. Ces deux discours éclairent d’une vive lumière l’état politique de l’Europe et les modifications qui s’y sont produites, modifications dont M. Barrère a mis en relief, et dont M. de Bulow s’est efforcé d’atténuer un peu la gravité, sans la nier toutefois.

Ces changemens se rapportent aux relations nouvelles établies entre la France et l’Italie, et M. Barrère n’a pas parlé d’autre chose. Mais M. de Bulow, dans son discours au Reichstag, a considérablement élargi la question. À propos du rapprochement franco-italien, il a parlé de la Triple Alliance elle-même, et il a présenté sur elle quelques observations en partie inattendues, qui devaient causer dans le monde entier une assez vive impression. L’Italie fait partie de la Triple Alliance depuis assez longtemps pour avoir pu la juger d’après les avantages qu’elle en a retirés. C’est un examen que nous ne ferons pas avec elle ; il vaut mieux qu’elle le fasse toute seule ; mais nous serions surpris si, dans le calcul des profits et des pertes, elle estimait que la balance penche du premier côté. Elle a eu des raisons assez complexes d’entrer dans la Triple Alliance. La défiance, injustifiée à coup sûr, mais réelle, qu’elle éprouvait au sujet des dispositions de la France à son égard, y a été pour quelque chose. M. de Bulow a dit, dans son discours au Reichstag, qu’à ce moment, le danger d’une grande guerre européenne était beaucoup plus à redouter qu’aujourd’hui. L’Italie a calculé à sa manière quelles pouvaient être les chances des diverses puissances en cas de conflagration générale, et elle a pris ses résolutions en conséquence. Mais la guerre n’a pas éclaté, et, comme l’a reconnu M. de Bulow, elle est maintenant plus improbable que jamais. Dès lors, les préoccupations qui devaient s’imposer aux diverses puissances ne sont plus les mêmes qu’autrefois. D’autre part, l’Italie a pu se convaincre que nos sentimens pour elle, loin d’être hostiles, étaient sincèrement amicaux. Il ne nous a rien coûté de lui en donner des preuves : la première a été la reprise entre les deux pays de relations commerciales normales.

À partir de ce moment, les malentendus ont commencé à se dissiper. Il en restait pourtant encore quelques-uns entre nous, et le plus grave de tous tenait à la crainte qu’avait l’Italie de trouver la France sur son chemin dans son expansion méditerranéenne. Ne l’y avait-elle pas rencontrée une première fois, il y a une vingtaine d’années, lorsqu’elle avait rêvé de s’établir en Tunisie et que nous l’avions gagnée de vitesse ? Ce souvenir est resté pénible pour elle, et on a pris soin, au dehors, qu’il ne sortit pas de sa mémoire. Aujourd’hui, ces événemens apparaissent dans un recul historique qui permet de les mieux juger, et l’Italie le fait avec plus d’équité. Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour voir que la Tunisie fait géographiquement partie de l’Algérie ; elle est le prolongement de la province de Constantine ; toutes les montagnes qui courent parallèlement à la mer forment en quelque sorte des couloirs qui conduisent d’un pays dans l’autre, ou plutôt qui font de l’un et de l’autre un même pays. La politique de la France était donc dictée par un intérêt très puissant. Et cependant, nous avons hésité à mettre la main sur la Régence. Pourquoi ? Parce que nous prévoyions ce qui est arrivé, c’est-à-dire l’amer mécontentement de l’Italie, et que nous désirions rester en bonne intelligence avec elle. Qui nous a invités, incités, excités à passer outre et à nous établir à Tunis ? On sait parfaitement à Rome que c’est M. de Bismarck. Sa politique consistait alors, pour rapprocher plus intimement l’Italie de l’Allemagne, à la brouiller avec la France. Il avait trouvé dans la Tunisie la pomme de discorde dont il avait besoin. Au fond, il lui importait peu qu’elle fût prise par la France ou par l’Italie, pourvu qu’elle fût prise par l’une des deux. Le résultat, en effet, devait être le même au point de vue de la mésintelligence qui s’ensuivrait entre Rome et Paris. Il encourageait donc la France à s’emparer de la Régence ; et, quand il trouvait que la France n’allait pas assez vite, il encourageait l’Italie à la supplanter, ou à l’en menacer. Toutefois, ses préférences réelles étaient pour nous. Il voulait nous donner une satisfaction immédiate, et aussi une occupation qui nous absorberait longtemps. Il aimait à nous voir entrer dans la politique coloniale ; il nous y poussait. Quant à l’Italie, il espérait bien, en l’inféodant à l’Allemagne, faire miroiter à ses yeux des espérances qui l’amèneraient à rester quelques années tranquille, en rongeant son frein. Telles sont, prises dans leur ensemble, les causes qui ont déterminé, il y a plus de vingt ans, les événemens tunisiens, et qui ont laissé dans l’âme italienne quelque rancune contre nous. Nous avons agi comme nous l’avons fait, parce que nous ne pouvions pas faire autrement. Mais, dès ce moment, nous avons dit à l’Italie, avec une sincérité dont elle a eu le tort de douter, que nos ambitions africaines étaient satisfaites à l’est de notre colonie, et que nous ne ferions pas un pas de plus dans cette direction. Depuis, nous avons renouvelé la même affirmation à maintes reprises : l’Italie ne nous a pas crus davantage. Enfin, dans ces derniers temps, soit que les modifications survenues dans la politique générale l’aient rendue plus confiante, soit que nous ayons trouvé le moyen de nous expliquer d’une manière plus convaincante, la lumière s’est faite dans les esprits et, cette fois, l’Italie nous a crus. Il en est résulté un changement immédiat et profond dans les rapports des deux pays : ils sont devenus, non seulement amicaux, mais cordiaux, et M. Barrère, qui a contribué pour une très grande part à cet heureux changement, a pu dire, le 1er janvier, en recevant au Palais Farnèse la colonie française de Rome, qu’entre la France et l’Italie, il n’y avait plus de questions méditerranéennes.

L’importance de cette parole n’a échappé à personne. Quant à sa parfaite exactitude, nous en avons un double garant. D’abord, M. Barrère n’est pas homme, dans une circonstance où il a dû peser tous ses mots, à en dire plus qu’il n’y en a. De plus, M. Prinetti, ministre italien des Affaires étrangères, avait fait, quelques jours auparavant, une déclaration analogue à la Chambre. Il s’était félicité, lui aussi, de la confiance absolue qui existait désormais entre les deux pays, et en avait reporté l’origine aux explications qu’ils avaient échangées sur toutes les questions méditerranéennes. Pour l’Italie, la première de ces questions est celle qui touche à la Tripolitaine. Le gouvernement français fait à ce sujet deux déclarations. Il a dit, d’abord, qu’il n’avait aucune visée sur cette province de l’empire ottoman et, ensuite, que son arrangement de 1899 avec l’Angleterre, pour le règlement de leurs affaires communes en Afrique, n’avait pas pour objet et n’aurait pas pour conséquence de couper les communications de la Tripolitaine avec le centre du continent. L’arrangement de 1899 nous ayant attribué, dans une certaine mesure, I’hinterland de la Tripolitaine, il ne nous serait pas très difficile de gêner, ou même d’interrompre, si nous le voulions, les communications de cette province avec le Sud. Mais nous ne le voulons pas, et la déclaration que nous en avons faite constitue à cet égard un engagement auquel nous serons fidèles.

Un annonce, — et M. Barrère en a dit quelque chose dans son discours du 1er janvier, — que ces déclarations seront prochainement confirmées par M. Delcassé à la tribune du Palais-Bourbon. Il est possible qu’on demande, sur quelques points, à M. Delcassé des explications complémentaires : par exemple, si les assurances que nous avons données à l’Italie au sujet de la Tripolitaine n’ont pas eu ailleurs leur contre-partie. Elles l’ont eue sans doute et, dans une conversation avec un journaliste italien, M. Delcassé l’a déjà laissé entrevoir. Si nous nous désintéressons de ce qui peut se passer à l’est de nos possessions algériennes, il n’en est pas de même à l’Ouest. Là est le Maroc, dont il a été quelquefois, et même, à notre avis, trop souvent question dans ces derniers temps. La France doit avoir une politique au Maroc, et ce ne peut pas être une politique d’indifférence. Mais loin de nous la pensée que ce doive être une politique de conquête ! Nous n’avons pas d’intérêt plus grand que le maintien du statu quo au Maroc. Ce ne serait que dans le cas où, d’autres puissances viendraient à le troubler que nous serions bien obligés, comme autrefois pour la Régence de Tunis, de faire concurrence à leur propre initiative : et les moyens ne nous manqueraient pas pour cela. Si cette hypothèse, que nous écartons de toutes nos forces, se réalisait néanmoins, nous ne trouverions pas l’Italie sur notre chemin : elle pratiquerait envers nous la même neutralité que nous pratiquerions envers elle dans la Tripolitaine, si son expansion naturelle la poussait de ce côté. Nous aurions donc au Maroc, comme elle aurait elle-même dans la Tripolitaine, une difficulté de moins : mais il en resterait encore beaucoup à surmonter. La Tripolitaine appartient à la Porte : l’Italie aurait à s’arranger avec elle, soit par la diplomatie, soit autrement. Le Maroc est un pays indépendant, que la nature et le défaut de routes défendent contre toute invasion étrangère, et qui, s’il était l’objet d’une compétition quelconque, le serait aussitôt de plusieurs autres. Il ne faut aucune équivoque sur notre arrangement avec l’Italie. Il ne signifie nullement que l’Italie se jettera demain sur la Tripolitaine et nous sur le Maroc. Nous n’avons, en ce qui nous concerne, aucune idée de ce genre : le maintien de la situation actuelle est certainement ce qui est le plus conforme à nos intérêts. Mais il faut tout prévoir, réfléchir à toutes les éventualités qui peuvent se produire, même contre notre gré, et arrêter nos dispositions pour n’être pas pris au dépourvu, si telle ou telle venait à se produire. Nous ne savons pas quelles sont les intentions de l’Italie ; elle est maîtresse souveraine de sa politique. Il peut se faire qu’elle attende encore longtemps avant d’entreprendre quoi que ce soit de l’autre côté de la Méditerranée. Quelle est donc la portée des assurances que nous venons mutuellement d’échanger ? Elles signifient que la France et l’Italie, après s’être expliquées sur leurs intérêts tels quelles les comprennent, ont reconnu qu’ils n’avaient rien de contradictoire, attendu qu’ils se rattachaient à des points différens et éloignés les uns des autres. La conséquence à tirer de cet examen général de la situation était qu’il n’y avait pas plus de sujets de mésintelligence entre les deux pays, et que rien ne s’opposait à ce qu’ils restassent amis. Il s’en faut de beaucoup que cette constatation soit un fait insignifiant. On avait fait croire à l’Italie qu’elle devait inévitablement trouver dans la France un ennemi ou un rival. Pendant longtemps on s’est servi pour cela de la question romaine, comme si la France républicaine pouvait avoir la moindre velléité de rétablir le pouvoir temporel du Pape ! A la longue, ce prétexte s’est usé. Alors on a dit à l’Italie que, si son expansion normale l’amenait un jour à tourner ses vues vers la Tripolitaine, la France renouvellerait là ce qu’elle avait fait autrefois dans la Tunisie. La France serait inexcusable de le faire, parce qu’elle n’aurait aucune des raisons déterminantes qui l’ont fait agir il y a vingt ans. Elle ne le ferait certainement pas. Le respect qu’elle a pour les droits de la Porte, les ménagemens qu’elle observe pour les intérêts de l’Italie, suffiraient à l’en détourner. Mais il fallait le dire à cette dernière dans des termes tels qu’elle ne pût pas douter de notre bonne foi. Et c’est ce qui a été fait.

Les déclarations de M. Prinetti, renouvelées avec éclat par M. Barrère, devaient attirer l’attention de l’Europe, et surtout des gouvernemens qui font partie de la Triple Alliance. On convient que les puissances qui sont entrées avec des intentions pacifiques dans un système d’alliances déterminé conservent le droit d’entretenir ou de nouer avec toutes les autres des relations d’amitié ; et rien n’est plus naturel Cependant, cette liberté peut prêter à des commentaires divers, suivant la manière dont on en use ; et l’Italie en use en ce moment avec nous d’une manière qui ressemble si peu à celle d’autrefois, qu’on devait, non pas s’en alarmer, ni même s’en préoccuper, mais pourtant s’en occuper à Vienne et à Berlin. C’est ce qui est arrivé. Pendant les premiers jours, nous n’avons eu que l’opinion des journaux, et, quelque importance qu’elle pût avoir, celle des gouvernemens nous intéressait davantage. Nous avons été servis à souhait, et au-delà de nos espérances, sinon de nos désirs. Dès la rentrée du Reichstag allemand, M. le comte de Bulow s’est expliqué sur l’état des alliances européennes avec une abondance de détails, et même d’images pittoresques, tout à fait propre à donner quelque satisfaction à la curiosité générale. Telle a été du moins la première impression produite par son discours : on s’est aperçu ensuite, en lisant les commentaires de la presse, que ce discours n’était pas aussi clair qu’on l’avait cru au premier moment. Pour les uns, en effet, M. de Bulow a dit que la Triple Alliance était plus solide que jamais ; et, pour les autres, que, n’ayant plus la même utilité qu’autrefois, il serait possible qu’elle n’eût pas non plus la même solidité, sans que l’Allemagne, qui peut désormais s’en passer, eût beaucoup à la regretter. Il est vrai que le chancelier de l’Empire a dit un peu le pour et le contre, laissant la pensée hésitante sur ce que sont les choses aujourd’hui et sur ce qu’elles seront demain. Il y a mis d’ailleurs une désinvolture spirituelle qui a fait rire le Reichstag tout entier. M. de Bulow est un grand humoriste ; et, s’il traite toujours sérieusement les choses sérieuses, il aime aussi à les égayer par quelques saillies, montrant par là qu’il reste supérieur à son sujet et se plaît à en jouer. « Dans une union heureuse, a-t-il dit, le mari ne doit pas se fâcher, si sa femme fait quelques tours de valse bien innocens avec un autre que lui. Le tout est qu’elle ne lui échappe pas, et elle ne lui échappera pas, s’il lui donne tout ce qu’il lui faut. »

Tous les comptes rendus constatent que ce passage du discours de M. de Bulow a provoqué une hilarité générale. Mais, plus tard, des esprits chagrins ont fait remarquer que la valse n’avait pas été toujours innocente dans ses effets, même sur des ménages qui avaient paru bons jusque-là ; et d’autres, plus pratiques encore, se sont demandé si la Triple Alliance, à supposer que l’Italie en fût l’élément féminin, lui avait donné tout ce qu’il lui fallait. Et, au fait, que lui a-t-elle donné ? Rien du tout. Voilà un pays jeune, intelligent, plein d’imagination, plein d’ambition aussi, et d’une ambition légitime. Il est entré dans la Triple Alliance ; les années se sont succédé ; un grande mortalis ævi spatium s’est écoulé : quel avantage l’Italie a-t-elle retiré de son adhésion à un système politique qu’elle avait cru devoir être rémunérateur ? Nous cherchons, nous ne trouvons pas. On a souvent répété que sa participation à la Triple Alliance l’avait obligée à augmenter ses forces militaires dans des proportions assez lourdes. M. de Bulow proteste contre cette allégation : il affirme que les contractans n’ont jamais eu à maintenir leurs forces militaires à tel ou à tel niveau déterminé. C’est un point sur lequel on est mieux fixé à Rome que nous ne pouvons l’être nous-mêmes : toutefois nous avons quelque peine à croire que M. de Bulow n’ait pas exagéré, quand il a dit que, sans la Triplice, tel pays, — et il désignait évidemment l’Italie, — se serait vu forcé de faire des efforts militaires encore plus grands, parce qu’il n’aurait pas appartenu à un groupe puissant. De sorte qu’en entrant dans la Triple Alliance, l’Italie serait entrée dans la voie des économies. En tout cas, elle n’est pas entrée dans celle des grands avantages politiques. Il ne pouvait d’ailleurs pas en être autrement, puisque, d’après la définition que M. de Bulow en donne à nouveau, la Triple Alliance « n’a pas été conclue en vue du gain : c’est seulement, a-t-il dit, une société d’assurance. » Mais l’Italie, dans le secret de sa pensée, l’avait-elle comprise autrement ? Il y a, dans le discours du chancelier de l’Empire, un passage qui mérite une attention particulière : il est évidemment empreint d’une extrême franchise. C’est celui où la Triple Alliance est présentée comme une sorte de reprise et de prolongement de la Sainte Alliance d’autrefois. « Elle constitue, dit-il, la conciliation de nos succès nationaux remportés dans les années 1866 et 1870 avec les principes de stabilité qui, après les guerres napoléoniennes, ont assuré la paix de l’Europe, pendant un demi-siècle, sur la base des traités de Vienne, » Et cela est parfaitement vrai, quoiqu’on ne l’eût pas encore avoué d’une manière aussi crue. Comment ne pas admirer ici, une fois de plus, l’habileté du prince de Bismarck, qui a trouvé le moyen de faire entrer dans l’Alliance l’Autriche pour consacrer définitivement entre les mains d’autrui la possession de toutes les provinces qu’elle avait perdues, et l’Italie pour qu’elle s’interdît formellement à elle-même d’en acquérir de nouvelles. La Triple Alliance n’a pas pour objet de faire des gains ! Non, certes : aussi n’avons-nous pas été étonnés d’y voir entrer les puissances qui disaient d’elles-mêmes, comme l’Allemagne, qu’elles étaient rassasiées. Que ces puissances fussent conservatrices, rien de plus naturel : mais les autres ? Notre surprise a commencé lorsque nous avons vu entrer dans l’Alliance la puissance qui, dans ce siècle, a été le plus souvent battue, le plus cruellement démembrée, c’est-à-dire l’Autriche ; puis la plus jeune et la plus portée à l’espérance de toutes, celle qui a dû davantage à la Révolution, celle dont les aspirations étaient le moins réalisées, c’est-à-dire l’Italie. Il est vrai qu’on a dit à l’Italie qu’elle se donnait ainsi une garantie contre les reprises possibles de l’Autriche, et à l’Autriche qu’elles s’en assurait une contre les velléités irrédentistes de l’Italie. Tout cela se passait sous l’égide suprême de l’Allemagne, qui, n’ayant plus rien à demander ou à prendre à personne, intéressait les autres à la défense du lot qu’elle s’était adjugé. Conservation pour elle, abstinence pour les autres : c’est la merveille de l’art.

Après quelques vingt ans de Triple Alliance, l’effet poursuivi a été atteint. La prodigieuse fortune de l’Allemagne s’est trouvée définitivement consolidée. L’Autriche a pratiqué consciencieusement l’art d’accommoder les restes, et s’est résignée à devenir le fil conducteur du germanisme vers l’Orient. Quant à l’Italie, ses impatiences se sont peu à peu assoupies : il le fallait pour garantir l’intérêt supérieur de la paix, dont l’Allemagne avait besoin. Pendant ce temps, une évolution s’est faite dans la politique de la plupart des grandes puissances, évolution très importante dont M. de Bulow a parlé avec un contentement marqué. Parlant de l’origine de la Triple Alliance en 1879, lorsqu’avaient lieu les pourparlers décisifs entre le prince de Bismarck et le comte Andrassy, il a rappelé qu’il ne s’agissait à ce moment, et qu’il ne s’est encore agi pendant quelques années, que de politique européenne. « Les combinaisons d’alors ne dépassaient pas la Méditerranée. Mais aujourd’hui, a-t-il dit, la politique de toutes les grandes puissances, — et je crois qu’il n’y a jamais eu dans l’histoire une époque où il y a eu tant de grands empires existant à la fois, — consiste, si je puis m’exprimer ainsi, dans la politique du contrepoids, qui, par sa nature et sans arrangemens spéciaux, agit en vue du maintien de la paix universelle. » Ainsi le même but peut être atteint par d’autres moyens. Et pourquoi cela ? D’abord, a expliqué le chancelier de l’Empire, parce que personne désormais ne peut douter des sentimens pacifiques de l’Allemagne, et que personne, par conséquent, n’a de précautions particulières à prendre contre un esprit de conquête auquel on ne croit plus de sa part. Ensuite, parce que « la politique du monde s’étend à des points très éloignés des frontières de l’Allemagne, par exemple sur la côte nord de l’Afrique, en Perse, e » Extrême-Orient. » Cette politique coloniale, qui est devenue une politique mondiale, a entraîné toutes les puissances, vieilles et jeunes, à sortir de l’orbite restreinte où elles gravitaient autrefois. Les esprits se sont appliqués à d’autres questions. Des intérêts nouveaux sont nés, et ce sont des intérêts très exigeans, auxquels il faut beaucoup sacrifier. Peut-être le prince de Bismarck avait-il prévu cela, lorsqu’il nous poussait en Tunisie, puis au Tonkin. La politique coloniale était à ses yeux un heureux dérivatif à des préoccupations qui auraient porté trop exclusivement sur la politique continentale européenne. Le cercle d’action de la plupart des puissances a démesurément grandi ; et, à mesure qu’elles mettaient un prix plus élevé à des intérêts qui étaient très loin, elles en mettaient moins qu’auparavant à des intérêts qui étaient plus proches. L’âme humaine est ainsi faite qu’elle ne peut pas se passionner pour deux objets également ; et, d’ailleurs, les ressources limitées dont chaque puissance dispose ne lui permettraient pas de suffire à une double, et quelquefois à une triple tâche. Les générations nouvelles se sont attachées aux intérêts avec lesquels elles-mêmes sont nées, et se sont un peu détachées de ceux qui leur étaient antérieurs. Nous assistons à cette évolution sans l’approuver toujours ; mais le courant est très fort, et l’Allemagne y a cédé à son tour. Elle a fait, elle aussi, de la politique coloniale, et elle rêve d’en faire davantage encore, quand elle aura développé sa puissance maritime, déjà considérable. Que résulte-t-il pour elle de cette transformation ? C’est que, comme l’a dit M. de Bulow dans une déclaration dont, en Allemagne même, on ne sait trop que penser, « si la Triple Alliance reste précieuse au plus haut degré comme garantie de la paix et en maintien du statu quo outre qu’elle est un lien entre des États qui, par leur situation géographique et leurs traditions, doivent vivre en bon voisinage, elle n’est plus pour l’Allemagne une nécessité absolue. » Qu’est-ce que cela signifie, sinon que l’Allemagne a tiré aujourd’hui de la Triple Alliance le bénéfice qu’elle en espérait, et qu’elle peut désormais se passer d’elle ? M. de Bulow ne l’a pas dit en termes aussi formels ; toutefois, en traduisant sa pensée, nous ne la dénaturons pas. Il a trop d’esprit pour se complaire dans le splendide isolement dont parlent avec une béatitude admirative les ministres anglais ; mais il se sent assez fort pour n’avoir plus rien à craindre. Les satellites de l’Allemagne ont monté la garde assez longtemps autour d’elle, pour lui permettre d’atteindre ce degré de croissance où l’on se suffit à soi-même. « Nous continuerons, a dit M. de Bulow en terminant son discours, à maintenir l’Allemagne si puissante que notre amitié puisse être précieuse à chacun, et qu’il ne puisse être indifférent à personne d’encourir notre inimitié. »

L’avenir seul, et peut-être un avenir encore lointain, montrera ce que vaut l’optimisme officiel du chancelier de l’Empire. Nous ne croyons pas que la Triple Alliance soit sur le point de se dissoudre ; il est très probable qu’elle sera encore renouvelée ; mais elle ne conservera pas le même caractère et, s’il est permis de le dire, la même vertu. Et c’est bien parce qu’il s’en doute que M. de Bulow, philosophant sur la situation, parfois avec un sens profond des réalités, et parfois avec une sorte de dilettantisme spirituel, prend son parti de ce qu’il ne peut pas empêcher. Élève de Bismarck, il sait que les alliances, même les mieux rédigées sur le papier, n’ont pas une existence éternelle. Le grand chancelier l’a dit à maintes reprises, mais jamais peut-être avec plus de décision et de force que dans les Pensées et Souvenirs, Mémoires ou fragmens de Mémoires qui ont été publiés après sa mort. Il a fait lui-même, en remontant à ses origines, l’histoire de la Triple Alliance : s’il n’a pas tout dit, il a dit du moins les choses essentielles aussi bien, et avec plus d’autorité, que personne ne pourra le faire après lui. Il ne se fait aucune illusion sur ce que son œuvre conserve de contingent et de relatif. « L’observation des traités entre les grands États n’est, écrit-il, que conditionnelle, dès que « la lutte pour la vie » la met à l’épreuve. Il n’est pas de grande nation qui consente jamais à sacrifier son existence à la foi des traités, si elle est mise en demeure de choisir. Le proverbe : Ultra posse nemo obligatur ne peut jamais perdre ses droits par la clause d’un traité ; il est de même impossible de fixer par contrat la mesure de l’intervention et les forces exigibles pour l’exécution d’un traité, dès que l’exécuteur ne trouve plus son intérêt dans le texte qu’il a signé, ni dans l’interprétation première de ce texte. Aussi, s’il se produit des modifications dans la politique européenne et que ce nouvel état de choses fasse dépendre le salut de l’État d’une politique antiallemande, il ne faut pas s’attendre à voir l’Autriche-Hongrie se sacrifier pour garder sa foi aux traités. » Et un peu plus loin : « C’est précisément le caractère définitif de ces obligations réciproques qui est le principal obstacle à leur stabilité. L’exemple de l’Autriche entre 1850 et 1866 m’a averti que les lettres de change politiques que l’on est tenté de tirer sur des contrats de ce genre dépassent le crédit que des États indépendans peuvent s’accorder réciproquement dans leurs opérations politiques. Je crois, pour cette raison, que l’instabilité des intérêts politiques et les dangers qu’ils portent avec eux sont la doublure dont il est indispensable de munir les contrats écrits, s’ils doivent durer. » Ce qui veut dire que, bien qu’un contrat ait été fait pour durer, il faut s’attendre à ce que l’instabilité des intérêts politiques l’en empêche, et chercher encore ailleurs un supplément de garanties. Dans un autre passage de son livre, le prince de Bismarck dit que « déjà au siècle dernier, il était dangereux de se fier à la force inéluctable d’un texte de traité d’alliance, quand les circonstances, depuis le moment de la signature, s’étaient modifiées ; » et le grand Frédéric a donné de cette vérité des preuves multiples et saisissantes ; mais, aujourd’hui, il parait que c’est pis encore, et qu’on courrait encore plus de risques à montrer trop de confiance dans les traités. Que sont-ils donc aux yeux de ces grands réalistes allemands ? L’expression provisoire d’intérêts qui sont eux-mêmes passagers. Il n’est pas étonnant que, depuis qu’elle existe, les intérêts qui avaient fait naître la Triple Alliance ne soient plus les mêmes : dès lors, aucune force humaine ne peut la faire vivre conformément au modèle d’autrefois. Mais elle peut se survivre sous une forme à peu près semblable à l’ancienne, et elle se survivra en s’adaptant à des intérêts nouveaux. Ces intérêts ne sont plus pour l’Italie ce qu’ils ont été, puisque, du côté de la France, elle n’a plus ni appréhension, ni inquiétude d’aucune sorte. De franches explications les ont dissipées. « Je ne crois pas m’abuser, a dit M. Barrère le 1er janvier, en pensant que l’année qui finissait hier a tourné une page nouvelle dans les relations de la France et de l’Italie ; » transformation importante quand bien même elle s’arrêterait là, mais qui a une portée plus étendue.

Nous regrettons que la place nous manque pour dire un mot de la question polonaise, dont M. le comte de Bulow a parlé aussi dans son discours : elle a soulevé un nuage, oh ! bien léger, entre l’Allemagne et l’Autriche. La première, qui traite ses Polonais très mal, en ce moment surtout, trouve mauvais que l’Autriche traite les siens trop bien. L’Autriche peut répondre qu’elle est maîtresse chez elle, et qu’au reste son système lui a réussi : il n’y a plus de question polonaise en Autriche. Nous y reviendrons. Mais il est un autre point du discours du chancelier impérial que nous ne pouvons pas passer sous silence, car il complète ce que nous avons dit maintes fois des inconvéniens que présente la méthode oratoire de M. Chamberlain. M. Chamberlain n’est pas heureux dans sa manière de traiter les puissances étrangères. On se souvient qu’il y a quelques semaines, attaquant d’ailleurs avec elle toutes les autres armées de l’Europe, il avait attribué à l’armée allemande, dans la guerre de 1870-1871, des atrocités dont l’armée anglaise n’approcherait jamais. L’Allemagne tout entière a pris cela pour une offense intolérable, et la Gazette de l’Allemagne du Nord a écrit à ce sujet une phrase que nous retrouvons mot à mot dans le discours de M. de Bulow, à savoir que l’armée allemande était beaucoup trop haut placée pour être atteinte par de pareils traits. Mais le chancelier y a joint un souvenir historique, en rappelant que, dans une circonstance analogue, Frédéric II avait dit : « Laissez faire cet individu et ne vous irritez pas ; il mord sur du granit. » La presse anglaise est à son tour très émue de ce coup de boutoir, et en vérité, M. Chamberlain, M. de Bulow, les journaux anglais, les journaux allemands, ressemblent à ces héros de l’antiquité qui, avant d’en venir aux mains, déversaient les uns sur les autres des torrens d’injures. On accuse, en Angleterre, M. de Bulow « d’essuyer ses pieds sur l’uniforme du roi Edouard, » et, en Allemagne, on se plaint que M. de Bulow n’ait pas encore été assez énergique. Un autre orateur M. Liebermann de Sonnenberg, l’a été davantage. Il a dit que M. Chamberlain était « le plus odieux polisson que la terre eût porté, » et que « l’armée anglaise se composait, en majeure partie, de bandes de brigands et d’un ramassis de voleurs. » M. de Bulow a trouvé que ce qu’il avait dit lui-même suffisait, sans qu’il y eût lieu de surenchérir, et il a prononcé quelques bonnes paroles sur les ménagemens à observer entre nations amies. Mais la presse anglaise les trouve insuffisantes, et continue de rugir.

En présence de ce spectacle, nous nous demandons si M. de Bulow a raison de croire que l’entrée de toutes les grandes puissances dans la politique coloniale est une garantie de la paix européenne. On voit se dessiner dans l’avenir le conflit de l’Angleterre et de l’Allemagne, déjà rivales à travers les mers. De là ces colères si promptes à s’émouvoir. De là ces injures, ces mots amers et violens, qui laisseront des traces. En vérité, le monde mue : et peut-être M., de Bulow ne l’a-t-il pas encore dit assez.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.