Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1907

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Chronique no 1794
14 janvier 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.


Les Chambres sont rentrées en session le 8 janvier : nous n’avons encore rien à dire de leurs premiers travaux. Il semble que la Chambre des députés n’ait pas mis un grand empressement à entamer les siens : elle n’a pas osé, le premier jour, procéder comme d’habitude à l’élection de son bureau, de crainte que le quorum exigé par le règlement pour la validité du scrutin ne fût pas atteint. Il y avait beaucoup d’absens. On s’est contenté, dans les deux assemblées, d’écouter les discours des doyens d’âge, qui étaient au Luxembourg M. Fayard, et au Palais-Bourbon M. Louis Passy. Ce dernier a montré du courage, car il a parlé de justice et de liberté, et il a invoqué le nom de Dieu qu’on efface en ce moment sur la tranche des pièces de 5 francs. Aussi n’a-t-il été applaudi qu’à droite et au centre, mais il l’a été chaleureusement, et, au surplus, ce n’est pas des applaudissemens qu’il cherchait. Les bureaux des deux Chambres ont été réélus le surlendemain sans difficulté, et la nouvelle session a commencé dans des conditions un peu confuses, qui ne permettent pas encore de prévoir ce qu’elle sera.

On a beaucoup parlé depuis quelques jours de la résistance qu’opposerait le Sénat aux entraînemens que la Chambre a subis avec la connivence du ministère, quelquefois même sous son impulsion. Il serait téméraire de dire jusqu’où ira cette résistance : peut-être est-il exagéré d’appliquer une qualification aussi tranchée aux sentimens de la haute assemblée. Le Sénat n’a résisté jusqu’ici qu’à l’impatience du gouvernement, qui aurait voulu lui faire voter, soit le budget, soit une loi aussi importante que le rachat de la Compagnie de l’Ouest, sans lui donner le temps de les examiner. Le bruit a couru que des scènes assez vives auraient eu lieu entre les commissions des finances et des chemins de fer d’une part, et les ministres des Finances et des Travaux publics de l’autre. Les échos du Luxembourg en ont retenti, et la presse s’en est emparée ; mais on aurait tort peut-être d’y attacher trop d’importance. Les discussions publiques seules montreront s’il y a un dissentiment véritable entre le Sénat et le ministère. Néanmoins, l’impression produite par ces incidens n’a pas été favorable à ce dernier. Il a paru plus fragile qu’on ne l’avait cru jusqu’ici. Peut-être, en effet, faudrait-il peu de chose pour le renverser. S’il était vivement attaqué, il serait défendu avec mollesse, car personne ne tient beaucoup à sa conservation. Mais personne non plus ne tient à sa chute immédiate, car on ne sait pas par qui il serait remplacé. Aucun groupement solide ne s’est encore formé à la Chambre ; aucun homme marquant n’a pris la tête d’un mouvement quelconque dans un sens déterminé ; le vrai caractère du moment actuel est l’embarras, l’hésitation, l’atonie. Le ministère lui-même, en dépit de la personnalité de M. Clemenceau et de quelques-uns de ses collègues, semble participer à l’inertie générale, et ce qu’on peut dire de mieux sur son compte est qu’il ne gêne personne. Peut-être y a-t-il là pour lui des chances de durée. Le jour où il voudrait agir fortement, il serait combattu et sans doute renversé : mais aussi longtemps qu’il cherchera sa voie et que la Chambre cherchera la sienne, la situation pourra se prolonger. Nous sommes évidemment dans une heure d’attente et de transition.

Au reste, toutes les questions financières, économiques, sociales même, s’effacent aujourd’hui devant l’intérêt que présente la question religieuse. Ceux qui avaient cru, dans la légèreté de leur âme, qu’elle était définitivement tranchée par la loi de séparation ont été obligés depuis de reconnaître leur erreur, et, éclairés par l’expérience, ils se demandent maintenant si la nouvelle loi, — elle porte la date du 2 janvier 1907, — produira des effets plus stables. Il y dans l’air de la préoccupation et de l’inquiétude. Ces sentimens deviennent plus vifs au moment où, pour la troisième fois, l’épiscopat français se réunit. On se demande s’il prendra enfin les résolutions qui, jusqu’à ce jour, sont restées en suspens, et ce qu’elles seront. Il est difficile, impossible même, de demeurer plus longtemps dans l’incertitude, car depuis un mois les événemens se sont précipités. La séparation des deux pouvoirs est devenue effective ; elle est brusquement entrée dans la période d’exécution. Le délai d’un an sur lequel on avait cru pouvoir compter a été supprimé, et l’Église de France est mise dès aujourd’hui en demeure de pourvoir aux conditions matérielles de son existence. La tâche qui lui incombe est rendue plus lourde par le fait que les biens dits ecclésiastiques, qui devaient être remis aux associations cultuelles, l’ont été aux communes, et que celles-ci sont rentrées en possession des presbytères et des autres immeubles qui pouvaient leur appartenir. La fermeture des grands et des petits séminaires oblige l’Église à créer de nouveaux établissemens d’enseignement supérieur et secondaire libres. Enfin il faut assurer la subsistance du clergé au moyen d’institutions dont le type n’est pas encore arrêté. On doit même prévoir comme possible la suppression des allocations qui avaient été maintenues, pendant quelques années encore, aux prêtres en exercice. Pour tous ces motifs, l’œuvre qui s’impose est immense. Mais elle est nécessaire, et l’épiscopat devra déployer, pour la remplir, plus d’initiative et d’énergie qu’il n’en a montré jusqu’ici. On a dit, et il y a dans cette observation une part de vérité, que le Concordat ayant assuré à nos prêtres un traitement fixe et sûr, les avait un peu trop déshabitués des préoccupations avec lesquelles ils se trouvent aux prises maintenant. A une situation nouvelle, il faut des cœurs nouveaux. La manne ne tombant plus toute seule, il faut y suppléer par un effort auquel clergé et fidèles doivent participer.

C’est là sans doute la première question que nos évêques devront agiter et résoudre ; et le Pape leur ayant interdit l’emploi d’un certain nombre de moyens, ils seront obligés de recourir à d’autres. Il ne nous appartient, en aucune manière, d’émettre une opinion personnelle sur ceux qu’ils auront à choisir. Nous nous contenterons de dire que certains symptômes venus de Rome donnent à croire qu’au Vatican même on ne serait pas fâché de voir l’épiscopat français prendre des initiatives plus larges et assumer des responsabilités plus directes qu’il ne l’a fait dans le passé. Les facilités de la vie concordataire ont créé des habitudes qui survivent malheureusement au Concordat, par exemple celle d’attendre des autres ce qu’on ne doit désormais demander qu’à soi-même. N’a-t-on pas trop attendu du Pape ? Ne lui a-t-on pas demandé plus qu’il ne peut donner ? Nous ne rechercherons pas si Rome même n’a pas encouragé cet état d’esprit avec quelque imprudence : il semble, aujourd’hui, qu’on commence à en reconnaître l’excès et à en apercevoir le danger. Que n’a-t-on pas dit en France sur l’aide et l’assistance qu’on ne manquerait pas de recevoir de Rome, non seulement dans le domaine spirituel, mais encore dans le domaine temporel ? Le Saint-Siège devait organiser des quêtes mondiales au moyen desquelles il pourvoirait facilement aux besoins de notre Église. Tout ce mirage s’est dissipé, heureusement ou malheureusement, suivant les points de vue où on se place. Nous pensons, quant à nous, que le clergé français n’aurait pas gagné en popularité s’il avait été notoirement entretenu par les dons de l’étranger. Mais ces dons eux-mêmes étaient peu vraisemblables. Si on la compare aux autres pays catholiques, la France a toujours été le plus généreux de tous dans les œuvres religieuses qui vivent de subventions internationales : comment, par un subit renversement des rôles, recevrait-elle désormais au lieu de donner ? Évidemment elle donnera moins aux autres, puisque la source qui coulait au dehors devra alimenter les œuvres du dedans. Elle y suffira sans doute. Mais comment l’Église de France s’y prendra-t-elle pour se procurer les ressources qui lui sont indispensables ? On a hâte de le savoir. Déjà le cardinal archevêque de Paris a créé une institution qui peut servir de canevas et presque de modèle. Il ne s’agit pas ici d’associations : les curés s’adressent directement à la générosité des fidèles et réunissent des sommes qui seront affectées, pour partie aux besoins locaux, pour partie aux besoins généraux. On fera une caisse diocésaine, et même des caisses interdiocésaines. Nous nous en tiendrons pour aujourd’hui à ces indications sommaires, qui auront besoin par la suite d’être développées et précisées.

Une autre question, non moins grave et non moins générale, s’impose à l’attention de nos évêques : quelle sera l’attitude de l’Église de France à l’égard de la loi nouvelle ? On sait ce que nous pensons de cette loi. Elle soulève beaucoup d’objections et de critiques ; mais avec la Chambre actuelle, avec le ministère d’aujourd’hui ou celui de demain, est-il permis d’attendre mieux ? Plus on légiférera sur le culte, plus la situation s’aggravera. Aussi avons-nous été effrayés en entendant M. Briand annoncer qu’après la dernière loi on en ferait d’autres, et qu’on retoucherait l’œuvre législative jusqu’à ce qu’elle fût à souhait. Les radicaux et les socialistes ont applaudi la déclaration du ministre, dans laquelle ils voyaient une promesse : nous y avons vu un sujet d’inquiétude. Nous en sommes déjà à la seconde loi cultuelle. Elle a pour intention, ou pour prétention, si on préfère, d’assurer l’exercice du culte par quatre systèmes différens. Prenons pour sincère l’affirmation du gouvernement qu’il a voulu garantir la liberté et la publicité du culte. Pour cela, que fait-il ? Il laisse les églises ouvertes, et il en attribue, dans certaines conditions, la disposition gratuite au clergé et aux fidèles. — Voyez, a dit M. le ministre des Cultes aux catholiques, comme nous sommes généreux : nous vous donnons le choix entre un si grand nombre de systèmes que vous ne parviendrez pas à sortir de la légalité, quand tien même vous le voudriez ! — Après cela, on a de la peine à comprendre que la loi nouvelle prononce la suppression de l’allocation dans certains cas où la légalité aurait été violée.

Les quatre systèmes de M. le ministre des Cultes sont ceux qui résultent de l’application de la loi de 1905, ou de la loi de 1901, ou de la loi de 1881, l’application de cette dernière donnant lieu à deux hypothèses différentes. C’est seulement pour mémoire qu’il est question ici de la loi de 1905, celle qui organisait les associations cultuelles que le Pape a condamnées : la condamnation a été si formelle qu’il ne s’est formé et qu’il ne se formera aucune association cultuelle orthodoxe. Restent la loi de 1901 sur les associations, et celle de 1881 sur les réunions publiques. La première n’a pas été condamnée par le Pape, au moins dans la partie qui se rapporte aux associations : il semble donc permis au clergé et aux fidèles d’y avoir recours. La seconde, celle de 1881, est la loi de droit commun sur les réunions publiques. Elle oblige à faire une déclaration, et on sait que le Pape a interdit cette formalité aux membres du clergé ; mais elle peut être remplie par deux citoyens quelconques, sans que le curé de la paroisse ait à s’en occuper. Il l’ignore, et continue d’entrer dans l’église pour y célébrer les offices. Nous avons dit que l’application de cette loi de 1881 prêtait à deux hypothèses. Dans la première, la déclaration ne porte aucun nom ; dans la seconde, elle porte celui du prêtre qui doit officier. La différence entre ces deux hypothèses est que, dans la première, le prêtre est un simple occupant qui n’a aucun titre juridique, tandis que, dans la seconde, il peut obtenir la jouissance gratuite de l’église en vertu d’un acte administratif qui donne à son droit une durée plus ou moins étendue. La jouissance gratuite peut également être accordée à des associations formées d’après les lois de 1901 et de 1905. Nous disons qu’elle peut l’être : c’est une faculté pour les communes et non pas une obligation. Mais il n’est pas douteux qu’aujourd’hui, dans la grande majorité des cas, les maires passeraient avec les représentons des associations, ou avec les curés couverts par une déclaration, ou peut-être avec les auteurs de la déclaration elle-même, des actes administratifs qui assureraient pour un temps déterminé la jouissance gratuite des églises nu clergé et aux fidèles. Le cas le plus favorable serait, ce nous semble, celui où l’acte administratif serait passé avec une association conforme à la loi de 1901, parce que la jouissance de l’église pourrait être attribuée pour une durée très longue à un être moral qui se renouvelle et ne meurt pas. Dans le système de la déclaration au contraire, celle-ci devant être renouvelée chaque année, on ne voit pas bien comment la jouissance de l’église pourrait être accordée pour plus d’un an.

Nous nous efforçons de mettre quelque clarté dans une loi où il y en a fort peu. C’est seulement à l’usage qu’on pourrait voir ce qu’elle vaut et quel parti il est possible d’en tirer. Mais en fera-t-on usage ? L’assemblée des évêques sera-t-elle d’avis de le tenter ? Le Pape l’autorisera-t-il ? Ce sont là des questions que nous ne voulons pas préjuger, et du reste comment pourrions-nous le faire ? On répète à satiété qu’une conversation directe, officielle, avouée, entre le gouvernement de la République et le Saint-Siège arrangerait tout. Les difficultés auxquelles on se butte de part et d’autre disparaîtraient comme par enchantement. Et cela, en effet, est probable. Mais il ne faudrait rien connaître des milieux parlementaires et politiques actuels, pour croire à la possibilité immédiate d’une conversation de ce genre. Moins on en parlera aujourd’hui, et mieux cela vaudra, parce qu’on risque, à discuter prématurément des solutions qui ne sont pas encore réalisables, de voir les esprits s’entêter de plus en plus dans des partis pris opposés. Il faut laisser le temps faire son œuvre, ne pas la contrarier et se préparer attentivement et patiemment à en cueillir les fruits quand ils seront mûrs. En attendant, il faut vivre. Dans la période confuse et mal déterminée où nous sommes, il serait imprudent et chimérique de poursuivre des solutions définitives. C’est un modus vivendi imparfait, mais provisoire, que l’épiscopat français cherchera sans doute dans sa prochaine réunion, et nous souhaitons ardemment qu’il le trouve.

Ce que nous désirerions avant tout, c’est que l’épiscopat, après avoir reconnu le terrain autour de lui, y marchât avec résolution et confiance en lui-même. Il connaît aujourd’hui la pensée de Rome, il connaît aussi l’état de la France : son intelligence et son énergie doivent s’appliquer à combiner ces facteurs divers dans des résolutions qui sont attendues de lui avec une légitime impatience. Deux réunions ont déjà eu lieu et elles ont avorté : que dirait-on s’il en était de même de la troisième ? L’épiscopat s’appliquera à conjurer ce danger.

Les événemens du Maroc ne nous ont apporté jusqu’ici qu’une demi-satisfaction. Zinat, le repaire de Raïsouli, a été occupé et détruit ; mais le brigand s’est enfui, et on a manœuvré contre lui de telle sorte qu’il devait inévitablement s’échapper. Or, jusqu’à ce qu’il soit mort ou prisonnier, les esprits resteront agités dans toute la région de Tanger et la sécurité y sera précaire. Raïsouli en liberté n’a pas d’autre pensée que de se venger : il est à craindre que les moyens ne lui en fassent pas défaut.

La dernière fois que nous avons parlé du Maroc, nous avons laissé les escadres française et espagnole dans la rade de Tanger, en exprimant le souhait que leur présence agît sur le Maghzen comme un stimulant énergique et que nous ne fussions pas obligés de débarquer nos troupes. Si elles avaient été débarquées, nous aurions été engagés dans une affaire dont nous serions sans doute venus à bout sans beaucoup de peine, mais qui, dans le cas où les péripéties s’en seraient prolongées, nous aurait exposés à des complications de genres divers. Nous avions fait connaître nos intentions aux puissances sans, rencontrer d’objections de la part d’aucune d’elles. Toutes ont eu confiance dans notre loyauté, et elles ont pu reconnaître depuis à quel point cette confiance était justifiée. Il nous aurait été facile de trouver, si nous l’avions voulu, un prétexte pour descendre à terre et y prendre pied : nous nous sommes gardés de le chercher, l’Espagne et nous, et nous avons attendu avec quelque patience que le Maghzen fît lui-même acte d’autorité et de gouvernement.

Dès l’arrivée de nos escadres, le Maghzen s’est ému : il a compris que, s’il ne faisait rien, nous serions forcément amenés à faire quelque chose, et que le meilleur moyen, sinon le seul, d’empêcher notre intervention policière de se produire, était de sortir de sa longue torpeur et d’envoyer des troupes en quantité suffisante pour mettre Raïsouli à la raison. Le bruit s’est répandu aussitôt que le Maghzen envoyait effectivement à Tanger une mehalla, une troupe armée, sous les ordres du ministre de la Guerre, Si Mohammet el Guebbas. Si Guebbas est un homme intelligent, avec lequel nous avons eu des relations nombreuses lorsque nous avons réglé avec le Maghzen les questions relatives à notre commune frontière. Il a habité Alger pendant plusieurs mois. Le fait même qu’il était à la tête de la mehalla donnait une assez bonne opinion de ce qu’elle devait être ; mais encore fallait-il la voir pour se rendre compte de sa force effective. Elle s’est fait attendre assez longtemps avant d’arriver devant Tanger. Tous les jours, on annonçait qu’elle avait fait un certain nombre de kilomètres et qu’elle ne pouvait plus tarder beaucoup à se montrer à l’horizon : on consultait l’horizon, la mehalla n’apparaissait pas. On a pu conclure de là que, si elle était nombreuse et bien armée, ses mouvemens étaient lents et continueraient vraisemblablement de l’être. Enfin, un jour, la mehalla a fait son apparition. Elle n’était pas un mythe. Elle a déployé ses tentes autour de Tanger et le long du rivage, et l’impression qu’elle a produite a été bonne. Elle se composait de 2 500 hommes environ, tous d’apparence solide, et pris dans les meilleures troupes de l’armée marocaine. Le Maghzen avait bien fait les choses : il n’était plus possible de douter de sa résolution. Si Guebbas a fait à Tanger ce qu’on appelle une entrée sensationnelle. Il s’est rendu avec un grand apparat à la mosquée, et a donné lecture d’une lettre chérifienne où Raïsouli était qualifié de traître avec toute la richesse du vocabulaire oriental, déchu de tous ses titres, traité enfin comme il avait toujours mérité de l’être. Cette lettre, soutenue par la présence de la mehalla, a produit un excellent effet. Un des principaux lieutenans de Raïsouli, Ben-Mansour, qui opérait en son nom entre Arzila et la banlieue de Tanger, voyant que la partie s’engageait dans des conditions sérieuses, s’est empressé de faire sa soumission et de se tourner contre le maître redouté, mais probablement détesté, qu’il servait la veille.

La soumission de Ben-Mansour était d’heureux augure. Elle aurait sans doute été suivie de plusieurs autres si la mehalla, au lieu de perdre du temps, était entrée tout de suite en campagne et avait poussé avec vigueur les opérations contre Raïsouli. Mais pendant plusieurs jours elle n’a pas bougé. Cette immobilité a étonné ; elle a même inquiété sur les projets ultérieurs de Si Guebbas. Les Marocains aiment mieux négocier que se battre : on a pu craindre que Si Guebbas ne se perdît dans des négociations compromettantes. Tout le monde s’attendait à ce qu’il occupât Arzila : il n’en a rien fait. Les journaux ont reçu alors des télégrammes qui contenaient des explications assez singulières, à savoir que les Marocains faisaient entre eux ce qu’ils appellent la guerre de toile ou de coutil : ils étalaient dans la plaine le plus de tentes possible afin d’établir la supériorité de leurs forces, d’intimider l’ennemi et de l’amener à composition. Mais si on avait compté que les nombreuses tentes, que les kilomètres de toile de la mehalla produiraient cet effet sur Raïsouli, on s’était trompé. Raïsouli n’a pas tardé à montrer qu’on ne viendrait, à bout de lui que par la force effective et non pas par l’intimidation. Les lenteurs de Si Guebbas ont paru être de l’hésitation de sa part, et cette hésitation en a fait naître une autre parmi les tribus dont le premier mouvement avait été de se rallier. Elles se sont demandé si le brigand, qui était le plus hardi, ne serait pas le plus fort. Raïsouli avait compris, en effet, qu’il ne pouvait relever ses affaires qu’en payant d’audace et jamais il n’en avait montré davantage. Il continuait de répandre la terreur partout où son bras pouvait atteindre. Les journaux ont raconté son dernier exploit, qui est certainement un des plus propres à découvrir son caractère. Un de ses partisans, après l’avoir abandonné, mariait un de ses enfans, et se croyait en sûreté dans le voisinage de la mehalla ; mais la mehalla semblait dormir tandis que Raïsouli veillait. Il apparut tout d’un coup au milieu de la fête de famille, s’empara du traître et lui fit trancher la tête sans autre forme de procès. Il n’y avait évidemment aucune soumission à espérer d’un pareil homme. Son prestige, un moment éclipsé par celui de Si Guebbas et de sa mehalla, commençait à se relever et à reprendre son éclat. Il a fallu se déterminer à l’action.

On sait que la principale résidence de Raïsouli était à Zinat, à quelques kilomètres de Tanger. Il y avait accumulé ses richesses, c’est-à-dire les produits de ses déprédations, et concentré ses forces. Attaquer, prendre et détruire Zinat devenait le premier objet que Si Guebbas devait se proposer ; mais, pour que le succès fût complet, il aurait fallu s’emparer de Raïsouli, et il était facile de prévoir que, lorsqu’il se sentirait traqué de trop près dans ses retranchemens, il se sauverait à travers la montagne, à moins qu’on ne manœuvrât habilement pour lui couper la retraite. La manœuvre n’a-t-elle pas été faite, ou n’a-t-elle pas réussi ? Nous l’ignorons : ce qui est sûr, c’est que Raisouli s’est échappé. La marche sur Zinat ne paraît pas avoir été une affaire héroïque, bien que le chef de la mehalla, Bouchta Ben-Baghadi, ait reçu une balle perdue dans l’oreille et se soit bien comporté. D’une manière générale, les troupes chérifiennes se sont tenues à une distance assez grande de l’ennemi pour que le feu ne fût bien efficace, ni d’un côté, ni de l’autre. Alors on a fait donner le canon, mais il a été tout de suite évident que les officiers marocains connaissaient mal le métier d’artilleurs : leurs boulets ne portaient pas sur Zinat, et paraissaient ne faire aucun mal à la forteresse. Telle a été la première journée : quand elle a été finie, personne ne l’a considérée comme décisive. Il y avait dans la mehalla quelque surprise de la résistance énergique faite par Raïsouli, et aussi un peu de découragement. Les tribus voisines, voyant la victoire incertaine, se tenaient de plus en plus sur la réserve. En un mot, tout était à recommencer. On s’est décidé finalement à faire appel aux connaissances techniques du lieutenant Ben Sedira, de la mission militaire française. Les soldats du Maghzen reconnaissaient qu’ils ne pouvaient pas terminer la besogne à eux tout seuls : ils avaient recours à un de nos officiers. Le combat d’artillerie reprit donc le lendemain sous la direction de Ben Sedira. Aussitôt les boulets, mieux dirigés, tombèrent sur la forteresse et y firent de larges brèches, mais on s’aperçut que personne ne ripostait plus. Zinat avait-il été abandonné, ou bien était-ce une ruse de Raïsouli pour attirer les soldats du Maghzen dans une embuscade ? C’est la question que] tout le monde se posait : quelques hommes entreprenans se chargèrent de la résoudre en faisant une reconnaissance. Il n’y avait plus personne à Zinat. Raïsouli et les siens s’étaient sauvés en emportant leurs morts et leurs blessés : on n’en a trouvé aucun. Une quinzaine de prisonniers faits par le brigand ont été délivrés. Sa maison a été livrée au pillage et finalement incendiée.

Le pillage a été la principale opération de cette seconde journée, et de beaucoup la mieux faite. Tout le monde y a pris part avec un merveilleux entrain. Raisouli avait accumulé, suivant le hasard de ses prises, les objets les plus divers et quelquefois les plus hétéroclites. Il parait que Si Guebbas, au moment où il les a mis en mouvement, a dit à ses soldats : « Apportez-moi des têtes et prenez le butin. » Ils n’ont apporté aucune tête, mais ils n’ont rien laissé du butin, et c’était, paraît-il, un spectacle pittoresque de voir déambuler à travers la campagne entre Zinat et Tanger des gens portant du blé, de l’huile, du pétrole, des chaises, des tables, des canapés, des cages d’oiseaux, etc. Tous ces objets ont fini par se trouver réunis au Grand-Socco, qui est le marché de Tanger, et y ont été mis en vente. Il y a quelques jours à peine, Raïsouli était maître du Socco ; il y régnait par la terreur et y exerçait la police à sa manière. C’est là que ses dépouilles ont été déposées par des centaines de mains et sont passées dans d’autres. Nous citons ces détails, qui n’ont pas en eux-mêmes grande importance, parce qu’ils sont des traits de mœurs marocaines. Raïsouli, après en avoir dévalisé tant d’autres, a été dévalisé à son tour : sa maison a été détruite, et cette fois son prestige a certainement reçu quelque atteinte ; mais ce prestige n’a pas été détruit, et on aurait tort de se croire définitivement débarrassé du brigand. On ne le sera que lorsqu’on l’aura fait prisonnier, ou lorsqu’on aura organisé à Tanger une police suffisante pour l’empêcher de reprendre le cours de ses opérations. Il ne sera pas facile de mettre la main sur lui, à moins qu’il ne soit trahi et livré par les tribus auprès desquelles il a cherché un refuge. La mehalla, quelque nombreuse qu’elle soit relativement aux forces dont dispose encore Raïsouli, a montré qu’elle manœuvrait et se battait médiocrement. Les troupes de police, lorsqu’elles seront encadrées et commandées par des officiers français et espagnols, présenteront certainement un autre caractère ; mais elles n’existent pour le moment qu’en projet : il se passera d’assez longs mois encore avant que la mehalla et nos escadres puissent se retirer. Ces dernières, en tout cas, devront rester dans un voisinage assez rapproché pour que leur influence continue de se faire sentir. Si elles n’avaient pas été en rade de Tanger, jamais le Maghzen n’aurait envoyé la mehalla, et jamais Raïsouli n’aurait été inquiété. L’effet devant cesser avec la cause qui l’a produit, on peut deviner ce qui arriverait dans le cas où nous disparaîtrions trop vite, et où la mehalla s’en irait elle aussi sans avoir été remplacée par des forces de police capables de remplir leur difficile et délicate mission.

Malgré les faiblesses d’exécution que nous avons signalées de la part de la mehalla, il serait injuste de ne pas reconnaître ce qu’il y a eu de sincère et de méritoire dans l’initiative du Maghzen. En somme, il a rempli sa tâche à lui seul et nous a dispensés de lui donner notre concours. Nous l’aurions fait s’il l’avait fallu, mais nous avons dit les motifs pour lesquels nous aimions mieux nous en abstenir. Nous avons tout intérêt, étant donné la politique que nous suivons au Maroc, à ce que le Sultan agisse avec ses propres forces et à ce qu’il atteigne à lui seul le but de son effort. Si son prestige y gagne, nous ne pourrons que nous en féliciter.


La mort du chah de Perse n’est pas en soi un événement de beaucoup d’importance. Mouzaffer Eddine était un homme d’une intelligence qui ne s’élevait pas au-dessus de l’ordinaire et d’un caractère un peu effacé. Prudent et circonspect dans sa politique extérieure, il a eu le tort, à l’intérieur, de ne pas surveiller assez ses finances, ou même de ne pas les surveiller du tout, et de faire, sans compter, des dépenses au-dessus de ses ressources.

Son règne n’a duré que dix ans ; mais il n’en fallait pas davantage pour que ses prodigalités produisissent leurs conséquences inévitables, un mécontentement toujours croissant parmi les contribuables odieusement pressurés, et dans les classes éclairées le sentiment de plus en (plus impérieux que des réformes politiques étaient nécessaires pour mettre un frein aux dilapidations et aux exactions. Mouzaffer Eddine sacrifia son grand vizir Ain ed Daouleh à l’indignation populaire ; mais ce n’était pas assez. Il dut se résigner à donner à la Perse un commencement de régime parlementaire, une assemblée délibérante où les intérêts étaient représentés.

Cette révolution, car c’en est une, s’est faite pacifiquement. Elle a eu ceci de particulier qu’elle a été fomentée par les mollahs, c’est-à-dire par les prêtres et par les étudians en théologie. Le phénomène s’est produit en Perse dans des conditions qui n’étaient pas moins imprévues. Les mollahs se sont mis en grève, se sont réfugiés à Kerbellat comme sur une sorte de mont Aventin, et finalement dans le parc de la légation britannique, d’où ils ont adressé leurs revendications au gouvernement. Celui-ci a cédé et la Perse a eu un embryon de constitution, ce qui justifie le proverbe qu’à quelque chose malheur est bon. Les besoins d’argent du chah ont eu encore une conséquence politique assez heureuse. Pendant longtemps, l’Angleterre et la Russie ont été en rivalité en Perse un peu sur toutes choses, et en particulier à propos des emprunts à fournir à son souverain. C’était tantôt l’une, tantôt l’autre qui l’emportait. Le dernier emprunt de 10 millions fait par Mouzaffer Eddine l’a été de compte à demi auprès de l’Angleterre et de la Russie, qui s’étaient mises d’accord sur le terrain financier en attendant qu’elles parvinssent à l’être aussi sur d’autres. On en a le désir sincère à Londres et à Saint-Pétersbourg, mais on ne sait pas toujours comment s’y prendre, et les agens des deux pays en Perse, fidèles à une tradition invétérée, continuent d’intriguer et de lutter avec acharnement les uns contre les autres, rendant par là tout rapprochement entre les deux gouvernemens plus difficile. Mouzaffer Eddine, dans tout le cours de son règne, s’est appliqué à tenir la balance égale entre l’Angleterre et la Russie. Son système, très simple, consistait à s’appuyer tantôt sur la première contre la seconde, tantôt sur la seconde contre la première : peut-être n’a-t-il pas vu sans un étonnement mêlé d’inquiétude l’entente finale qui s’est produite entre elles dans un domaine particulier. Mais, là comme ailleurs, il a subi les événemens avec docilité. Il faut souhaiter que cette politique de transaction et de conciliation se développe et se consolide entre la Russie et l’Angleterre : elles en profiteraient l’une et l’autre en Europe et en Asie, et la Perse n’aurait pas à en souffrir.

Mouzaffer Eddine a toujours montré des sympathies pour la France, où il venait assez souvent chercher un peu de santé, dans nos stations balnéaires. En dehors des gaspillages financiers dont nous avons dit quelles ont été les suites, il n’a pas fait de mal à son pays et n’a pas empêché le bien qui s’y est fait spontanément. N’est-ce pas, en somme, un éloge pour un souverain oriental ?


P.-S. — Les nécessités de la mise en page nous ont obligés d’écrire cette chronique un peu avant la date de sa publication : elle était composée lorsque nous avons eu connaissance de la nouvelle Encyclique pontificale. Ce document a une importance qui n’échappera à personne, sans que nous ayons besoin de la signaler. Quelque opinion qu’on en ait, il faut remercier le Saint-Père d’avoir parlé cette fois avant la réunion des évêques, et non pas après. L’Encyclique nouvelle a deux parties distinctes. Dans la première, le Saint-Père repousse comme non fondées les allégations, ou plutôt les accusations qui ont été dirigées contre lui par le gouvernement français : il semble même s’appliquer dans certains passages à réfuter directement les discours de M. Briand, qui ont mis à sa charge la responsabilité des épreuves douloureuses auxquelles l’Église de France est aujourd’hui condamnée. Mais la seconde partie est, pour le moment du moins, la plus grave. Le Saint-Père y donne son avis sur la loi du 2 janvier dernier, et il la condamne avec la même sévérité que la précédente. Les raisons sérieuses ne lui manquent malheureusement pas pour cela, puisque cette loi consacre ce que l’Église considère comme une spoliation, et ne lui offre en échange qu’une vie aléatoire et précaire. La question que nous avons indiquée plus haut n’en subsiste pas moins, et elle continue de s’imposer impérieusement aux évêques : comment l’Église peut-elle et doit-elle demain s’organiser pour vivre ? Y a-t-il, dans ces lois obscures et mal faites, quelques dispositions sur lesquelles on peut malgré tout s’appuyer ? Est-il possible d’y trouver, sans s’écarter des instructions de Rome, une planche de salut, si étroite soit-elle ? C’est aux évêques à le dire. Les difficultés de leur tâche nous apparaissent plus lourdes que jamais : raison de plus pour adresser à leur esprit d’initiative un appel encore plus chaleureux.


FRANCIS CHARMES.


Le Secrétaire de la Rédaction, Gérant,

JOSEPH BERTRAND.